Aller au contenu

Histoires ou Contes du temps passé (1697)/Original/Le petit Poucet

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Petit Poucet.

Histoires ou Contes du temps passé (1697)/Original
Histoires ou Contes du temps passéClaude Barbin (p. 183-229).



LE PETIT
POUCET


CONTE.


Il estoit une fois un Bucheron & une Bucheronne, qui avaient sept enfans tous Garçons ; l’aîné n’avoit que dix ans, & le plus jeune n’en avoit que sept. On s’estonnera que le Bucheron ait eu tant d’enfans en si peu de temps ; mais c’est que sa femme allait viste en besogne, & n’en faisait pas moins que deux à la fois. Ils estaient fort pauvres, & leurs sept enfans les incommodaient beaucoup, parce qu’aucun d’eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c’est que le plus jeune estait fort delicat, & ne disait mot, prenant pour bestise ce qui estait une marque de la bonté de son esprit : il estoit fort petit, & quand il vint au monde, il n’estait gueres plus gros que le pouce, ce qui fit que l’on l’appella le Petit Poucet. Ce pauvre enfant estoit le souffre-douleurs de la maison, & on lui donnoit toûjours le tort. Cependant il estoit le plus fin, & le plus avisé de tous ses freres, & s’il parloit peu, il écoutoit beaucoup. Il vint une année très-fâcheuse, & la famine fut si grande que ces pauvres gens resolurent de se deffaire de leurs enfans. Un soir que ces enfans estoient couchez, & que le Bucheron estoit auprés du feu avec sa femme, il luy dit, le cœur serré de douleur ? Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfans : je ne sçaurois les voir mourir de faim devant mes yeux, & je suis resolu de les mener perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé, car tandis qu’ils s’amuseront à fagoter, nous n’avons qu’à nous enfuir sans qu’ils nous voient. Ah ! s’écria la Bucheronne, pourrois-tu bien toy-même mener perdre tes enfans ? Son mary avoit beau luy representer leur grande pauvreté, elle ne pouvoit y consentir ; elle estoit pauvre, mais elle estoit leur mere. Cependant ayant consideré quelle douleur ce luy seroit de les voir mourir de faim, elle y consentit, & alla se coucher en pleurant. Le petit Poucet oüit tout ce qu’ils dirent, car ayant entendu de dedans son lit qu’ils parloient d’affaires, il s’estoit levé doucement, & s’estoit glissé sous l’escabelle de son pere pour les écouter sans estre vû. Il alla se recoucher & ne dormit point le reste de la nuit, songeant à ce qu’il avoit à faire. Il se leva de bon matin, & alla au bord d’un ruisseau, où il emplit ses poches de petits cailloux blancs, & ensuite revint à la maison. On partit, & le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu’il sçavoit à ses freres. Ils allerent dans une forest fort épaisse, où à dix pas de distance on ne se voyoit pas l’un l’autre. Le Bucheron se mit à couper du bois & ses enfans à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le pere & la mere les voyant occupez à travailler, s’éloignerent d’eux insensiblement, & puis s’enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné. Lorsque ces enfans se virent seuls, il se mirent à crier & à pleurer de toute leur force. Le petit Pouçet les laissoit crier, sçachant bien par où il reviendroit à la maison ; car en marchant il avoit laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu’il avait dans ses poches. Il leur dit donc, ne craignez point mes freres, mon Pere & ma Mere nous ont laissez icy, mais je vous rameneray bien au logis, suivez-moy seulement : ils le suivirent, & il les mena jusqu’à leur maison, par le même chemin qu’ils estoient venus dans la forest. Ils n’oserent d’abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte pour écouter ce que disaient leur pere & leur mere.

Dans le moment que le Bucheron & la Bucheronne arriverent chez eux, le seigneur du Vilage leur envoya dix écus qu’il leur devoit il y avoit longtems, & dont ils n’esperoient plus rien : Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouroient de faim. Le Bucheron envoya sur l’heure sa femme à la Boucherie. Comme il y avoit longtemps qu’elle n’avoit mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu’il n’en falloit pour le soupé de deux personnes. Lorsqu’ils furent rassasiez, la Bucheronne dit, helas, où sont maintenant ces pauvres enfans, ils feroient bonne chere de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c’est toy qui les as voulu perdre, j’avois bien dit que nous nous en repentirions, que font-ils maintenant dans cette Forest ? Helas ! mon Dieu les loups les ont peut-être déjà mangez ; tu es bien inhumain d’avoir perdu ainsi tes enfans. Le Bucheron s’impatienta à la fin, car elle redit plus de vingt fois qu’ils s’en repentiroient & qu’elle l’avoit bien dit. Il la menaça de la battre si elle ne se taisoit. Ce n’est pas que le Bucheron ne fust peut-estre encore plus fâché que sa femme ; mais c’est qu’elle luy rompoit la teste, & qu’il estoit de l’humeur de beaucoup d’autres gens, qui ayment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toûjours bien dit. La Bucheronne estoit tout en pleurs ? Helas ! où sont maintenant mes enfans, mes pauvres enfans ? Elle le dit une fois si haut que les enfans qui étoient à la porte l’ayant entendu se mirent à crier tous ensemble, nous voyla, nous voyla. Elle courut viste leur ouvrir la porte, & leur dit en les embrassant, que je suis aise de vous revoir, mes chers enfans, vous estes bien las, & vous avez bien faim ; & toy, Pierrot, comme te voyla crotté, viens que je te débarboüille. Ce Pierrot estoit son fils aîné, qu’elle aimoit plus que tous les autres, parce qu’il estoit un peu rousseau, & qu’elle estoit un peu rousse. Ils se mirent à Table, & mangerent d’un apetit qui faisoit plaisir au Pere & à la Mere, à qui ils racontoient la peur qu’ils avoient euë dans la Forest, en parlant presque toûjours tous ensemble : Ces bonnes gens étoient ravis de revoir leurs enfans avec eux, & cette joie dura tant que les dix écus durerent ; mais lors que l’argent fut dépensé ils retomberent dans leur premier chagrin ; & résolurent de les perdre encore, & pour ne pas manquer leur coup, de les mener bien plus loin que la premiere fois. Ils ne purent parler de cela si secrettement qu’ils ne fussent entendus par le petit Poucet, qui fit son compte de sortir d’affaire comme il avoit déjà fait ; mais quoyqu’il se fut levé de bon matin pour aller ramasser des petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour. Il ne sçavoit que faire lors que la Bucheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuné, il songea qu’il pourroit se servir de son pain au lieu de cailloux, en le jettant par miettes le long des chemins où ils passeroient : il le serra donc dans sa poche. Le Pere & la Mere les menerent dans l’endroit de la Forest le plus épais & le plus obscur, & dés qu’ils y furent ils gagnerent un faux-fuyant & les laisserent là. Le Petit Poucet ne s’en chagrina pas beaucoup, parce qu’il croyoit retrouver aisément son chemin par le moyen de son pain qu’il avoit semé partout où il avoit passé ; mais il fut bien surpris lorsqu’il ne put en retrouver une seule miette, les Oiseaux étoient venus qui avoient tout mangé. Les voylà donc bien affligés, car, plus ils marchoient plus ils s’égaroient, & s’enfonçoient dans la Forest. La nuit vint, & il s’éleva un grand vent qui leur faisoit des peurs épouventables. Ils croyoient n’entendre de tous côtés que des heurlemens de loups qui venoient à eux pour les manger. Ils n’osoient presque se parler ny tourner la teste. Il survint une grosse pluye qui les perça jusqu’aux os ; ils glissoient à chaque pas & tomboient dans la boüe, d’où ils se relevoient tout crottés, ne sçachant que faire de leurs mains. Le petit Pouçet grimpa au haut d’un arbre pour voir s’il ne découvrirait rien ; ayant tourné la teste de tous costés, il vit une petite lueur comme d’une chandelle, mais qui estoit bien loin par delà la Forest. Il descendit de l’arbre, & lorsqu’il fut à terre, il ne vit plus rien ; cela le desola. Cependant, ayant marché quelque temps, avec ses freres du costé qu’il avoit veu la lumiere, il la revit en sortant du Bois. Ils arriverent enfin à la maison où estoit cette chandelle, non sans bien des frayeurs, car souvent ils la perdoient de veuë, ce qui leur arrivoit toutes les fois qu’ils descendoient dans quelques fonds. Ils heurterent à la porte, & une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu’ils vouloient. Le petit Pouçet luy dit, qu’ils étoient de pauvres enfans qui s’estoient perdus dans la Forest, & qui demandoient à coucher par charité. Cette femme les voyant tous si jolis se mit à pleurer, & leur dit, helas ! mes pauvres enfans, où estes-vous venus ? sçavez-vous bien que c’est icy la maison d’un Ogre qui mange les petits enfans. Helas ! Madame, luy répondit le petit Pouçet, qui trembloit de toute sa force, aussi bien que ses freres, que ferons-nous ? Il est bien seur que les Loups de la Forest ne manqueront pas de nous manger cette nuit, si vous ne voulez pas nous retirer chez vous. Et cela étant nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous mange. Peut-estre qu’il aura pitié de nous, si vous voulez bien l’en prier. La femme de l’Ogre qui crut qu’elle pourroit les cacher à son mary jusqu’au lendemain matin, les laissa entrer & les mena se chauffer auprés d’un bon feu, car il y avoit un Mouton tout entier à la broche pour le soupé de l’Ogre. Comme ils commençoient à se chauffer ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte, c’estoit l’Ogre qui revenoit. Aussi tost sa femme les fit cacher sous le lit & alla ouvrir la porte. L’Ogre demanda d’abord si le soupé estoit prest & si on avoit tiré du vin, & aussi-tost se mit à table. Le Mouton estoit encore tout sanglant, mais il ne luy en sembla que meilleur. Il fleuroit à droite & à gauche, disant qu’il sentoit la chair fraiche. Il faut luy dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d’habiller que vous sentez. Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l’Ogre en regardant sa femme de travers, & il y a icy quelque chose que je n’entens pas ; en disant ces mots, il se leva de Table, & alla droit au lit. Ah, dit-il voilà, donc comme tu veux me tromper maudite femme, je ne sçais à quoi il tient que je ne te mange aussi, bien t’en prend d’estre une vieille beste. Voila du Gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois Ogres de mes amis, qui doivent me venir voir ces jours-icy. Il les tira de dessous le lit, l’un aprés l’autre. Ces pauvres enfans se mirent à genoux en luy demandant pardon, mais ils avoient affaire au plus cruël de tous les Ogres, qui bien loin d’avoir de la pitié, les dévoroit déjà des yeux, & disoit à sa femme que ce seroient là de friands morceaux lorsqu’elle leur auroit fait une bonne sausse. Il alla prendre un grand Couteau, & en approchant de ces pauvres enfans, il l’aiguisoit sur une longue pierre qu’il tenoit à sa main gauche. Il en avoit déjà empoigné un, lorsque sa femme luy dit, que voulez-vous faire à l’heure qu’il est, n’aurés-vous pas assez de temps demain matin ? Tais-toy, reprit l’Ogre, ils en seront plus mortifiés. Mais vous avez encore là tant de viande, reprit sa femme : voilà un Veau, deux & la moitié d’un cochon. Tu as raison, dit l’Ogre, donne-leur bien à souper affin qu’ils ne maigrissent pas, & va les mener coucher. La bonne femme fut ravie de joye, & leur porta bien à souper ; mais ils ne purent manger tant ils estoient saisis de peur. Pour l’Ogre, il se remit à boire ravis d’avoir de quoy si bien regaler ses Amis. Il but une douzaine de coups de plus qu’à l’ordinaire, ce qui luy donna un peu dans la teste, & l’obligea de s’aller coucher.

L’Ogre avoit sept filles qui n’étoient encore que des enfans. Ces petites Ogresses avoient toutes le teint fort beau, parce qu’elles mangeoient de la chair fraîche comme leur pere ; mais elles avoient de petits yeux gris & tout ronds, le nez crochu & une fort grande bouche avec de longues dents fort aiguës & fort éloignées l’une de l’autre. Elles n’estoient pas encore fort méchantes ; mais elles promettoient beaucoup, car elles mordoient déjà les petits enfans pour en succer le sang. On les avoit fait coucher de bonne heure, & elles estoient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une Couronne d’or sur la teste. Il y avoit dans la même chambre un autre lit de la même grandeur ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons, aprés quoi elle s’alla coucher auprés de son mary. Le petit Pouçet qui avoit remarqué que les filles de l’Ogre avoient des Couronnes d’or sur la teste, & qui craignoit qu’il ne prit à l’Ogre quelques remords de ne les avoir pas égorgés dés le soir même, se leva vers le milieu de la nuit, & prenant les bonnets de ses freres & le sien, il alla tout doucement les mettre sur la teste des sept filles de l’Ogre, aprés leur avoir osté leurs Couronnes d’or, qu’il mit sur la teste de ses freres & sur la sienne, affin que l’Ogre les prit pour ses filles, & ses filles pour les garçons qu’il vouloit égorger. La chose réüssit comme il l’avoit pensé : car l’Ogre s’étant éveillé sur le minuit, eut regret d’avoir differé au lendemain ce qu’il pouvoit executer la veille, il se jetta donc brusquement hors du lit, & prenant son grand Couteau, allons voir, dit il, comment se portent nos petits drolles, n’en faisons pas à deux fois ; il monta donc à tâtons à la Chambre de ses filles & s’approcha du lit où étoient les petits garçons, qui dormoient tous excepté le petit Pouçet, qui eut bien peur lorsqu’il sentit la main de l’Ogre qui luy tastoit la teste, comme il avoit tasté celle de tous ses freres. L’Ogre, qui sentit les Couronnes d’or ; vrayment, dit-il, j’allois faire là un bel ouvrage, je voy bien que je bus trop hier au soir. Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons. Ah, les voilà, dit-il, nos gaillards ? Travaillons hardiment ; en disant ces mots, il coupa sans balancer la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expedition, il alla se recoucher auprés de sa femme. Aussi-tost que le petit Poucet entendit ronfler l’Ogre, il reveilla ses freres, & leur dit de s’habiller promptement & de le suivre. Ils descendirent doucement dans le Jardin, & sauterent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toûjours en tremblant & sans sçavoir où ils alloient. L’Ogre s’estant éveillé dit à sa femme, vaten la haut habiller ces petits droles d’hier au soir ; L’Ogresse fut fort estonnée de la bonté de son mary, ne se doutant point de la maniere qu’il entendoit qu’elle les habillast, & croyant qu’il lui ordonnoit de les aller vestir, elle monta en haut, où elle fut bien surprise lorsqu’elle aperçut ses sept filles égorgées & nageant dans leur sang. Elle commença par s’évanoüir (car c’est le premier expedient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres.) L’Ogre craignant que sa femme ne fût trop longtemps à faire la besongne dont il l’avoit chargée, monta en haut pour luy aider. Il ne fut pas moins estonné que sa femme lorsqu’il vit cet affreux spectacle. Ah, qu’ay-je fait là s’écria-t-il, ils me le payeront les malheureux, & tout à l’heure. Il jetta aussitost une potée d’eau dans le nez de sa femme, & l’ayant fait revenir, donne-moy viste mes bottes de sept lieuës, luy dit-il, afin que j’aille les attraper. Il se mit en campagne, & aprés avoir couru bien loin de tous costés, enfin il entra dans le chemin où marchoient ces pauvres enfans qui n’étoient plus qu’à cent pas du logis de leur pere. Ils virent l’Ogre qui alloit de montagne en montagne, & qui traversoit des rivieres aussi aisément qu’il auroit fait le moindre ruisseau. Le petit Poucet qui vit un rocher creux proche le lieu où ils estoient, y fit cacher ses six freres, & s’y fourra aussi, regardant toûjours ce que l’Ogre deviendroit. L’Ogre qui se trouvoit fort las du long chemin qu’il avoit fait inutilement, (car les bottes de sept lieuës fatiguent fort leur homme), voulut se reposer, & par hasard il alla s’asseoir sur la roche où les petits garçons s’estoient cachés. Comme il n’en pouvoit plus de fatigue il s’endormit aprés s’estre reposé quelque temps, & vint à ronfler si effroyablement que les pauvres enfans n’eurent pas moins de peur que quand il tenoit son grand Couteau pour leur couper la gorge. Le petit Poucet en eut moins de peur, & dit à ses freres de s’enfuir promptement à la maison pendant que l’Ogre dormoit bien fort, & qu’ils ne se missent point en peine de luy. Ils crurent son conseil, & gagnerent viste la maison. Le petit Poucet s’estant approché de l’Ogre, lui tira doucement ses bottes, & les mit aussitost ; les bottes estoient fort grandes & fort larges ; mais comme elles estoient Fées, elles avoient le don de s’agrandir & de s’apetisser selon la jambe de celuy qui les chaussoit, de sorte qu’elles se trouverent aussi justes à ses pieds & à ses jambes que si elles avoient esté faites pour lui. Il alla droit à la maison de l’Ogre où il trouva sa femme qui pleuroit auprés de ses filles égorgées. Vostre mary, lui dit le petit Poucet, est en grand danger, car il a esté pris par une troupe de voleurs qui ont juré de le tuër s’il ne leur donne tout son or & tout son argent. Dans le moment qu’ils luy tenoient le poignard sur la gorge, il m’a aperceu & m’a prié de vous venir avertir de l’estat où il est, & de vous dire de me donner tout ce qu’il a vaillant sans en rien retenir, parce qu’autrement ils le tuëront sans misericorde : Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieuës que voilà pour faire diligence, & aussi afin que vous ne croyiez pas que je sois un affronteur. La bonne femme fort effrayée lui donna aussitost tout ce qu’elle avoit : car cet Ogre ne laissoit pas d’estre fort bon mari, quoiqu’il mangeast les petits enfans. Le petit Poucet estant donc chargé de toutes les richesses de l’Ogre s’en revint au logis de son pere, où il fut receu avec bien de la joye.

Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d’accord de cette derniere circonstance, & qui prétendent que le petit Poucet n’a jamais fait ce vol à l’Ogre ; qu’à la verité, il n’avoit pas fait conscience de luy prendre ses bottes de sept lieuës, parce qu’il ne s’en servoit que pour courir aprés les petits enfans. Ces gens-là asseurent le sçavoir de bonne part, & même pour avoir bû & mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l’Ogre, il s’en alla à la Cour, où il sçavoit qu’on estoit fort en peine d’une Armée, qui estoit à deux cents lieües de là, & du succés d’une bataille qu’on avoit donnée. Il alla, disent-ils, trouver le Roi, & luy dit que, s’il le souhaitoit, il luy rapporteroit des nouvelles de l’Armée avant la fin du jour. Le Roi lui promit une grosse somme d’argent s’il en venoit à bout. Le petit Pouçet rapporta des nouvelles dés le soir même ; & cette premiere course l’ayant fait connoître, il gagnoit tout ce qu’il vouloit : car le roi le payoit parfaitement bien pour porter ses ordres à l’Armée, & une infinité de Dames luy donnoient tout ce qu’il vouloit pour avoir des nouvelles de leurs Amans, & ce fut là son plus grand gain. Il se trouvoit quelques femmes qui le chargeoient de Lettres pour leurs maris, mais elles le payoient si mal, & cela alloit à si peu de chose, qu’il ne daignoit mettre en ligne de conte, ce qu’il gagnoit de ce côté-là. Aprés avoir fait pendant quelque temps le métier de courier, & y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son pere, où il n’est pas possible d’imaginer la joye qu’on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à son aise. Il achepta des Offices de nouvelle création pour son pere & pour ses freres, & par là il les établit tous, & fit parfaitement bien sa Cour en même temps.


MORALITÉ.

On ne s’afflige point d’avoir beaucoup d’enfans
Quand ils sont tous beaux, bien-faits & bien grands
Et d’un extérieur qui brille ;
Mais si l’un d’eux est foible ou ne dit mot,
On le méprise, on le l’aille, on le pille.
Quelquefois, cependant, c’est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille.


FIN.