Aller au contenu

Histoires comme ça pour les petits/Le Crabe qui jouait avec la mer

La bibliothèque libre.


LE CRABE QUI JOUAIT AVEC LA MER


lettrine Bien avant les Anciens Temps, ô ma Mieux Aimée, fut le Temps des Tout Commencements, et c’est alors que l’Aîné des Magiciens préparait Toutes Choses.

La Terre fut prête, d’abord ; puis la Mer fut prête ; et alors il dit à tous les Animaux qu’ils pouvaient sortir et jouer. Et les Animaux dirent :

— Ô ! Aîné des Magiciens, à quoi jouerons-nous ?

Et il dit :

— Je vais vous montrer.

Il prit l’Éléphant — Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant-sur-terre — et lui dit :

— Joue à être un Éléphant.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant joua.

Il prit le Castor — Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor — et dit :

— Joue à être un Castor.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor joua.

Il prit la Vache — Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache — et dit :

— Joue à être une Vache.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache joua.

Il prit la Tortue — Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue — et dit :

— Joue à être une Tortue.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue joua.

Un par un, il prit toutes les bêtes, tous les oiseaux et tous les poissons, et leur dit à quoi il fallait jouer.

Mais vers le soir, à l’heure où les gens et les choses se sentent inquiets et fatigués, l’Homme s’en vint. (Avec sa petite fille à lui tout seul ?) Oui, avec sa Mieux Aimée des petites filles à lui tout seul, à cheval sur son épaule, et il dit :

— Qu’est donc ce jeu, Aîné des Magiciens ?

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Oh ! fils d’Adam ! ceci est le jeu des Tout-Commencements ; mais tu es trop sage pour ce jeu.

Et l’Homme salua et dit :

— Oui, je suis trop sage pour ce jeu ; mais veille bien à me faire obéir de tous les Animaux.

Or, tandis qu’ils parlaient tous deux, Pau-Amma le Crabe, dont c’était le tour de jouer, s’en alla en marchant de côté et entra dans la mer tout en pensant :

— Je jouerai mon jeu tout seul dans les eaux profondes et jamais je n’obéirai à ce fils d’Adam.

Personne ne le vit s’en aller, excepté la petite, toute petite fille qui se penchait sur l’épaule de l’Homme. Et le jeu continua, jusqu’au moment où il ne resta plus d’Animaux qui n’eussent reçu d’ordres ; alors l’Aîné des Magiciens secoua la poussière fine qui lui restait aux doigts et se promena par le monde pour voir comment les Animaux jouaient.

Il alla au Nord, Mieux Aimée, et il trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant bêchant des défenses et tapant des pieds dans la belle terre neuve et nette qu’il lui avait préparée.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant, c’est-à-dire : « Est-ce bien ? »

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens, voulant dire par là : « Tout à fait bien. »

Et il souffla sur les grands rochers et les grosses mottes que Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant avait retournés, et ils devinrent les grands monts de l’Himalaya, et on les trouve sur la carte.


Ceci montre Pau-Amma, le Crabe, qui s’échappe, tandis que l’Aîné des Magiciens cause avec l’Homme et sa Petite-Fille-à-lui-tout-seul. L’Aîné des Magiciens est assis sur son trône magique, drapé dans son Nuage Magique. Les trois fleurs devant lui sont les trois Fleurs Magiques. Au sommet de la montagne, tu peux voir Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue, qui s’en vont Jouer, comme l’Aîné des Magiciens le leur a dit. Sous la montagne, il y a les Animaux à qui on a appris le jeu auquel ils devaient jouer. Tu peux voir Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tigre faisant risette à Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Os-à-Moelle, et tu peux voir, sur la montagne, Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Élan, et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Perroquet, et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Petits-Lapins. Les autres Animaux sont sur l’autre côté de la montagne ; aussi ne les ai-je pas dessinés. La petite maison sur la montagne est Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Maison. L’Aîné des Magiciens l’a faite pour montrer à l’Homme comment on fait des maisons pour le cas où il en voudrait une. Le Serpent enroulé autour de ce tertre à piquants est Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Serpent et il cause à Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Singe, et le Singe parle impoliment au Serpent et le Serpent parle impoliment au Singe. L’Homme est très occupé à causer avec l’Aîné des Magiciens. La Petite-fille voit Pau-Amma qui s’échappe. Cette chose, bossue dans l’eau sur le devant, est Pau-Amma. Ce n’était pas un crabe vulgaire, en ce temps-là. C’était un Crabe Roi. C’est pourquoi il paraît différent. La chose qui a l’air de briques et dans laquelle se tient l’Homme, c’est le Grand Labyrinthe. Quand l’Homme aura fini de causer avec l’Aîné des Magiciens, il ira se promener dans le Grand Labyrinthe, parce qu’il le faut. La marque sur la pierre, sous le pied de l’Homme, est une marque magique et tout à fait au-dessous, j’ai dessiné les trois Fleurs Magiques toutes mêlées avec le Nuage Magique. Tout ce dessin est Grosse Médecine et Forte Magie.




Il alla vers l’Est et il trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache pâturant dans un pré qu’on lui avait préparé, et, d’un seul tour de langue, elle balayait toute une forêt à la fois, et l’avalait, et se couchait pour ruminer ensuite.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens.

Et il souffla sur la terre nue où elle avait mangé et sur la place où elle s’était couchée, et l’une devint le grand Désert Indien, et l’autre devint le Désert du Sahara, et on les trouve sur la carte.

Il alla vers l’Ouest et il trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor qui bâtissait une digue en travers des embouchures des larges rivières qu’on lui avait préparées.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens.

Et il souffla sur les arbres tombés et l’eau tranquille, et ils devinrent les Bois de la Floride, et on les trouve sur la carte.

Alors il alla au Sud et trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue grattant des nageoires dans le sable qu’on lui avait préparé, et le sable et les rochers sifflaient à travers les airs et tombaient très loin dans la mer.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens.

Et il souffla sur le sable et les rochers, là où ils étaient tombés dans la mer, et ils devinrent les belles îles de Bornéo, des Célèbes, de Sumatra et de Java et le reste de l’Archipel Malais que, lui aussi, on peut trouver sur la carte.

Bientôt l’Aîné des Magiciens rencontra l’Homme sur les rives du Fleuve Perak et dit :

— Eh bien ! fils d’Adam, tous les Animaux t’obéissent-ils ?

— Oui, dit l’Homme.

— Toute la Terre t’obéit-elle ?

— Oui, dit l’Homme.

— Toute la Mer t’obéit-elle ?

— Non, dit l’Homme. Une fois le jour et une fois la nuit la Mer monte le long du Fleuve Perak et chasse l’eau douce qui déborde dans la forêt et ma maison est mouillée ; une fois le jour et une fois la nuit elle descend le fleuve et emporte toute l’eau derrière elle, de sorte qu’il ne reste que de la vase et ma pirogue chavire. Est-ce là le jeu auquel tu lui as dit de jouer ?

— Non, dit l’Aîné des Magiciens C’est là un nouveau et très mauvais jeu.

— Regarde, dit l’Homme, et comme il parlait, la grande Mer arriva par l’embouchure du Fleuve Perak, poussant le fleuve devant elle jusqu’à ce qu’il inondât toutes les forêts profondes pendant des milles et noyât la maison de l’Homme.

— Ceci ne va pas. Mets ta pirogue à l’eau et nous allons découvrir qui joue avec la Mer, dit l’Aîné des Magiciens.

Ils entrèrent dans la pirogue, la petite fille avec eux ; et l’Homme prit son kris — un poignard courbé à lame torse qui ressemble à une flamme — et ils partirent sur le Fleuve Perak. Alors la Mer se mit à courir à reculons et la pirogue fut entraînée hors des bouches du Fleuve Perak, passé Selangor, passé Malacca, passé Singapore, toujours plus loin jusqu’à l’île de Bintang, comme si on l’avait tirée avec une ficelle.

Alors l’Aîné des Magiciens se leva et cria :

— Oh ! bêtes, oiseaux et poissons ! vous que j’ai pris dans mes mains au Tout Commencement, et à qui j’ai appris le jeu que vous deviez jouer, lequel de vous joue avec la Mer ?

Alors toutes les bêtes, oiseaux et poissons dirent ensemble :

— Aîné des Magiciens, nous jouons les jeux auxquels tu nous as montré à jouer, à nous et aux fils de nos fils ; mais aucun de nous ne joue avec la Mer.

Alors la Lune se leva toute large et pleine sur les eaux, et l’Aîné des Magiciens dit au petit vieux bossu qui est assis dans la Lune à filer une ligne avec laquelle il compte un jour pêcher la Terre :

— Oh ! Pêcheur de la Lune ! est-ce toi qui joues avec la Mer ?


Ceci est l’image de Pau-Amma sortant de la mer, plus haut que la fumée de trois volcans. Je n’ai pas dessiné les trois volcans, parce que Pau-Amma était si grand. Pau-Amma essaye de faire un Tour Magique ; mais ce n’est qu’un vieux Crabe Roi pas malin et c’est pourquoi il ne peut rien faire du tout. Tu peux voir qu’il est tout pattes, griffes et coquille vide. Le canot est le canot que l’Homme et la Petite-Fille et l’Aîné des Magiciens ont mis à la mer pour sortir de la rivière Perak. La mer est toute noire et toute bouillonnante, parce que Pau-Amma vient de sortir de Pusat Tasek. Pusat Tasek est au-dessous ; de sorte que je ne l’ai pas dessiné. L’homme brandit son coutelas recourbé contre Pau-Amma. La Petite-Fille est assise bien tranquille au milieu du canot. Elle sait qu’avec son Papa il n’y a pas de danger. L’Aîné des Magiciens se tient debout à l’autre bout du canot et commence à faire un Tour Magique. Il a quitté son trône magique sur la baie et il a enlevé ses habits pour ne pas se mouiller, et il a laissé le Nuage Magique derrière lui aussi, afin de ne pas faire chavirer le canot. La chose qui ressemble à un autre petit canot contre le vrai canot s’appelle un balancier. C’est un morceau de bois attaché à des bâtons ; il empêche le canot de chavirer. Le canot est fait d’un seul morceau de bois, et il y a une (pagaie) à un bout.



— Non, dit le Pêcheur. Je suis à filer une ligne avec laquelle j’espère un jour pêcher la Terre ; mais je ne joue pas avec la Mer.

Et il continua à filer sa ligne.

Or, il y a aussi un Rat dans la Lune, lequel ronge la ligne du vieux Pêcheur à mesure qu’il la file, et l’Aîné des Magiciens lui dit :

— Oh ! Rat de la Lune, est-ce toi qui joue avec la Mer ?

Et le Rat dit :

— Je suis trop occupé à ronger la ligne que ce vieux Pêcheur est à filer. Je ne joue pas avec la Mer.

Et il continua à ronger la ligne.

Alors la toute petite fille leva ses petits bras dont les bracelets de coquillages blancs brillaient sur sa peau brune et douce, et dit :

— Ô ! Aîné des Magiciens ! quand mon père que voici vous a parlé dans les Tout Commencements, et que je me penchais sur son épaule tandis qu’on apprenait aux bêtes leurs jeux, une bête s’en est allée méchamment se cacher dans la Mer avant que vous lui ayez appris son jeu.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Grande est la sagesse des petits enfants qui savent regarder et se taire. À quoi cette bête ressemblait-elle ?

Et la toute petite fille dit :

— Elle était ronde et elle était plate ; ses yeux poussaient au bout de tiges et elle marchait de côté, comme cela, et elle portait une forte armure sur son dos.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Grande est la sagesse des petits enfants qui disent la vérité. Maintenant je sais où est allé Pau-Amma. Donne-moi la pagaie.

Il prit donc la pagaie, mais point n’était besoin de pagayer, car l’eau coulait continuellement, passées toutes les îles, jusqu’à ce qu’ils arrivassent au lieu nommé Pusat-Tasek — le Cœur de la Mer — où se trouve le grand creux par où l’on descend au cœur du monde, et dans ce creux pousse le Merveilleux Arbre Pauh Janggi, qui porte les deux noix magiques. Alors l’Aîné des Magiciens plongea son bras jusqu’à l’épaule dans l’eau profonde et chaude, et, sous les racines de l’Arbre Merveilleux, il toucha le large dos de Pau-Amma le Crabe, Et Pau-Amma s’enfonça comme on le touchait et la Mer monta comme l’eau monte dans une cuvette quand on y plonge la main.

— Ah ! dit l’Aîné des Magiciens. Je sais à présent qui jouait avec la Mer.

Et il appela : Que fais-tu, Pau-Amma ?

Et Pau-Amma, du profond des grandes eaux, répondit :

— Une fois le jour et une fois la nuit, je sors chercher ma nourriture. Une fois le jour et une fois la nuit, je m’en retourne. Laissez-moi tranquille.

Alors l’Aîné des Magiciens dit :

— Écoute, Pau-Amma. Quand tu sors de ta caverne les eaux de la Mer se déversent dans Pusat-Tasek, et toutes les grèves de toutes les îles restent nues, et les petits poissons meurent, et Raja Mozang Kaban, le Roi des Éléphants, ses jambes se crottent. Quand tu retournes et te réinstalles dans Pusat Tasek, les eaux de la Mer montent et la moitié des petites îles sont noyées et la maison de l’Homme est inondée et Raja Abdulla, le Roi des Crocodiles, sa bouche est pleine d’eau salée.

Alors Pau-Amma, du profond des grandes eaux, rit et dit :

— Je ne me savais pas tant d’importance. Désormais je sortirai sept fois le jour et l’eau ne se reposera jamais.

Alors l’Aîné des Magiciens dit :

— Je ne peux pas te faire jouer le jeu auquel tu étais destiné à jouer, Pau-Amma, à cause que tu m’échappas dans les Tout-Commencements ; mais si tu n’as pas peur, monte et nous causerons.

— Je n’ai pas peur, dit Pau-Amma. Et il s’éleva vers le haut de la mer dans le clair de lune. Il n’y avait personne au monde de si grand que Pau-Amma — car il était le Roi Crabe de tous les Crabes. Pas un Crabe ordinaire, mais un Roi Crabe. Un côté de sa grande coque touchait la plage de Sarawak ; l’autre, la plage de Pahan ; et il était plus haut que la fumée de trois volcans ! En montant à travers les branches de l’Arbre Merveilleux, il arracha un des grands fruits jumeaux — les noix magiques à double amande qui rajeunissent les hommes — et la toute petite fille la vit qui dansait dans l’eau le long de la pirogue et la repêcha et se mit à en évider la coquille molle de la pointe de ses ciseaux d’or.

— Maintenant, dit le Magicien, fais un sortilège, Pau-Amma, pour montrer que tu es vraiment important. Pau-Amma roula les yeux et remua les pattes, mais ne put qu’agiter la Mer, car bien qu’il fût un Roi Crabe, il n’était qu’un Crabe en somme, et l’Aîné des Magiciens se mit à rire.

— Tu n’es pas si important, après tout, Pau-Amma, dit-il. Laisse-moi essayer à présent.

Et il fit un Sortilège de la main gauche — rien que du petit doigt de sa main gauche — et, crois-tu, Mieux Aimée ! voici que la double carapace bleue, verte et noire de Pau-Amma tomba comme l’écorce d’une noix de coco, et Pau-Amma resta tout nu et tout mou — mou comme les petits crabes que tu trouves parfois sur la grève, Mieux Aimée.

— En vérité, tu es très important, dit l’Aîné des Magiciens. Faut-il demander à l’Homme que voilà de te découper avec son kris ? Faut-il envoyer chercher Raja Moyang Kaban, le Roi des Éléphants, pour te trouer de ses défenses ? Ou appellerai-je Raja Abdulla, le Roi des Crocodiles, pour te mordre ?

Et Pau-Amma dit :

— J’ai honte ! Rends-moi ma coque dure et laisse-moi rentrer à Pusat-Tasek, et je n’en sortirai qu’une fois le jour et une fois la nuit pour chercher ma nourriture.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Non, Pau-Amma, je ne te rendrai pas ta carapace, car tu deviendrais plus gros, plus orgueilleux et plus fort, et peut-être oublierais-tu ta promesse et te remettrais-tu à jouer avec la Mer.

Alors Pau-Amma dit :

— Que ferai-je ? Je suis si grand que je ne puis me cacher que dans Pusat-Tasek, et si je vais ailleurs, tout mou comme je suis, les requins et les chiens de mer me mangeront. Et si je rentre à Pusat-Tasek, tout mou comme je suis à présent, quoique j’y sois en sûreté je ne pourrai jamais en sortir pour chercher ma nourriture, et alors je mourrai.

Alors il agita ses pattes et se lamenta.

— Écoute, Pau-Amma, dit l’Aîné des Magiciens. Je ne puis te forcer à jouer le jeu auquel tu devais jouer, parce que tu m’échappas dans les Tout Commencements ; mais choisis si tu veux ; je puis faire de chaque pierre, de chaque trou et de chaque touffe de goémon un Pusat-Tasek pour toi et tes fils à jamais.

Alors Pau-Amma dit :

— Cela est bon ; mais je ne choisis pas encore. Regarde ! Voici l’Homme qui te parla dans les Tout Commencements. S’il n’avait pas occupé ton attention, je ne me serais pas impatienté d’attendre ni ne me serais sauvé, et tout cela ne serait jamais arrivé. Que fera-t-il pour moi, lui ?

Et l’Homme dit :

— Si tu veux, je ferai un Sortilège de telle sorte que l’eau profonde et la terre sèche pareillement soient ton domaine, à toi et tes fils, de manière que tu puisses te cacher à la fois sur la terre et dans la mer.

Et Pau-Amma dit :

— Je ne choisis pas encore. Regarde ! Voici la petite fille qui me vit fuir dans les Tout Commencements. Si elle avait parlé alors, l’Aîné des Magiciens m’aurait rappelé, et tout cela ne serait jamais arrivé. Que fera-t-elle pour moi, elle ?

Et la petite toute petite dit :

— Cette noix que je mange est bonne. Si tu choisis, je ferai un Sortilège et je te donnerai cette paire de ciseaux qui sont très pointus et très solides, de manière que toi et tes fils puissent manger des noix de coco comme ceci tout le long du jour quand vous remonterez de la mer sur la terre ; ou bien vous pourrez vous creuser un Pusat-Tasek avec les ciseaux qui seront à vous toutes les fois qu’il n’y aura ni pierre ni trou tout près ; et, quand la terre est trop dure, à l’aide de ces mêmes ciseaux vous pourrez grimper dans un arbre.

Et Pau-Amma dit :

— Je ne choisis pas encore, car, tout mou comme je suis, ces dons ne me serviraient de rien. Rends-moi ma coquille, Aîné des Magiciens, et alors je jouerai ton jeu.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Je te la rendrai, Pau-Amma, pendant onze mois de l’année ; mais le douzième mois de chaque an, elle redeviendra molle, afin que tu te souviennes, toi et tes fils, que je sais faire des Sortilèges, et pour que tu demeures modeste, Pau-Amma ; car je vois que si tu peux courir à la fois sur la terre et sous l’eau, tu deviendrais trop hardi ; et si tu peux grimper aux arbres, casser des noix et creuser des trous avec tes ciseaux, tu deviendras trop gourmand, Pau-Amma.

Alors Pau-Amma réfléchit un peu et dit :

— J’ai fait mon choix. Je prendrai tous les dons.

Alors l’Aîné des Magiciens fit un Sortilège de la main droite, de tous les cinq doigts de la main droite, et, crois-tu, Mieux Aimée, voici que Pau-Amma devint de plus en plus petit, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus qu’un petit crabe vert qui nageait le long de la pirogue en criant d’une toute petite voix ;

— Donnez-moi mes ciseaux !

Et la petite fille le cueillit et le mit dans la paume de sa petite main brune et l’assit au fond de la pirogue et lui donna ses ciseaux qu’il brandit dans ses petits bras, les ouvrant les fermant et les faisant claquer, et disant :

— Je peux manger des noix. Je peux casser des coques. Je peux creuser des trous. Je peux grimper aux arbres. Je peux respirer dans l’air sec et me faire un Pusat-Tasek sous chaque pierre. Je ne me savais pas si important. Kun ? (Est-ce bien ?)

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens. Et il rit et lui donna sa bénédiction ; et le petit Pau-Amma se laissa tomber du bordage de la pirogue dans l’eau ; et il était si petit qu’il aurait pu se cacher à l’ombre d’une feuille morte sur la terre ou d’une coquille vide au fond de la mer.

— Cela fut-il bien fait ? dit l’Aîné des Magiciens.

— Oui, dit l’Homme. Mais maintenant il faut retourner à Perak et c’est très long à la pagaie. Si nous avions attendu que Pau-Amma fût sorti et rentré à Pusat-Tasek, l’eau nous aurait porté là toute seule.

— Tu es paresseux, dit l’Aîné des Magiciens. Ainsi seront tes fils.

Et il leva son doigt vers la lune et dit :

— Ô Pêcheur ! voici un homme qui est trop paresseux pour retourner à la pagaie chez lui. Ramène sa pirogue avec ta ligne, Pêcheur.

— Non, dit l’Homme. Puisque je dois être paresseux toujours, que la Mer travaille pour moi deux fois le jour, à jamais. Cela m’épargnera de ramer.

Et l’Ainé des Magiciens rit et dit ;

Payah kun.

Et le Rat de la Lune cessa de ronger la ligne ; et le Pêcheur la laissa filer jusqu’à toucher la Mer et il tira au bout de sa ligne toute la Mer profonde, passé l’île de Bintang, passé Singapour, passé Malacca, passé Selangor, jusqu’à ce que la pirogue glissât de nouveau dans l’embouchure du fleuve Perak.

Kun ? dit le Pêcheur de la Lune.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens. Veille bien, à présent, à tirer la mer deux fois le jour et deux fois la nuit, pour toujours, de manière que les pêcheurs de Malaisie n’aient point à pagayer. Mais fais attention à ne pas la tirer trop fort ou je ferai un Sort contre toi comme je l’ai fait pour Pau-Amma.

Alors ils remontèrent tous le Fleuve Perak et allèrent se coucher, Mieux Aimée.

Or, écoute et entends !

Depuis ce jour, la Lune a toujours tiré la Mer en haut et en bas et fait ce que nous nommons les marées. Quelquefois le Pêcheur de la Lune tire un peu trop fort et on a des marées de printemps ; quelquefois il tire trop doucement et ça fait ce qu’on appelle des mortes-eaux ; mais, presque toujours, il fait attention, à cause de l’Aîné des Magiciens.

Et Pau-Amma ? Vous pouvez voir, sur la plage, comment tous les bébés de Pau-Amma se font de petits Pusats-Taseks sous chaque pierre, chaque touffe de varech des sables ; vous pouvez les voir brandir leurs petits ciseaux ; et dans quelques parties du monde ils habitent vraiment sur la terre sèche et grimpent dans les palmiers et mangent des noix de coco, tout comme la petite fille l’avait promis. Mais une fois par an tous les Pau-Ammas doivent dépouiller leur armure solide et devenir mous — histoire de rappeler ce que pouvait faire l’Aîné des Magiciens. De sorte que ça n’est pas juste de tuer ou de poursuivre les bébés de Pau-Amma rien que parce que le vieux Pau-Amma a été bêtement malpoli, il y très longtemps de cela.

Oh ; oui, à propos ! Les bébés de Pau-Amma détestent qu’on les extirpe de leurs petits Pusats-Taseks pour les rapporter à la maison dans de vieux pots à moutarde. C’est pourquoi ils pincent avec leurs ciseaux, et c’est bien fait !