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Histoires extraordinaires/Morella

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Morella (1856)
Traduction par Charles Baudelaire.
Histoires extraordinairesMichel Lévy fr. (p. 389-398).


MORELLA


Lui-même, par lui-même, avec lui-même, homogène éternel.
Platon.


Ce que j’éprouvais relativement à mon amie Morella était une profonde mais très-singulière affection. Ayant fait sa connaissance par hasard, il y a nombre d’années, mon âme, dès notre première rencontre, brûla de feux qu’elle n’avait jamais connus ; — mais ces feux n’étaient point ceux d’Éros, et ce fut pour mon esprit un amer tourment que la conviction croissante que je ne pourrais jamais définir leur caractère insolite, ni régulariser leur intensité errante. Cependant, nous nous convînmes, et la destinée nous fit nous unir à l’autel. Jamais je ne parlai de passion, jamais je ne songeai à l’amour. Néanmoins, elle fuyait la société, et, s’attachant à moi seul, elle me rendit heureux. Être étonné, c’est un bonheur ; — et rêver, n’est-ce pas un bonheur aussi ?

L’érudition de Morella était profonde. Comme, j’espère le montrer, ses talents n’étaient pas d’un ordre secondaire ; la puissance de son esprit était gigantesque. Je le sentis, et, dans mainte occasion, je devins son écolier. Toutefois, je m’aperçus bientôt que Morella, en raison de son éducation faite à Presbourg, étalait devant moi bon nombre de ces écrits mystiques qui sont généralement considérés comme l’écume de la première littérature allemande. Ces livres, pour des raisons que je ne pouvais concevoir, faisaient son étude constante et favorite ; — et, si avec le temps ils devinrent aussi la mienne, il ne faut attribuer cela qu’à la simple mais très-efficace influence de l’habitude et de l’exemple.

En toutes ces choses, si je ne me trompe, ma raison n’avait presque rien à faire. Mes convictions, ou je ne me connais plus moi-même, n’étaient en aucune façon basées sur l’idéal, et on n’aurait pu découvrir, à moins que je ne m’abuse grandement, aucune teinture du mysticisme de mes lectures, soit dans mes actions, soit dans mes pensées. Persuadé de cela, je m’abandonnai aveuglément à la direction de ma femme, et j’entrai avec un cœur imperturbé dans le labyrinthe de ses études. Et alors, — quand, me plongeant dans des pages maudites, je sentais un esprit maudit qui s’allumait en moi, — Morella venait, posant sa main froide sur la mienne et ramassant dans les cendres d’une philosophie morte quelques graves et singulières paroles qui, par leur sens bizarre, s’incrustaient dans ma mémoire. Et alors, pendant des heures, je m’étendais rêveur à son côté, et je me plongeais dans la musique de sa voix, — jusqu’à ce que cette mélodie à la longue s’infectât de terreur ; — et une ombre tombait sur mon âme, et je devenais pâle, et je frissonnais intérieurement à ces sons trop extra-terrestres. Et ainsi, la jouissance s’évanouissait soudainement dans l’horreur, et l’idéal du beau devenait l’idéal de la hideur, comme la vallée de Hinnom est devenue la Géhenne.

Il est inutile d’établir le caractère exact des problèmes qui, jaillissant des volumes dont j’ai parlé, furent pendant longtemps presque le seul objet de conversation entre Morella et moi. Les gens instruits dans ce que l’on peut appeler la morale théologique les concevront facilement, et ceux qui sont illettrés n’y comprendraient que peu de chose en tout cas. L’étrange panthéisme de Fichte, la Palingénésie modifiée des Pythagoriciens, et, par-dessus tout, la doctrine de l’identité telle qu’elle est présentée par Schelling, étaient généralement les points de discussion qui offraient le plus de charmes à l’imaginative Morella. Cette identité, dite personnelle, M. Locke, je crois, la fait judicieusement consister dans la permanence de l’être rationnel. En tant que par personne nous entendons une essence pensante, douée de raison, et en tant qu’il existe une conscience qui accompagne toujours la pensée, c’est elle, — cette conscience, — qui nous fait tous être ce que nous appelons nous-même, — nous distinguant ainsi des autres êtres pensants, et nous donnant notre identité personnelle. Mais le principium individuationis, — la notion de cette identité qui, à la mort, est, ou n’est pas perdue à jamais, fut pour moi, en tout temps, un problème du plus intense intérêt, non-seulement à cause de la nature inquiétante et embarrassante de ses conséquences, mais aussi à cause de la façon singulière et agitée dont en parlait Morella.

Mais, en vérité, le temps était maintenant arrivé où le mystère de la nature de ma femme m’oppressait comme un charme. Je ne pouvais plus supporter l’attouchement de ses doigts pâles, ni le timbre profond de sa parole musicale, ni l’éclat de ses yeux mélancoliques. Et elle savait tout cela, mais ne m’en faisait aucun reproche ; elle semblait avoir conscience de ma faiblesse ou de ma folie, et, tout en souriant, elle appelait cela la Destinée. Elle semblait aussi avoir conscience de la cause, à moi inconnue, de l’altération graduelle de mon amitié ; mais elle ne me donnait aucune explication et ne faisait aucune allusion à la nature de cette cause. Morella toutefois n’était qu’une femme, et elle dépérissait journellement. À la longue, une tache pourpre se fixa immuablement sur sa joue, et les veines bleues de son front pâle devinrent proéminentes. Et ma nature se fondait parfois en pitié ; mais, un moment après, je rencontrais l’éclair de ses yeux chargés de pensées, et alors mon âme se trouvait mal et éprouvait le vertige de celui dont le regard a plongé dans quelque lugubre et insondable abîme.

Dirai-je que, j’aspirais, avec un désir intense et dévorant, au moment de la mort de Morella ? Cela fut ainsi ; mais le fragile esprit se cramponna à son habitacle d’argile pendant bien des jours, bien des semaines et bien des mois fastidieux, si bien qu’à la fin mes nerfs torturés remportèrent la victoire sur ma raison ; et je devins furieux de tous ces retards, et avec un cœur de démon je maudis les jours, et les heures, et les minutes amères qui semblaient s’allonger et s’allonger sans cesse, à mesure que sa noble vie déclinait, comme les ombres dans l’agonie du jour.

Mais, un soir d’automne, comme l’air dormait immobile dans le ciel, Morella m’appela à son chevet. Il y avait un voile de brume sur toute la terre, et un chaud embrasement sur les eaux, et, à voir les splendeurs d’octobre dans le feuillage de la forêt, on eût dit qu’un bel arc-en-ciel s’était laissé choir du firmament.

— Voici le jour des jours, dit-elle quand j’approchai, le plus beau des jours pour vivre ou pour mourir. C’est un beau jour pour les fils de la terre et de la vie, — ah ! plus beau encore pour les filles du ciel et de la mort !

Je baisai son front, et elle continua :

— Je vais mourir, cependant je vivrai.

— Morella !

— Ils n’ont jamais été, ces jours où il t’aurait été permis de m’aimer ; — mais celle que, dans la vie, tu abhorras, dans la mort tu l’adoreras.

— Morella !

— Je répète que je vais mourir. Mais en moi est un gage de cette affection — ah ! quelle mince affection ! — que vous avez éprouvée pour moi, Morella. Et, quand mon esprit partira, l’enfant vivra, — ton enfant, mon enfant à moi, Morella. Mais tes jours seront des jours pleins de chagrin, — de ce chagrin qui est la plus durable des impressions, comme le cyprès est le plus vivace des arbres ; car les heures de ton bonheur sont passées, et la joie ne se cueille pas deux fois dans une vie, comme les roses de Pæstum deux fois dans une année. Tu ne joueras plus avec le temps le jeu de l’homme de Téos ; le myrte et la vigne te seront choses inconnues, et partout sur la terre tu porteras avec toi ton suaire, comme le musulman de la Mecque.

— Morella ! m’écriai-je, Morella ! comment sais-tu cela ?

Mais elle retourna son visage sur l’oreiller ; un léger tremblement courut sur ses membres, elle mourut, et je n’entendis plus sa voix.

Cependant, comme elle l’avait prédit, son enfant, — auquel en mourant elle avait donné naissance, et qui ne respira qu’après que la mère eut cessé de respirer, — son enfant, une fille, vécut. Et elle grandit étrangement en taille et en intelligence, et devint la parfaite ressemblance de celle qui était partie, et je l’aimai d’un plus fervent amour que je ne me serais cru capable d’en éprouver pour aucune habitante de la terre.

Mais, avant qu’il fût longtemps, le ciel de cette pure affection s’assombrit, et la mélancolie, et l’horreur, et l’angoisse, y défilèrent en nuages. J’ai dit que l’enfant grandit étrangement en taille et en intelligence. Étrange, en vérité, fut le rapide accroissement de sa nature corporelle, — mais terribles, oh ! terribles furent les tumultueuses pensées qui s’amoncelèrent sur moi, pendant que je surveillais le développement de son être intellectuel. Pouvait-il en être autrement, quand je découvrais chaque jour dans les conceptions de l’enfant la puissance adulte et les facultés de la femme ? — quand les leçons de l’expérience tombaient des lèvres de l’enfance ? — quand je voyais à chaque instant la sagesse et les passions de la maturité jaillir de cet œil noir et méditatif ? Quand, dis-je, tout cela frappa mes sens épouvantés, — quand il fut impossible à mon âme de se le dissimuler plus longtemps, — à mes facultés frissonnantes de repousser cette certitude, — y a-t-il lieu de s’étonner que des soupçons d’une nature terrible et inquiétante se soient glissés dans mon esprit, ou que mes pensées se soient reportées avec horreur vers les contes étranges et les pénétrantes théories de la défunte Morella ? J’arrachai à la curiosité du monde un être que la destinée me commandait d’adorer, et, dans la rigoureuse retraite de mon intérieur, je veillai avec une anxiété mortelle sur tout ce qui concernait la créature aimée.

Et comme les années se déroulaient, et comme chaque jour je contemplais son saint, son doux, son éloquent visage, et comme j’étudiais ses formes mûrissantes, chaque jour je découvrais de nouveaux points de ressemblance entre l’enfant et sa mère, la mélancolique et la morte. Et, d’instant en instant, ces ombres de ressemblance s’épaississaient, toujours plus pleines, plus définies, plus inquiétantes et plus affreusement terribles dans leur aspect. Car, que son sourire ressemblât au sourire de sa mère, je pouvais l’admettre ; mais cette ressemblance était une identité qui me donnait le frisson ; — que ses yeux ressemblassent à ceux de Morella, je devais le supporter ; mais aussi ils pénétraient trop souvent dans les profondeurs de mon âme avec l’étrange et intense pensée de Morella elle-même. Et dans le contour de son front élevé, et dans les boucles de sa chevelure soyeuse, et dans ses doigts pâles qui s’y plongeaient d’habitude, et dans le timbre grave et musical de sa parole, et par-dessus tout, — oh ! par-dessus tout, — dans les phrases et les expressions de la morte sur les lèvres de l’aimée, de la vivante, je trouvais un aliment pour une horrible pensée dévorante, — pour un ver qui ne voulait pas mourir.

Ainsi passèrent deux lustres de sa vie, et toujours ma fille restait sans nom sur la terre. Mon enfant et mon amour étaient les appellations habituellement dictées par l’affection paternelle, et la sévère reclusion de son existence s’opposait à toute autre relation. Le nom de Morella était mort avec elle. De la mère, je n’avais jamais parlé à la fille ; — il m’était impossible d’en parler. En réalité, durant la brève période de son existence, cette dernière n’avait reçu aucune impression du monde extérieur, excepté celles qui avaient pu lui être fournies dans les étroites limites de sa retraite.

À la longue, cependant, la cérémonie du baptême s’offrit à mon esprit, dans cet état d’énervation et d’agitation, comme l’heureuse délivrance des terreurs de ma destinée. Et, aux fonts baptismaux, j’hésitai sur le choix d’un nom. Et une foule d’épithètes de sagesse et de beauté, de noms tirés des temps anciens et modernes, de mon pays et des pays étrangers, vint se presser sur mes lèvres, et une multitude d’appellations charmantes de noblesse, de bonheur et de bonté.

Qui m’inspira donc alors d’agiter le souvenir de la morte enterrée ? Quel démon me poussa à soupirer un son dont le simple souvenir faisait toujours refluer mon sang par torrents des tempes au cœur ? Quel méchant esprit parla du fond des abîmes de mon âme, quand, sous ces voûtes obscures et dans le silence de la nuit, je chuchotai dans l’oreille du saint homme les syllabes « Morella » ? Quel être, plus que démon, convulsa les traits de mon enfant et les couvrit des teintes de la mort, quand, tressaillant à ce nom à peine perceptible, elle tourna ses yeux limpides du sol vers le ciel, et, tombant prosternée sur les dalles noires de notre caveau de famille, répondit : Me voilà !

Ces simples mots tombèrent distincts, froidement, tranquillement distincts, dans mon oreille, et, de là, comme du plomb fondu, roulèrent en sifflant dans ma cervelle. Les années, les années peuvent passer, mais le souvenir de cet instant, — jamais ! Ah ! les fleurs et la vigne n’étaient pas choses inconnues pour moi ; — mais l’aconit et le cyprès m’ombragèrent nuit et jour. Et je perdis tout sentiment du temps et des lieux, et les étoiles de ma destinée disparurent du ciel, et dès lors la terre devint ténébreuse, et toutes les figures terrestres passèrent près de moi comme des ombres voltigeantes, et parmi elles je n’en voyais qu’une, — Morella ! Les vents du firmament ne soupiraient qu’un son à mes oreilles, et le clapotement de la mer murmurait incessamment : « Morella ! » Mais elle mourut, et, de mes propres mains je la portai à sa tombe, et je ris d’un amer et long rire, quand, dans le caveau où je déposai la seconde, je ne découvris aucune trace de la première — Morella.