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Humour et humoristes/Masson

La bibliothèque libre.
H. Simonis Empis (p. 113-126).


PAUL MASSON

(conte de paradis)


Pour Edmond Sée.

À peine l’âme de M. Paul Masson quittait-elle sa méprisable enveloppe corporelle, que, se hâtant le plus vite possible de ses vieilles jambes fatiguées, suant, soufflant, le grand saint Pierre, portier des divines demeures, s’avança vers le trône céleste, et dit, la voix tremblante et basse :

« Seigneur, Seigneur, il est là, à la porte, qui demande à entrer et se fâche parce que je n’ouvre pas ! »

Et Dieu le Père, redressant sa belle tête blanche :

« Qui ça ? fit-il. »

Saint Pierre approcha de quelques pas, roula des yeux effrayés, porta sa main à ses lèvres pour rendre plus secrètes ses paroles et murmura :

« Lemice-Terrieux, Seigneur, Lemice-Terrieux ! »

Dieu le Père fronça les sourcils, et, pour cacher son ennui, caressa lentement sa barbe de neige ; le Saint-Esprit, inquiet, battit de l’aile, la Sainte Vierge se signa, et, les Anges, les Archanges, les Dominations et les Séraphins laissèrent pencher vers le sol les lis flexibles et frêles qu’ils tenaient entre leurs doigts… mais l’Enfant Jésus, souriant, frappa ses menottes l’une contre l’autre et dit :

« Faites-le entrer. »

Alors, le dos voûté, saint Pierre s’en alla, hochant la tête et agitant son gros trousseau de grosses clefs ; et bientôt l’on vit au bout de l’allée vaporeuse un homme petit, aux yeux étroits, à la figure maigre, à la barbe pointue et roussoyante. Un sourire triste, amer et railleur flottait sur ses lèvres desséchées. Il marchait à travers les nuages sans s’étonner, et ni les étoiles vertes, bleues, rouges, ni les arbres immenses aux fleurs éclatantes, ni les musiques douces infiniment, ni les chants de gloire, ni les Saints et les Saintes agenouillés et prosternés, n’arrêtaient ses regards. Tranquillement, il venait, le chapeau de travers.

Il resta debout, salua, toussota et attendit. Silencieux, Dieu le Père l’observait, et l’Enfant Jésus lui envoyait des risettes, tandis que les Bienheureux le contemplaient avec affliction.

Au bout de quelques minutes, le Très-Haut prit la parole :

« Mon fils (car tu es mon fils, puisque tu péchas), pourquoi veux-tu entrer violemment dans notre Paradis, et irrites-tu notre bon Pierre par ton obstination ? Le royaume des cieux ferme ses portails d’or aux fortes têtes et aux farceurs. »

M. Paul Masson ne rougit pas, il ne pâlit pas non plus. Il s’inclina :

« Seigneur, je n’ai ni assassiné ni volé ; les grands scandales de l’époque révélèrent mon honnêteté ; je n’ai rien touché dans le Panama et rien dans les Chemins de fer du Sud. Je vivais très simplement dans une vieille maison du Boul’Mich’, m’occupant avec zèle du catalogue de la Bibliothèque nationale et rédigeant quelques proses anodines à mes heures de liberté. Les voluptés charnelles me dominèrent rarement, car je souffrais de l’estomac et le médecin me défendait de connaître le sexe. Je ne suis pas une forte tête, je suis un juste ; je ne suis pas un farceur, je suis un sage.

— Malheureux, répliqua le Seigneur en levant les bras, malheureux ! avec quelle indulgence tu te juges ! Mais tu as passé toute ta vie à railler ; tu n’as rien respecté, pas même la bêtise humaine ! »

M. Paul Masson se permit un sourire.

« Pécheur, pécheur endurci qui te glorifies de tes péchés, susurra la sainte Vierge en se penchant vers lui.

— Ange gardien, commanda Dieu le Père, apportez-moi le livre de vie de ce pauvre homme. »

Un vieil ange gardien, tout cassé, tout blanchi, sortit de la foule, pliant sous le poids d’un in-folio à coins d’argent, d’où pendaient des signets rouges ; et il jeta à M. Paul Masson un regard peu aimable, car M. Paul Masson, durant son séjour parmi les humains, l’avait toujours oublié dans ses prières.

« Mon fils, reprit le Seigneur, dans ce livre sont inscrits jour par jour tous tes actes, toutes tes pensées : aussi nous l’appelons un livre de vie. Je ne perdrai pas mon temps à te le lire page par page… Ton ange gardien lira seulement le résumé, pour te prouver que nos bureaux d’information fonctionnent bien. »

L’ange alors s’assit sur un nuage rose, ouvrit le volume à la fin et commença :

« Paul Masson, né à Strasbourg le 14 juillet 1849, avocat en 1876 à Alger, président en 1880 du tribunal de Chandernagor, procureur de la République à Pondichéry, démissionnaire en 1884, se fixe à Paris…

— Tu peux t’asseoir, dit l’Enfant Jésus.

— Il se livre dans les Indes à des expériences sur les croisements de la race simiesque avec la race humaine… applique dans tous ses jugements le maximum, avec une telle ignorance des circonstances atténuantes ou aggravantes et une telle absence de sens moral que, quelques années plus tard, perché sur un rocher, à Belle-Isle, devant la mer, il est secoué d’éclats de rire frénétiques en songeant à tous les Hindous qu’il a condamnés à mort sans raison… Envoie au journal le Figaro en 1880, alors que des lois républicaines chassaient de France les jésuites et autres congrégations, une relation de l’expulsion des jésuites de Chandernagor ; l’article est inséré, soulève dans la presse des commentaires indignés, met le gouvernement dans une situation très embarrassante, quand une enquête par décret prouve qu’il n’y a jamais eu dans les Indes françaises de jésuites et qu’un sinistre fumiste a joué la métropole… »

M. Masson se mit à rire subitement, et le petit Jésus lui adressa un amical signe de tête, en l’invitant à calmer sa joie par convenance.

L’ange passa quelques feuillets.

« En mars 1891, Paris est inondé de lettres de faire part annonçant le mariage de M. Paul Masson, ancien magistrat, commandeur du Nicham-Iftiktar, avec mademoiselle Tittée du Dahomey, en résidence au Jardin d’Acclimatation. La cérémonie nuptiale devait avoir lieu en la chapelle bouddhique du musée Guimet, sous la présidence de M. Maurice Barrès. Tous les journaux reproduisent cette missive matrimoniale. Des littérateurs connus s’empressent d’écrire sur cet événement plusieurs chroniques très longues. Au bout de quelques jours, M. Paul Masson dément cette nouvelle avec indignation. Il reste avéré pourtant qu’il l’avait lui-même lancée.

« Le 8 juillet 1891, un éditeur nommé Savine publie des « Réflexions et Pensées du général Boulanger, extraites de ses papiers et de sa correspondance intime ». Le général a beau protester de Bruxelles par télégramme, le Gaulois affirme l’authenticité de l’ouvrage ; à Londres, à Leipzig, à Porto, à Milan, à Madrid, tous les libraires en vendent des traductions, tandis que toute la presse boulangiste se déchaîne contre l’anonyme faussaire… L’auteur du recueil s’appelait Paul Masson. »

Le Seigneur interrompit d’un geste le lecteur, et, sans colère, assez intéressé au contraire :

« Un simple renseignement, mon fils. N’as-tu pas aussi publié un « Carnet de jeunesse du prince de Bismarck », où les journalistes français reconnurent l’esprit du chancelier et contre lequel fulminèrent toutes les gazettes allemandes ?

— C’est vrai, Seigneur, répondit-il ; je l’avais toujours jusqu’ici nié. Mais pourquoi vous mentir à vous qui connaissez toute vérité ?

— Continue, » dit le Très-Haut à l’ange.

L’ange, un peu fatigué, reprit :

« Procédé destiné à empêcher la collision des trains et suggéré à l’inventeur par la terrible catastrophe de Saint-Mandé :

« Le procédé recommandé consiste essentiellement à adapter à l’avant et à l’arrière du train un plan incliné à roulettes qui partira du niveau des rails pour aboutir au sommet soit de la locomotive, soit du dernier wagon. Quand deux trains viendront à se rencontrer, au lieu de se briser mutuellement, de se télescoper, l’un d’eux s’engagera sur la pente qui lui sera présentée par le train adverse, parcourra ce dernier dans toute sa longueur, et redescendra sur la pente de queue sans avoir subi ni causé aucun dommage. Le tout comme au jeu de saute-mouton.

« Le mémoire est adressé à l’Académie des Sciences, lu en séance et renvoyé par elle à la commission des chemins de fer. »

Ici, M. Paul Masson essuya furtivement une larme. Il pensait à sa tante chérie, Félicie Marner, écrasée à Saint-Mandé, et, l’ayant cherchée, il ne la trouvait pas parmi les bienheureux.

L’ange maintenant se pressait :

« Annonce en avril 1894 une conférence à la Bodinière sur la Fumisterie et les fumistes depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, et entretient froidement son auditoire de tous les modes historiques du chauffage depuis le brasier de Julien l’Apostat jusqu’au four crématoire de Milan. Pose sa candidature à la succession de M. Deibler, incident que commente vivement la presse anglaise… Annonce qu’il met 30 000 francs à la disposition de la Société des Beaux-Arts pour récompenser les jeunes artistes, promet au nom du riche Cernuschi 100 000 francs à la Compagnie des omnibus pour se maintenir en grève, ouvre une enquête auprès de toutes les notabilités littéraires pour connaître les phrases, interjections, onomatopées qui échappent aux amants aux heures d’extase…

— Assez, assez, dit le Seigneur, il y a des dames ici. »

L’ange ferma le livre et s’en fut reprendre sa place.

Dieu le Père songeait, la Sainte Vierge pleurait, le Saint-Esprit demeurait muet et morose ; les Archanges, les Trônes, les Séraphins, les Dominations, attristés, se voilaient la face de leurs ailes. Les musiques se taisaient, les chants s’apaisaient, et l’encens ne fumait plus. Une grande tristesse envahissait le ciel, devant ce pécheur qui, au lieu de préparer son salut, n’avait pensé sur terre qu’à mystifier ses contemporains.

Dieu le père se leva :

« Que veux-tu que nous fassions de toi ici, Paul Masson ? Tu ne pourras nous berner et tu t’ennuieras. Voyons, parle, as-tu quelque chose à dire pour ta défense. Je voudrais ne pas te condamner aux flammes infernales. »

M. Paul Masson resta silencieux quelques minutes.

« Oui, dit-il enfin. Mais je sais que vous n’aimez pas gaspiller votre temps, bien que vous ayez toute l’éternité devant vous.

— Va toujours, » accorda l’Enfant Jésus.

D’un geste M. Paul Masson remercia, puis il parla :

« Seigneur, vous me reprochez d’avoir toute ma vie mystifié mes semblables, et vous me faites un crime du titre de Grand Fumiste National qu’on me donna. Seigneur, Seigneur, écoutez-moi. Je suis un sage, plus sage que les sept sages de la Grèce. Ni les joutes politiques, ni les gloires des batailles, ni les vanités littéraires, ni les voluptés féminines, ne me charmèrent. Mon âme hautaine méprisait ces fièvres et ces joies. Désabusé et chagrin, j’ai sondé l’infinie sottise des hommes, et j’ai tâché par des expériences de la leur montrer, car ils l’ignorent, pauvres fats ! J’aurais pu tonner contre eux du haut d’une tribune ou répandre par le monde à l’aide du livre mes cris de colère. J’ai préféré le silence et l’ombre. J’ai voulu laisser tomber sur Paris, en mystérieux justicier, mes petits papiers ironiques et vengeurs, et goûter le délicat plaisir de ne pas livrer mon nom à la foule. Et vous voyez bien que j’ai agi uniquement pour châtier les humains de leur crédulité, de leur légèreté, de leur bêtise, et non pour devenir notoire, puisque toujours je suis resté dans la coulisse. J’ai dévoué mes jours à corriger mes frères.

« Et je suis triste, triste, triste… un sourire douloureux et amer ride mes lèvres, et je marche la tête dans les épaules, par fatigue et par misanthropie. Car je n’ai pas réussi. Les hommes s’avèrent aussi sots qu’auparavant, mes dernières mystifications rencontrèrent le même succès que les premières, et celui qui peut-être me remplacera trouvera le même public de gobe-mouches. Seigneur, je suis triste, triste, triste…

« Mais vous ne pouvez pas, ô Dieu bon, me châtier pour mon échec. Vous même (pardonnez ma hardiesse), vous n’avez guère réussi dans vos entreprises humaines. Vous aviez créé les hommes à votre image, et voilà bien longtemps qu’ils cessent de vous ressembler… vous ne devez pas être très fier. »

Dieu le Père ne se fâcha point, il sourit même, et s’étant tourné vers Jésus :

« Qu’en penses-tu, mon fils ? » dit-il.

Et l’Enfant Jésus répondit tendrement :

« C’est un pauvre homme, un homme simple et doux. Heureux les hommes simples et doux, car le royaume des cieux est à eux ! »

Les musiques alors emplirent de nouveau le ciel, et les chants recommencèrent, et l’encens des ostensoirs monta vers le trône divin. Une grande joie pénétrait le cœur des élus, les arbres même bruissaient avec plus de charme, et les nuages devenaient plus subtils.

Et M. Paul Masson, conduit par l’Enfant Jésus, s’en fut visiter les domaines où pour l’éternité il villégiaturerait.

Seul, saint Pierre, de sa loge, le regardait d’un œil mauvais, car Saint Pierre redoutait pour l’avenir de terribles mystifications dont il serait le jouet.