Aller au contenu

Histoire universelle/Tome IV/XVII

La bibliothèque libre.
Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 212-220).

L’UNITÉ DU MONDE
ET LE PROGRÈS HUMAIN

Envisagées du point de vue historique, la notion d’unité et la notion de progrès demeurent essentiellement relatives. Elles ne sauraient conduire à aucun absolu. Quoiqu’il advienne, l’humanité ne réalisera jamais l’uniformité complète pas plus que le progrès ne se confondra avec la perfection. Ces notions ne sont pas davantage connexes à l’idée de continuité mais elles sont apparemment solidaires. L’exemple des sociétés antiques : chinoise, hindoue, égyptienne, perse, hellène… prouve que la corrélation entre le progrès et l’unité s’est affirmée à maintes reprises, étant entendu qu’il s’agit de toute forme d’unité aussi bien politique, religieuse, intellectuelle que simplement territoriale. L’exemple des États barbares établit d’autre part que lorsque la régression s’est produite, elle a eu lieu presque simultanément dans les deux domaines. Mais de même que nous avons vu le mouvement démocratique devoir à l’invention de l’imprimerie le principe de son extension et ne se développer vraiment qu’avec la diffusion de cette invention, de même l’électricité précédée par son chambellan, la vapeur, apparaît comme reine et maîtresse du progrès moderne. Or le progrès qu’elle régente affecte principalement la vie matérielle et la vie sociale. Dans quelle mesure la vie intellectuelle et la vie morale en ont-elles été influencées, voilà ce qui serait à déterminer. La civilisation a ses sceptiques aux yeux de qui tout gain se trouve plus ou moins compensé par une perte — l’abaissement moral servant de rançon à l’amélioration matérielle et la qualité amoindrie répondant au nombre accru. Cette appréciation est empirique. Rien dans les enseignements du passé ne nous oblige à prévoir que le cinéma doive tuer l’art dramatique ou l’automobile dissocier la famille. Autant dire que les chemins de fer ont embrumé la pensée. Nous savons par contre que la possibilité de l’usage implique la possibilité de l’abus et que l’homme ne possède pas la capacité de se maintenir par la seule grâce de sa nature à mi-chemin de l’usage à l’abus. Il lui faut donc une résistance apprise. Cette résistance est d’autant plus complexe à organiser que les chances d’abuser s’accroissent, en général, à mesure que les chances d’user deviennent plus nombreuses et plus variées. De là la prépondérance grandissante de la pédagogie. L’avenir lui est soumis. Mais elle-même demeure soumise à la loi démocratique du nombre. Les collectivités ne veulent plus obéir à des élites de surhommes formés dans un temple ; elles réclament l’accès du temple. L’éducation intégrale promise à quiconque en peut profiter sans autre privilégié que le plus capable est un idéal vers lequel la démocratie a cheminé depuis plus d’un siècle, silencieusement, pas à pas et comme à couvert. Par ailleurs l’action pédagogique se trouve limitée par un héritage qu’elle ne saurait répudier ; ce sont les données, les aspirations, les habitudes acquises ou contractées par les générations antérieures et dont l’ensemble fait partie intégrante de la civilisation.

On pourrait essayer de constituer un tableau graphique dont les courbes, correspondant aux divers aspects de la valeur individuelle, permettraient d’en apprécier approximativement l’évolution. Au point de vue de sa vigueur corporelle, de sa conscience, de son caractère, de son intellectualité, de sa plasticité… comment le civilisé d’aujourd’hui se compare-t-il avec l’homme des âges précédents ?

Celui des cavernes sans doute le dépassait en force musculaire sinon en force nerveuse mais sa résistance à la maladie devait être moindre. Il était en tous cas désarmé en face de l’accident, ne possédant guère de moyens d’aider l’action de la nature. C’est aux temps préhistoriques pourtant que naquit la chirurgie opératoire[1]. S’il est exact qu’un traité de thérapeutique rédigé en Chine deux mille cinq cents ans avant l’ère chrétienne ait, par l’Inde et l’Égypte, influencé le monde méditerranéen, nous savons qu’il n’y avait alors à proposer au malade que l’usage de remèdes naturels et très simples ; du moins ces prescriptions ne barraient pas la route à la science expérimentale comme le firent à plusieurs reprises les médicaments charlatanesques mis à la mode dans la suite par le snobisme et l’excentricité. En ce domaine comme en astronomie, le génie intuitif des Hellènes s’était approché de la vérité au point d’être près de la saisir. C’est ainsi qu’Hippocrate, né au vme siècle av. J.-C. domine de beaucoup Galien qui vécut six cents ans après lui. Mais ce qui, plus que l’insuffisance des moyens d’investigation, consacra le recul et entrava tout progrès, ce fut l’opposition religieuse aux études anatomiques, la dissection d’un cadavre étant regardée comme profanatoire par le christianisme et aussi par l’islam. Pendant tout le moyen-âge les hommes s’en remettant à Dieu du soin de guérir leurs maux, vécurent ignorants de leur constitution corporelle et peu anxieux d’en connaître les secrets. L’anatomie ne fut remise en honneur que par la Renaissance. La découverte du mécanisme de la circulation du sang au début du xviime siècle ouvrit une ère nouvelle ; celle du rôle des micro-organismes au xixme siècle élargit brusquement l’horizon ; désormais l’humanité connut l’ennemi principal contre lequel elle avait à se défendre. Toutes les modalités de la science requises pour l’y aider conduisirent à des résultats inespérés. Et sans doute ici aussi, l’abus est né. On peut prétendre que la préoccupation exacerbée de sa santé affaiblit et diminue l’individu. Mais la médecine n’est-elle pas préservée contre son propre excès par l’hygiène qui a grandi parallèlement et constitue par excellence l’art de se passer d’elle ? L’une et l’autre tendent à devenir des services publics ; il est malaisé de prévoir où s’arrêtera dans cette voie le courant interventionniste. Les « eugénistes » se flattent de le pousser à l’extrême et d’en tirer les éléments d’une législation protectrice à l’aide de laquelle s’érigerait une race éminente et quasi-surhumaine. Quoiqu’il en soit, il appert que si l’individu dépense de nos jours une large part de ses réserves vitales par l’usure plus grande de l’existence moderne, il possède des moyens adéquats de neutraliser cette usure en récupérant la force perdue.

Une pareille équivalence s’établit-elle en ce qui concerne la force morale ? Ce terme couvre plusieurs domaines, notamment le caractère et la conscience qu’on ne saurait confondre — et aussi la religion dont il est malaisé de disserter sans éveiller des passions qui repoussent le droit de critique. Les Églises ont traversé dès l’origine des périodes de décadence et des périodes de redressement. Il est généralement reconnu aujourd’hui, même par leurs fidèles, qu’elles obéissent aux lois de l’évolution comme toutes les institutions. Les effectifs qui représentent leur puissance numérique, sans être stationnaires, n’ont pas subi les modifications considérables escomptées par les chefs. Elles ont, en somme, peu gagné les unes sur les autres au total[2] ; elles ont sans doute perdu par rapport à la libre-pensée mais la libre-pensée s’est de son côté dépouillée de son caractère agressif et violent. Vers la fin du xixme siècle notamment le doute a chez beaucoup de libre-penseurs pris la place de la négation intransigeante tandis qu’au sein des Églises le sentiment religieux tendait à l’emporter sur le dogme. Or le dogme inspire volontiers l’intolérance alors que le sentiment religieux s’accommode de bienveillance à l’égard de ceux qui ne l’éprouvent point. Il constitue aussi un facteur d’unité comme il est apparu par exemple au congrès des religions tenu à Chicago en 1893 ; le dogme ne saurait l’être ; toute perspective de réaliser l’unité dogmatique parmi les hommes semble écartée désormais. La foi, l’espérance et la charité justement dénommées « vertus théologales » ont continué d’alimenter le sentiment religieux dans la plupart des Églises mais non point à doses égales. La foi vacille souvent ; l’espérance au contraire se terre indéracinable dans le cœur de l’homme. La charité n’a cessé de se fortifier et de se propager ; c’est la véritable conquête des temps modernes dans le domaine moral comme l’est l’électricité dans l’ordre matériel. Qu’on la débaptise pour l’appeler altruisme ou solidarisme, elle conserve le même visage. C’est toujours l’« amour du prochain » entrevu par les religions antérieures et auquel l’évangile a donné une formule définitive en l’érigeant en devoir social.

De ce chef la conscience de l’homme civilisé apparaîtrait comme susceptible de perfectionnement mais on n’en peut encore juger, les germes de corruption s’étant accrus au sein de la société. Il y a là comme deux énergies contraires en lutte violente l’une contre l’autre. La poursuite passionnée de la fortune sévit depuis toujours, engendrant l’hypocrisie et la malhonnêteté mais ces maux ont grandi à mesure que s’étendaient les facilités de production et surtout de circulation de la richesse. Il paraît vain d’escompter un progrès de l’individu autrement que par une réforme de la collectivité et par le secours d’une législation d’endiguement l’aidant à maîtriser ses appétits. La façon d’accorder la justice sociale avec l’état économique est recherchée plus ou moins consciemment de tous côtés et sans qu’une solution claire et pratique se laisse encore apercevoir.

Les institutions de l’ordre politique ont passé par de nombreuses modalités auxquelles les contemporains ont généralement attribué une valeur ou une non-valeur également exagérées. L’individu, la cité, l’État restent partout face à face avec leurs intérêts à la fois convergents et divergents qu’il faut accorder le moins mal possible. Ni les gouvernements d’autrefois ni ceux d’aujourd’hui n’y ont réussi complètement ; on devrait dire qu’ils y ont échoué s’il ne s’agissait que de principes, aucune formule assez éminente pour être universellement recommandée n’ayant été trouvée. Mais en matière politique l’esprit public joue par rapport aux institutions, le même rôle que le sentiment religieux par rapport au dogme. C’est lui qui anime et vivifie. Or l’esprit public a progressé parmi la plupart des peuples. Qu’il soit fonction de la culture est indéniable mais il paraît l’être de la culture moyenne bien plutôt que de la culture supérieure apparemment moins apte à l’alimenter.

L’homme du xxme siècle se trouve en possession d’un outillage dont le perfectionnement s’est brusquement accéléré. Une industrie ingénieuse incitée par les découvertes de la science contemporaine a tout transformé autour de lui, son travail comme ses plaisirs, son logement comme ses moyens de transport. Les conséquences de ces transformations encore qu’insuffisamment dessinées pour être appréciées avec certitude s’affirment comme d’inégale portée. Celles qui concernent le foyer ont accru l’indépendance de l’homme à l’égard des circonstances extérieures ainsi que ses facultés d’adaptation et sa plasticité ; celles qui concernent le travail ont tantôt amélioré et tantôt empiré les conditions dans lesquelles il s’y adonnait. Quant aux transports, il est résulté de leur progression un élément nouveau, la vitesse. Depuis cent ans, elle n’a cessé de croître engendrant à son tour le besoin de vitesse lequel n’affecte pas seulement la vie physique mais aussi la vie mentale et sociale. Une agitation qui menace d’être inféconde s’est établie. Il se peut que par l’éducation, l’humanité parvienne à ne retenir de cette agitation que ce qui serait nécessaire à une production suffisamment intensive, le domaine de la pensée désintéressée y demeurant soustrait. Peut-être de grandes nouveautés surgiront-elles dans cette direction ; le problème n’ayant pas été sérieusement étudié jusqu’ici, demeure entier. Pour l’aborder avec chance de succès, il faudrait renouveler d’abord l’idéal et les méthodes pédagogiques ; il faudrait aussi le concours d’un état social plus stable sinon plus uniforme et n’autorisant pas de si brusques et si grands écarts dans la situation de chacun.

Par rapport à son caractère c’est-à-dire à sa force de contrôle sur lui-même, à son action sur ses semblables, à sa résistance en face des circonstances adverses, l’homme civilisé est-il voué comme on l’a dit à une déchéance obligatoire ? Si la mode n’était passée de composer des « parallèles » entre tel ou tel de ceux qui marquèrent dans l’histoire, on constaterait par ce procédé que les indices de valeur n’ont fléchi ni en ce qui concerne le courage militaire ou civique ni en ce qui concerne la décision, la persévérance ou l’endurance volontaires.

Reste l’intellectualisme. Pour la commodité de notre recherche, considérons l’être humain du point de vue intellectuel comme une usine divisée en trois départements : connaissances, entendement, imagination créatrice. Le premier, dirait-on, a charge d’amasser les matériaux, le second de les classer et de les répartir, le troisième d’en tirer la substance nécessaire à l’invention personnelle. Ce dernier point peut prêter à discussion, certains tenant l’imagination créatrice pour une faculté en quelque sorte autonome. À l’origine pourtant on ne se la représente pas fonctionnant sans aucune donnée acquise ni entraînement préalable de l’intelligence mais c’est là un « moins l’infini » que l’on peut négliger ici. Le peintre de fresques préhistoriques possédait déjà un capital considérable d’expérience et de réflexion.

Au cours des âges historiques, le département des connaissances s’est agrandi de façon surprenante par une gradation irrégulière et nullement inéluctable. La marche en avant pouvait s’opérer tout autrement. Bergson s’est demandé ce qu’il fût advenu si la curiosité antique s’était concentrée sur les sciences psychiques plutôt que sur les mathématiques ; l’orientation générale de l’histoire n’en eût-elle pas été modifiée ?… Mais le psychisme était alors et est demeuré malgré tout trop fuyant pour être utilisé comme point de départ et base de recherches expérimentales. Au contraire le hasard aurait pu orienter de très bonne heure nos ancêtres du côté des phénomènes chimiques ; il est singulier qu’il n’en ait pas été ainsi. Le principe en était à portée. Il n’est pas moins étrange que l’idée d’utiliser la force de la vapeur ne se soit pas manifestée plus tôt et que l’électricité ait tant tardé à se laisser capter. La documentation s’opéra par la chance aidée d’une intuition non réglée. Le désir de savoir incitait souvent les hommes mais le levier de la méthode leur manqua constamment. Après avoir cru sentir dans les choses des volontés autonomes qu’ils s’inquiétaient de se rendre favorables, ils n’y virent plus que les pièces d’un mécanisme compliqué dont ils s’efforçaient de trouver le centre et la mesure ; l’idée d’y chercher des forces en action ne fit jamais qu’effleurer leur mentalité ; la conception dynamique leur resta étrangère. Ils furent d’ailleurs victimes de régressions profondes ; maintes connaissances acquises se perdirent qu’il fallut récupérer péniblement. Au moyen-âge, comme nous l’avons vu, on se crut, confondant la science avec la religion, parvenu à l’étape dernière.

Pareils périls ne sont plus à redouter mais un autre se dessine issu d’une documentation maintenant trop abondante et qui, jusqu’ici, n’a pu être ordonnée et rattachée à un classement supérieur. La spécialisation s’est donc imposée. Le savoir a dû être distribué comme on fait de l’eau d’un fleuve pour irriguer le sol à l’entour par parcelles. Récent est le procédé et déjà l’on s’aperçoit combien l’entendement va en souffrir. C’est qu’en effet « plus les faits à connaître se multiplient, plus est vain l’effort pour les assimiler ; mais d’autre part plus va se développant le spécialisme, plus devient large le fossé d’incompréhension qui sépare les spécialisés ». Est-ce à dire que l’esprit humain doive finalement rétrograder ? Il n’y paraît guère. Le cerveau de l’homme n’a pas fléchi. Ses capacités demeurent identiques mais son jugement risque d’être dévoyé par le spécialisme comme il le fut jadis par la scolastique.

Pour l’imagination créatrice. Elle a fait un bond formidable mais dans un seul domaine, la musique. Les autres arts et la littérature aussi bien n’ont cessé d’alterner entre le talent qui est fréquent et le génie qui est rare. Des fulgurations esthétiques traversent parfois la vie des peuples, illuminant leur marche. Le reste du temps, ou bien ils s’illusionnent sur la valeur de leurs littérateurs et de leurs artistes alors que ceux-ci se tiennent au-dessous du médiocre ou bien, rendus injustes, ils se retournent, avec regret, vers les âges écoulés dont ils proclament les productions inégalables. La musique, elle, n’est point exposée aux comparaisons rétrospectives. Les cimes qu’elle a atteintes dominent de trop haut toutes les régions antérieures. Régions fort anciennes, certes. On peut imaginer que l’homme a chanté avant même que de parler et les premiers et rudimentaires instruments de musique ont dû vibrer sous ses doigts avant qu’il se soit essayé à manier le pinceau ou le ciseau. Les intervalles musicaux, la notation par des signes datent de loin : notre gamme actuelle est bientôt millénaire. Pourtant, des chanteurs du temple de Jérusalem aux Meistersinger de Nuremberg, de la grande harpe qui figure sur le tombeau de Ramsès III à l’orgue géant construit au xme siècle par l’évêque de Winchester, le progrès, si l’on ose ainsi dire, est resté lié au sol ; puis subitement il est devenu ailé et s’est, comme par un envol magnifique, emparé de l’espace. Sans doute le perfectionnement des instruments qui a permis la constitution des orchestres modernes en a-t-il été l’occasion. La peinture, elle aussi, avait dû, il y a quelques siècles, sa rénovation à des applications techniques d’une ingénieuse opportunité. Mais l’art musical comporte désormais un élément nouveau à savoir la métamorphose éventuelle d’un corps d’exécutants, en une sorte d’organisme vivant, autonome, d’une unité à la fois souple et puissante — et l’électrisation par cet organisme des plus vastes auditoires auxquels s’ouvre ainsi l’accès direct à un monde irréel : monde mystérieux dont les limites d’influence ne sont encore ni atteintes ni même connues. La musique pourrait devenir une véritable religion dont l’action n’en serait alors qu’à ses débuts

Pour caractériser d’un seul mot l’ensemble du progrès humain, tenons-nous en à celui-ci : l’extension des possibilités. C’est là ce qui définit le mieux le mélange de certitudes et d’incertitudes enregistrées jusqu’ici. Cette extension s’est produite plutôt horizontalement que verticalement, plutôt en étendue plane qu’en profondeur ; concédons-le à la critique. Mais si même la civilisation ne devait plus s’enrichir et que seul dut augmenter le nombre des individus appelés à en partager le bénéfice, ne vaudrait-il pas la peine de travailler avec ardeur afin d’assurer un tel résultat ?

  1. Le nombre des crânes trépanés extraits des gisements préhistoriques est probant sur ce point.
  2. La plupart des statistiques n’apportent que des données très imprécises à cet égard car nombreux sont les individus inscrits dans les rangs d’une Église et qui en vivent éloignés ou ne fréquentent le culte que pour des motifs étrangers à la religion.