Histoire socialiste/Consulat et Empire/18

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Jules Rouff (p. 369-383).

NAPOLÉON ET L’ÉGLISE

On a vu dans l’étude sur le concordat les premiers rapports de Napoléon et de l’Église.

Le César avait trop bien compris le parti qu’on pouvait tirer de la puissance ecclésiastique, mise au service du despotisme, pour négliger un pareil concours.

Comment il concevait le rôle de l’Église ? Il est aisé d’en avoir l’idée précise par ces lignes qu’il écrivait, à la fin de sa vie, dans les Mémoires de Sainte-Hélène :

« Quel levier ! Quel moyen d’influence sur le reste du monde… J’aurais fait du pape une idole ; il fût demeuré auprès de moi. Paris fût devenu la capitale du monde chrétien, et j’aurais dirigé le monde religieux aussi bien que le monde politique. J’aurais eu mes sessions religieuses, comme mes sessions législatives. Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté : les papes n’en auraient été que les présidents. »

« Comment avoir des mœurs ? disait-il un jour à Rœderer. Il n’y a qu’un moyen, c’est de rétablir la religion… La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence, s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans ce monde ; mais ensuite, et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. »

Pouvait-on avouer de plus cynique façon quel instrument d’exploitation, quel auxiliaire puissant il entendait se créer en restaurant la religion dans son empire, en appelant à son aide l’Église complaisante, en promettant le ciel aux malheureux qu’il envoyait à la mort ou qu’il réduisait à la misère ?

Le Concordat n’eut point d’autre but.

Mais Napoléon voulait en même temps se garder contre les empiétements du Saint-Siège : c’est pourquoi il rêvait d’une Église gallicane, ayant fort apprécié la valeur de ce mot prononcé à Tilsitt par le csar Alexandre : « Chez moi, en Russie, je suis à la fois empereur et pape : c’est bien plus commode. »

Il crut bien y réussir et la servilité du clergé lui permit longtemps de s’illusionner sur le succès d’une telle politique. Dans son remarquable livre sur « l’Église et l’État », Debidour fait un tableau saisissant de cette servilité du monde ecclésiastique dans les premières années qui suivirent le Concordat.

« De même, dit-il, que les nobles émigrés, sûrs de sa faveur, accouraient en foule dans ses antichambres, les réfractaires d’autrefois, certains de sa bienveillance, briguaient les honneurs ecclésiastiques dont il était le dispensateur. Les Boisgelin, les Boulogne, les Pradt et tant d’autres, qui jadis s’étaient gendarmés si fort contre la tyrannie de l’Assemblée constituante, baisaient avec attendrissement une main que le sang du duc d’Enghien souillait encore. « Il n’y a rien, disait brutalement Napoléon, que je ne puisse faire avec mes gendarmes et mes prêtres. » De fait, les prêtres ne le servaient pas moins aveuglément que les gendarmes. Les évêques entretenaient, avec un zèle vraiment administratif, les sujets de l’Empire dans l’obéissance, comme dans l’admiration. Certains d’entre eux, comme Bernier, servaient d’auxiliaires à la police ou lui fournissaient des agents. Tous, par leurs mandements, s’attachaient à fortifier l’amour du prince dans le cœur des sujets. Ces mandements, du reste, étaient rigoureusement soumis à la censure préalable du ministre des cultes, qui parfois en fournissait lui-même le canevas aux évêques.

« Ils célébraient par ordre, et toujours sur le mode lyrique, les victoires, les traités, les lois du maître ; la guerre, la paix, tout leur était matière à panégyrique. Les curés, sous leur surveillance, avaient pour tâche d’anathématiser les Anglais, ces hérétiques, et de démontrer aux populations rurales les bienfaits de la conscription. Si quelques-uns se montraient tièdes dans le service ou se permettaient parfois un léger blâme, une allusion déplaisante, l’empereur ne tardait pas à l’apprendre ; ces mal-pensants étaient vite mis hors d’état de mal faire par le ministre de la police qui, sans forme de procès, comme au beau temps de l’ancien régime, les embastillait à Vincennes, à Fenestrelles, à l’île Sainte-Marguerite ou dans quelque autre prison d’État. Point de concert possible entre les membres du clergé. L’empereur ne souffrait guère qu’ils s’assemblassent. Il ne voulait pas non plus qu’ils lussent ou qu’ils écrivissent trop. S’il avait à peu près étranglé la presse laïque, ce n’était pas pour rendre la vie et la liberté à la presse ecclésiastique. Nous voyons par sa correspondance qu’il en vint, au commencement de 1806 à prescrire que toutes les publications périodiques ayant un caractère religieux fussent réunies en une seule, le Journal des Curés, qui parut alors sous l’étroite surveillance de la police. La même année, il instituait en principe l’Université, et décidait que les emplois ecclésiastiques de quelque importance (comme les cures de première classe) ne seraient donnés qu’aux candidats pourvus des grades qu’elle seule avait le droit de conférer, ajoutant que ces grades pourraient être refusés aux postulants connus pour avoir des idées ultramontaines ou dangereuses à l’autorité. On sait, du reste, que l’Université ne tarda pas à être organisée et que le décret du 17 mars 1808 lui conféra le monopole de l’enseignement à tous les degrés dans l’ensemble de l’Empire. Ainsi les prêtres enseignants devaient être à sa discrétion, tout comme les autres. Quant à ces derniers, il entendait bien qu’ils n’usassent de la religion que pour la faire, comme il disait, cadrer à ses vues, à sa politique. Il instituait, par exemple, de nouvelles fêtes catholiques, et notamment la sienne, qui fut, à partir de 1806, célébrée solennellement le 15 août sous l’invocation étrange de saint Napoléon ».

La Saint-Napoléon ! Ne devait-il pas être, en définitive, le seul dieu qu’il fût permis d’adorer ?

Et s’il permettait qu’on brûlât de l’encens devant d’autres autels, encore fallait-il que ce fût une sorte d’hommage indirect rendu à sa propre divinité.

Lisez, je vous prie, cette page extraordinaire et suggestive du catéchisme mis entre les mains des enfants :

D. — « Quels sont les devoirs des chrétiens à l’égard des princes qui les gouvernent et quels sont, en particulier, nos devoirs envers Napoléon Ier, notre empereur ?

R. — Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent et nous devons, en particulier, à Napoléon Ier, notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’Empire et de son trône ; nous lui devons encore des prières ferventes pour son salut et la prospérité spirituelle et temporelle de l’État.

D. — Pourquoi sommes-nous tenus de tous ces devoirs envers notre empereur ?

R. — C’est, premièrement, parce que Dieu, qui crée les empires et les distribue suivant sa volonté, en comblant notre empereur de ses dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l’a établi notre souverain, l’a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre empereur, c’est donc honorer et servir Dieu lui-même ! Secondement, parce que Notre Seigneur Jésus-Christ, tant par sa doctrine que par son exemple, nous a enseigné lui-même ce que nous devons à notre souverain.

D. — N’y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent nous attacher plus spécialement à Napoléon Ier, notre empereur ?

R. — Oui, car il est celui que Dieu a suscité dans des circonstances difficiles pour rétablir le culte public et la religion sainte de nos pères et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordre public par sa sagesse profonde et active ; il défend l’État par son bras puissant ; il est devenu l’Oint du Seigneur par la consécration qu’il a reçue du souverain pontife, chef de l’Église universelle,

D. — Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leurs devoirs envers notre empereur ?

R. — Selon l’apôtre saint Paul, ils résisteraient à l’ordre établi et se rendraient dignes de la damnation éternelle ! »

La peur du gendarme et la crainte de l’enfer, tout semblait uni pour assurer à Napoléon la fidélité de ses sujets.

Le malheur fut pour lui qu’il crut pouvoir briser, sous sa poigne de fer, la papauté rebelle. On verra plus loin qu’il se heurta ici contre une puissance autrement redoutable que les armées de toutes les coalitions. Pendant toute l’année 1805 et pour des motifs divers (nomination des évêques, refus d’annulation du mariage de Jérôme Bonaparte, occupation d’Ancône) des conflits multiples et de plus en plus violents éclatèrent entre Napoléon et Pie VII. À propos du blocus continental, la querelle s’envenima à ce point que, en 1807, le général Lemarrois prit possession des provinces de Macerata, Ancône, Urbin et Ferma, que, six mois plus tard enfin (février 1808), le général Mioliis entrait à Rome.

Une lettre adressée au prince Eugène, en juillet 1807, montre assez en quel état d’excitation se trouvait l’empereur à l’égard du pape récalcitrant, sur le point d’en appeler à la chrétienté.

« Il y avait, écrivait rageusement Napoléon, il y avait des rois avant qu’il y eût des papes. Ils veulent, disent-ils, publier tout le mal que je fais à la religion. Les insensés ! Ils ne savent point qu’il n’y a pas un coin nu monde, en Italie, en Allemagne, en Pologne, où je n’aie fait encore plus de bien à la religion que le pape n’y a fait de mal. Ils veulent me dénoncer à la chrétienté ! Cette ridicule pensée ne peut appartenir qu’à une profonde ignorance du siècle où nous sommes. Il y a là une erreur de mille ans de date. Le pape qui se porterait à une pareille démarche cesserait d’être pape à mes yeux. Je ne le considérerais que comme l’antéchrist, envoyé pour bouleverser le monde et faire du mal aux hommes, et je remercierais Dieu de son impuissance. Si cela était ainsi, je séparerais mes peuples de toute communication avec Rome, et j’y établirais une police… Que veut faire Pie VII en me dénonçant à la chrétienté ? Mettre mes trônes en interdit, m’excommunier ? Pense-t-il que les armes tomberont de la main de mes soldats et mettre le poignard aux mains de mes peuples pour m’égorger ?

« Cette infâme doctrine, des papes furibonds l’ont prêchée. Il ne resterait plus au Saint Père qu’à me faire couper les cheveux et à m’enfermer dans un monastère ! Me prend-il pour Louis le Débonnaire ? Le pape actuel est trop puissant ; les prêtres ne sont pas faits pour gouverner. C’est le désordre de l’Église que veut la cour de Rome, et non le bien de la religion. Je commence à rougir et à me sentir humilié de toutes les folies que m’a fait endurer la cour de Rome, et peut-être le temps n’est-il pas éloigné… où je ne reconnaîtrai le pape que comme évêque de Rome, comme égal et au même rang que les évêques de mes États. Je ne craindrai pas de réunir les Églises gallicane, italienne, allemande, polonaise dans un concile pour faire mes affaires sans pape et mettre mes États à l’abri des prêtres de Rome… En deux

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
mots, c’est la dernière fois que j’entre en discussion avec cette prêtraille romaine… Je n’ai jamais demandé autre chose qu’un accommodement. Si Rome n’en veut point, qu’elle ne nomme point d’évêques ; mes peuples vivront sans évêques, mes églises sans direction, jusqu’à ce qu’enfin l’intérêt de la religion, dont mes peuples ont besoin, me fera prendre un parti que commandent leur bien-être et la grandeur de ma couronne ! »

L’effet de ces colères ne devait point tarder à se faire sentir : Lemarrois et Miollis se chargèrent de faire comprendre à Pie VII qu’il ne s’agissait point, en l’occurrence, de vaines menaces.

Miollis traita le souverain pontife avec la dernière rigueur, s’emparant d’abord des journaux, des imprimeries et Des bureaux de poste de Rome afin de couper au prisonnier du Quirinal toute communication avec le dehors. Quelques mois après, dix-sept, puis quatorze cardinaux qui entretenaient des intelligences avec les Bourbons des deux races furent prestement et sous bonne escorte reconduits à la frontière. Aux timides protestations du pape, Napoléon riposta par un premier décret annexant définitivement les provinces occupées par Lemarrois en 1807, par un second qui ordonnait à tous les cardinaux, prélats, officiers employés de la cour de Rome, d’y rentrer hâtivement sous peine de la confiscation de leurs biens.

Cette fois. Pie VII prononça, au Consistoire, un discours où il dénonçait les attentats de Napoléon : en même temps, il parvint à faire répandre en Europe une bulle de protestation.

Miollis voulut punir le pape par l’expulsion de son secrétaire d’État, Pacca, mais il hésita devant la résistance énergique de Pie VII.

Et les choses en restèrent là pendant quelques mois, Napoléon ayant d’autres soucis, trop occupé par la guerre d’Espagne et les débuts de ta campagne d’Autriche.

Mais aux premiers jours de répit, après la victoire d’Eckmülh, l’empereur tourna de nouveau ses regards vers le Quirinal et lança le décret du 17 mai, par lequel il rappelait la donation de Charlemagne, son auguste prédécesseur, le mauvais usage qu’en avaient fait les papes ; il déclarait les États pontificaux annexés à l’Empire français et instituait, sous la présidence de Miollis, une consulte extraordinaire pour les administrer provisoirement. Ce décret marquait la déchéance définitive du pouvoir temporel : il fut exécuté le 10 juin suivant.

Mais le jour même, Pie VII riposta par une bulle d’excommunication qui fut affichée dans Saint-Pierre et les principales églises de Rome.

À cet anathème, on allait riposter par de nouvelles violences, et Murat, pensant obéir aux instructions de l’empereur, donna l’ordre à Miollis d’agir sans tarder. Le 6 juillet 1809, l’inspecteur général Radet pénétra par une fenêtre, avec une escouade de soldats, dans le palais papal et procéda à l’arrestation de Pie VII et du cardinal Pacca.

Le premier fut transporté successivement à Novare, à Turin, à Grenoble et à Savone, tandis que le second était enfermé dans la forteresse de Fenestrelle.

En même temps, Napoléon s’efforçait de justifier, par une circulaire adressée aux évêques français, cette suppression soudaine du pouvoir temporel.

« Notre Seigneur Jésus-Christ, quoique issu du sang de David, ne voulut aucun règne temporel. Il voulut, au contraire, qu’on obéît à César dans le règlement des affaires de la terre. Il ne fut animé que du grand objet de la rédemption et du salut des âmes. Héritier du pouvoir de César, nous sommes résolu à maintenir l’indépendance de notre trône et l’intégrité de nos droits. » Le ton puéril de ce plaidoyer montre assez que Napoléon était peu rassuré sur les conséquences de son coup de main.

Il tenta même de tenir secrets l’enlèvement de Pie VII et la bulle d’excommunication dont il avait été l’objet.

Mais les journaux avaient beau être réduits au silence, la bulle fut colportée en France par les membres d’une congrégation laïque fondée en 1801 par un ancien jésuite, l’abbé Delpecito, et qui s’était recrutée parmi la jeunesse royaliste des écoles.

Un indult pontifical de juillet 1803, dit Debidour, l’avait autorisée à s’affilier les sociétés analogues qui pourraient naître à Paris ou en province, et déjà s’étaient constituées à Lyon, Grenoble, Bordeaux, Langres, Toulouse, Nantes et Rennes des groupes nouveaux qui se rattachaient à la congrégation de Paris. Après l’arrestation du pape, les exercices de charité et de piété ne furent pas naturellement l’unique préoccupation des congréganistes. Ils s’attachèrent, avec une ardeur qu’avivaient encore leurs vieilles convictions légitimistes, à servir la cause du pape persécuté. C’est par leurs soins que la bulle du 10 juin, secrètement apportée à Lyon, fut répandue en France fort peu de temps après les événements de Rome. Les « prédicateurs errants », c’est-à-dire les missionnaires auxquels l’Empire avait jusqu’alors laissé une certaine liberté contribuaient aussi à la faire connaître.

On chuchota bientôt partout que le fils aîné de l’Église était excommunié. Dans les parties de l’Empire où le clergé avait le plus d’influence ou d’audace, comme en Belgique, en Bretagne, certains curés, sans oser s’élever en chaire contre le souverain réprouvé, supprimaient de fait, aux offices du dimanche, les prières publiques prescrites par l’empereur.

Napoléon comprit alors qu’il fallait frapper, et sans retard, les congrégations et les missionnaires. De Schœnbrunn, il écrivit en ces termes à son ministre des cultes Bigot de Préameneu : « Je ne veux plus de missions en France : je n’entends pas que des missionnaires fassent profession de prédicateurs errants, parcourent l’Empire. Je donne des ordres dans ce sens au ministre de la police. »

Sur ce, on arrêta quelques membres de la congrégation qui fit semblant de se dissoudre, et les lazaristes durent se disperser.

Mais, le reste des communautés religieuses n’en continuant pas moins à mener l’agitation antinapoléonienne, l’empereur résolut d’en finir.

Ici, laissons la parole à M. Flourens, qui, dans la Nouvelle Revue, en 1894 écrivit des pages bien curieuses sur « Napoléon et les jésuites ».

« Napoléon, dit M. Flourens, conçut alors une idée digne à elle seule, si elle était jamais réalisée, de le faire passer pour le plus grand organisateur des temps modernes. Il s’était fait expliquer, par son conseil ecclésiastique, les difficultés des ordres religieux. On lui avait exposé que les moines avaient pour but d’atteindre le plus haut degré de perfection et qu’ils estimaient ne pouvoir réaliser cet idéal qu’à l’aide de la vie en commun dans l’enceinte d’une même clôture ; il s’était dit : « Je n’ai aucun intérêt à les contrarier dans la recherche d’un but aussi inoffensif, pourvu que j’aie la certitude qu’ils n’en poursuivent pas d’autre plus dangereux. J’ai, au contraire, tout intérêt à les enfermer dans une même enceinte, du moment que c’est moi qui aurai les clefs de cette enceinte. »

« Une tentative d’exécution suit de près la résolution. Des décrets de 1810 ordonnèrent la suppression de toutes les corporations religieuses dans tout l’Empire, même en Italie. Cette fois, les congréganistes ne sont plus dispersés, mais centralisés sous la surveillance de l’autorité militaire. Les routes des États pontificaux et des départements annexés à l’Empire sont couvertes de longues files de moines escortées par des escouades de cavalerie. En même temps, les chefs d’ordres religieux sont amenés en France avec les archives de la maison mère et les ornements des chapelles.

« Simultanément, Napoléon saisit le Conseil d’État d’un vaste projet. Il veut fonder deux grands couvents : l’un dans l’intérieur de la France, l’autre au delà des Alpes. Là, tous les différents ordres monastiques, jésuites, capucins, dominicains, bénédictins, barnabites, etc., etc., vivront unis et confondu.

« Désormais, on ne pourra plus reprocher au gouvernement impérial de contrarier les vocations religieuses. Tous ceux qui veulent s’éloigner du siècle et vivre dans la retraite seront libres de se cloîtrer. Les avenues des deux établissements étant convenablement surveillées par la gendarmerie, rien ne viendra plus troubler leur repos, et les bruits du monde, les agitations de la politique ne seront plus un obstacle à la perfection idéale.

« Dans la pensée de Napoléon, le père Varin, dont l’influence devenait de plus en plus menaçante, devait être le supérieur d’un de ces couvents.

« Le père Varin résista successivement à cette nouvelle fantaisie du maître, et le Conseil d’État lui-même ne lui vint pas en aide. Le projet échoua misérablement et Napoléon en revint à combattre ces Pères de la Foi qui ameutaient sourdement l’Europe et la France contre lui. Il avait beau écrire à son ministre de la police : « Je vous l’ai dit autrefois, je vous le répète pour la dernière fois, prenez des mesures telles que cette congrégation soit dissoute. » Les gendarmes eux-mêmes ne bougeaient plus ; ils sentaient l’Empire s’effondrer sous le poids de ses victoires. Les choses traînèrent jusqu’en 1814.

« Après le retour de l’île d’Elbe, Napoléon, reprend la lutte et envoie aux préfets une circulaire demandant une enquête sur les Pères de la Foi et leurs agissements. Les préfets ne répondent même pas : ils se réservent pour l’avenir.

« Le résultat de tant d’efforts ?

« Si l’on consulte les statistiques des congrégations religieuses relevées à diverses époques de l’administration des cultes, on constate que, pendant la période de quinze ans écoulée de 1800 à 1815, la congrégation des Pères de la Foi a eu autant de maisons conventuelles et dirigé autant d’établissements que pendant la période correspondante de la Restauration, de 1815 à 1830, en ont eu les Pères jésuites. »

Cette citation, qui caractérise si clairement l’attitude de Napoléon à l’égard des congrégations, était intéressante à recueillir au moment où, parmi ceux qui lancent l’anathème à la République à propos de la loi sur les Associations, les bonapartistes les plus qualifiés se font remarquer par la virulence de leurs apostrophes.

Napoléon, au lendemain de l’enlèvement du pape, n’était encore qu’au début de sa lutte contre l’Église. Le conflit allait encore s’exaspérer à propos de l’affaire du divorce qu’il nous faut effleurer dès maintenant. Décidé à répudier Joséphine pour s’allier à la monarchie autrichienne par un mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise, Napoléon viola, sans difficulté, les dispositions du Code civil et les articles du Statut sur l’état civil de la famille impériale. Il était moins aisé d’obtenir de l’Église l’annulation du mariage religieux, et les démêlés si récents avec Pie VII ne permettaient pas d’espérer de lui une réponse favorable. On résolut donc de se passer de la décision papale et il se trouva un comité ecclésiastique, présidé par le cardinal Fesch, pour déclarer que l’officialité de Paris était compétente et pouvait retenir l’affaire. L’officialité se montra complaisante et prononça sans hésitation l’annulation sollicitée.

Mais treize cardinaux refusèrent, comme protestation, d’assister plus tard au mariage religieux de l’empereur et de Marie-Louise : les protestataires, privés de la robe rouge, condamnés au port de la simple robe noire, furent placés sous la surveillance de la gendarmerie, internés deux par deux dans diverses villes de l’Est.

On pense si de pareilles mesures étaient faites pour pacifier les esprits et ramener l’adhésion des catholiques exaspérés par de telles violences.

Napoléon en revint, pour essayer de solutionner le conflit, à son rêve de constitution d’une Église gallicane et le Concile de Paris fut réuni le 17 mars 1811, sous la présidence du cardinal Fesch. Tous les évêques français et italiens avaient été convoqués : la moitié des premiers, le tiers seulement des seconds se rendirent à l’appel impérial et, dès les premières séances, il se manifesta dans les rangs épiscopaux la volonté très ferme de résister aux exigences impériales. Les membres du Concile, malgré l’insistance de Napoléon, déclarèrent notamment que pour l’institution des évêques, on ne saurait se passer des bulles pontificales. C’était un coup direct à la politique de Napoléon qui entendait échapper définitivement à toute immixtion de l’autorité papale dans les affaires ecclésiastiques de l’Empire.

Mais ce que Napoléon ne pouvait obtenir des évêques réunis en concile, il le leur fit accepter ; à force de promesses ou de menaces, dans des audiences privées où les prélats furent conviés. Là, l’empereur obtint quatre-vingt-huit signatures approbatives de ses projets, et il parut avoir définitivement gain de cause ; mais de nouvelles difficultés surgirent, la question demeura en suspens et le Concile de Paris se sépara sans l’avoir réglée.

Dès lors, Napoléon prit vis-à-vis du clergé une attitude de plus en plus sévère :

« Il n’admet point, dit Debidour, que la moindre faveur soit accordée aux séminaires des diocèses dont les évêques ne se sont pas fait remarquer au Concile par leur docilité. Les élèves de ces établissements ne devront obtenir ni bourses, ni exemptions du service militaire. Les sulpiciens ne devront plus enseigner dans aucun séminaire. L’important décret du 15 novembre 1811, relatif au régime de l’Université, ne se borne pas à interdire le plein exercice aux institutions libres et à exiger que leurs élèves suivent les classes des lycées ou des collèges partout où existe un de ces établissements. Il prescrit aussi que toutes les écoles secondaires consacrées à l’instruction des élèves se destinant à l’état ecclésiastique seront soumises entièrement à l’Université ; qu’il n’en sera conservé qu’une seule par département, que les autres seront fermées et que les élèves des écoles maintenues seront, eux aussi, conduits au lycée ou au collège pour y suivre leurs classes.

Nombre de prêtres, devenus suspects, sont, à partir de cette époque, arrêtés, enfermés à Fenestrelles ou dans d’autres prisons d’État, sans la moindre forme de procès. Dans les diocèses vacants, les chapitres sont plus que jamais sommés de reconnaître, comme administrateurs provisoires, les évêques désignés par l’empereur.

Nous arrivons ainsi au 27 mai 1812, où Napoléon donne l’ordre d’un nouveau coup de main contre la papauté : Pie VII est enlevé de Savone et conduit à Fontainebleau où il sera plus facile, pense-t-il, d’intimider le vieillard.

Pie VII arriva fort malade à Fontainebleau, où il dut garder le lit pendant plusieurs mois, en proie aux obsessions des cardinaux dévoués à l’empereur, qui lui montraient la nécessité d’une réconciliation. Tous les efforts des officieux étant restés vains, Napoléon, à son retour de Russie, résolut une suprême démarche.

Pendant cinq jours, l’empereur essaya de tous les moyens, supplications, prières, menaces, promesses, pour fléchir la résistance du pape et obtenir de lui la renonciation au pouvoir temporel.

Enfin, le 25 janvier 1813, Pie VII, en présence des cardinaux et évêques réunis à Fontainebleau, signa un nouveau concordat où il était stipulé que si l’institution canonique n’était point donnée par le pape aux archevêques et évêques nommés par l’empereur en France et en Italie dans les six mois de leur nomination, il serait procédé à cette institution par l’évêque ou l’archevêque métropolitain. En compensation du pouvoir temporel abandonné, Pie VII recevait l’ancienne résidence papale d’Avignon et une dotation considérable.

Satisfait de ces concessions, Napoléon rendit la liberté aux cardinaux noirs dont nous avons parlé plus haut, et l’on put croire la paix faite sur ces bases.

Mais, quelques semaines après, Pie VII rédigea une lettre de rétractation par laquelle il désavouait les articles du récent concordat… Cela n’empêcha pas l’empereur de le promulguer et de le déclarer obligatoire.

Voilà de nouveaux conflit en perspective. Mais les événements ont marché : Napoléon avait à lutter en 1814 contre l’Europe coalisée : il jugea le moment inopportun de reprendre par surcroît les hostilités contre le Saint-Siège et permit au pape de retourner à Rome. Pie VII partit aussitôt et entra à Bologne le jour même où les alliés pénétraient dans Paris (31 mars 1814).

Telles furent, brièvement résumées, les relations de Napoléon avec l’Église, la papauté et les congrégations.

Que sont, à côté des brutalités impériales, les timides efforts de la République pour mettre en échec la redoutable puissance ecclésiastique ?

fin de la campagne d’autriche — le traité de vienne.

Après cette longue mais indispensable parenthèse, il nous faut revenir à Schœnbrunn, où nous avons laissé Napoléon en train de préparer un nouveau passage du Danube.

Dans les premiers jours de juillet 1809, les préparatifs sont terminés : les 180 000 hommes de la grande armée vont pouvoir s’ébranler. La nuit du 4 au 5 juillet, les troupes françaises, trompant les Autrichiens par un simulacre de passage à Aspern, débouchent de l’île Lobau sur la rive nord et s’y établissent fortement. Toutefois une première attaque, dirigée par Masséna, échoue complètement et nous sommes repoussés.

Mais, le lendemain, s’engage la bataille de Wagram entre les deux armées à peu près égales en nombre : c’est trois cent mille hommes qui se rencontrent en un choc formidable.

Dès quatre heures du matin, l’archiduc Charles prend l’offensive ; mais il se heurte aux intrépides colonnes du maréchal Davoust qui, non content de repousser les assaillants, les met en déroute et les poursuit jusqu’à Neusiedel. Ainsi notre aile droite remportait un premier avantage.

L’aile gauche, au contraire, était singulièrement menacée par un mouvement tournant : seules la présence d’esprit de Napoléon et sa promptitude dans la décision purent sauver la situation. Il ordonna une véritable charge d’artillerie, qui, conduite par Macdonald, exécutée par Drouot et Lauriston, causa une effroyable panique dans les rangs autrichiens, il n’y eut plus alors qu’à achever la victoire des deux ailes par une marche vigoureuse du centre. Oudinot et Masséna s’ébranlèrent donc à leur tour et les positions de Wagram et d’Essling furent enlevées en un élan terrible. De tous côtés les Autrichiens étaient débordés et ne pouvaient plus songer qu’à la retraite.

Mais quelle tuerie ! Plus de vingt-cinq mille cadavres, de part et d’autre, jonchaient le champ de bataille.

À Paris, on fut en liesse et les théâtres eurent des manifestations enthousiastes : les patriotes d’alors hurlaient des chants de triomphe où ne se mêlait aucun regret pour les victimes. Est-ce que les gémissements des blessés pouvaient, à pareille distance, troubler la joie des spectateurs ?

Cependant, Napoléon ne songeait point à s’endormir sur ses lauriers. À peine prit-il le temps de lever sur les provinces conquises une contribution de deux cents millions que l’on courut à la poursuite de l’ennemi. L’archiduc Charles fut rejoint en Bohème et, le 11 juillet, à Zuaim, se reconnaissant incapable de soutenir la bataille, demanda un armistice. Il fut signé le 12 juillet et les négociations commencèrent aussitôt, qui aboutirent au traité de Vienne (13-14 octobre 1809).

Par ce traité, l’Autriche cédait à la France toutes ses provinces illyriennes, divers territoires à la Saxe et à la Bavière, les cercles de Zamosc et la Galicie occidentale au grand-duché de Pologne, les deux cercles Solkiew et de Zloczow à la Russie. La Russie se trouvait ainsi payée sans avoir pourtant, malgré les traités, pris part à la campagne : elle n’était intervenue que pour forcer la main à François, hésitant à signer la paix.

Il fut stipulé de plus que le contingent de l’armée autrichienne ne pourrait s’élever au delà de deux cent cinquante mille hommes et que la cour d’Autriche aurait à payer une contribution de guerre de 85 millions, sans préjudice des acomptes perçus sur celle de 200 millions frappée au lendemain de Wagram.

À ne considérer que les apparences, la puissance napoléonienne était alors à son apogée et jamais si vaste empire ne s’était constitué depuis Rome et Charlemagne.

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)

La France comptait alors 130 départements : de 1795 à 1811, l’étendue du territoire s’était presque doublée par les augmentations successives dues aux traités de Bâle, Campo-Formio, Lunéville, Presbourg, Tilsitt et Vienne. Non seulement la France avait atteint ses limites naturelles, mais, de toutes parts, elle débordait hors de ses frontières, au delà des Alpes et du Rhin, une partie de l’Italie, la Hollande, les bouches du Weser et de l’Elbe lui appartenaient. Tous ces pays formaient 42 départements. C’étaient, au Nord : la Sarre (Trèves), le Mont-Tonnerre (Mayence), le Rhin-et-Moselle (Coblentz), la Roer (Aix-la-Chapelle), les Forêts (Luxembourg), Sambre-et-Meuse (Namur), l’Ourche (Liège), la Meuse-Inférieure (Maestricht), Jemmapes (Mons), la Lys (Bruges), l’Escaut (Gand), Le Dyle (Bruxelles), les Deux-Nèthes (Anvers), les Bouches-de-l’Escaut (Middelbourg), les Bouches-du-Rhin (Bois-le-Duc), les Bouches-de-la-Meuse (La Haye), le Zuiderzee (Amsterdam), l’Yssel-Supérieure (Arnheim), les Bouches-de-l’Yssel (Zwolle), le Frise (Leeuwarden), l’Ems-Occidentale (Groningue), l’Ems-Orientale (Aurich), La Lippe (Munster), l’Ems-Supérieure (Osnabruck), les Bouches-du-Weser (Brême), les Bouches-de-l’Elbe (Hambourg). À l’est et au midi : le Léman (Genève), le Simplon (Sion), la Doire (Suse), la Sesia (Verceil), le Pô (Turin), Marengo (Alexandrie), le Stura (Coni), Montenotte (Savone), Gênes (Gênes), les Apennins (Chiavari), le Taro (Parme), l’Arno (Florence), la Méditerranée (Livourne), l’Ombronne (Sienne), Trasimène (Spolète), Rome (Rome).

Ce n’est pas tout : l’Italie, bien que formant de nom un État séparé, avait pour roi Napoléon, pour vice-roi Eugène de Beauharnais qui résidait à Milan. Ce royaume comprenait 24 départements.

Nommons maintenant les États où régnaient des parents ou alliés à l’empereur : l’Espagne, où régnait son frère Joseph ; Naples, qui appartenait à son beau-frère Murat ; Lucques et Piombino, à sa sœur Elisa ; Guastalla, à son autre sœur Pauline Borghèse.

La République helvétique était soumise à la médiation de l’empereur. La Confédération du Rhin, placée sous son protectorat et dont le grand-duc de Francfort était le président sous le titre de prince Primat, comprenait vingt et un États, parmi lesquels quatre royaumes : la Westphalie, par la Hesse-Cassel et une partie du Hanovre, avec Cassel pour capitale, appartenant à Jérôme Bonaparte, le plus jeune des frères de Napoléon : la Bavière, formée de la Haute-Autriche et du Tyrol ; le Wurtemberg, augmenté des possessions autrichiennes de la Souabe ; le royaume de Saxe dont le souverain avait reçu le grand-duché de Varsovie formé des possessions enlevées à la Prusse en Pologne auxquelles on avait ajouté une partie de la Galicie après le traité de Vienne. La Confédération du Rhin comprenait encore le grand-duché de Bade, le grand-duché de Berg et de Clèves, le grand-duché de Hesse-Darmstadt, le grand-duché de Wurtzbourg, etc., etc…

Parmi les États dépendant de Napoléon, citons encore la ville libre de Dantzig, à l’embouchure de la Vistule. Le Danemark depuis 1807, la Suède depuis 1810, étaient au nombre des alliés de l’empereur.

Jetez, je vous prie, les yeux sur une carte d’Europe : vous resterez stupéfaits de l’invraisemblable étendue d’un pareil empire que rien, semblait-il, ne devait pouvoir ébranler.

Mais la puissance impériale était sourdement minée par la surexcitation quasi générale du sentiment national. Le temps était loin où les peuples acueillaient nos armées comme des libératrices, nos victoires comme des triomphes de la Révolution sur les dynasties. Stops à Schœnbrunn tenta de porter, avec son poignard, un éloquent avertissement à l’orgueilleux conquérant.

C’était un jeune homme de dix-huit ans, vêtu d’un costume moitié civil, moitié militaire qui, pendant une revue, essaya à plusieurs reprises d’approcher l’empereur ; son obstination éveilla les soupçons du général Rapp, qui le fit arrêter et fouiller. On trouva sur lui un couteau de cuisine long et effilé.

Napoléon voulut en personne interroger Stops qui ne dissimula point son projet : frapper le tyran.

« — Quels motifs vous poussaient à pareil acte ? interrogea l’empereur

— Affranchir l’Allemagne, » riposta le jeune homme.

Stops fut emprisonné, soumis à la torture et fusillé. Son dernier cri fut : « Vivent la liberté et l’Allemagne ! » Ce cri devait avoir une terrible répercussion : il allait éveiller dans l’Europe entière toutes les énergies bientôt liguées en une formidable coalition.