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Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 11

La bibliothèque libre.
Charpentier (1p. 260-292).
ONZIÈME LEÇON.
caractère général de la nouvelle-angleterre.
(Suite et fin.)

organisation communale, éducation, milice.
Messieurs,

En étudiant le caractère général de la Nouvelle-Angleterre, nous avons vu comment le génie de la race, les conditions de l’émigration, la forme du premier établissement, la religion, les idées morales, tout enfin avait poussé dès le premier jour au développement de la liberté et de l’égalité politique. On peut dire qu’il y avait de ce côté un penchant fatal, et que la première société américaine ne pouvait être autre chose qu’une république où la liberté serait longtemps le premier et le seul besoin. Dans une communauté tout occupée des soins matériels de la culture, sans capitaux accumulés, sans loisir ; dans une société qui, par sa religion, rompait même avec le passé de la mère-patrie, il n’y avait place ni pour les arts, ni pour les sciences, ni pour les lettres. Il n’y faut chercher rien de ce qui en France occupait les esprits cultivés sous le règne de Louis XIV, et y faisait diversion au goût de liberté qui commençait à fermenter sourdement. Rien de ce luxe, de ces distractions, de cette pompe, de cette magnificence, ne pouvait exister en Amérique ; il n’y avait pas non plus la guerre pour donner à la nation un intérêt, un but commun. La plantation était une réunion de fermiers pauvres, économes et religieux, ne voyant rien au delà de l’indépendance qu’ils avaient conquise, n’ayant aucun des besoins de la civilisation française, et par conséquent sans autre pensée que de maintenir la liberté, et de la faire régner dans l’État comme dans l’Église. C’était l’Ouest d’aujourd’hui, mais avec un sentiment religieux plus énergique, et aussi avec moins de désirs et moins d’ambition.

On a maintenant le secret de la supériorité politique des colonies américaines ; elles nous devançaient de deux siècles ; seulement, et j’insiste sur ce point, pour éviter une erreur ordinaire, de cet avantage politique, gardons-nous de conclure à la supériorité de civilisation.

La civilisation est un mot complexe et qui comprend des éléments bien divers, les lois, les arts, les sciences, l’industrie, le commerce, un certain goût général, une certaine sociabilité, toutes choses qui peuvent exister séparément et à des degrés fort éloignés chez des peuples différents, et qui concourent chacune pour leur part à former la politesse d’un siècle ou d’une nation. C’est ainsi, par exemple, que nous disons que la civilisation de la Grèce était plus avancée que celle de Rome quand les Romains soumirent les Grecs ; et cependant les institutions politiques des Romains étaient bien supérieures aux institutions grecques. C’est ainsi que l’amour de la liberté, que l’habitude et la science de la vie publique sont tout autrement puissants en Angleterre qu’en France, en Allemagne, en Italie ; et cependant qui oserait dire que Londres soit plus civilisé que Paris ou Florence ? Ces milliers d’étrangers qui chaque année viennent chez nous pour y chercher les charmes d’une société plus douce protesteraient contre cette assertion.

Reculez de deux siècles cette observation, et vous comprendrez comment l’organisation politique des puritains, infiniment plus libre que celle de la France sous Louis XIV, ou de l’Angleterre sous Charles II, n’annonce point cependant une société plus parfaite, ni une civilisation plus grande. Tout au contraire, il y a dans les annales de la Nouvelle-Angleterre certains événements qui montrent une société bien moins avancée, bien moins éclairée qu’on ne le supposerait. C’est ainsi que de 1688 à 1692 la colonie du Massachusets se crut tourmentée par le diable, et qu’on passa quatre ans à poursuivre les sorciers dont le nombre augmentait avec la crédulité ou les remords des juges. À cette époque l’Europe commençait à revenir de ces sanglantes folies, et quoique Montesquieu, un demi-siècle plus tard, écrivît encore « qu’il fallait être très-circonspect dans la poursuite de la magie et de l’hérésie[1] », il est sûr que ni la société française, ni la société anglaise, n’auraient présenté le spectacle singulier qu’offrait alors le fanatisme puritain.

Il est aussi certain que ce peuple sans arts, sans monuments, sans histoire, ne pouvait rivaliser de politesse avec la société de Louis XIV. Cet avantage nous l’avons jusqu’à présent conservé, et cela par mille causes qu’il serait trop long d’énumérer : la richesse accumulée, le loisir, une littérature classique, cette éducation répandue dans les anciennes sociétés et que les classes riches se transmettent sans qu’elle s’enseigne nulle part, les souvenirs et les exemples du passé, tout ce qui fait enfin l’excellence des vieilles nations, et ce qui, par exemple, depuis tant de siècles maintient au premier rang, parmi les nations civilisées, l’Italie étouffée par l’étranger.

Il était nécessaire de faire cette distinction entre la civilisation et les institutions politiques, pour plus d’une raison.

D’abord, pour ne pas se former de la supériorité de l’Amérique une idée qui serait fausse si elle était exclusive, et ensuite pour comprendre comment aujourd’hui, ainsi qu’au xviie siècle, l’Amérique peut servir de modèle à l’Europe par un certain côté, et cependant en prendre aussi plus d’une leçon.

Quand vous lirez dans les journaux certains actes, certaines brutalités qui nous répugnent ; quand on vous parlera des duels de l’Arkansas ou de quelque nouveau territoire où la civilisation n’est pas encore entrée ; quand on vous fera la triste peinture de l’esclavage dans le Sud, et, ce qui est plus triste encore, quand vous entendrez dans la bouche d’un ministre de Dieu la justification de cet abus abominable, vous sentirez qu’il y a là des causes d’infériorité qui ne tiennent point aux formes politiques, et dont il est injuste d’accuser la constitution ; vous sentirez également combien les deux continents peuvent s’enrichir par de mutuels échanges, et je ne parle pas du commerce matériel, mais de ce commerce moral qui, faisant profiter la France de l’esprit politique des États-Unis, porterait à l’Amérique l’esprit de sociabilité, le goût des arts et des lettres, en un mot, la civilisation de l’Europe.

Cette digression nous a peut-être menés un peu loin, mais je ne le regrette pas, car elle est dans la pensée de ce cours. Je ne suis pas ici pour comparer des textes de lois, car, si vous avez bien compris mes idées, ces lois ne disent rien par elles-mêmes. C’est le génie des peuples qu’il faut connaître, car c’est le souffle qui donne la vie aux institutions. Comparer les mœurs, les goûts, la civilisation, les idées politiques de deux pays, c’est donc véritablement faire de la législation comparée dans le sens exact du mot.

Revenons à la Nouvelle-Angleterre.

Pour satisfaire cet amour, ce besoin d’indépendance personnelle, le génie américain organisa les institutions libres, le self governement. C’est un mot qui nous manque, parce que nous n’avons pas la chose et que l’idée même nous est étrangère ; c’est la souveraineté de l’individu pour ce qui le concerne seul, c’est la souveraineté de la commune pour ce qui touche ses intérêts particuliers. Pour défendre et maintenir cette précieuse prérogative, il faut autre chose qu’une charte. Aussi ce ne fut pas seulement dans la disposition des pouvoirs publics qu’on chercha des garanties pour la liberté ; sans parler de la religion, deux institutions admirables l’enracinèrent dans le cœur des citoyens : l’une est l’organisation communale, l’autre est l’éducation.

C’est dans ces deux institutions qu’est la sève, de la démocratie américaine ; c’est là qu’il faut étudier la liberté pour comprendre comment elle est devenue pour les citoyens des États-Unis aussi nécessaire que l’air qu’ils respirent.

Nous avons dit qu’aujourd’hui comme autrefois chaque township est une république indépendante qui se gouverne et s’administre par des officiers de son choix. Tous les ans, au mois de mai, la commune charge un certain nombre d’élus (selectmen) d’exécuter ses décisions. Si dans le cours de l’année il y a quelque mesure importante à prendre, ce sont ces élus qui convoquent et font délibérer les habitants. À côté des selectmen l’assemblée nomme une foule de fonctionnaires municipaux : les assesseurs répartissent l’impôt ; les collecteurs le lèvent ( et remarquez-le bien, c’est l’officier municipal qui lève en même temps l’impôt de l’État, tandis que chez nous l’État prête ses percepteurs à la commune) ; le constable est chargé de la police ; le greffier rédige les procès-verbaux et tient les actes de l’état civil ; un caissier garde les fonds communaux. Ajoutez une foule de trustees ou commissaires, surveillants des pauvres, visiteurs des écoles, inspecteurs des routes chargés de la grande et de la petite voirie, commissaires des paroisses pour les dépenses du culte, inspecteurs des poids et mesures ; et vous avez tout un gouvernement qui se renouvelle annuellement comme autrefois la république romaine.

Remarquez que le gouvernement intérieur de ces petits États est une démocratie pure, et non pas représentative, c’est-à-dire que, pour toutes les décisions importantes, on ne s’en remet pas, comme chez nous, à un conseil municipal ; c’est la totalité des habitants mâles et majeurs qu’on réunit en assemblée, et qui prononce sans appel sur les questions qui ne touchent que la commune.

Ces questions sont considérables : la police, les routes, l’éducation, les pauvres, le culte. En somme, la municipalité américaine est plus chargée que la nôtre, car la centralisation est moins forte, le nombre des intérêts qu’on regarde comme généraux moins grand que chez nous ; et la commune n’accepte qu’avec regret et méfiance l’intervention de l’État.

Enfin, pour la gestion de ses intérêts, la commune a une liberté absolue, tandis qu’en France son droit est des plus limités. La commune américaine vend, achète, emprunte, plaide, transige sans que l’État se mêle de rien ; qu’elle s’enrichisse ou qu’elle se ruine, c’est son affaire. En deux mots, chez nous la commune est sous la tutelle de l’État, c’est un mineur qu’on protège, souvent, il est vrai, de la façon la plus maladroite, et comme un enfant qu’on empêcherait de marcher pour prévenir une chute possible ; dans la Nouvelle-Angleterre, la commune est majeure, maîtresse de ses droits, et responsable de ses actions. Elle a tous les dangers et tous les privilèges de la liberté.

Il serait difficile d’imaginer un système qui fût au même degré le contrepied du nôtre, et il est mal aisé de supposer que deux régimes aussi contraires soient également favorables à la liberté. Quelque différent que soit le génie des deux peuples, on ne peut admettre que le goût de la liberté ait la même vivacité chez une nation où le pouvoir central fait ou fait faire toutes choses, condamne les citoyens à l’inaction et à l’indifférence, en les habituant à ne jamais compter sur eux-mêmes, et dans un État où chaque citoyen se sent responsable non-seulement de ses propres affaires, mais de celles du pays.

Notre système de centralisation, qui porte la vie du centre aux extrémités, a des défenseurs avoués fort habiles, et compte un plus grand nombre de partisans secrets ; il sourit à notre nonchalance en même temps qu’il plaît à toutes les ambitions et à toutes les théories. C’est un système excellent pour les grands intérêts de l’État, l’armée, la marine, la diplomatie, et il a eu sa raison d’être pour l’administration communale. Napoléon l’a fondé au sortir de la révolution ; c’était une réaction contre les excès des municipalités, qui toutes, usurpant sur le pouvoir central, avaient mis la France en morceaux et la monarchie en poussière. La commune de Paris nous avait dégoûtés, et pour longtemps, de la liberté.

Napoléon considéra la France comme une armée qu’il tenait tout entière sous sa main, qu’il animait de sa pensée, et qu’il inspirait de son génie. Entre sa volonté et l’exécution, point d’obstacle, point de résistance ; un ordre émané du cabinet de l’empereur devait s’exécuter dans toute la France sans un moment d’arrêt, sans un murmure.

C’est là, en théorie surtout, un système qui a sa valeur. L’unité, la promptitude d’exécution, la concentration entre les mains d’un seul individu de toutes les forces de la France, tout cela est un grand moyen de défense ou d’attaque. On peut mettre ainsi toute une nation au service d’une idée ou d’une passion ; on peut tirer d’un pays son dernier homme et son dernier écu, mais tout cela n’est point la liberté. L’organisation d’une armée peut bien être celle d’un empire, comme en Russie, mais elle n’a jamais été celle d’une république. L’autorité, le commandement y paraît seul, il n’y a point de place pour la liberté. À l’armée, c’est un régime qui fait le salut et la force des soldats ; dans la société, c’est une tyrannie qui opprime et paralyse les citoyens.

Depuis la charte de 1814, on a senti que, dans les conditions nouvelles de la société et du gouvernement, il était nécessaire de faire à la liberté une part plus grande ; mais la centralisation est un instrument si commode pour le pouvoir, et les communes, longtemps tenues en minorité, ont tellement perdu la connaissance de leurs intérêts, et le véritable esprit de liberté, qu’on n’a jamais accordé la franchise municipale que d’une main avare ou inquiète. L’État a toujours gardé plus ou moins cette tutelle qui ôte à la commune le sentiment de sa responsabilité, et cependant ce sentiment est le premier gage de la liberté, la seule garantie qui en assure le bon usage et les bienfaits.

Sans doute on a commencé un affranchissement inévitable, et, depuis 1830 surtout, il y a eu progrès ; mais, d’une part, on a reculé devant l’émancipation complète des municipalités ; de l’autre, on a marchandé le droit électoral, dans un cas où il y avait tout intérêt à le prodiguer. La conséquence de cette politique, c’est qu’une grande partie de la nation est restée étrangère à ses propres affaires, et qu’aujourd’hui, quand le suffrage universel a fait de tous les Français des citoyens, il manque au plus grand nombre cette éducation politique que la vie municipale peut seule donner.

Il faut entrer de suite dans une voie nouvelle, sous peine de compromettre la république ; car on ne peut pas imaginer que des paysans tenus dans l’ignorance de leurs intérêts communaux, intérêts qui les touchent et qu’ils peuvent comprendre, seront, tous les trois ans, éclairés d’une lumière subite pour élire des représentants ou un chef de l’Etat. Dans la Nouvelle-Angleterre, on ne trompe pas un électeur, car la commune a été pour lui l’école primaire de la liberté ; elle lui en a non-seulement fait goûter les avantages, mais elle l’a habitué à s’en servir ; il connaît l’administration par expérience ; il sait comment on perçoit l’impôt, où on le prend, et comment on le dépense. Il a vu quelles sont les conditions de l’autorité et de la paix publique. Rien n’est changé pour lui quand il passe sur un plus grand théâtre ; dans l’Union, dans l’État, dans la commune, ce sont toujours des intérêts de même espèce qui sont en jeu, des questions semblables qu’on agite. Chez nous, au contraire, que ne peut-on pas persuader à un paysan qui ne sait pas où va cet impôt qu’on lui demande, et qui doute si le gouvernement n’a pas d’autres trésors que l’argent des citoyens ?

Dans l’intérêt du pays, dans l’intérêt de la république, il nous faut donc des libertés municipales.

Il le faut encore au nom du droit que donne aujourd’hui la république, car ou elle n’est rien que la substitution d’une assemblée à un roi, c’est-à-dire de sept cent cinquante souverains à un seul (ce qui est une des formes les plus détestables du despotisme), ou elle est, comme en Amérique, la reconnaissance des droits de l’individu, la consécration de la plus grande somme possible de liberté personnelle, l’établissement du moindre gouvernement.

La maxime fondamentale d’une république ou d’un gouvernement libre, c’est que l’État ne doit pas intervenir dans la gestion des intérêts locaux, et que la commune, à son tour, ne doit pas se mêler de ce qui concerne l’individu seul. On nous fait un intérêt général qui n’est pas la somme de tous les intérêts particuliers, mais je ne sais quelle abstraction politique. C’est là une erreur désastreuse et qui va au despotisme d’une minorité. L’intérêt général est tout ce qui subsiste en dehors des intérêts locaux, et de ces derniers la gestion n’appartient qu’aux pouvoirs locaux, c’est-à-dire à la commune.

En résumé, sans institutions municipales, une nation peut se mettre en république, mais elle n’a pas, elle n’aura jamais l’esprit de liberté ; elle peut se donner les formes, l’apparence d’un gouvernement libre, mais le despotisme, comprimé un instant, remontera toujours à la surface.

C’est là notre histoire depuis soixante-dix ans, car depuis soixante-dix ans nous essayons le travail de Sisyphe[2]. Avec une administration énergique, et qui n’est que trop disposée à s’occuper de choses qui devraient lui rester étrangères ; avec une centralisation qui remet aux mains des bureaux les intérêts et les libertés de la commune, qui par conséquent ôte à la commune toute responsabilité, toute action, toute vie ; sur cette pyramide élevée par le despotisme, nous voulons superposer des libertés qu’une telle base ne comporte pas. Les Américains, au contraire, ont pris la liberté pour fondement de leur édifice ; aussi est-il impossible d’imaginer que leur gouvernement puisse être autre chose qu’une démocratie. Comment la tyrannie s’établirait-elle dans une contrée où le moindre citoyen a un intérêt direct, journalier, au maintien des libertés publiques ; car la liberté, pour lui, ce n’est pas le droit d’envoyer dans la capitale des députés qu’il ne connaît guère et qui feront des lois qui ne l’inquiètent pas ; la liberté, pour lui, c’est la construction d’une route qui passe près de son bien, d’un pont qui lui permet d’aller en tout temps au marché, d’une école où on élève ses enfants ; en un mot, c’est un droit qui le touche d’aussi près que les droits civils. Comment arracher du cœur de cet homme le besoin, la passion de la liberté ; il tient à ses privilèges de citoyen autant que nos paysans à leur propriété.

Du reste, et quoi qu’on puisse dire en faveur de la centralisation, il est aisé de prouver, l’histoire à la main, que les États les plus prospères, et enfin les plus grands, ont été ceux où les libertés municipales ont été le plus complètes.

Quand l’Italie a-t-elle été brillante et à la tête de la civilisation moderne, sinon à l’époque de la floraison de ses municipalités ? D’où vint la richesse des Flandres, sinon de la puissance des communes ? Qui fait aujourd’hui de la Belgique un des pays les plus industrieux et les plus libres du continent, sinon cette organisation municipale qui a maintenu le goût de la liberté au travers de tant de dominations diverses ? Quand l’Espagne a-t-elle commencé de décliner, sinon après l’oppression des communes de Castille ? et pourquoi les provinces basques sont-elles les plus actives et les plus éclairées de la monarchie catholique, sinon qu’elles ont conservé leurs fueros ou privilèges municipaux ? L’Angleterre, le pays d’Europe où l’esprit de liberté est le plus général, doit cette grande conquête à l’ancienneté de ses municipalités, presque aussi indépendantes que celles de l’Amérique.

Chez nous, c’est du règne de Louis XIV, c’est-à-dire de l’avénement du despotisme, que date la destruction des dernières libertés municipales ; on en savait le prix cependant, et sous Louis XVI, Malesherbes, un an avant la révolution d’Amérique, en 1775, s’écriait avec une noble éloquence :

Il restait à chaque corps, à chaque communauté de citoyens le droit d’administrer ses propres affaires, droit que nous ne disons pas qui fasse partie de la constitution primitive du royaume, car il remonte bien plus haut ; c’est le droit naturel, c’est le droit de la raison. Cependant il a été enlevé à vos sujets, Sire, et nous ne craindrons pas de dire que l’administration est tombée, à cet égard, dans des excès qu’on peut nommer puérils.

Depuis que des ministres puissants se sont fait un principe politique de ne point laisser convoquer d’assemblées nationales, on en est venu de conséquences en conséquences, jusqu’à déclarer nulles les délibérations des habitants d’un village quand elles ne sont pas autorisées par l’intendant ; en sorte que si cette communauté a une dépense à faire, il faut prendre l’attache du subdélégué de l’intendant ; par conséquent suivre le plan qu’il a adopté, employer les ouvriers qu’il favorise, les payer suivant son arbitraire ; et si la communauté a un procès à soutenir, il faut aussi qu’elle se fasse autoriser par l’intendant. Il faut que la cause soit plaidée à ce premier tribunal avant d’être portée devant la justice. Et si l’avis de l’intendant est contraire aux habitants, ou si leur adversaire a du crédit à l’intendance, la communauté est déchue de la faculté de défendre ses droits.

Voilà, Sire, par quels moyens on a travaillé à étouffer en France tout esprit municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu’aux sentiments de citoyen, on a pour ainsi dire interdit la nation entière, et on lui a donné des tuteurs[3].

Ainsi, l’histoire et la raison s’accordent à prouver que, pour qu’un pays soit vraiment libre, c’est dans les institutions communales qu’il faut enraciner la liberté. C’est là son véritable sol ; jusque-là tout est plus apparent que réel ; il y a des administrés, il n’y a pas de citoyens.

Une autre institution qui achève de caractériser la Nouvelle-Angleterre, c’est la place qu’on y a toujours donné à l’éducation du peuple. C’est la gloire du protestantisme que ses auteurs reconnurent dès le premier jour l’importance et la sainteté de l’enseignement. Luther surtout comprit quelle est la force d’un pareil levier. Traduire la Bible, la mettre dans toutes les mains, élever jusqu’à ce livre sacré toutes les intelligences, ce fut pour lui une pensée constante, et la première condition de la réforme. Aussi a-t-il parlé de l’éducation avec cette ardeur qu’il portait en toutes les choses qui touchaient la religion.

Je voudrais, dit-il dans ses Propos de table, que personne ne pût être nommé prédicateur avant d’avoir été maître d’école… Le travail est grand, quoique le monde ne l’estime guère… Si je n’étais point prédicateur, je ne connais point d’état que je préférasse ; il ne faut point considérer comment le monde le paye et le considère, mais comment Dieu l’estime, et comment il le récompensera au dernier jour.

C’est Luther, c’est Mélanchthon son disciple, qui, en Allemagne, ont été les vrais fondateurs de l’enseignement du peuple, et leur pensée vit encore dans les écoles et chez les gouvernements d’outre-Rhin.

Mais si la réforme a donné le branle à l’éducation du peuple, la politique a complété cette œuvre, et on a bien senti en Amérique que là où l’individu est souverain, le premier intérêt de la nation, c’est que le souverain soit éclairé.

Dès 1647, la cour générale du Massachussets rendait une loi concernant l’éducation, et cette loi renferme les dispositions les plus libérales. Cette faveur est, du reste, concevable, car il ne faut pas oublier que la colonie se composait en général d’hommes instruits, et qui de plus s’étaient librement choisi leur religion, ce qui suppose une force de réflexion inséparable d’une éducation sérieuse.

Le préambule de la loi est singulier, mais il étonnera moins à présent qu’on sait que chez les puritains la religion était toujours l’enveloppe de la liberté.

« Attendu, dit la loi, que Satan, l’ennemi du genre humain, trouve ses plus puissantes armes dans l’ignorance des hommes, et qu’il importe que la science ne soit pas enterrée dans les tombeaux de nos pères ; attendu que l’éducation des enfants est un des premiers intérêts de l’État ; nous ordonnons, etc. »

Suivent des dispositions qui enjoignent à toute commune réunissant cinquante feux d’établir un maître pour apprendre aux enfants la lecture et l’écriture. Chaque commune de cent feux doit entretenir une école de grammaire, c’est-à-dire une école latine, avec un maître assez instruit pour mettre les jeunes gens à même d’entrer à l’université.

Les magistrats municipaux doivent veiller à ce que les parents envoient leurs enfants aux écoles.

« Aucun des frères, dit la loi, ne doit souffrir qu’il y ait assez de barbarie dans une famille pour qu’on n’y apprenne pas aux enfants et aux apprentis à lire parfaitement la langue anglaise[4]. »

Les magistrats ont le droit de prononcer des amendes contre la négligence, et si elle continue, la société, se mettant alors à la place de la famille, s’empare de l’enfant, et enlève au père le droit que la nature lui a donné, mais dont il ne veut pas ou ne sait pas user.

Et ils ont raison ces législateurs primitifs ! Je n’ai jamais compris l’opposition à l’éducation primaire obligatoire, et j’entends par là, comme on le fait en Prusse, l’obligation imposée au père de famille d’envoyer son enfant dans une école gratuite. Il ne peut être permis à personne, dans la cité, de tenir un homme, un citoyen futur, dans l’ignorance et la brutalité, et d’élever ainsi un ennemi pour la société.

Le droit du père à l’éducation de son fils est sacré sans doute ; mais c’est un droit de direction et rien de plus. Il est, on l’accorde, le maître d’élever son fils à son gré, mais il n’est point maître de le tenir dans l’ignorance et de lui refuser l’éducation ; car cette éducation, si c’est un droit à l’égard de l’État, c’est un devoir à l’égard de l’enfant, et c’est la cause de l’enfant que l’État prend en main, quand il force le père à envoyer son fils à l’école.

Cet esprit de protection, d’encouragement pour l’éducation, ne s’est jamais ralenti dans la Nouvelle-Angleterre ; c’est une des gloires auxquelles elle tient le plus. Aussi pour ce qui regarde la diffusion de l’enseignement primaire, a-t-elle le premier rang parmi les nations : elle passe même avant la Prusse, qui avec raison tire vanité des sacrifices considérables qu’elle a faits pour l’éducation du peuple[5].

L’organisation de l’enseignement primaire diffère de la nôtre, et mérite d’être étudiée. La loi de l’État fixe le nombre minimum des écoles, et le minimum de l’impôt qu’on y doit appliquer ; mais le reste regarde le township, quoiqu’on ait senti, comme en Angleterre, la nécessité d’une certaine direction générale, et qu’au Massachussets, par exemple, on ait établi un bureau central pour surveiller l’enseignement. La question de communale est devenue provinciale, mais ce que nous nommons l’État n’y touche point.

On a vu plus haut comment l’État se divise en townships ou communes ; c’est à la commune qu’il appartient de fournir aux frais de l’école. On réunit tous les habitants, et on leur fait voter une taxe sur la propriété pour le budget scolaire de l’année. La commune, pour ce qui concerne l’enseignement, est divisée en un certain nombre de districts, suivant sa grandeur et sa population, et dans chaque district il y a un comité d’éducation qui reçoit une part de l’impôt, suivant le nombre des enfants qu’on élève. C’est ce comité qui choisit l’emplacement de l’école, nomme le maître et désigne les livres et les méthodes, à moins qu’il ne s’en remette au maître en ce point ; en deux mots, c’est le comité qui répond à la commune du bon état de l’enseignement. Il y a dans chaque district une école avec deux classes, l’une pour les petits enfants, tenue d’ordinaire par une femme ; l’autre tenue par un homme, pour apprendre aux enfants plus âgés la lecture, l’écriture, l’arithmétique, la grammaire, l’histoire et la géographie.

Quant à l’enseignement religieux, il n’est point donné dans l’école payée par l’État ou la commune, et il était difficile qu’il en fût autrement dans un pays partagé entre tant de sectes diverses, et qui se disputent les esprits.

Sans juger ce système sous le point de vue technique, je me contente de signaler, comme résultat acquis, un grand avantage et un grand inconvénient. L’inconvénient est le peu de stabilité du maître qui dépend du comité local, et qui souvent se trouve en butte à de petites jalousies locales. Cette dépendance éloigne de la carrière une foule d’hommes qui eussent fait d’excellents maîtres, et c’est à quoi on a remédié au Massachussets par l’établissement d’un bureau central. L’avantage, c’est l’emploi des femmes pour l’éducation des petits enfants, emploi qui, dans un pays où le temps est précieux, permet de commencer l’éducation de meilleure heure. De l’aveu général, les femmes chargées de l’enseignement s’y montrent plus soigneuses, plus dévouées, plus attentives que les hommes. Aussi, dans le Massachussets, les deux tiers des maîtres sont des femmes. Il faut que l’avantage en soit bien évident, car on sait qu’il n’est pas dans les idées anglaises ou américaines d’occuper les femmes. Il est vrai que l’enseignement est une profession toute particulière, et qui tient d’une fonction religieuse plus que d’un métier. Passons maintenant aux avantages politiques que ce système a sur le nôtre, et que nous pourrions aisément nous approprier pour vivifier nos communes.

Le premier de ces avantages, c’est de donner à toute la population un intérêt direct au progrès et à la bonne distribution de l’enseignement ; c’est le peuple qui, dans l’assemblée communale, vote le budget scolaire, qui le dépense par ses comités, et c’est lui qui en profite par ses enfants. Toute l’administration de l’école est directement dans ses mains.

Et, notez-le bien, grâce à la loi qui garantit le droit de l’État en établissant un minimum, la commune peut faire plus que la loi n’exige ( et c’est le cas ordinaire), mais elle ne peut jamais faire moins. Si par égoïsme elle ne se conforme pas aux prescriptions légales, tout père de famille la cite devant le grand jury, et la fait condamner à une indemnité immédiate ; c’est une mesure aussi expéditive que certaine.

Un autre avantage de ce système, c’est que les frais de l’école sont faits non point par le père qui envoie son enfant, mais par tous les propriétaires du district[6].

C’est une disposition toute favorable aux pauvres. On a remarqué qu’en général un cinquième des habitants paye la moitié de la taxe, tout en n’envoyant à l’école que moins du sixième des enfants.

Ainsi la taxe d’école est au fond un impôt mis sur le riche pour élever les enfants du pauvre ; et c’est une œuvre également utile aux deux parties. Le pauvre reçoit de la loi le bienfait de l’éducation, c’est-à-dire un moyen de vivre et un préservatif contre la misère et le crime ; le riche est assuré qu’une société où l’éducation est générale sera à l’abri des bouleversements auxquels l’ignorance livrera toujours une république. En outre, et comme il paye une taxe assez élevée pour que l’école soit parfaitement tenue, le riche envoie ses enfants se mêler avec les enfants du pauvre, et ainsi s’obtient sans violence, sans contrainte, cette communauté d’éducation première que les anciens déclaraient nécessaire dans une république, et dont ils faisaient la première condition d’un État libre. On sait que ce fut le rêve de nos réformateurs au temps de la Convention.

C’est ainsi que la liberté donne aux Américains cette éducation commune que Lepelletier ne croyait obtenir que par la séparation violente du père et des enfants ; insensé, qui détruisait la famille au profit incertain de la république, comme si la famille n’était point, aussi bien que l’État, d’institution divine ; comme si tous deux n’avaient point des conditions mutuelles d’existence qui s’entr’aident au lieu de se contrarier ! Preuve nouvelle qu’il n’est point de progrès qu’on ne puisse obtenir par la liberté ; et qu’il n’en est point qu’on emporte par la violence. Là est la différence des politiques et des rêveurs ! Quand un homme vous demande cinq ans de despotisme pour fonder la liberté, soyez sûr que cet homme, s’appelât-il Turgot, est non point un homme d’État qui veut éclairer et régulariser la société existante, mais un théoricien qui rêve une société impossible.

Les Américains de la Nouvelle-Angleterre, gens pratiques et positifs, ont fait des sacrifices considérables pour l’éducation ; mais c’est qu’ils ont calculé dès le premier jour que l’éducation du peuple était pour la république une question de vie ou de mort ; et c’est parce qu’il s’agissait de l’intérêt et du salut commun, que ces gens, qui s’en remettent à l’intérêt privé du maintien de la religion, et d’une foule de choses que nous réservons à l’État, n’ont point voulu que l’éducation du peuple pût être un instant négligée, et en ont fait le premier devoir de la commune.

Voici, du reste, en quels nobles termes un des grands orateurs de l’Amérique, M. Webster, a fait l’éloge des écoles du nouveau continent, écoles où il avait reçu toute son éducation et dont il était le vivant éloge. C’est en 1821, quand le Massachussets réforma sa constitution, que M. Webster exposa dans la Convention les principes suivis de tout temps dans la Nouvelle-Angleterre pour l’enseignement primaire :

À ce sujet des écoles libres, la Nouvelle-Angleterre est en droit de prétendre à une gloire toute particulière. Elle adopta dès le premier jour, et a constamment maintenu ce principe, que c’est un droit incontestable et un devoir rigoureux pour l’État que de pourvoir à l’instruction de toute la jeunesse. Ce qui en d’autres pays est laissé au hasard ou à la charité, nous l’assurons par la loi. Quand il s’agit de l’instruction publique, nous tenons que tout homme est sujet à l’impôt en proportion de sa fortune, et sans nous inquiéter de savoir s’il a ou non des enfants qui profiteront de l’éducation qu’il paye. C’est pour nous un système d’administration sage et libéral qui assure tout à la fois la propriété et la vie des citoyens et la paix de la société. Nous cherchons à prévenir dans une certaine mesure l’application du Code pénal, en inspirant dès le premier âge des principes salutaires et conservateurs de la vertu et de la société. En développant l’esprit, en agrandissant le système des jouissances intellectuelles, nous espérons habituer l’homme à se respecter davantage, et à mettre en lui-même plus de confiance. Par l’instruction générale, nous cherchons autant que possible à purifier l’atmosphère morale, à donner le dessus aux bons sentiments, à tourner contre l’immoralité et le crime le courant des idées et des opinions, secondant ainsi les menaces de la loi et les prescriptions de la religion. En développant le sens moral, et en faisant prévaloir les principes et les lumières, nous espérons trouver des garanties en dehors et au-dessus des lois, nous espérons continuer et prolonger le temps où dans les villages et les fermes de la Nouvelle-Angleterre on puisse dormir en paix derrière des portes sans verrous. Et sachant que notre gouvernement repose directement sur la volonté publique, nous tentons de donner à cette volonté une bonne et sûre direction.

Nous ne comptons pas sans doute que tous nos élèves deviendront des philosophes ou des administrateurs, mais nous espérons, et notre croyance en la durée de notre gouvernement repose sur cette confiance, que par la diffusion des lumières et des bons et vertueux sentiments, l’édifice politique sera aussi bien défendu contre les violences ouvertes et les ruines subites que contre l’action lente et souterraine, mais non moins destructive, de la licence[7].

Après les institutions municipales et l’éducation populaire, il nous reste à parler de la milice qui, de tout temps, a été considérée par les Américains comme une des principales garanties de la liberté. La milice, c’est ce que nous nommons la garde nationale, avec cette différence qu’en Amérique la milice n’est point un supplément de l’armée, une défense intérieure : c’est l’armée même. On n’a jamais voulu de troupes permanentes, fussent-elles composées de citoyens. En paix comme en guerre, les Américains ne s’en remettent qu’à eux-mêmes du soin de protéger la patrie, et c’est l’œuvre de tous.

Je ne veux point aborder ici une question souvent discutée, savoir si la liberté est possible avec des armées permanentes ; il est clair qu’il y a là un problème compliqué et qui ne peut recevoir partout la même solution. La situation géographique et politique d’un pays, l’état des esprits, le goût et les idées de la nation, sont des choses dont il faut tenir compte. Il est évident que l’Angleterre, entourée par la mer et défendue par ses murailles flottantes n’est pas dans la même condition que la France, placée en face de peuples qu’elle a souvent combattus, et on comprend aisément que les États-Unis, sans autre voisinage que celui du Canada ou des anciennes colonies espagnoles, et plus menaçants que menacés, n’aient aucun besoin d’une armée. Tout ce que je veux montrer, c’est que les Américains, comme tous les peuples libres, ont considéré les armées permanentes comme un danger, et qu’ils se sont réservé, avec une jalousie extrême, et comme le premier attribut du citoyen, le droit de porter les armes et de défendre seuls la patrie et la liberté.

C’est ainsi, du reste, que les anciens considéraient la chose. À Rome, par exemple, durant toute la république, il n’y eut point d’armée permanente, et on poussait si loin la défiance contre les soldats, on était si jaloux de ne laisser dans la ville d’autre puissance que celle des lois, qu’on prenait des précautions, même contre les citoyens. Quoique l’armée ne fût formée que de Romains, et de Romains propriétaires, on craignait cependant qu’un ambitieux ne tournât à son profit le respect de l’autorité, et cette vertu d’obéissance que les habitants de la ville éternelle poussaient à l’extrême. Il n’y avait point de soldats dans Rome ; c’était hors des murs que se réunissaient les citoyens en armes. Jamais non plus il n’y avait de général dans la ville. Une fois qu’il avait revêtu l’imperium, en vertu d’une loi particulière, le consul ou le préteur ne pouvait plus rentrer dans Rome sans abdiquer ; et pour qu’un triomphateur montât au Capitole, revêtu de ses insignes militaires et entouré de ses troupes, il fallait un décret du sénat ou du peuple. On voit que les Romains comprenaient de quels ménagements la liberté a besoin, et l’expérience prouva combien leurs craintes étaient fondées. Dès que l’armée fut composée de gens qui n’avaient point de propriété à défendre, et pour qui la guerre était un métier, retenus qu’ils étaient par des conquêtes lointaines, Rome fut trahie par ceux qui devaient la garder ; Marius et Sylla s’en disputèrent les dépouilles ; leurs successeurs se battirent autour d’un cadavre.

En Angleterre, d’autres causes et un même amour de la liberté, amenèrent des effets semblables[8]. Dans la féodalité, le service était fait par les propriétaires de terres, et c’était un service limité, contractuel, et qui attestait la liberté même de celui qui servait. Plus tard, les communes se firent place dans le système féodal, et dans ses longues guerres contre la France, ce fut avec ses yeomen et ses milices que l’Angleterre nous fit tant de mal. Il n’y eut d’armée permanente, dans la Grande-Bretagne, que celle du parlement, sous Charles Ier, et elle fit la révolution. Ce fut elle qui, après avoir tué le monarque, dégradé la noblesse et ruiné l’Eglise, finit par donner à Cromwell une autorité plus que royale. Aussi, à la restauration, vit-on reparaître l’horreur des armées permanentes. La seule force armée que reconnut la loi, ce fut la milice, espèce de landwehr fournie et entretenue par les propriétaires, et qu’on exerçait quinze jours par an. Les beaux esprits du temps, les courtisans qui, dans leur exil, avaient admiré les troupes régulières de Louis XIV, ne se faisaient faute de railler ces paysans maladroits, et il n’est pas d’épigramme contre notre garde nationale que Dryden n’ait dite deux siècles plus tôt contre la milice anglaise[9] ; mais cela n’empêchait pas cette institution d’être populaire par excellence. On avait trop souffert des habits rouges d’Olivier, et on redoutait trop l’exemple de la France, pour vouloir de ces armées qui empêchaient la liberté.

C’est ce qui explique comment le prince d’Orange, avec une poignée d’hommes, renversait Jacques II, et comment Charles-Edouard espérait reconquérir la couronne de ses pères avec quelques milliers de Français et d’Espagnols. Toute la question était d’avoir pour soi le pays ; le peu de soldats qu’on tenait sous les drapeaux n’y pouvait rien contre le vœu national. Jamais, du reste, l’armée n’a été populaire en Angleterre, et ce n’est vraiment que depuis la guerre contre Napoléon, que l’opinion s’est réconciliée avec cette institution. L’esprit de la nation est tout civil, comme en France il a été longtemps tout militaire, ce qui suffirait pour expliquer les vicissitudes de la liberté dans les deux États. Ce n’est pas que nos voisins soient moins jaloux de leur grandeur nationale ; mais ils savent que la force de l’Angleterre est dans ses vaisseaux ; et cette force tout extérieure, ils ne l’ignorent pas, ne peut jamais servir l’ambition d’un prince et se retourner contre le pays. C’est une défense contre l’ennemi ; ce ne peut jamais être une menace contre la liberté.

Ces idées passèrent l’Océan avec les premiers émigrants. Ils ne demandèrent pas à la mère patrie de les protéger, ils se défendirent eux-mêmes contre les Indiens, les Français et les Espagnols. Dans nos luttes avec les Anglais du nouveau monde, ce sont les milices provinciales qui nous firent le plus de mal. C’est à leur tête et contre nous que se distingua Washington ; ce sont elles enfin qui soutinrent la guerre de la révolution, et qui, aidées par nous, chassèrent les Anglais du continent. Les généraux de la guerre de l’indépendance étaient des avocats, des fermiers, des forgerons, et il en était des soldats comme des généraux. On comprend qu’avec de pareils souvenirs, les milices soient restées populaires aux États-Unis et qu’on n’y veuille pas d’autre organisation. L’armée permanente, peu nombreuse[10], disséminée sur les frontières pour contenir ce qui reste d’Indiens, n’a aucune influence, quoique les officiers, sortis de West-Point, soient capables et instruits. En revanche, là-bas comme en Suisse, c’est la gloire et l’amour-propre de jouer au soldat, de s’exercer au maniement des armes et aux exercices militaires. C’est ce qui explique comment, pour l’expédition du Mexique, on a pu trouver si vite un si grand nombre de volontaires, intrépides et rompus au rude métier de la guerre. S’il n’y a point d’armée, il y a des soldats.

À la différence des Français, les Américains prennent au sérieux leur garde nationale pendant la paix, et comprennent quel est son devoir. Ils savent qu’elle est destinée à maintenir la tranquillité publique et à faire régner la loi ; aussi, dans les moments difficiles, traitent-ils l’émeute avec une extrême rigueur. C’est une justice populaire qui, n’ayant pas de responsabilité, ménage peu ceux qui résistent. Chez nous, où manquent les mœurs politiques et ce respect de la loi qui est la première condition d’un libre gouvernement, la garde nationale n’est qu’une puissance d’opinion ; aussi, tour à tour, et suivant que l’opinion a raison ou s’égare, est-elle une défense admirable ou une arme qui éclate dans la main qui s’en sert ; aux États-Unis, au contraire, la milice fait en général une police excellente et maintient la devise de toute république, ordre et liberté.

On voit maintenant quelles racines profondes a jetées la liberté dans ce pays, que des voyageurs superficiels jugent trop légèrement. À ne considérer que les partis qui s’agitent à la surface, le choc des opinions, le bruit et les injures des journaux, la faiblesse apparente des États, ou du gouvernement central, on peut douter du maintien et de la durée de la république. Mais, pour qui a pénétré dans les fondements de l’édifice, pour qui a vu sur quelles assises larges et solides repose la société américaine, celui-là, sans inquiétude sur la liberté des États-Unis, ne peut que souhaiter à la France d’emprunter à l’Amérique, dans la mesure de son génie, non point des formes qui n’ont rien d’essentiel, mais cet esprit qui fait la force et la grandeur de la nation, de la société américaine, ce self government, qualité admirable qui contient à la fois l’esprit d’ordre et l’esprit de liberté, l’indépendance et le respect[11].


  1. Esprit des lois, liv. XII, chap. v. Comp., chap. vi. « On pourrait prouver, dit-il ironiquement, que ce crime n’existe pas. »
  2. « Il n’est pas de pays où la manie de trop gouverner ait pris de plus profondes racines qu’en France, et où elle cause plus de mal, » écrivait en 1798 Jefferson à Madison.
  3. Remontrances de la cour des aides, 1777.
  4. Bancroft, I, 458.
  5. Je trouve, dans un rapport de 1832, que sur cent communes du Massachussets donnant à peu près deux cent mille habitants, on n’avait trouvé parmi les jeunes gens de quatorze à vingt ans que dix personnes qui ne savaient pas lire.
  6. Cette taxe est fort allégée dans les États nouveaux, ou lors de chaque création de nouveaux territoires un trente-sixième de chaque township (six cent quarante acres) est affecté à l’entretien des écoles.

    Il y a aussi des fondations considérables. Le Connecticut, par exemple, consacre à l’éducation un fonds de deux millions de dollars, produit de la vente des terres que l’État possédait au bord du lac Érié dans l’Ohio.

  7. Encyclopedia americana. Article : United States. (Éducation.)
  8. Macaulay, the History of England, chap. iii.
  9. Dryden, Cymon and Iphigenia.

    Mouth without hands, maintained at vast expense,
    In peace a charge, in war a weak defence.
    Stout once a month they mardi, a blustering band,
    And ever, but in time of need, at band.

  10. En 1854, l’armée permanente est composée de 964 officiers et 9285 soldats, total 10 248. American almanach, 1854, p. 115.
  11. Sur ces principes qui, aux États-Unis, constituent la liberté, voyez à l’appendice A, la lettre de John Adams à l’abbé de Mably.