Aller au contenu

Histoire universelle/Tome IV/VI

La bibliothèque libre.
Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 63-88).

LOUIS xiv ET SON SIÈCLE

Louis XIV a régné soixante-douze ans (1643-1715) étant monté sur le trône vers l’âge de cinq ans et étant mort presque octogénaire. Cette longue période est l’une de celles qui ont provoqué le plus grand amoncellement de documents. Un grand nombre de ces documents ne sont que des commérages et d’autres reflètent un fanatisme politique équivoque, émanant de partisans ou d’adversaires également passionnés de l’absolutisme royal ; si bien qu’au lieu d’éclairer le personnage du roi et les péripéties du règne par l’effort d’une impartiale critique, on les a défigurés en les ramenant à quelques notions simplistes.

i

Louis XIV n’entra point de plein pied dans son rôle car, doué d’un tempérament vigoureux mais dépourvu de personnalité, il dut se forger à lui-même une mentalité et une discipline. Il le fit de la manière qui se pouvait c’est-à-dire en conformité avec les circonstances et avec les aspirations de la nation ; mais bientôt le sentiment exacerbé de l’importance de sa fonction et du caractère de son pouvoir le conduisit à franchir les mesures qu’il s’était imposées et, des événements malheureux aidant, ce pilote remarquable devint l’organisateur d’un naufrage.

Son enfance s’était écoulée entre sa mère, la reine régente Anne d’Autriche veuve de Louis XIII et le premier ministre, le cardinal Mazarin lié à la reine par un fidèle attachement et sans doute par un mariage clandestin. Autour de ce trio, tout de suite, l’émeute avait éclaté longuement entretenue par la trahison. À peine s’apaisait-elle que la révolution abattait la monarchie voisine et faisait périr sur l’échafaud le roi Charles Ier d’Angleterre. Ce furent là pour le jeune Louis XIV de fortes « leçons de choses ». Il n’y avait en lui à cette époque rien d’altier ni de brillant mais quelque chose de positif et de conscient. En face de grands devoirs à remplir, il éprouvait la crainte de n’être pas à la hauteur de ses responsabilités. De là une attitude réservée, timide et pourtant volontaire, l’habitude d’écouter, d’observer, d’enregistrer, de réfléchir. Proclamé majeur dès 1651 selon la coutume monarchique, il se garda bien d’user trop vite de son autorité et de se priver de la précieuse guidance de Mazarin. Le cardinal conserva ses fonctions jusqu’à sa mort (1661)[1]. Alors seulement Louis XIV fit connaître son intention de ne point remplacer le défunt et de concentrer en ses propres mains la direction des affaires publiques. À la cour une telle résolution provoqua des sourires. Le roi avait vingt-deux ans et se montrait fort occupé de mondanités et enclin aux aventures romanesques. Quelle apparence y avait-il qu’il trouvât le temps de remplir une pareille tâche en admettant qu’il possédât les capacités nécessaires. Mais le peuple — le quatrième État — approuva et prit confiance.

Les Français avaient passé depuis cent cinquante ans par d’amères déceptions concernant les rouages de leur activité collective. Les unes après les autres, leurs institutions s’étaient révélées impuissantes à leur assurer l’ordre et la paix. Depuis longtemps on avait dû renoncer à faire des États-généraux une assemblée régulière de contrôle mais ils apparaissaient encore comme un remède suprême et efficace dans les crises de la vie nationale. Après l’expérience de 1614 pouvait-on continuer de les envisager tels ? Plus récemment les troubles de la « fronde » avaient mis en relief la corruption et l’inconscience de la noblesse. Ces troubles, dégagés des anecdotes qui les enluminent ne sont que la répétition de tant de mouvements révolutionnaires par lesquels les « sans-patrie » de l’aristocratie avaient naguère risqué de démembrer la France pour satisfaire leurs appétits personnels. Nous avons vu, pendant la guerre de cent ans, leurs ancêtres « se tourner anglais » avec une désinvolture frisant le cynisme. Pendant les guerres de religion de pareilles volte-faces s’étaient souvent opérées sous le masque des scrupules de conscience. Sous Henri IV les ducs de Bouillon, de Mayence, d’Épernon et surtout le maréchal de Biron avaient entretenu ces regrettables traditions. Si Richelieu, par la sévérité de châtiments exemplaires, avait ensuite réussi à y mettre un terme, il était certain que l’avènement d’un roi-enfant et la longue régence d’une princesse étrangère inciteraient les sans-patrie à renouveler leurs coupables entreprises. Effectivement on les vit s’allier aux Espagnols et aux Allemands, leur ouvrir les frontières, leur livrer des places fortes. Le duc de la Rochefoucauld en Poitou, le duc de Bouillon en Limousin, la duchesse de Longueville en Normandie, le comte d’Alais en Provence, le duc de Rohan en Anjou et bien d’autres avec eux se démenèrent pour organiser la rébellion tandis que le prince de Condé aidait l’archiduc Léopold à pénétrer en Picardie et que Turenne lui-même s’oubliait jusqu’à coopérer avec les troupes ennemies. Parmis ces révoltés, beaucoup étaient braves et certains avaient l’étoffe de grands capitaines. Tout à l’aube du règne, Condé n’avait-il pas remporté à Rocroi une victoire illustre sur ces mêmes Espagnols au profit desquels il devait trahir la France ? Le reproche fait à Louis XIV de n’avoir pas choisi ses collaborateurs parmi une telle aristocratie n’est donc pas recevable. Il appela les meilleurs au service militaire et domestiqua le reste. Leur platitude à remplir les charges de cour allait prouver qu’ils n’étaient pas dignes d’autre chose.

La bourgeoisie riche et cultivée qui s’était affermie sous les règnes précédents avait pour institution représentative de son esprit et de ses aspirations les Parlements. En 1643 il y en avait dix : Paris, Toulouse, Grenoble, Aix, Bordeaux, Dijon, Rouen, Rennes, Pau et Metz auxquels s’ajouteraient par la suite Tournai et Besançon. Le Parlement de Paris était tout un monde : conseillers, avocats, notaires, procureurs… cela ne représentait pas moins de quarante mille personnes relevant à titres divers d’une assemblée mêlée par ailleurs à une foule d’intérêts et étendant sa juridiction sur un vaste territoire. En rendant les charges vénales, François Ier avait introduit au sein des parlements un principe de corruption et d’amoindrissement mais la faculté laissée ensuite aux titulaires d’assurer l’hérédité de leurs charges en acquittant le fameux impôt dit de la paulette avait permis la constitution d’une magistrature un peu fermée, étroite et orgueilleuse mais affinée et attachée à ses fonctions. Seulement les dites fonctions semblaient mal définies. Le Parlement n’était-il qu’une Cour de justice ? « Le devoir d’enregistrer les ordonnances royales paraissait lui donner le droit de les discuter ». Il avait obtenu d’ailleurs celui d’adresser au souverain des « remontrances » et pouvait aller jusqu’au refus d’enregistrement, obligeant le roi à l’y contraindre par la tenue d’un « lit de justice », procédé irritant et solennel dont la royauté n’aurait pu abuser sans inconvénients. La carence des États-généraux devait du reste inciter les Parlements à substituer leur contrôle à celui de cette assemblée. Il avait été « dans l’esprit du moyen-âge de confondre le pouvoir judiciaire avec le pouvoir législatif ». Les Parlements en 1643 étaient enclins à cette confusion. Toutes ces causes réunies les portèrent à intervenir dans les troubles de la Fronde et, au début, à s’allier aux ducs et aux princes qui dirigeaient le mouvement. Il s’agissait premièrement d’obtenir d’Anne d’Autriche le renvoi du cardinal Mazarin. On mit en avant la défense des droits du peuple. Mais le peuple s’aperçut bientôt que les riches bourgeois parlementaires n’entendaient pas se sacrifier pour lui. Lorsqu’il fut question d’établir la « taxe des aisés » sorte d’impôt sur les revenus des possédants, l’opposition du Parlement s’affirma avec un égoïsme énergique. D’autre part les desseins des aristocrates apparurent ; à l’idée d’une entente avec l’étranger le patriotisme très réel de la bourgeoisie se rebella et la coalition se rompit. Le prestige des parlementaires n’en demeura pas moins ébréché et leur éphémère popularité s’évanouit.

Tout contribuait ainsi à faire place nette devant l’autorité de Louis XIV. Lorsque, en 1655, par une initiative fameuse, il entra au Parlement de Paris en habit de chasse et signifia d’un ton de maître à ses membres qu’ils eussent à se renfermer désormais dans leurs attributions définies, il ne froissa que les intéressés. On n’attendait pas davantage de lui qu’il cherchât à s’appuyer sur les assemblées provinciales qui subsistaient encore en Languedoc, en Provence, en Bourgogne, en Bretagne, en Dauphiné, en Normandie, en Auvergne. Elles étaient disparates, parfois fictives, presque toujours sans horizons et adonnées à des querelles locales. L’unité du royaume qu’avaient ébranlée tant d’événements successifs, n’était pas telle qu’on pût sans danger recourir à une décentralisation accentuée.

Dès que le cardinal Mazarin fut mort, le roi se mit à la besogne avec une ardeur contenue et réglée que vint doubler la plus étonnante persévérance. On était en 1661 et jusqu’à sa propre mort, il allait, cinquante années durant, tenir d’une main ferme les rênes qu’il venait de rassembler. Les « aides » auxquelles il recourut furent simples et pratiques. Il y eut d’abord le « conseil du roi » composé de quatre ou cinq personnes seulement et si stable qu’en un demi-siècle on n’y relève que dix-sept noms. Ce conseil s’assemblait pour le moins trois fois par semaine. On entendait le rapporteur de chaque sujet à l’ordre du jour exposer les faits et ses conclusions lesquelles étaient ensuite discutées. Le roi écoutait et concluait en formulant sa décision.

Le Conseil des dépêches un peu plus nombreux car il comprenait les secrétaires d’État réglait toutes les questions d’administration intérieure. Puis venait le Conseil des finances qui s’assemblait deux fois par semaine et enfin le Conseil privé chargé de trancher les conflits entre les divers services de l’État. Celui-là était rarement présidé par le roi mais plutôt par le chancelier qui ensuite rendait compte au roi. Il se composait de trente conseillers d’État chargés de juger les affaires et d’environ quatre vingts « maîtres des requêtes » qui avaient à les instruire. Ce corps formait la pépinière des Intendants, sortes de préfets à pouvoirs étendus chargés de l’administration provinciale. Les intendants étaient d’ancienne date. Contrairement à ce que l’on croit, Richelieu s’était borné à augmenter leur nombre et leurs attributions. En face du gouverneur de la province aux pouvoirs désormais réduits et dont le rôle devint tout de parade[2], l’intendant eut en mains la totalité de l’administration. Généralement jeune, de naissance obscure, étranger à la province et toujours révocable, sa mission consistait à renseigner le gouvernement royal sur les choses et les gens et à exécuter religieusement les instructions qu’il en recevait. Un tel rôle condamnait l’intendant à l’impopularité. Tous les mécontents devaient naturellement le rendre responsable et faire converger sur lui leurs rancunes. Il ne s’ensuit pas qu’il les méritât. Il était lui-même trop surveillé pour pouvoir se livrer durablement à la concussion ou se permettre de trahir la confiance du roi.

ii

Tel est le mécanisme dont, un siècle durant, sans arrêt ni défaillance, Louis xiv se servit pour gouverner. Ce qui n’est pas croyable c’est qu’il ait entrevu pour son fils la possibilité d’en faire usage après lui. Ce fils qu’on appelait le grand dauphin, le seul qui ait vécu de ses enfants légitimes, était au dessous du médiocre. Il ne mourut qu’en 1711 âgé de cinquante ans. C’est donc bien à lui que songeait Louis xiv en rédigeant pour guider son successeur ces Mémoires au contenu desquels on n’a pas assez pris garde car ils aident puissamment à concevoir l’évolution subie par l’esprit du roi. On pense tout expliquer en disant de celui-ci qu’il fut orgueilleux mais son orgueil ne fut ni d’un tyran ni d’un césar. Après avoir mis sa gloire à être pour l’État le modèle des administrateurs, lui sacrifiant toutes choses (ce qui était déjà la formule de Richelieu), il en devint en quelque sorte le grand prêtre, l’identifiant à sa personne mais se sacrifiant lui-même au culte de cette nouvelle idole : étrange religion dont nous retrouverons le principe chez les Jacobins de 1793 en sorte qu’il est permis, si paradoxal que cela puisse paraître, de voir en Louis xiv le fondateur du jacobinisme moderne c’est-à-dire de la doctrine d’après laquelle l’absolu serait la norme des sociétés humaines — la logique et l’unité, les bases de leur prospérité et de leur bon fonctionnement.

Ceci admis, tout s’éclaire sans pour cela se justifier : coups de force et bravades, faveurs et disgrâces, dilapidations, intolérance, arbitraire, persécutions… tout cela si peu en rapport avec la nature privée de Louis XIV. En lui, jusqu’au bout, le dualisme, une fois établi, se perpétue. Il y a d’un côté l’homme privé, celui qui, dépourvu de préjugés, a voulu à vingt ans se fiancer à Marie Mancini et qui, à quarante neuf ans, épouse madame Scarron[3], celui de qui la générosité excessive a obligé beaucoup d’ingrats et qui s’est contraint sans révolte à d’insupportables corvées — et puis, de l’autre côté, le grand prêtre sévère et distant, immolant sans pitié à la Raison d’État des victimes innocentes, s’entourant d’une pompe dont la vaine solennité versait volontiers dans le ridicule et défiant parfois le bon sens par l’audace de ses prétentions. L’étonnant est que ces deux personnages aient pu cohabiter dans le même corps — ce corps malmené et affaibli par la sottise de quatre médecins dignes de Molière — sans jamais se confondre et sans presque empiéter l’un sur l’autre.

Rien n’est plus instructif à suivre que la politique religieuse de Louis XIV. Les rois de France semblaient avoir pour traditions, tout en se proclamant « fils aînés de l’Église », de lui résister chaque fois que le Saint-siège marquait une intention d’offensive dans le domaine temporel. Même Saint Louis n’y avait pas manqué, s’appliquant à établir entre sa conscience de roi laïque et sa conscience de pieux chrétien un équilibre méritoire. Rien de pareil chez Louis XIV. L’Église dont il se dit fils aîné ne possède à Rome qu’un vicariat. Son vrai siège est dans le ciel et le roi prétend s’entendre directement avec Dieu dont il est également le délégué. Il abandonne au pape le domaine du dogme en général mais c’est de lui-même que relève, en France, l’organisation ecclésiastique. Il la veut unitaire, présentant une belle harmonie, une noble ordonnance comme celles des colonnades qu’il affectionne et des jardins disciplinés qui charment ses regards. C’est là ce qui dicte sa conduite dans l’affaire des « libertés de l’Église gallicane » et dans celle bien autrement grave de la révocation de l’édit de Nantes.

De ces libertés on disputait depuis longtemps. Libertés à l’égard du pape, elles consistaient principalement en servitudes à l’égard du roi. Ce n’est pas là du reste ce qui intéressait Louis XIV. Il ne tenait pas à la servitude car il y avait en lui un fonds de tolérance individuelle assez prononcé mais il tenait à l’uniformité. Qu’une partie de ses sujets — et non des moindres, le clergé — eût à prendre un point d’appui hors du royaume et en marge de sa propre autorité lui paraissait contraire à la logique et à l’ordre. Dès 1662 il saisit les occasions de chercher noise au Saint-siège. Des incidents successifs conduisirent enfin à la fameuse Déclaration de 1682 rédigée par Bossuet un peu malgré lui et qui posait nettement les bases d’un schisme prochain[4]. Le Parlement s’empressa de l’endosser. Le conflit passa bientôt à l’état aigu. En 1688 trente cinq églises cathédrales se trouvèrent sans pasteurs, le roi ne désignant que des signataires de la Déclaration auxquels non moins obstinément le pape refusait l’institution canonique. En 1693 Louis XIV se sentit dans l’obligation de faire des concessions. Il s’y résigna malaisément et dans la forme la plus discrète possible. Mais il ne renonça pas pour cela aux principes qui avaient provoqué la controverse.

Dans l’intervalle était intervenue la révocation de l’édit de Nantes (1685) : Tout a été dit sur cette mesure, l’une des pires qu’un chef d’État put prendre. Car si sous le gouvernement de Richelieu, le protestantisme, parti politique puissant et turbulent, avait été un danger, l’aventure de la Rochelle s’était terminée de telle sorte qu’un tel danger n’existait plus. Les douze cent mille protestants de France comptaient désormais parmi les plus fidèles sujets du roi et les plus travailleurs. Ils représentaient environ le douzième de la population générale. Répartis principalement en Languedoc, en Dauphiné, en Saintonge et en Normandie, ils s’adonnaient pour la plupart à l’industrie, au commerce ou à l’agriculture. Sous Mazarin ils avaient joui d’une complète liberté. Le cardinal les appréciait grandement et en 1652 Louis XIV avait solennellement confirmé leurs privilèges. Mais bientôt le roi commença d’être harcelé par les supplications du clergé. Les évêques dont beaucoup pourtant n’étaient rien moins que dévots et plusieurs à peine croyants le prirent par son côté faible : unifier. Point de vraie grandeur, point de majesté complète sans l’unité. Une persécution d’abord procédurière, bientôt violente commença qui devait s’accentuer jusqu’aux ignobles dragonnades. Un moment la discussion publique s’intronisa ; le roi la favorisait. Allait-on donc constituer une Église gallicane unique, pendant de l’anglicane ?… il est presque certain que Louis XIV y songea et le désira. Pour beaucoup de raisons c’était une utopie.

Dès lors, la violence l’emporta. L’approche de la révocation avait déjà provoqué l’exode d’environ dix mille familles. L’année 1685 vit s’expatrier cent mille français et les années suivantes au total trois cent mille autres. L’illustre Vauban, appréciant les choses du point de vue des forces nationales, y vit « la sortie de soixante millions, la ruine du commerce, les flottes ennemies grossies de neuf mille matelots, les meilleurs du royaume, leurs armées de six cents officiers et de douze mille soldats plus aguerris que les leurs. »

Ainsi l’idole unitaire avait reçu son tribut. Au pied de sa sottise dorée, on devait encore apporter des victimes, les pauvres jansénistes[5] si peu inquiétants pour la paix publique. On s’acheminait ainsi vers cet idéal qu’il n’y eut point dans l’État « d’autorité qui ne se fasse honneur de tenir du roi son origine et son caractère ». Ces mots Louis XIV les écrivit dans ses Mémoires à l’usage de son fils. Par quelle aberration en arrivait-il à concevoir qu’un mécanisme basé sur un tel principe pût jamais jouer entre les mains d’un être sur l’incurable incapacité de qui il ne se faisait d’ailleurs aucune illusion ?

iii

Pour faire utilement des guerres de conquêtes, il faut posséder une armée solide, de bonnes finances, une diplomatie apte à préparer et à conclure les conflits, être en outre appuyé par quelque enthousiasme populaire, poursuivre enfin une politique précise avec des buts déterminés et tangibles.

L’armée française avait commencé d’être réorganisée sous Richelieu mais c’est à Le Tellier, à Louvois, à Vauban que furent dues les réformes importantes. Jusqu’alors l’officier achetait son grade puis mettait en mouvement des sergents recruteurs auxquels il payait une prime par homme enrôlé, l’enrôlement s’opérant d’ailleurs par n’importe quel procédé, licite ou non. Il arrivait fréquemment que l’homme signât son engagement ayant été mis en état d’ivresse et sans savoir ce qu’il faisait. Les compagnies et les régiments ainsi formés n’étaient jamais au complet. On les complétait fictivement pour les revues. Les états de service indiquaient de faux effectifs. Les officiers empochaient la solde de soldats inexistants qu’ils portaient ensuite comme tués au feu afin de se faire un titre de la bravoure de leurs troupes. Quant à l’artillerie, elle revêtait l’aspect d’une sorte d’entreprise à forfait : on traitait pour un certain nombre de batteries qui, une fois montées, devaient être servies par des fantassins. Louvois mit fin aux abus. Un « ordre de tableau » fut institué, tenant compte de l’ancienneté et du mérite. On créa des « compagnies de cadets » vraies pépinières d’officiers de métier. Le contrôle, les approvisionnements furent organisés de façon régulière, les dépôts et les arsenaux bien entretenus et fournis. Le mousquet et la pique, armes de l’infanterie furent remplacés par le fusil — et l’épée par le sabre de cavalerie. Plus tard Vauban inventa la baïonnette. Ce fut lui aussi qui créa le corps du génie et rénova l’art des fortifications. Les effectifs furent de cent mille hommes de troupes de garnison et cent vingt-deux mille de troupes de marche parmi lesquels trente mille étrangers à la solde de la France.

Tandis que ces grands initiateurs intronisés par Mazarin se vouaient à la réforme militaire, Colbert également désigné par lui entreprenait la restauration des finances et de la prospérité publique. En 1642 les dépenses annuelles de l’État s’étaient montées à environ cinq cent cinquante millions de notre monnaie. Deux ans plus tard, elles atteignaient huit cents millions. Pour faire face au déficit croissant, le gouvernement pratiquait le système des « anticipations » et se faisait faire, au taux de quinze pour cent, des avances par des financiers qui édifiaient ainsi de colossales fortunes au milieu de la misère générale. D’autre part bien des dépenses étaient couvertes par les «  ordonnances au comptant » qui échappaient au contrôle de la Cour des comptes. Colbert intervint dans tous les domaines à la fois, comprenant fort bien qu’agriculture, commerce, marine, industrie se trouvaient en liaison avec la remise en état des finances. Il fournit un labeur incroyable, commit passablement d’erreurs mais réussit néanmoins par son zèle et son activité à donner un essor inespéré à la production sous toutes ses formes.

La diplomatie fonctionnait à l’instar du gouvernement des provinces c’est-à-dire qu’aux côtés de grands seigneurs chargés d’éblouir les cours étrangères par leur faste, il y avait des agents d’origine plus modeste que n’embarrassaient point des suites nombreuses et chamarrées mais qui, avisés, méfiants, curieux et retors, excellaient à introduire dans les traités de la « matière à chicane » ou d’utiles obscurités. Cette diplomatie malheureusement coûtait fort cher, moins par la dépense personnelle des ambassadeurs et envoyés que par la corruption dont elle se faisait un auxiliaire habituel. Louis XIV ne se ruina pas tant par ses constructions ni même par ses guerres que par les innombrables dons et pensions dont il gratifia des Français souvent peu dignes de les recevoir et incapables de les utiliser pour le bien public — et par les incessants subsides qu’il versa entre les mains d’étrangers prêts à le trahir dès que la manne cesserait d’y tomber. On disait notamment des princes allemands que les petits étaient toujours prêts à lui tendre la bourse et les grands, le chapeau.

S’il est exagéré de prétendre qu’il y ait eu en France pendant toute la durée du xviime siècle comme l’a écrit L. Bertrand « un cheminement pour ainsi dire ininterrompu de l’idée impérialiste », on ne peut nier qu’un courant chauvin ne se soit manifesté au temps de l’adolescence de Louis XIV mais ce n’était point là du véritable impérialisme. Aussi bien l’impérialisme français (pour autant que l’on entend par là une ambition continue d’agrandissement territorial) n’a jamais été qu’une plante éphémère et fantaisiste. Si à ce moment la guerre fut populaire, c’est principalement qu’elle était dirigée contre l’Espagne. La haine envers les Espagnols se maintenait vivace en France. Elle tenait peut-être son origine de la captivité de François Ier à Madrid, affront jamais pardonné. Elle avait sûrement été entretenue par la morgue insupportable de la cour d’Espagne et de ses envoyés, par les intrigues perpétuelles du gouvernement de Madrid, son esprit d’intolérance, son ingérence indiscrète dans les affaires françaises.

Certes en 1667 la puissance espagnole était singulièrement réduite. Depuis la mort de Philippe II (1598) elle n’avait cessé de décroître. L’avorton rachitique et scrofuleux qui, sous le nom de Charles II venait d’hériter du trône ne semblait devoir l’occuper que quelques mois. Nul ne prévoyait qu’il dût se maintenir trente cinq ans (1665-1700) tenant ainsi en suspens sur l’Europe le problème angoissant de sa succession. De ce problème la France ne pouvait se désintéresser. Charles II n’avait pour héritiers que les enfants de ses deux demi-sœurs mariées l’aînée à Louis XIV, la cadette à l’empereur allemand Léopold Ier. Pouvait-on permettre qu’une seconde fois l’Espagne se trouvât liée à l’Allemagne impériale ? Que de malheurs cette union, réalisée sous Charles-Quint, n’avait-elle pas causés ? Si désorganisée que fut la monarchie espagnole, ne continuait-elle pas d’ailleurs de détenir la Belgique, la Franche-comté, une partie de l’Italie sans parler des vastes domaines transatlantiques qui mal administrés, représentaient néanmoins une grande force éventuelle ? Ainsi, belliqueux ou non, Louis XIV était dans l’obligation de guerroyer contre elle. Il lui fallait de toute nécessité assurer la frontière française du nord, réannexer la Franche-comté et empêcher une dynastie allemande de s’implanter à Madrid. Le traité dit des Pyrénées signé par Mazarin en 1659 n’avait été qu’une trêve pour permettre à la France de se refaire mais l’habile et prévoyant ministre qui l’avait négocié avait par ailleurs ménagé à Louis XIV une situation européenne des plus avantageuses en faisant de lui le protecteur attitré des petites nations et de son trône, comme la pierre angulaire de cet équilibre international dont la paix de Westphalie avait posé les premières assises.

Cette situation se trouva rapidement retournée. De protecteur on vit que le roi de France se préparait à devenir oppresseur. Bientôt au lieu de présider des coalitions défensives comme cette « alliance du Rhin », ligue des princes allemands ingénieusement érigée en 1658 et qui servait de contrepoids à l’empire, Louis XIV vit se lever devant lui des coalitions hostiles et guerrières. En s’attaquant à la Hollande (1672), il commit la faute qui devait plus tard conduire Napoléon en Russie. Ce fut là une entreprise de potentat orgueilleux. Les intérêts français y étaient diamétralement opposés. La confiance et l’amitié du peuple hollandais, rival commercial des Anglais et ennemi territorial des Espagnols, importaient à la France plus que le concours de n’importe quel autre peuple. Mais républicain et protestant, celui-là aux regards d’un monarque absolu avait encore le défaut d’une certaine fierté et indépendance de langage. Louis XIV pensa donner à ces « gens de peu » une efficace leçon. Eux rompant les digues, mirent leur pays sous l’eau. Les Français durent se replier. Lorsqu’après six ans d’une lutte qui s’était rapidement généralisée, fut conclue la paix de Nimègue (1678) la Franche-comté se trouvait enfin réunie à la France mais celle-ci avait perdu les sympathies précieuses dont si longtemps elle avait joui en plusieurs pays d’Europe. De nouvelles coalitions étaient prêtes à se nouer contre elle et ce ne seraient pas, assurément, la saisie du Luxembourg, le bombardement de Gênes ou l’abominable dévastation du Palatinat qui lui ramèneraient la confiance des nations. À Ryswick en 1697, Louis XIV traita en demi-vaincu ; il dut évacuer la Lorraine et reconnaître la royauté anglaise de ce Guillaume d’Orange dont il avait su se faire un ennemi personnel et acharné.

Mais déjà un nouvel orage menaçait. Charles II d’Espagne approchait du terme de sa misérable existence et le péril qui avait dominé tout le règne de Louis XIV n’était point écarté ; il s’affirmait plus redoutable que jamais. Le roi commença par manœuvrer au mieux d’une situation fort difficile. À Madrid les intrigues allemandes trop accentuées lui facilitèrent la voie. Le roi d’Espagne avant de mourir se décida à reconnaître pour son héritier le jeune duc d’Anjou, second fils du dauphin de France. Louis XIV accepta le testament et le nouveau monarque qui allait être Philippe V d’Espagne partit pour Madrid. La coalition anti-française pourtant ne se reforma pas tout de suite mais Louis XIV par une offense maladroite à l’Angleterre précipita les choses. Dix ans de guerre allaient suivre (1703-1713) durant lesquels le roi pourrait méditer à loisir sur l’isolement auquel il s’était lui-même condamné par tant d’amour-propres inutilement froissés, d’intérêts lésés, de consciences opprimées… Après des revers indéfinis, la victoire inespérée de Denain (1712) permit d’ouvrir dans des conditions plus favorables des négociations dont l’Europe entière éprouvait le besoin. Tout un ensemble de traités furent signés à Utrecht (1713) et à Rastadt (1714). Philippe V et sa dynastie étaient reconnus. En échange l’Espagne abandonnait à l’empereur le royaume de Naples, le Milanais, la Sardaigne et la Belgique. Le duc de Savoie recevait la Sicile[6] et le titre de roi. L’électeur de Brandebourg devenait roi de Prusse. L’Angleterre s’installait à Gibraltar et la France lui cédait ses nouveaux établissements de l’Acadie et de la baie d’Hudson. Après la paix de Westphalie, celle d’Utrecht est la plus importante dans l’histoire de la formation de l’Europe moderne. Elle en dessina la figure géographique ; la précédente en avait posé le principe politique.

Louis XIV maintenant n’avait plus qu’à mourir. Il disparut avec la dignité qui ne l’avait jamais abandonné. Il laissait la France endettée, misérable et sans espoir de régénération prochaine. En un an le vide s’était fait autour de lui. La mort du dauphin n’avait point été une perte pour le pays mais celle du nouvel héritier, le duc de Bourgogne, prenait l’aspect d’une calamité. Vers ce prince que Fénelon avait sagement élevé, l’espoir de la nation s’était tourné. Sa femme digne de lui périt la même semaine de la même maladie et leur fils aussitôt après. Il n’allait plus rester que l’enfant qui devait être le triste Louis XV et, pour exercer la régence, son cousin l’insouciant et frivole duc d’Orléans.

Heureusement l’héritage de Louis XIV se composait pour une large part de biens immatériels qu’il avait su faire fructifier.

iv

L’emblème solaire convenait à la France d’alors parce que son génie rayonnait véritablement à la façon d’un astre lumineux. Or ce rayonnement avait été organisé non pas, bien entendu à l’aide d’éléments artificiels — tâche impossible — mais en groupant et en encadrant de façon à produire un résultat collectif les éléments individuels fournis par une époque privilégiée. Comment de telles époques surgissent-elles sur la route des peuples ? D’où naissent les élans de l’intelligence et de l’imagination créatrice qui s’y manifestent ? Quelle loi préside à ces poussées brillantes de l’esprit humain ? On a tenté de les expliquer tantôt par l’action positive d’événements favorables tantôt négativement par la réaction consécutive à telles désillusions de la conscience publique ou à tels excès de la pensée générale. Il peut y avoir de l’un et de l’autre mais l’histoire nous documente à cet égard de façon trop contradictoire pour que l’on prétende tirer de ses enseignements une règle précise.

Considérons certains événements qui coïncident — ou presque — avec la naissance de Louis XIV. Corneille écrit le Cid et Polyeucte ; Descartes donne le Discours de la méthode. Milton prépare le Paradis perdu. Rubens, Galilée, Van Dyck, Lope de Vega disparaissent tandis que Leibnitz et Newton viennent au monde. Murillo se fixe à Séville ; Mansart commence d’édifier le Val-de-grâce ; Rembrandt peint la « ronde de nuit » et Velasquez la « forge de Vulcain ». Voilà beaucoup d’effluves de radium mental qui sont en mouvement et ne se concentrent ni dans un pays ni autour d’une école. Ainsi l’heure est pleine non seulement de promesses mais de réalités déjà magnifiques. Lorsque, vingt ans plus tard, Louis XIV inaugure son règne personnel, une équipe se tient autour de lui dont Racine, Boileau, Molière, Lafontaine sont les chefs. Bientôt vont s’affirmer Bossuet, Malebranche, La Rochefoucauld, La Bruyère, madame de Sévigné quelle variété de germes et de talents ! Du moins il y paraît. En fait, cette génération témoigne d’une remarquable unité. Elle est en rapports étroits avec les édifices de Mansart et les jardins de Le Nôtre. Chaque manifestation, qu’elle soit artistique ou littéraire, est imprégnée de caractères similaires. On perçoit partout la même aspiration vers la pensée claire et la forme châtiée, le même souci d’ordre équilibré, le même besoin d’agir sur autrui et d’en être compris. Cela est très français ; sans doute ce n’est pas toute la France mais c’est partie essentielle de son génie. Des quatre éléments qu’on y distingue et qui correspondent curieusement aux périodes historiques, deux sont absents. Le rêve mélancolique des Celtes est momentanément oublié, le romantisme empanaché des Valois est comme tenu à distance mais les deux autres sont là ; d’une part le vieux bon sens capétien, de l’autre la tendance indéracinable aux belles ordonnances romaines.

Ce sont celles-là qui dominent et on en fait l’application au langage avec bien plus de succès — parce qu’avec bien plus de sève et d’indépendance — qu’aux temps gallo-romains. La rhétorique d’alors ne fournissait guère qu’une formule anguleuse. Sous Louis XIV la matière abonde pour en faire application et la formule s’humanise à l’usage. Le choix des mots, le dessin de la phrase, l’architecture du discours prennent une importance directe et, sans nuire aux idées, cherchent à les encadrer avec splendeur. Il n’en résulte pas de verbiage. « Il est malaisé de parler beaucoup sans dire quelque chose de trop », ainsi s’exprime le roi lui-même. Quant aux idées, elles ne s’élèvent peut-être pas très haut ; de même le sens artistique est loin d’être aussi parfait que nous nous l’imaginons. Il advient en effet qu’à moins de destructions anormales, les plus beaux produits d’une époque soient seuls considérés par les âges suivants. Le mérite de cette époque s’en trouve rétrospectivement exagéré. Ce qui rend celle-ci originale et digne d’une extrême attention, c’est le rôle qu’y joua le pouvoir dans un domaine où il semble que la moindre ingérence risque d’effaroucher le talent et d’enchaîner l’inspiration. Autocrate politique, Louis XIV a su être dans ce domaine une sorte de président libéral doublé d’un ingénieux exportateur. À y voir échouer la plupart de ses imitateurs, on mesure la difficulté d’une pareille tâche.

La cour qui fut en quelque manière le piédestal de son action lui était-elle indispensable pour réussir ? On se prend à en douter. L’éclat de Versailles n’eût rien perdu à être intermittent ; la morale comme l’économie publique y eussent gagné. Il est facile de comprendre combien la présence fréquente du roi à Paris et dans quelques unes des grandes villes de France eût à la fois évité d’abus administratifs, épargné de mesures maladroites et encouragé d’initiatives fécondes.

v

Le pays sur lequel la France de Louis XIV exerça le plus d’action fut sans contredit l’Allemagne. Des transformations radicales s’y opéraient. À ne voir que les institutions, il semblait que le chaos fut irrémédiable. Le saint-empire n’existait plus que de nom ; des publicistes écoutés ne se gênaient point pour ridiculiser son fantôme errant. Le « conseil aulique » n’était guère qu’une ombre. Quant à la Diète — composée de trois collèges, celui des Électeurs, celui des princes et celui des villes — lorsqu’elle s’assemblait à Ratisbonne, c’était pour se perdre en d’indéfinies et stériles discussions. Les diètes provinciales (Landtag) des principautés n’avaient pas davantage d’action. Ces principautés au nombre de trois cent soixante, se prétendaient maîtresses de leurs destins. Leurs péages et leurs douanes rendaient tout commerce impossible. Les industries avaient émigré en Hollande ou en Angleterre ; la Ligue hanséatique était en décadence. La population avait diminué de près de moitié. Une ville comme Augsbourg avait passé de quatre-vingt mille à dix huit mille habitants. Partout des terres en friche, des villages abandonnés. Des bandes de maraudeurs circulaient terrorisant les campagnards.

Dans ce désordre pourtant un ordre nouveau s’apprêtait à se former dont l’Autriche et le Brandebourg seraient les deux pôles. Les Habsbourg généralement égoïstes, orgueilleux et d’une « sévérité froide », tout en tirant de leur titre impérial — électif en droit, pratiquement héréditaire dans leur famille — les avantages qu’il comportait, plaçaient au premier rang de leurs ambitions la consolidation de leur pouvoir en Autriche et l’adjonction à leurs États du royaume hongrois reconstitué. Ce fut l’œuvre de Léopold Ier (1658-1705) élu empereur à la mort de son oncle Ferdinand III et devenu par mariage beau-frère de Louis XIV. La Hongrie d’alors était divisée en trois tronçons. Une portion se trouvait soumise aux Ottomans. La partie transylvaine jouissait d’une indépendance complète mais le prince de Transylvanie compromit sa situation en s’engageant dans une guerre malheureuse contre la Pologne. Sur le reste de la Hongrie — ce qu’on appelait le royaume — régnaient les Habsbourg. Ferdinand II et Ferdinand III ne s’étaient pas montrés tyranniques ; ils avaient à peu près respecté les croyances diverses et les libertés locales. Léopold qui était dévot et méticuleux agit différemment surtout après que la reprise de la citadelle de Bude aux Ottomans (1686) eut accru son prestige. Pendant un moment une véritable terreur pesa sur le pays. À Presbourg les exécutions et les supplices se multiplièrent. Alors Léopold offrit à la diète hongroise l’amnistie et une demi-autonomie en échange d’une reconnaissance de l’hérédité absolue de la couronne hongroise pour sa maison. Jusque là il y avait à chaque avènement ingérence de la diète et tout au moins, simulacre d’élection. Les Hongrois acceptèrent (1687). Léopold compléta son œuvre d’annexion en attirant dans les plaines dévastées de la Hongrie méridionale cinq cent mille Serbes qu’il y installa et favorisa. Puis il acheva de chasser les Ottomans. Quant à la Transylvanie après avoir sous la conduite de François Rakoczy provoqué une révolte générale qui, soutenue un moment par Louis XIV, faillit aboutir au succès (1703-1705) elle dut à son tour s’avouer vaincue. La Hongrie, réunifiée, était désormais aux mains des Habsbourg. Le nationalisme n’y était pas abattu pour cela. Les récents événements l’avaient plutôt accentué en développant l’usage de la langue magyare.

Pendant ce temps une monarchie nouvelle s’était formée dans le nord de l’Allemagne. Nous en avons déjà noté les lointaines origines. De burgraves de Nuremberg, dignité qu’ils possédaient au début du xiiime siècle, les Hohenzollern étaient devenus en 1417 margraves de Brandebourg et depuis lors n’avaient cessé d’agrandir leurs domaines en rognant peu à peu sur les territoires voisins. Électeurs de l’empire, ils avaient en 1618 hérité du duché de Prusse. Nous avons vu comment un siècle plus tôt, Albert de Brandebourg étant grand maître de l’Ordre teutonique avait embrassé le protestantisme et, sécularisant les terres de l’Ordre, s’était fait accepter comme duc de Prusse sous la suzeraineté de la Pologne. Sa descendance s’étant éteinte, son cousin l’Électeur recueillit la succession. Il se trouva dès lors posséder un État en deux morceaux non contigus. Vassal de la Pologne à Königsberg, il l’était de l’empire à Berlin, ville formée sur la Sprée par la réunion de deux bourgades d’origine slave et devenue la capitale de l’Électorat. Ces pays étaient nus et pauvres. La guerre de trente ans les avait en plus cruellement éprouvés. Quelle apparence qu’on pût ériger là une puissance considérable et robuste ! Or un chef vint, celui qu’on a justement appelé le grand Électeur, Frédéric-Guillaume de Hohenzollern (1640-1688). Élevé en Hollande, actif, intelligent, tolérant, il sut comme l’a dit Frédéric II « faire de grandes choses avec de faibles moyens ». Il attira des colons hollandais qui développèrent la richesse agricole. Il se créa non seulement une armée mais une flotte ; il fonda des établissements coloniaux sur la côte de Guinée ; il transforma l’administration et le système fiscal, accueillant aux huguenots français aussi bien qu’aux catholiques et aux juifs. Sa femme fille du prince d’Orange l’avait conseillé et soutenu. Leur fils n’avait plus qu’à ceindre la couronne royale.

À vrai dire cela ne se fit pas sans opposition de la part des monarques voisins. Mais le jeune Électeur sut opportunément offrir un tribut de six millions d’écus à l’empereur et persuader au roi de Pologne que le titre de « roi en Prusse » ne ressemblait aucunement à celui de « roi de Prusse ». Moyennant quoi il se fit couronner fastueusement à Königsberg le 18 janvier 1701. Le pape, le roi de France, l’Électeur de Saxe… protestèrent avec véhémence mais comme Frédéric Ier consentit à entrer dans la coalition contre Louis XIV, l’Europe le récompensa à la paix d’Utrecht en reconnaissant sa dignité nouvelle. L’Électeur de Saxe lui rendit d’autre part le service de faire de sa royauté le centre d’attraction du protestantisme allemand, en désertant pour lui-même cette situation avantageuse. La Saxe était jusqu’alors le plus important des États protestants. Son prince pour devenir roi élu de Pologne fut obligé de se convertir au catholicisme et, de ce fait, un rôle nouveau s’offrit à la monarchie prussienne dès son berceau.

Ainsi évoluait le monde germanique. Tandis que, en partie dévastée, désorientée politiquement, avec des indices de morale en baisse et d’intellectualisme diminué, l’Allemagne semblait s’acheminer vers une complète décomposition, les assises d’un avenir meilleur s’édifiaient. Sur elle allait se lever d’ailleurs le génie universel de Leibnitz. En attendant on y parlait français, on copiait les modes de Paris, on s’efforçait à danser des menuets et à tourner des madrigaux, on traçait des jardins inspirés de Versailles et l’on recueillait surtout la recette de l’absolutisme Louis quatorzien.

vi

De 1640 à 1688 l’Angleterre traversa d’étranges péripéties. On y vit s’organiser sous le nom de république le régime le moins républicain que le monde ait jamais connu. Il est vrai que l’étiquette en était corrigée par le titre de lord Protecteur que s’était attribué le fondateur de ladite république. La première moitié du siècle avait été remplie par les règnes également décevants de Jacques Ier (1603-1625) et de Charles Ier. Le fils de Marie Stuart devenu héritier d’Élisabeth s’était montré aussi incohérent que le destin qui l’avait poussé là ; mais tant de médiocres souverains avaient passé sur ce trône britannique sans que la patience populaire s’en fut lassée ! Charles Ier, à défaut de plus d’adresse et de compréhension que son père, était infiniment plus sympathique et quelles qu’aient été la profondeur de ses erreurs et l’injustice de ses décisions, il est certain que la nation libre de le juger ne l’eut jamais condamné et exécuté. Ce fut l’œuvre d’Olivier Cromwell. Il régna neuf ans (1649-1658) aux lieu et place de sa victime ne prenant pas la peine de déguiser son despotisme et infusant à son pays le virus de son inconsciente hypocrisie. Peu d’hommes ont par là, fait plus de mal à l’Angleterre. Mais celle-ci lui sait gré et non sans raison de l’avoir orientée de façon vigoureuse et définitive dans la voie du commerce maritime. Il paraît toujours singulier que la population de ces îles aux rivages découpés ait eu besoin d’y être à tant de reprises incitée pour se confier à la mer. Et pourtant il en fut ainsi. L’« acte de navigation » de 1651 décida de la vocation nationale. La Hollande faisait alors un commerce de transit estimé à un milliard par an. Cromwell chercha d’abord à s’entendre avec elle. Il voulait constituer une sorte de confédération anglo-hollandaise mi-religieuse et mi-commerciale dont, le conseil directeur eut siégé à Londres. Les Hollandais se méfièrent et s’abstinrent. Aussitôt Cromwell décida que les vaisseaux étrangers ne pourraient plus importer en Angleterre que des marchandises originaires de leurs propres pays tandis que, pour les vaisseaux anglais, le commerce serait libre. L’armement anglais prit dès lors une énorme extension tandis que le commerce hollandais périclitait.

En Hollande aussi on venait de passer par une révolution. Depuis qu’en 1579, ce pays s’était soustrait à la domination espagnole, il se composait de sept provinces entre lesquelles toutefois l’union d’Utrecht n’avait su établir que des liens impratiques. Il y avait le duché de Gueldre, ancien fief allemand habité par une noblesse pauvre et batailleuse, les deux comtés maritimes de Hollande et de Zélande très calvinistes, la province d’Utrecht jadis principauté épiscopale, demeurée hiérarchique tout en devenant protestante, la Frise peuplée de marins et de paysans égalitaires, enfin Groningue et Over-yssel terres continentales marécageuses et peu prospères. Depuis 1593 des États-généraux se tenaient à La Haye, composés de députés sans nombre fixe mais où chaque province n’avait qu’une voix. Il y avait aussi un conseil d’État où la petite principauté d’Orange était représentée. Dans chaque province, existaient des « stathouders » sortes de fonctionnaires exécutifs. La réelle valeur des princes d’Orange avait fait converger sur eux plusieurs stathouderats en sorte qu’ils tendaient à devenir de véritables chefs héréditaires de cette singulière république fédérative. Sur leur chemin ils rencontraient l’opposition sourde de la province de Hollande beaucoup plus importante que les autres et qui payait à elle seule plus de la moitié des dépenses générales. Elle avait à sa tête un « conseiller pensionnaire » dont elle tendait à accroître l’autorité. Les stathouders Maurice, Frédéric-Henri (1625-1647) et Guillaume II (1647-1650) furent appuyés par l’armée dont ils étaient les chefs ainsi que par les basses classes et les pasteurs calvinistes ; la bourgeoisie riche de la province de Hollande formait le « parti des États ». Elle était pacifique et poursuivait la réduction de l’armée et la compression des dépenses. C’étaient les intérêts commerciaux qui lui importaient et ils étaient considérables.

Nous avons vu la découverte de la route du Cap ruiner le commerce vénitien et Lisbonne devenir le principal entrepôt de l’Europe occidentale. Les Hollandais, bons marins et alors beaucoup plus aventureux que les Anglais, prirent l’habitude d’y aller chercher les produits de l’orient pour les répandre dans les pays du nord. Puis dès 1594 des marchands d’Amsterdam armèrent une petite flotte qui se rendit dans l’Inde et y réalisa de gros bénéfices. Des groupements se formèrent pour l’extension de cette exploitation directe et en 1602 la « compagnie des grandes Indes » centralisa toute l’entreprise. En ce temps les mers ne permettaient aucune sécurité. Il ne suffisait donc pas d’avoir des transports ; il fallait encore les armer en guerre et leur préparer des points de relâche. Les Hollandais furent amenés à occuper Moka (1613), Ceylan (1632), le Cap (1650). La colonisation portugaise déclinant partout, ils prenaient sa place. Mais à la différence de leurs devanciers, le seul souci de la fortune les actionnait. Batavia leur centre ne deviendrait jamais un foyer de propagande morale. D’autre part, de ce que certains marchands hollandais s’enrichissaient, il ne s’ensuivait pas que l’État, comme naguère en Espagne, se vit abreuvé d’or. Il demeurait sous le poids des dettes contractées pour conduire pendant quarante ans la guerre d’émancipation contre les Espagnols.

Telles étaient les contradictions au milieu desquelles vivait la Hollande. Un conflit ne pouvait manquer d’éclater. Le stathouder risqua un coup d’État, ne réussit pas et mourut peu après (1650). Le parti orangiste subit une éclipse au bénéfice de ses adversaires. Une assemblée nationale convoquée à La Haye l’année suivante leur donna le pouvoir. Jean de Witt gouverna à leur tête avec le titre de « grand pensionnaire » (1652-1672). Son administration fut remarquable ; les finances rétablies, une flotte de vingt mille bâtiments, des progrès agricoles et industriels… eussent dû faire l’union autour de lui mais le monarchisme renaissait autour du jeune prince d’Orange qui allait être Guillaume III. Ce fut la France qui précipita les événements par cette attaque dont nous avons dit qu’elle fut l’erreur fondamentale de Louis XIV. Sous le coup d’un péril inattendu et d’autant plus impressionnant, le peuple hollandais s’insurgea. Jean de Witt et son frère furent massacrés. Guillaume prit le pouvoir.

Pendant ce temps des événements considérables (mais faciles à prévoir ceux-là) s’étaient succédés en Angleterre. Cromwell après avoir ensanglanté l’Irlande et donné à tous l’impression de son impuissance à rien fonder de durable était mort et, après six mois, son fils avait eu le bon sens de renoncer à une hérédité ridicule. La restauration du roi Charles II s’imposait à tous et le général Monk qui en prit l’initiative n’eut pas grand mal à se donner pour la réaliser (1660). Par malheur ce prince qui n’était point incapable sacrifiait tout à son plaisir. Jouisseur et dépensier, il paralysa vite l’élan qui avait salué son retour. Son frère et successeur Jacques II (1685-1688), obstiné et brutal, acheva de compromettre la dynastie. On vit rarement en un siècle autant d’incohérence que sous ces Stuart qu’aucune expérience, si cruelle fut elle, ne parvenait à corriger. Dans le dédale des courants religieux, ils ne surent jamais s’orienter. Le peuple anglais avait supporté avec beaucoup de patience ces alternatives capricieuses et l’incertitude qui en résultait. Mais la patience l’abandonnait ou plutôt, désintéressé de la royauté, il s’attachait à son parlement comme à la seule institution qui put dorénavant le sauvegarder sinon le satisfaire.

Jacques II était retourné au catholicisme et prétendait élever dans cette confession son fils tard venu, le prince de Galles. Ses deux filles, Marie mariée à Guillaume d’Orange et Anne étaient protestantes. En 1688 Guillaume et Marie appelés par le vœu tacite de la majorité du pays débarquèrent en Angleterre tandis que Jacques II se réfugiait en France. Alors fut conclu entre la nation et les nouveaux souverains un pacte que leurs successeurs n’ont jamais cessé d’observer et par lequel étaient garantis : la liberté individuelle, le vote de l’impôt, la liberté électorale, le contrôle permanent du parlement. La succession protestante était assurée, les catholiques exilés des emplois. Une ère nouvelle commençait pour l’Angleterre. On pourrait l’appeler l’ère du balancier. Sous le règne de la reine Anne (1702-1714) qui succéda à sa sœur et à son beau-frère, ces principes se consolidèrent. Il fut désormais acquis que la guerre ne devait pas être conduite au-delà des frontières de l’intérêt, que les discussions religieuses ne devaient pas dépasser les limites de la tranquillité publique, que l’alternance des partis whig et tory[7] assurerait le jeu raisonnable de la constitution et qu’aussi bien l’Angleterre était une puissance insulariste qui ne devait ni se dépenser ni se compromettre pour l’avantage des continentaux. Quelques-uns de ces principes pénétrèrent également l’âme hollandaise.

vii

L’Italie déchue s’était consolée en inventant l’opéra. Dès le début du xviime siècle, on avait inauguré à Florence la « musique récitative » c’est-à-dire des représentations en musique où « chacun des personnages chantait suivant les sentiments qu’il devait exprimer ». Tout de suite un grand musicien, Monteverde avait fait sienne cette idée et en 1607 Mantoue écoutait un véritable opéra « Orphée et Eurydice ». L’innovation fit fureur. La nation en fut transportée. La musique d’église elle-même subit le contrecoup. L’« oratorio » y pénétra. Par ailleurs l’intellectualisme participa à la décadence générale. Florence jeta un dernier éclat grâce à Galilée puis s’effaça sous le règne du grand duc Cosme III (1670-1723) bigot et dissolu. De même Venise à qui le doge Morosini rendit momentanément par ses victoires sur les Ottomans une belle situation méditerranéenne. Gênes ne possédait plus que la Corse et une étroite bande de l’ancien littoral ligure. Le pape Innocent XI (1676-1689), austère et dur, tint en tutelle ses États qu’il débarrassa du moins de la plaie du népotisme. Le joug espagnol laissait le Milanais et le royaume de Naples également misérables. Milan avait perdu le tiers de sa population. Seule la Sicile gardait encore la force d’organiser des insurrections ; Palerme en 1647, Messine en 1674 s’étaient vainement soulevées. Les Espagnols avaient fait tant de mal et si peu de bien qu’on voyait venir avec satisfaction les Autrichiens que la paix d’Utrecht leur substituait en Italie. Mais cette même paix accordait au duc de Savoie le titre de roi. Charles Emmanuel II, et Victor Amédée II qui lui avait succédé en 1675 avaient su manœuvrer au milieu des écueils, mêlant l’énergie et la souplesse et toujours avisés dans leurs desseins. Le Piémont et la cour de Turin dorénavant, incarneraient l’avenir national.

Rien d’analogue en Espagne. Aucune pierre d’attente n’y semblait disposée pour des constructions futures. Le xviime siècle ne représente pour elle qu’une descente continue. Philippe II (1559-1598) l’avait laissée pourtant en passe de puissance compromise mais restaurable. Une légende pèse sur ce prince. En étudiant son règne, on est frappé des analogies qu’il présente avec celui de Louis XIV. À cinquante ans de distance les deux monarques accusent de nombreux traits communs. Même volonté de tout diriger, même assiduité au travail, même subordination de l’homme privé capable de s’humaniser à l’homme public incapable de se laisser fléchir ; même infatuation de la dignité royale ; surtout même passion d’unifier les territoires aussi bien que les consciences. Philippe II persécute les « morisques » — ces chrétiens de nom demeurés musulmans de cœur — pour le même motif qui dressera Louis XIV contre les protestants. L’annexion du Portugal[8] évoque celles que prononceront les « chambres de réunion » d’Alsace. La flotte géante, « l’invincible armada » est lancée contre l’Angleterre — comme plus tard les armées françaises contre la Hollande par orgueil et rancune personnelle. Mais le parallèle qui pourrait être poussé plus loin s’estompe si l’on veut considérer qu’entre le roi d’Espagne et le roi de France, il y a malgré tout le contraste psychique qui oppose l’Escurial à Versailles et fait de l’un le temple angoissé de la mort et de l’autre le château de la vie somptueuse.

Philippe III (1598-1621) et Philippe IV (1621-1665), princes sans moyens et sans caractère, laissèrent s’effriter l’armée, la marine, les finances. Des favoris sans scrupules, une noblesse insatiable s’arrachèrent les dépouilles de l’État. Des révoltes en Catalogne et en Portugal, l’expulsion des « morisques » que Philippe II avait du moins conservés dans le pays et qui représentaient le meilleur élément au point de vue agricole, l’intolérance croissante du clergé dont les effectifs approchaient du demi-million, l’abaissement des études dans les trente-cinq universités de la péninsule jadis prospères… et pourtant la puissance espagnole inquiétait au dehors tant le cadre en restait vaste.

viii

Alliée de la France au temps de Richelieu, la Suède se détacha de cette alliance sous Louis XIV. On ne sut pas l’y retenir mais il faut avouer que les circonstances n’y étaient pas favorables. De son pays pauvre et sans crédit, Gustave-Adolphe, avait fait une grande puissance. Mais ce ne pouvait être qu’à titre passager. Il n’y avait aucune raison pour que la Baltique fut transformée en une sorte de lac suédois. Passe pour la Finlande mais l’Esthonie, la Livonie ni la Poméranie n’étaient susceptibles de devenir des terres scandinaves. Les Suédois d’ailleurs n’y détenaient guère que le littoral et cette domination artificielle ne pouvait manquer de leur échapper quelque jour.

Gustave-Adolphe en mourant (1632) avait laissé à sa fille Christine âgée de six ans la meilleure des sauvegardes en la personne du chancelier Oxenstiern qui gouvernerait en son nom — et à celui-ci les meilleurs éléments de gouvernement : une forte armée et de bonnes finances. Malheureusement la jeune souveraine ne tarda pas à révéler un caractère romanesque et fantaisiste, des goûts dispendieux, des instincts exotiques. Intelligente et cultivée, elle commença par attirer à sa cour artistes et savants. Descartes vint y mourir (1650). Les Suédois d’alors estimaient s’être grandement affinés depuis cent ans. Mais leur souveraine rêvait d’autres luxes et d’horizons moins barbares. Elle entreprit de grands voyages scandalisant Paris et Rome par ses aventures et ses propos. Elle abdiqua après avoir fait reconnaître pour son héritier son cousin-germain. Entre ses mains le trésor public avait fondu. La Suède ne pouvait plus faire face à ses obligations. Sous Charles X et Charles XI il fallut recourir à des expédients et à des confiscations déguisées pour subvenir aux dépenses publiques.

L’armée cependant était demeurée solide. Sa valeur professionnelle, l’esprit à la fois militaire et religieux qui l’avait naguère animée en feraient encore un redoutable instrument de combat entre les mains d’un souverain guerrier. Charles XII (1697-1718) dont la biographie écrite par Voltaire a si fort contribué à grandir la renommée, ne pensa qu’à la guerre dès son jeune âge. Soldat d’une incroyable énergie, véritable ascète militaire, imbu de la doctrine de la prédestination et rêvant aux lauriers d’Alexandre le grand, il conduisit à travers la Pologne, la Saxe, la Russie et jusqu’en Turquie la plus folle et la plus inféconde des épopées. Dépourvu de tout sens politique, un tel homme ne pouvait laisser derrière lui que des ruines. Seule la Russie lui devrait ériger des statues car il en fut le fondateur indirect. La bataille de Poltava où sombra sa fortune transforma littéralement celle du tsar Pierre le grand.

De cette Europe orientale nous parlerons tout à l’heure. Louis XIV n’y exerça d’action que de façon indirecte ou passagère. Mais sur l’Europe centrale et occidentale souvent provoquée par lui et qui, à bien des égards avait eu raison de ses prétentions et l’avait en tous cas affaibli et ruiné, son prestige s’étalait comme un manteau fulgurant. Avec ses palais aux nobles façades, ses jardins pleins d’eaux jaillissantes, l’éclat de ses fêtes, l’élégance de ses manières, la civilisation Louis quatorzième avait belle allure. Elle avait gagné de proche en proche. Mais aux souverains comme aux peuples le roi de France avait insufflé le goût et l’habitude de l’absolutisme monarchique. Différent de l’impérialisme de Charles-Quint, le sien n’en était pas moins comme un nouveau chaînon ajouté à la chaîne des servitudes dorées sous lesquelles se préparaient les révoltes fatales.

  1. Il laissa une fortune énorme dont on peut dire d’une façon générale qu’elle avait été fort mal acquise. Ses nièces qu’il avait fait entrer par mariage dans la plus haute aristocratie, héritèrent de lui sans que Louis XIV intervint. Le roi témoigna ainsi de sa gratitude pour les immenses services rendus à l’État par le cardinal et pour ce que lui-même en avait reçu d’avis et de directions profitables. Il agit tout autrement avec le surintendant des finances Fouquet dont les prévarications furent punies avec une rigueur extrême. Prisonnier perpétuel, Fouquet fut parfois considéré comme le fameux « masque de fer ». La légende du masque de fer semble éclaircie ; le détenu qui y donna naissance aurait été un ministre du duc de Mantoue qui avait trahi la France et dont on s’empara par guet-apens.
  2. Beaucoup de gouverneurs résidèrent à Versailles ne se rendant dans leurs provinces que quelques semaines chaque année pour y donner des fêtes. Le duc de Villars, gouverneur de Provence n’y séjourna que trois mois en vingt ans.
  3. Françoise d’Aubigné d’une famille protestante mariée à un médiocre poète, Scarron, veuve à vingt-cinq ans et choisie pour élever les enfants de Louis XIV, et de Mme de Montespan, charma le roi par son esprit et sa discrète beauté. Le roi lui donna le titre de marquise de Maintenon et, las de la vie irrégulière et immorale qu’il avait menée jusqu’alors, il l’épousa morganatiquement un an après que la reine fut morte (1684).
  4. La Déclaration remettait notamment en honneur le principe de la subordination pontificale aux conciles œcuméniques. C’est en échange de l’abandon de cette controverse que lors du concordat de 1516 conclu entre François Ier et Léon X, le pape avait reconnu au roi le droit de nommer les évêques ; privilège considérable qui donnait la mesure du prix attaché par le Saint-siège à ce qu’on ne parlât plus de la suprématie des conciles. C’est à partir du dit concordat que le clergé français tendit à devenir un corps de fonctionnaires.
  5. Les controverses sur la grâce et le libre arbitre avaient repris au xvie siècle à Louvain, à Salamanque, à Paris. L’évêque d’Ypres, Jansénius dont les idées à cet égard se rapprochaient de celles de Calvin aviva la dispute. Ses disciples français parmi lesquels les Arnaud et le célèbre Pascal se formèrent en colonie de « solitaires » dans le monastère abandonné de Port royal des Champs près Paris. Vers 1650 ils entrèrent en conflit avec les jésuites. Apaisée vers 1668, la querelle reprit beaucoup plus violente en 1702.
  6. Peu après il l’échangea contre la Sardaigne.
  7. Le mot whig semble une abréviation écossaise appliquée en 1648, à des hommes qui avaient manifesté à Édimbourg contre le pouvoir royal ; d’usage courant après 1680, il servit à désigner les partisans des droits populaires et fut opposé dès lors à tory, terme injurieux d’origine irlandaise, dont on affubla certains royalistes et, par extension ultérieure, les conservateurs.
  8. Le roi Sébastien de Portugal s’étant en 1578 lancé dans une intervention religieuse et guerrière au Maroc y périt sans laisser d’héritiers directs. Philippe II, fils d’une infante portugaise en profita pour s’imposer. Il n’y eut pas de peine mais le peuple demeura muré dans ses regrets et dans son hostilité. On vit bientôt qu’il ne renoncerait jamais à son indépendance.