Histoire socialiste/Consulat et Empire/06

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, sous la direction de
Jules Rouff (p. 99-103).

LA DIPLOMATIE ET LES GUERRES

CHAPITRE PREMIER

LA GUERRE OU LA PAIX

(Brumaire an VIII à floréal an VIII — octobre 1799-avril 1800[1].)

La paix ! C’est au lendemain du 18 brumaire le cri général[2]. Il était impossible que Bonaparte ne l’entendît pas, car il retentissait sur son passage en toutes circonstances et se confondait avec les acclamations qui montaient vers sa personne. La paix est à ce moment aussi nécessaire pour consolider sa situation que le sera la guerre demain : en traitant après le coup d’État, il devenait le pacificateur, le réparateur ; en combattant, et surtout en écrasant l’ennemi, il devenait le sauveur… C’est ce second rôle qui lui convenait le mieux, mais il essaya d’abord de remplir le premier pour accroître ses droits à la reconnaissance nationale.

En décembre 1799, Bonaparte, s’adressant au roi d’Angleterre, Georges III, et à l’empereur d’Autriche, François II, leur posa la question partout répétée : « La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde doit-elle être éternelle ?… » Il déclare être, quant à lui, animé d’un « désir sincère de contribuer efficacement à la pacification générale ». Voyons immédiatement les réponses. L’Autriche oppose une fin de non recevoir par ce seul motif qu’elle ne peut traiter si ses alliés ne le jugent pas opportun. Pitt fit répondre par Grenville, le 4 janvier 1800, que son maître ne traitera que si la France rompt définitivement avec l’esprit révolutionnaire, c’est-à-dire si elle reprend ses limites anciennes et rappelle les Bourbons. La lettre de Grenville ne faisait pas une condition absolue de cette Restauration, mais elle laissait entrevoir que c’était la seule garantie sérieuse. Bien entendu, Bonaparte ne pouvait songer à accepter semblable base de négociation. Mais, pour bien montrer ses intentions pacifiques, il fit écrire par Talleyrand une nouvelle lettre d’une extrême modération, empreinte de la plus grande courtoisie, et où il offrait l’envoi de passeports pour un ambassadeur anglais qui viendrait à Dunkerque. Les Anglais virent là un piège et, le 20 janvier, Grenville répondit par une lettre injurieuse où le gouvernement anglais déclarait refuser de poursuivre toute correspondance.

Bonaparte fit connaître l’insuccès de ses démarches à la nation, et donna l’ordre de former une « armée de réserve » (décret du 17 ventôse au VIII-8 mars 1800). Lanfrey[3] remarque qu’une des principale raisons qui amenèrent la rupture définitive entre le gouvernement anglais et le gouvernement consulaire consiste dans le peu de confiance que les Anglais avaient en Bonaparte. Il y a là beaucoup de vérité, et il suffit pour s’en convaincre de lire les discours prononcés devant les lords par Grenville, devant les Communes par Dundas, par Canning et surtout par Pitt (21 janvier 1800). Dans ces discours, la France est présentée à la fois comme ruinée et comme dangereuse, parce qu’elle veut « asservir le monde pour le ravager » — c’est la formule toujours répétée depuis le début de la Révolution — et les orateurs y ajoutent un portrait du Premier Consul particulièrement dur : sa vie semble se résumer en deux mots : piller et tromper.

Mais si Bonaparte n’inspirait pas confiance, cette seule raison ne peut suffire à expliquer l’attitude du gouvernement britannique. En réalité, pourquoi Pitt, l’adversaire acharné de la France révolutionnaire, aurait-il traité à la fin de 1799 ? Ses envoyés, ses espions lui faisaient le tableau le plus sombre de la nation qu’il détestait, alors qu’au contraire l’Angleterre sortait victorieuse des dernières luttes. Comme l’écrit si justement M. Sorel[4] « : L’empire de Tippoo conquis aux Indes, la Martinique, Tabago, la Trinité, le Cap, Ceylan conquis sur la France et sur ses alliés ; l’armée française bloquée en Égypte, Malte réduite à capitulation ; la flotte batave détruite ou prise ; les flottes de France et d’Espagne enfermées dans la rade de Brest, c’était de quoi s’enorgueillir et, après des transes si affreuses, des épreuves si rudes, de quoi se féliciter d’avoir tenu ferme et refusé la paix ». Les succès extérieurs valaient à l’intérieur un surcroît de force à Pitt et à ses partisans. Qu’il parvînt à écraser définitivement la France, et sa situation devenait inébranlable. C’est dans ces conditions que, loin de traiter, il pousse les opérations en Égypte, prépare avec Frotté et Georges Cadoudal une grande insurrection royaliste, et raffermit par l’envoi de subsides l’ardeur de l’Autriche.

Celle-ci — avec son cortège d’États secondaires : Naples, Sardaigne, Würtemberg, Bavière, Mayence — restait seule alliée de Georges III. Le désaccord entre Vienne et Pétersbourg avait survécu au premier moment de mauvaise humeur des Russes après Zurich[5]. Paul Ier se retira définitivement de la coalition (7 janvier 1800), et Krüdener, son ministre à Berlin, reçut même, par l’intermédiaire du roi de Prusse, auprès de qui Bonaparte avait envoyé Beurnonville, les premières propositions d’un accord avec la France. La Prusse, selon sa coutume, attendait.

L’entente entre les Anglais et les Autrichiens ne pouvait être difficile à réaliser. En effet, il ne s’agissait pas d’entreprendre une lutte sur des bases absolument nouvelles, il fallait simplement continuer une action engagée que l’hiver seul avait interrompue. Nous rappelons les positions : les Français tenaient la Suisse (résultat de la victoire de Masséna à Zurich), la ligne du Rhin de Bâle à Landau (Lecourbe), la zone étroite qui va du Var aux

Mort de Desaix.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).


Apennins, avec Gênes. Le résultat immédiat d’une victoire autrichienne devait donner, à François II, le Piémont, le Tyrol et Trente ; au roi de Sardaigne, la Savoie, Nice et le territoire italien compris entre cette ville et la Bormida. C’est avec l’espoir de ces conquêtes que l’Autriche, riche de l’or anglais, forte de ses armées et de celles de l’Empire, se prépara à reprendre les hostilités.

La comédie pacifique de Bonaparte se terminait. Cette paix que voulait la France, c’est en vain qu’il l’avait offerte, on l'obligeait à continuer la guerre. C’est en réalité ce qu’il avait toujours désiré, et l’on peut s’en convaincre d’autant plus facilement qu’il a déclaré lui-même n’avoir fait des ouvertures pacifiques que pour donner satisfaction à l’opinion[6]. Certains historiens voudraient que le Premier Consul ait eu véritablement le désir de traiter avec l’Angleterre et l’Autriche afin d’empêcher la capitulation de Malte et surtout la conquête de l’Égypte par l’Angleterre. Ce sont ceux qui, autour de M. Bourgeois, ramènent toute la politique extérieure de Napoléon à cette idée fixe : conquérir l’Orient[7]. Mais, quelque effort que l’on fasse pour tenter d’éclairer la politique de Bonaparte à la lumière de ce seul criterium, quelque subtile et ingénieuse que soit l’œuvre qui consiste à rechercher minutieusement des phrases ou des lambeaux de phrases épars au travers d’une production immense, pour découvrir la suite méthodique d’une idée pensée par l’historien avant d’être suggérée par l’histoire, nous croyons que le résultat n’apporte aucune certitude. Bonaparte a pu songer et il a même certainement songé à l’Égypte, mais ce n’a pas été sa seule préoccupation. Lorsqu’il est parti abandonnant son armée d’Afrique, son unique souci a été d’accourir en France pour jouer un rôle important dans les événements qui s’y déroulaient. La puissance qu’il rêvait d’avoir en Égypte lui avait échappé, il devait la chercher ailleurs. Nous savons comment il l’a trouvée. L’ayant, il fallait la conserver, et le moyen d’y parvenir, ce n’était pas de se préoccuper de l’Orient, mais bien de regarder aux frontières mêmes de la France. Bonaparte a complètement oublié alors qu’il s’était fait chef des musulmans ; il commence à songer, au contraire, qu’il sera chef des catholiques ! L’Égypte, c’est encore pour lui un coin de l’échiquier où il reste des pièces engagées, mais c’est au Rhin et c’est aux Alpes que doit se jouer la partie décisive.

Cette guerre contre l’Autriche qu’il désirait et qu’il préparait, nous le verrons, alors même qu’il parlait de paix, devait amener ou sa ruine ou la consolidation décisive de son pouvoir. L’engageant après les offres que nous connaissons, offres livrées à la connaissance du public, il lui donnait contre le vœu même de la nation un caractère national. Il y a eu là une équivoque extraordinaire : l’Angleterre et l’Autriche avaient refusé la paix, il fallait donc se battre, ou tout au moins se préparer à la lutte, eh bien, dans cette préparation même consentie par tous, on ne parle que de paix ! Que l’on feuillette le recueil de M. Aulard, Paris sous le Consulat, et l’on se rendra compte de ce singulier état des esprits. Le public racontait que le Premier Consul allait se rendre à un grand congrès pacifique, que la paix était imminente… lorsqu’il fut sérieusement question du départ de Bonaparte pour l’armée et que le bruit s’en répandit, cette rumeur fut considérée comme tendancieuse. C’était en mars 1800, et un rapport de police porte en mention spéciale : « Départ du Premier Consul. — Les ennemis de la patrie continuent à l’annoncer[8]… » Il y a mieux encore : quelques jours avant Marengo, Bonaparte étant en pleine campagne, il n’est question que de la paix : « Il paraît constant dans le public que le Premier Consul arrivera à Paris à la fin de cette décade ou au commencement de la suivante. Tous les journaux l’ont annoncé, on le croit… Ceux qui se prétendent le mieux informés disent que la paix est certaine[9]… »

La paix tout de suite — voilà donc le désir du pays ; — la paix après une action décisive, voilà la volonté de Bonaparte. Et il n’y a pas conflit parce que la guerre est nationale. Si le Premier Consul attend de la victoire la consécration de sa main-mise sur le pouvoir, il y a bien des intérêts qui sont engagés dans la lutte. L’Autriche, pour la bourgeoisie, représente les Bourbons, le retour à l’ancien régime, la destruction de tous les « privilèges révolutionnaires », la restitution des biens nationaux… et Bonaparte est de plus en plus le défenseur de la Révolution lorsqu’il combat contre un tel ennemi. En outre, rappelons-nous qu’il y avait tout un monde de fournisseurs ou de spéculateurs qui attendaient de la guerre d’énormes profits, et que ce monde-là avait assisté Bonaparte au moment du coup d’État et aux premiers jours du Consulat provisoire. L’instant était venu de leur procurer des bénéfices, attendus et promis.

  1. Il ne faut voir dans ces dates qu’une simple indication générale.
  2. Voyez supra le chapitre Ier de la première partie, en particulier pp. 17 et 18.
  3. Hist. de Nap. I. t. II, p. 63 et 390.
  4. L’Europe et la Révolution française, sixième partie, p. 33.
  5. Voyez Gabriel Deville, p. 519.
  6. Corresp., t. XXX, p. 191-194.
  7. Bourgeois, Manuel de politique étrangère, II, ch. viii. M. Bourgeois intitule successivement le chap. ix et le chap. x de son ouvrage : « Le Secret du Premier Consul. — Le secret de l’Empereur ». Ce secret, c’est « l’Orient » (p. 266).
  8. Aulard, o. c, p. 192.
  9. Ce rapport est du 12 juin 1800.