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Hurrah !!!/Chapitre IV

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CHAPITRE IV


UN CADAVRE. — UN FŒTUS. — L’UN ET L’AUTRE DOIVENT DISPARAÎTRE.



§ 1. — UN CADAVRE.


« Depuis la plante des pieds jusqu’à la
tête, il n’y a rien d’entier en toi. Mais il
n’y a que blessures, meurtrissures et plaies
purulentes qui n’ont pas été nettoyées,
ni bandées, et dont pas une n’a été adoucie
avec de l’huile. »
Isaïe


I.   Je veux dire la France.

Et j’étends cette dénomination bien au-delà de l’Empire français actuel. Et préoccupé, dans mon esprit et dans mon âme, d’un croisement général des races, je saute par dessus les frontières qu’imposa la Sainte-Alliance aux États Européens. Et je ne tiens pas compte des guerres qui les ont divisés… Car tout cela, c’est le Passé : et j’épie l’Avenir !

Sous le nom de France je comprends : l’Empire français de Napoléon III le Magnifique, la Péninsule Ibérique, l’Italie, la plus grande partie des Pays-Bas, la Suisse, l’Angleterre et la Prusse Rhénane : — un tiers de l’Europe. — C’est dire que je considère la France comme le centre de ralliement des races parvenues au même degré de civilisation qu’elle, comme le boulevard des sociétés bourgeoises d’Occident.

En effet, comme la France, ces nations comptent environ dix siècles de christianisme définitivement établi ; — comme la France, elles ont passé le temps des guerres de conquêtes ; — comme la France, elles sont entrées dans la phase sanglante des guerres civiles ; — comme la France, elles ont poussé jusqu’à leurs dernières conséquences les principes du Monopole et de la Propriété ; — Et la France leur sert forcément de centre, parce que ses mœurs et sa langue ont une extrême analogie avec les leurs ; parce qu’elle forme, au milieu d’elles, une puissance unitaire, riche, armée, occupant la plus grande superficie du sud-ouest de l’Europe.

Le dernier mot de la Civilisation, du Privilège n’est pas donné par une seule des nations bourgeoises d’Occident, mais par toutes. L’Angleterre exerce l’empire du commerce sur les mers lointaines. La France domine jusqu’à un certain point l’Europe occidentale par son bel air, sa jactance littéraire, l’arrogance de sa diplomatie et la crainte qu’inspire sa force relative. Les nationalités bourgeoises qui l’environnent sont devenues comme ses préfectures : elles exécutent ses ordres, parce qu’elles comptent sur sa puissance pour les sauver des deux Barbaries redoutées : barbarie cosaque et barbarie socialiste. — « L’Intérêt, dit Montesquieu, est le plus puissant monarque de la terre. »

La France ainsi étendue — l’Europe occidentale, si l’on veut — je l’appelle un cadavre. Car elle est prise dans un engrenage social qui ne lui permet ni de reculer, ni d’avancer, ni de faire un écart, engrenage qui comprime les hommes et les peuples au point qu’ils ne sauraient plus avoir de caractères distinctifs. Or l’immobilisme et l’uniformité d’aspect sont bien les signes distinctifs de la Mort aux lèvres froides !


II.   Ce cadavre est là, sous la main. Il cherche à m’effrayer avec ses yeux ternes, ses dents serrées, son odeur putride et l’acier des baïonnettes qui brille dans ses cheveux. Mais je ne suis pas de ces écrivains mendiants qui ont peur de la Vérité, qui ont peur de la Mort. Je sais ce que c’est qu’un cadavre, et qu’on peut l’étudier en chantant. Tout ce que je me rappelle des bancs de l’École, c’est qu’ils sont de sapin et flamberont bien quelque jour. J’ai fondu le fer de mon scalpel en une plume tranchante. Les morts sont les moules des vivants. Disséquons les morts !

Je déchirerai le linceul écarlate qui recouvre le cadavre de l’Occident, je ferai voir sa corruption sanieuse.

...... Un passé glorieux renversé sur des débris d’autels et des cadavres de rois. — les anciennes institutions emportées dans la tourmente de révolutions si formidables que la bourgeoisie voudrait en effacer jusqu’au souvenir : — un avenir gros de misères, de révolutions, de guerre et de naufrages dans lequel l’Ordre actuel s’engloutira.

Et pour le présent, des pouvoirs méprisés, assis sur des pointes de sabres, les pieds dans le sang : misérables panaches de grandes époques ; — le choc meurtrier de tous les intérêts ; — l’industrie brisant les hommes dans ses rouages immenses, distribuant l’indigestion aux uns et la fringale aux autres, rendant en pluie de sang la sueur du pauvre qui la fait prospérer ; — des populations d’ouvriers tassés dans de grands centres industriels et moissonnés épisodiquement par la Mort ; — la concurrence homicide, la soif du gain, l’exploitation du travail, le morcellement de la terre poussés à l’impossible ; — la ruine, la grève, la mendicité, la répression, la correction, la banqueroute, l’agiotage, l’usure, la féodalité industrielle, l’écrasement commercial, la traite des blancs, la frénésie de la spéculation, la fièvre de l’or, répandant partout le jeûne, les privations et la misère ; — le spectre de la faim suspendu sur des milliers de têtes ; — du plomb pour ceux qui réclament du pain ; — le workhouse substitué à l’atelier ; — le prolétariat frémissant, refoulé dans les faubourgs, altéré de vengeance ; — l’émeute renaissant de l’émeute, l’épouvantable désordre actuel subi par terreur de désordres plus grands encore ; — la Jacquerie individuelle traquée dans les bois, mais invaincue, et plus redoutable de jour en jour ; — des légions innombrables de fonctionnaires et de valets toujours inassouvis ; — une armée féroce, un clergé jésuite, une magistrature humiliée, des nations entières représentées par des instituts de sourds-muets ; — des prétoriens dégouttant de sang ; — les plus casse-cous des conspirateurs présidant aux destinées des empires !

Plus de croyances, ni dans la Justice, ni dans la Hache ; ni dans la Monarchie, ni dans la République ; ni dans l’Humanité, ni dans la Patrie ; ni dans la Liberté ni dans la Religion. — Pour Koran un Code romano-napoléonien qui sanctifie l’Absolutisme et le vol. — Plus de ces mobiles d’honneur, de gloire et d’espérance qui poussent les peuples aux grandes entreprises. — Les partis se déchirent, les intrigants se mangent le blanc des yeux ; le Talent est mince comme feuille, et la Vanité s’enfle jusqu’à crever pour s’égaler à l’Ambition. — Les hommes sont décimés par le Suicide, l’Assassinat, le Jeu, le Vol, les Loteries et la Bourse ; par des crimes inouïs, par un ensemble de jouissances qui dégrade et atrophie l’espèce, par une littérature échevelée, des confessions de désespérance, un romantisme desséchant, mercantile. — Le théâtre et les arts sont devenus la proie des agents d’affaires. — L’espionnage s’est introduit partout : dans le sein des familles, dans les confidences de l’amitié, dans les transports d’amour. — L’individu n’a plus rien de sacré ; honneur, pensée, parole, signatures et serments, tout est devenu matière à trafic. — Les jeunes bourgeois ont placé leur esprit dans la pointe de leurs moustaches, et la pureté de leur conscience dans le vernis de leurs souliers.

Les femmes envoient des baisers à Haynau le Fouetteur ; les hommes élèvent des arcs-de-triomphe à Napoléon l’Assassin. — Enfin le Peuple est devenu stupide, badaud, dégénéré ; indifférent au joug qu’il porte, il va voir tout ce qui reluit : les feux d’artifice, l’uniforme du soldat, l’acier du sabre, le Saint-Sacrement, le couperet de la Guillotine !


III.   Dans mon livre De la Révolution, j’avais comparé la décadence de l’Empire français à celle de l’Empire romain. C’était assurément faire trop d’honneur à la France, et pas assez à la Vérité.

L’Empire Romain mourut comme un vieux guerrier, debout, le casque en tête, dans toute la splendeur de sa gloire, dans toute l’insolence de sa fierté, au milieu du monde tributaire qu’épouvanta sa fin. Il mourut, retranché derrière la muraille Calédonienne à l’extrême Nord, et à l’extrême Sud, dominateur paisible de l’Asie fortunée. Veillé par ses légions, ses généraux et ses Césars, il expira par suite d’une indigestion de trois siècles, faim chronique auquel l’univers payait humblement rançon. Il tomba dans ses camps, aux fanfares des trompettes ; il tomba de pléthore et d’asphyxie ; il fut saisi, comme Sardanapale, au milieu du festin, après avoir soumis les peuples par le fer ou par l’or.

Je n’ai pas le courage de faire la comparaison, même en ayant égard aux différences de temps et de milieux. Hélas ! la France actuelle n’a guère d’un empire que le nom dérisoire ; elle est aux pieds d’un Caligula délabré ! — Quelle nation et quel artiste le monde va perdre ! !

Louis-Napoléon Bonaparte, la personnification des décadences, a dit comme moi : « le temps des conquêtes est passé pour la France ». — Or, une nation qui ne conquiert plus, qui ne s’accroît plus, qu’est-ce ? — Une nation qui meurt.

Balzac, un grand philosophe, a écrit : « La France n’est qu’une caducité fardée qui veut paraître jeune. La France n’a de vrai parent que le billet de mille francs, d’autre ami que le Mont-de-Piété. La France tolère tout : le Gouvernement, la Guillotine, la Religion et le Choléra. »

Dans une de ses récentes publications, la Révolution sociale démontrée par le coup d’état du 2 Décembre, P.‑J. Proudhon s’exprime ainsi : « Nous portons, depuis des siècles, un poids énorme qui, en moins d’une génération, eût étouffé toute autre race. Et telle est notre misère, que, si l’on nous ôte ce poids, nous cessons de vivre ; que si on nous le conserve, nous ne pouvons plus exister. »

Nous voilà bien calés ! — Je me demande si le plus cruel des médecins, des greffiers ou des bourreaux pourrait s’y prendre avec moins de précautions que P.‑J. Proudhon pour annoncer à un pauvre diable la sentence qui le condamne à mort !

Et comme si tout cela ne suffisait pas à l’illustre philosophe français, il se prend à chanter, de sa voix la plus méphistophélique, la prière des agonisants sur le cadavre de sa grande patrie, la première des immortelles :

« La France, regardez-la de près ; elle est épuisée, finie. La vie s’est retirée d’elle : à la place du cœur, c’est le froid métallique des intérêts ; à la place de la pensée, c’est un déchaînement d’opinions qui toutes se contredisent et se tiennent en échec. On dirait déjà la fermentation vermineuse du Cadavre. Que parlez-vous de liberté, d’honneur, de patrie ? La France est morte ! Rome, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, le Rhin, agenouillés sur son cercueil, récitent son De Profundis ! ! » (Confessions d’un Révolutionnaire.)

Oh ! la superbe, la triple oraison funèbre que celle-là ! Bossuet ne fit pas mieux. Voilà une nation dûment enterrée avec tous les honneurs dus au rang qu’elle occupe parmi les immortelles ! ! Non, jamais, ô P.‑J. Proudhon, français et franc-comtois ! jamais étranger ne porta plus terrible jugement que vous sur votre patrie française. Jamais Anglais insolent, Allemand métaphysique, ou Italien bigot ne se montrèrent aussi impitoyables envers la race élue entre toutes.

— Et après cela, comment pouvez-vous donc prétendre que votre pays doive rajeunir et unifier l’Europe, vous physiologiste ? Comment vous, organicien et anarchiste, vous illusionnez-vous assez pour croire que ce sont les gouvernements précédents qui ont fait le mal, et que le gouvernement actuel pourra les guérir ? Ne nous avez-vous pas prêché, à nous jeunes socialistes, que les gouvernements, expression passive des sociétés, étaient par nature réacteurs ? Hélas ! quand un peuple roule dans l’abîme sans fond de la Décrépitude, quand son organisme est vieux et son âme noire, quand ce peuple s’est livré….. il ne saurait renaître que par la Mort ! La gangrène n’engendre que la vermine ; vous l’avez dit vous-même, P.‑J. Proudhon[1] !


IV.   Et pour soutenir cet édifice social croulant, vous trouverez en France des hommes d’un rose-tendre, bien portants, chaudement vêtus, décorés, économes, tracassiers par habitude, libéraux par contenance, agitateurs dans le vide ; — patriotes jusqu’au journal, révolutionnaires jusqu’au club, intrigants, vaniteux, bavards, ergoteurs, avocats, pédants, insupportables ; — des hommes qui fuient la poudre, qui tremblent lorsqu’ils griffonnent une constitution ; — des hommes peureux comme des lièvres, quand ils sont abandonnés à leur propre force, et féroces comme des hyènes, quand ils se sentent soutenus par un maître blasé sur le remords ; — des hommes qui s’estimeront heureux tant que l’Émeute ne secouera pas les devantures de leurs boutiques, qui se croiront libres tant que la police ne fouillera pas leurs comptoirs, et se prétendront indépendants tant qu’on ne les fouettera pas sur la place publique ; — des hommes de cette classe souffreteuse, dernier fruit de la copulation du vieillard Monopole avec l’Europe vénale : des hommes de la Bourgeoisie !

Les Bourgeois !... des gens qui jeûnent toute leur vie de peur de mourir de faim une seule fois ; — des gens à qui l’abstinence tient lieu de bonheur, et la continence de volupté ; — des gens sceptiques en religion, doctrinaires en politique, suisses et juifs au gain, indifférents à tout le reste ; — fils, pères et époux supportables par respect humain ; — des gens rancuniers, sournois, jaspinant sans cesse pour ne jamais rien dire ; — des gens qui éternuent quand ils sont touchés par l’eau bénite, et qu’on voit cependant agenouillés sur les dalles des églises quand cela leur est commandé ; des gens « plus impurs qu’une femme souillée par ses mois ! »

La Bourgeoisie ! une société tassée, gênée dans ses maisons, dans ses habits, dans ses pensées ; atrophiée dans sa constitution, parcimonieuse dans ses habitudes, économiquement endimanchée, routinière, sans convictions, sans principes fixes, sans honneur ; — une société prudente, sage, rangée, comme il faut ; sans audace, sans esprit de liberté, sans désirs de révolte, sans respect pour le passé, sans aspirations vers l’avenir ; — société prostituée à la Papauté qu’elle insulte et au Despotisme qu’elle a raccourci jadis ; — société se survivant piteusement, maigre et pauvre, fonctionnaire, commissionnaire, propriétaire grevée, — société lâche, morcelée et prise de famine : société du radeau de la Méduse !

La Propriété bourgeoise !... la robe en haillons que la Civilisation du xixe siècle serre autour de sa taille affaissée ! Robe déchirée jusqu’au dernier lambeau, parce que chacun en tire un pan pour se couvrir ; et rapiécée jusqu’au dernier lambeau, parce que chacun veut le recoudre ! Robe qui sera déchirée par le premier souffle de la guerre ou de la Révolution, laissant la Civilisation nue en proie à l’anarchie la plus épouvantable !


V.   L’apogée du Monopole doit se traduire par la plus meurtrière des centralisations. Le Privilège nécessite un Despotisme ; et le Despotisme, une capitale. PARIS subsistera tant que le monde occidental civilisé sera contenu dans ses limites actuelles. Et Paris disparaîtra dans le même temps que le monde occidental civilisé.

Paris ! la vieille Lutèce, — la cité métropole des Gaules, qui conserve encore, dans son enceinte avare, les Thermes de Julien, — la capitale de Clovis et de Robert-le-Fort, — le plus beau fleuron de la couronne de Philippe-Auguste, — le pressoir des révolte, rouge encore du sang de la Saint-Barthélemy et de la Révolution française, — le siège des oints consacrés où l’on ramena Charles VII et Louis XVI menacés de perdre une couronne, — la ville enviée des Normands qui reconnut Henri VI d’Angleterre pour son légitime souverain, — le Paris de Louis XIV et de Napoléon, — la ville qui fait ou défait tout, qui règle tout : le caractère, la science, la langue et les battements de cœur de trente-six millions d’hommes !

Paris ! qui sanctionne toute gloire comme tout scandale ; — qui confisque tout ce que l’industrie, les arts, les lettres et les sciences produisent, du Nord au Midi ; — qui suce le sang des provinces, leur enlève leurs forces vives, leurs jeunes intelligences et leurs aspirations grandioses ; — qui veut tout, absorbe tout, et ne rend rien que des cadavres amaigris par le désespoir, aujourd’hui celui de Gilbert, et demain celui de Moreau ! — L’abîme toujours béant au milieu de l’Europe dont il attire les hommes ambitieux, comme la lumière du soir attire les papillons privés de brillantes couleurs !

Paris ! aux mille égouts, dont les plus propres sont sous terre ; — aux mille orgies, dont les moins infâmes ont pour témoin la nuit ; — aux mille spéculations suspectes, aux mille vols honorés, aux mille hypocrisies triomphantes ! — Le glorieux bazar où les esclaves blanches sont vendues en plein jour par des mères ou des maris d’emprunts ! — La sentine des passions délirantes, le grabat des insomnies désespérées, des suicides, des agonies atroces ! — La couche souillée des amours à fantaisies lugubres, à convoitises effrénées, à érections déchirantes, qui demandent à chaque heure des formes nouvelles et des chairs fermes : chairs de femmes ou d’adolescents !

Paris ! c’est tout cela, et c’est bien plus encore ! C’est la vieille fille bigote et bavarde qui farde ses rides, et cache sa froideur osseuse sous de grandes loques de romans ! ! C’est la Bacchante couperosée criant aux autres villes : Admirez ! imitez-moi ! C’est l’ardente Messaline qui rafraîchit ses lèvres turgescentes dans les bénitiers consacrés, et joint le Dimanche, pour prier, ses mains encore sales du trafic de la semaine ! C’est la femme boutiquière, usurière, la femme qui vend, marchande, achète et calcule, la femme qui fait de l’argent ! Sur le corps humain, c’est une lèpre ; sur le continent, un opprobre ! Pour les peuples, c’est une éternelle provocation ; pour les rois, une convoitise altérante ; pour les invasions, un aimant !


VI.   Dans les phases de souffrance sociale, s’exerce, entre les nations comme entre les hommes, une loi fatale de Justice dite peine du talion. C’est par cette peine que les haines et les vengeances sont rendues fécondes : par elle, que tout ce qui a dépeuplé et saccagé est dépeuplé et saccagé à son tour ; par elle, que tout ce qui a tué par la misère et la compression meurt de compression et de misère ; par elle, que tout ce qui a frappé par l’épée périt par l’épée. La Vendée, la Bretagne, l’Alsace, Lyon, Montpellier, le Dauphiné, le Midi ruinés, dévastés par Paris, réclament à Paris leurs franchises, leurs universités, leurs parlements, les produits de leurs industries, les fastes de leurs gloires. La France et l’Europe ont été sacrifiées pendant un temps à Paris ; Paris doit enfin être sacrifié à la France et à l’Europe ! Paris s’est moqué du monde entier : aujourd’hui le monde entier siffle Paris ! Partout déjà le Parisien est le plus bafoué des hommes. — Que sera-ce dans quelques mois ?…

C’est encore en vertu de cette Justice par le Mal, — pour mieux dire, de cette Injustice en retour, — que tout ce qui est monstrueux succombe sous plus monstrueux encore. Contre la France, Paris peut être d’un poids énorme, mais il sera trouvé léger par le Nord envahisseur. Et le Nord saura susciter contre Paris toutes les susceptibilités provinciales, communales et individuelles de la France elle-même.

Déjà les rois sont ivres de colère ; déjà les peuples sont impatients de se venger des humiliations que la France leur a pendant si longtemps infligées ! Aux champs du Carnage hennissent déjà les coursiers de l’Ukraine ; déjà, sous le soleil d’Orient, resplendissent les casques d’Autriche ; déjà la Prusse s’ébranle, et dans Berlin, bientôt, sera sonné le boute-selle de l’Invasion !

Ah ! vous étiez le peuple directeur, initiateur, commanditaire, entrepreneur, propriétaire de la Révolution ! Et quand vous avez eu cette Révolution entre les mains, vous avez prouvé que vous ne saviez être ni républicains, ni socialistes, ni justes, ni mêmes forts ! Et c’est vous qui prétendez encore traîner les peuples à la remorque, et leur donner des conseils de gazettes quand ils serrent dans leurs bras le fusil des révoltes ! Mais, pour dieu, souvenez-vous donc que l’histoire ne se répète pas, et que tout ce qui fait preuve d’impuissance est impitoyablement moissonné par la faux du Temps ! Vous n’avez pas su être Républicains, vous deviendrez Cosaques ! — Car les extrêmes se touchent, et les solutions jaillissent à leurs points de contact.


VII.   La pensée de l’homme est faible. Elle se fatigue à mesurer les temps et les espaces : le long des larges routes de l’éternité, elle enfonce des jalons pour se reposer et se retrouver. L’esprit borné de l’homme a donc trouvé le mot d’apogée pour désigner le moment et le siège de la Civilisation qui se détache le mieux, dans le présent, sur le fond uniforme et lointain des temps et des milieux. L’apogée n’est, à proprement parler, qu’une création de la pensée, une ligne, un mot, un guide-âne pour notre raisonnement paresseux.

L’apogée, c’est le moment où une civilisation brille le plus : ce n’est pas le moment où elle est le plus solide : tout ce qui reluit n’est pas or. On se trompe certainement toutes les fois qu’on prend le mot d’apogée dans un autre sens que celui de relief. En effet......

Si l’on veut désigner par ce mot le moment de la plus grande puissance d’une nation, on se trompe : on oublie que c’est dans le temps même de leur brillante splendeur que les nations sont le plus près de leur ruine. — Veut-on dire que c’est le moment de leur plus grand bonheur ? on se trompe : on oublie que c’est alors même que le Privilège enfante le plus d’opulence qu’il enfante aussi le plus de misère. — Entend-on par le mot d’apogée le moment où les peuples conçoivent les plus grandes espérances ? on se trompe encore : car les peuples, comme les hommes, arrivés au haut de l’échelle de la vie, redescendent plus vite qu’ils ne sont montés. — Voudrait-on prétendre que ce fût le moment de leur gloire la plus éclatante ? on se tromperait toujours : on oublierait volontairement qu’il y a eu, dans la vie des peuples, des époques plus glorieuses que celle-là, on déchirerait sans respect les traditions nationales. — Fait-on du mot apogée le synonyme de fin ? on se trompe : un peuple ne meurt pas parce qu’il se transforme. — En fait-on le synonyme de commencement ? on se trompe encore : un peuple ne peut pas renier son origine. — Détache-t-on l’apogée de tous rapports dans le temps et dans l’espace ? on se trompe toujours : l’apogée a ses racines dans le Passé et ses efflorescences dans l’Avenir.

Le mot d’apogée, c’est l’aveu de l’impuissance humaine : c’est l’irréfutable preuve de notre faiblesse au milieu de la force universelle ; c’est la fin de non-recevoir au moyen de laquelle nous trompons constamment notre vaniteuse curiosité ; c’est la tenture de pourpre et d’or, c’est le voile de fleurs que nous étalons complaisamment sur le mur d’impasse de notre vie mortelle. L’apogée de Paris, l’illustration de la France, le nec plus ultrà de la Civilisation, autant de mots pompeux pour lesquels bien des honnêtes gens se font hacher menu, pauvre chair à canon !


VIII.   Eh ! pour Dieu, pour ton Dieu quel qu’il soit, et que t’importe à toi, pauvre manœuvre, que Paris soit la plus riche des capitales ? Que te revient-il de ses brillants festins, Homme venu libre sur la terre et réduit maintenant à mendier les plus pénibles travaux ?

Homme déshérité, mon frère en Christ et en Révolution ! Quand tu passes devant une statue de marbre aux seins luisants... dis-moi, t’agenouilles-tu devant elle ? baises-tu ses pieds froids ? couronnes-tu de fleurs sa tête dure ? essaies-tu de l’animer ? veux-tu mourir près d’elle, ou vivre, par elle, d’extase, comme le royal artiste Pygmalion ? — Ou bien encore, frère ! quand l’ami préféré tombe, pour le droit, sur nos trônes de barricades, te couches-tu sur son corps chaud ? cherches-tu à le désaltérer avec le sel de tes larmes, à le réveiller par le bruit de tes sanglots, à le rappeler enfin, plein de souffrances, dans ce misérable monde des vivants ?

Non, mon frère, non ! Car tu vois que les divines formes de la statue s’éraillent et se lézardent. Car tu sais que les cadavres deviennent froids bientôt, et qu’on s’épuiserait à les étreindre sans leur faire rouvrir les yeux ! Non, mon frère, non ! Tu accordes à la statue qui s’écroule, au cadavre qui se putréfie, les éloges mérités par l’artiste qui vivifia l’une, par l’âme qui dirigea l’autre. Et tu passes, poussant un soupir à la fraîche brise des matins, la brise d’espoir et d’amour qui court, en automne, sur les fleurs qui penchent et prend soin de leurs graines abandonnées ! Et tu passes, mon frère, et tu dis : ce n’est pas même honorer les morts que de rester agenouillé sur la mousse humide, mais c’est les aimer que de verser, pour la cause qu’ils défendaient, jusqu’à la dernière goutte de son sang ! Voilà ce que tu dis, mon frère, et une voix s’élève en toi qui crie : La cause que tous les hommes défendent, c’est le Bonheur !

Homme déshérité, mon frère en Christ et en Révolution ! Laisse donc la chair des cadavre et le marbre des statues pour ce qu’ils valent : pour un peu de pierre et un peu de poussière ! Laisse Paris pour ce qu’il est : un amas de décombres, un foyer de corruption ! Et de tes morts glorieux, de ceux qui tombèrent en Juin 48 ou sous les drapeaux de la République romaine, ne divinise que les grands desseins. Et de ce Paris ne recueille, frère, que les aspirations sublimes. Le Paris actuel, c’est l’escabeau que foule l’épicier sous son pied plat. « Il n’y a plus d’énergie à Paris. Un poignard est une curiosité que l’on pend à un clou doré, et que l’on pare d’une jolie gaine. Femme, idées, sentiments, tout se ressemble ; il n’y a plus de passions parce qu’il n’y a plus d’individualités. Les rangs, les esprits, les fortunes ont été nivelés, et nous avons tous mis l’habit noir, comme pour nous mettre en deuil de la France morte. » (Balzac.)

Hommes dont les reins sont forts ! Laissez pleurer les veuves ! Qu’elles répandent, pieuses, des linceuls sur les cadavres et des feuilles de roses sur les tombeaux ! Qu’elles pendent des couronnes d’immortelles aux branches noires des cyprès ! Mais vous, ne passez point votre temps à parer les morts. Cessez d’embellir Paris, cessez d’élever au ciel des palais et des temples que le ciel ne veut plus abriter ; ne taillez plus, dans la pierre et le marbre, des arcs de triomphe, des feuilles d’acanthe et de laurier ; ne faites plus gémir le fer sous le poids des locomotives fumantes. Surtout n’appelez pas les peuples à venir, sous quelques mois, admirer la Sodome moderne : qu’elle ne soit pas exposée aux regards de leur concupiscence !

Ne voyez-vous pas, ouvriers et artistes, que le soleil est las d’éclairer tant d’opulence et tant de misère ? Ne voyez-vous pas que le souffle de la Corruption s’est élevé par les airs, dans les nuits de débauche et qu’il a noirci le cher d’argent de la Lune épouvantée ? Ne voyez-vous pas que cette ville a rendu son dernier soupir, et que le luxe, les représentations théâtrales et les réjouissances ne conviennent pas dans les chambres mortuaires ? — Les jours de Gloire et de Fête sont passés !...

Le Dragon des Enfers s’est levé de sa couche de feu ; il a secoué sur notre monde sa chevelure incandescente, et les villes les plus lointaines ont été ravagées par sa colère. La Famine, la Guerre et les grands Fléaux se sont abattus sur divers points de l’Europe. Aujourd’hui, le Monstre altéré de sang déploie ses ailes, il gagne les sommets éthérés, il plane sur la ville aux sinistres orgies. Mille cris d’angoisse s’élèvent.... — Les jours de Destruction sont venus !......


IX.   Je l’avoue, il est pénible pour un artiste de pénétrer dans ce labyrinthe de mesquines turpitudes qu’on appelle les mœurs de la bourgeoisie contemporaine. J’ai eu ce courage afin de pouvoir me rendre compte des tendances générales des sociétés d’Occident. Aujourd’hui, par le fait, la Bourgeoisie, c’est l’Europe : triste à penser, humiliant à dire !

Que reste-t-il, en effet, de la noblesse et des mœurs féodales ? Quelques castels qui tombent en ruine, si l’industrie ne les transforme pas en usines ; quelques blasons cent fois effacés, cent fois repeints par les révolutions : à peine quelques gouttes de sang qui n’aient pas été mêlé à celui des races impures. Les représentants des plus illustres familles patronnent les entreprises de chantage les plus scandaleuses ; le quartier St.-Germain reste désert ; l’aristocratie française n’est plus guère qu’un mannequin sur lequel les ambitieux jettent de temps à autre une robe de soie blanche afin d’exciter le taureau populaire.

Et quelle influence exerce le prolétariat sur les événements politiques et sociaux du siècle ? Aucune durable. Le prolétariat n’a pas d’existence propre ; il n’est guère que le rebut des autres classes de la population ; il n’est homogène que négativement, par la misère. Forcément, les ouvriers gravitent autour des intérêts bourgeois : l’ambition de toute leur vie est de parvenir à l’aisance. Or, l’aisance d’un homme aujourd’hui cause la gêne de dix autres. J’ai déjà dit que, dans ce monde-ci, il nous fallait mourir ou faire mourir !

Quant à ceux des prolétaires qui, comprenant la Révolution, se sont voués à sa défense, ils sont divisés par mille opinions qui diffèrent. La Liberté individuelle n’est qu’à son aurore ; l’homme est étouffé sous le parti. Le Prolétariat n’a pas encore de programme ; il est également effrayé de l’Anarchie de l’Avenir, dont il ne comprend pas la nécessité, et de l’Ordre du Présent, qu’il sait être la tyrannie.

La Bourse est le Temple et le Veau d’Or, le Dieu du dix-neuvième siècle ! Le Boutiquier nous a fait passer sous son aune ! !


X.   Que l’homme n’espère pas ressusciter les morts ! Ne comptez pas sur les nations civilisées pour régénérer l’Humanité ! Ni la guerre ni la révolution ne sortiront de leur sein. Elles savent trop bien que tout changement d’équilibre les conduirait à une mort certaine. Et qu’on examine leur attitude depuis 1815 : on les verra toujours s’efforçant d’éviter la guerre et de comprimer l’émeute.

Tant que la question sociale n’avait pas été posée dans des termes inéluctables, les nations ne guerroyaient-elles pas sans cesse ? Ne les voyait-on pas courir aux armes pour un morceau de terre contesté, pour une prééminence méconnue, pour un intérêt monarchique lésé, pour une insulte faite au drapeau ? Alors, les deux rives du Rhin et de la Manche, les deux versants des Alpes et des Pyrénées résonnaient de chants de défi, de triomphe, de vengeance et de rage.

Comment se fait-il qu’en moins d’un demi-siècle, tous ces chants nationaux aient cessé, que toutes ces haines se soient adoucies, que toutes ces épées soient rentrées aux fourreaux, que toutes les langues et tous les intérêts privés soient confondus ? Comment se fait-il qu’on ne trouve plus guère de patriotes purs que parmi ces vieillards mutilés qui peuplent les hôtels des Invalides, ou parmi ces révolutionnaires de la tradition qui rêvent la délivrance de l’Europe par la France armée, sanglante, terroriste et malheureuse comme en 93 ? Pourquoi les despotes se meurent-ils d’ennui sur les trônes, et les chefs démagogues dans l’exil ? Que sont devenus les vieux enthousiasmes, les enrôlements volontaires, les levées en masse qui faisaient trembler les rivages des Océans ? Pourquoi, lorsqu’une guerre universelle menace notre existence, nos généraux et nos soldats regrettent-ils ainsi leur existence oiseuse ? Pourquoi n’ont-ils plus souci ni d’avancement ni de gloire ? Pourquoi courent-ils au feu de l’ennemi, comme les écoliers au collège ? Pourquoi la diplomatie, à la vue courte, trône-t-elle sur des glaives brisés et des canons muets ?…

Serait-ce que tous les peuples et tous les gouvernements de l’Europe occidentale fussent atteints, depuis cinquante ans, d’une couardise endémique ? Serait-ce qu’ils ne ressentissent plus aussi vivement l’injure ? Se contenteraient-ils d’essuyer avec des rognures d’ultimatums les crachats qui les souillent ? Quoi ! sur la France, par exemple, auraient passé quatre gouvernements aussi divers que possible d’origine et de tendances, y compris le chevaleresque Charles X et la vigoureuse République ; — quoi ! des centaines de ministres se seraient remplacés aux affaires, y compris le capitaine Thiers et le tribun Ledru ; — et tous ces gouvernements et tous ces hommes, faisant violence à leurs instincts les plus impérieux, se seraient entendus pour conserver la paix à tout prix, au prix même d’interventions ruineuses et lâches contre les opprimés de l’Europe ! Et Louis-Philippe seul serait responsable des expéditions d’Ancône et d’Anvers, de l’indemnité Pritchard et du bombardement de Beyruth ! Et la honte du siège de Rome ne reviendrait qu’au général Cavaignac et à Louis Bonaparte !

Cela ne doit pas être, cela ne serait pas juste. Les principes organiques qui régissent les civilisations ont cela de particulier que tous les hommes et toutes les classes sont tenus de s’y conformer, soit pour leur bonheur, soit pour leur malheur, jusqu’à ce qu’une puissance supérieure, révolution, guerre ou cataclysme, détruise d’un seul coup les conséquences que ces principes ont accumulées pendant des siècles. Quoi qu’en ait chacun de nous, il lui faut donc vivre selon les exigences de la dernière et de la plus misérables des phases sociales enfantées par le Monopole. ET les gouvernements d’aujourd’hui ne peuvent représenter en Occident que des intérêts bourgeois, c’est-à-dire craintifs jusqu’à l’évanouissement, quand il s’agit de guerre. La Bourgeoisie finirait pas rendre peureux même Louis Bonaparte !


XI.   Ce n’est bien certainement ni le fer, ni la poudre, ni la torche qui manquent aujourd’hui. Ce n’est pas non plus l’âme de la Révolte, que chaque déshérité renferme ardente en lui. Mais c’est le pain du jour et celui du lendemain, sans lequel toute révolution est impossible. Littéralement, tout homme est enchaîné à un maître, et de son opinion dépend sa vie. L’asservissement de la pensée à l’industrie et à la propriété privilégiées est devenu général ; la solidarité dans l’injustice s’est étendue sur tous les hommes et paralyse leurs mouvements, comme le ferait une maladie de langueur. — Les sociétés sont telles que les milieux l’exigent.

Et cela partout. — Depuis un demi-siècle, les intérêts de toutes les bourgeoisies sont les mêmes. Grâce à eux, se conserve à travers les péripéties les plus difficiles, la paix artificielle proclamée par les traités de Vienne. L’industrie, les découvertes, les chemins de fer, les lignes téléphoniques, la navigation à vapeur, le commerce, exploités par le privilège, ont relié les intérêts bourgeois d’une contrée à l’autre ; d’un continent à l’autre continent. Dans toutes les branches de l’activité humaine, les fils de la Bourgeoisie ont tracé, comme le chiendent et les herbes mauvaises, pratiquant, trafiquant, exploitant le travail social, l’étouffant, comme le gui qui étrangle le chêne dans ses embrassements mortels. Ils occupent le monde par la plus tenace des associations, celle du vol. Les découvertes du Travail n’ont encore servi qu’à l’Oisiveté. Il n’y a place que pour les bourgeois au soleil de la Civilisation !

Ces braves gens-là ! ils reposaient si heureux à l’ombre de leur vigne volée ! ils digéraient si tranquillement au milieu de leurs ouvriers mourant de faim ! leurs affaires allaient si bien depuis que ces misérables partageux étaient rentrés définitivement dans l’ordre ! il était si touchant le tableau de la famille patriarcale ! ! En vérité, ce Nicolas est devenu bien fou qu’il se permette de troubler leur pastoral bonheur !


XII.   Oui ! Qu’une guerre ou une insurrection surviennent..... Et voilà tous ces prospères intérêts compromis, toutes ces existences béates dérangées, toutes ces familles rebondies en souffrance de fringale, tous ces honnêtes filous menacés dans leurs opérations paisibles, toutes ces brillantes boutiques fermées ; et les réclames dorées font place à ces mots sinistres : armes livrées ! que tracent des mains noircies par la poudre.

L’homme ne se suicide point par dévouement, mais par désespoir d’Égoïsme. N’exigez donc pas des classes bourgeoises le martyre de Régulus ou la soif de conquêtes d’Attila. Ne leur demandez pas d’être belliqueuses ou révolutionnaires quand aucun mouvement social ne peut avoir lieu sans mettre leurs intérêts en danger.

En danger de mort ! Car la propriété ne peut pas être divisée davantage sans destruction de son principe, sans ruine de tous les propriétaires. Aussi la Bourgeoisie résistera-t-elle jusqu’à la mort à tout changement d’organisation sociale. La plus légère modification ne lui sera arrachée que par la force[2].

Or, chez elle la bourgeoisie est maîtresse ; il n’est qu’une puissance au monde capable de lui faire violence. Et cette puissance est extérieure à elle. Et cette puissance est la Russie. La Bourgeoisie redoute les Cosaques au moins autant que la Révolution.

L’Ordre, la bonne Harmonie, la Paix avec des rameaux d’olivier, la douce Concorde, la blonde Fraternité qui tend à l’espèce humaine ses deux joues rebondies, telles sont les divinités chères à la boutique. Le Congrès de la Paix, tel est son Wallallah ; c’est là qu’elle réalisera le bonheur pour tous les hommes en maintenant le parasitisme du commerce et le libre intérêt de la valeur fictive. Oui ! la Paix et le Bien-Être entre les bourgeoisies d’Europe, mais la Guerre et la Faim entre les différentes classes de la société. La Bourgeoisie le sait, mais elle ment, parce que ce mensonge est profitable à ses intérêts.

Croit-on bien que ce soit l’expansion d’une irrésistible sympathie qui pousse dans les bras les uns des autres les bourgeois de France et d’Angleterre toutes les fois que les intérêts de leur commerce sont compromis par un événement européen ? Non, certes, mais l’effroi qui s’empare d’eux quand ils voient leurs ballots de coton restés sans placement ; des millions de prolétaires affamés, menaçants ; la Fortune chancelante sur sa roue rapide ; la Faim, la Désolation, la Révolution et la Mort frappant du poing sur leurs comptoirs. La peur, la peur, vous dis-je, voilà le lien d’association entre les bourgeois de nos jours !

Dès la fin du dernier siècle, cet esprit cyniquement mercantile de la Bourgeoisie avait été deviné par l’impressionnable Jean-Jacques : « Il n’y a plus aujourd’hui, écrivait-il, de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise : il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes mœurs, parce qu’aucun n’a reçu de forme nationale par une éducation particulière. Tous, dans les mêmes circonstances, feront les mêmes choses : tous se diront désintéressés et seront fripons ; tous parleront du bien public et ne penseront qu’à eux-mêmes ; tous vanteront la médiocrité et voudront être des Crésus. Ils n’ont d’ambition que pour le luxe ; ils n’ont de passion que celle de l’or. Sûrs d’avoir avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au premier qui voudra les payer. Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel état ils suivent les lois ? Pourvu qu’ils trouvent de l’argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays. »

… Tel est l’organisme des société civilisées ; tel est l’esprit de la Bourgeoisie ; tels sont les intérêts qui la détournent de la guerre et que tout gouvernement doit respecter s’il ne veut pas se mettre en hostilité avec la nation. Car le gouvernement est tyranniquement gouverné par l’opinion. Et que voulez-vous que fasse un empereur contre tous ? Qu’il obéisse ! Que voudriez-vous que fît un Dictateur républicain ? Rien de plus, qu’un beau discours peut-être ? — Verba volant. —


XIII.   Il est facile aux oppositions de dire : Jetons vingt mille hommes sur le Rhin ; que l’uniforme de nos soldats brille au sommet des Alpes et le drapeau tricolore au faîte des capitales. Il est facile d’écrire un traité sur l’artillerie et de songer à délivrer la Pologne ; on y a pensé depuis Louis XV jusqu’au 15 mai 1848. M. Victor Hugo y pense encore. — M. Louis Blanc avait écrit de magnifiques palabres sur l’initiative de la France et l’émancipation des peuples par nos armes ; M. Louis Blanc soutenait que les gouvernements sont capables de tout faire et que le mot impossible devait être effacé du dictionnaire français. Et depuis M. Louis Blanc a été gouvernement lui-même, et il n’a pu faire davantage que les autres. — M. Marrast aussi avait dit sur la tombe d’Armand Carrel : « Ce n’est plus à la France d’être sage avec l’Europe, c’est à l’Europe d’être sage avec la France. » Et depuis, M. Armand Marrast a été gouvernement, et la France s’est montrée, vis-à-vis de l’Europe, sage comme devant. — M. Ledru-Rollin, qui déclama si aigrement contre la politique couarde de Louis-Philippe et de Napoléon III, était aussi cependant de ce gouvernement provisoire qui se contenta de répandre quelques fleurs de rhétorique sur les agonies des nations les plus courageuses. M. Bonaparte enfin, le débris le mieux conservé d’un héroïque empire, M. Bonaparte est maître absolu de la France ; il a fait un superbe livre de stratégie. Sera-t-il moins bourgeois en pratique que ses prédécesseurs ? Jusqu’ici, il ne semble guère. Et s’il tente de l’être moins, qui le soutiendra ? qui lui fournira des levées d’hommes et des contributions d’argent ? Sa première campagne ne sera-t-elle pas son Waterloo ? son prochain et dernier exil, quelque Sainte-Hélène glacée de la Laponie russe ?...

Pourquoi toutes ces protestation belliqueuses, sincères sans doute, de la part de l’opposition, n’ont-elles pas abouti quand les oppositions sont devenues pouvoirs ? Parce que les gouvernements ne sont, je le répète, que l’expression des sociétés, et que les sociétés civilisées répugnent à la guerre. Je rappelle à qui il importe de le savoir, que la bourgeoisie française a tué Napoléon-le-Grand. Oh ! malheureuse la France qui a pour elle le dévouement des avocats et des agents de change ! Bien tièdes sont les ardeurs dont la Bourse suffit à marquer le degré !

Que les traditionnaires républicains fassent des appels à la Bourgeoisie en faveur de la Guerre et de la Révolution ! Qu’ils prêchent le Dévouement à l’Intérêt, et l’Amour à la Concurrence ! Qu’ils tentent l’éducation des sourds ! Qu’ils croient triompher de la Nécessité par la Propagande ! Qu’ils espèrent détacher de leur bien-être les classes obèses en invoquant leur commisération pour les prolétaires nus ! Qu’ils se refusent à voir que la carte d’Europe est à refaire et l’organisme social à détruire ! Qu’ils cherchent à étayer l’édifice en ruine de la Civilisation ! Qu’ils ne veuillent pas comprendre que ce ne sont pas les idées qui manquent, mais l’Humanité nouvelle dans le sein de laquelle ces idées pourront germer ! Qu’ils ne veuillent pas avouer que c’est le moment de la Force, et que l’Idée a fait tout ce qu’elle pouvait faire ! Qu’ils tremblent à la pensée de la Révolution qu’ils appellent ! Qu’ils craignent d’en accepter les négations terribles, d’en définir l’esprit, d’en prévoir la portée ! Que d’avance ils se disputent les fonctions de cette République française démocratique et sociale que nous ne verrons pas et qui n’aura plus de fonctionnaires ! Qu’ils se croient encore aux bons temps des oppositions constitutionnelles, des émeutes de faubourgs, des programmes de comités électoraux, des révolutions de trois jours, des réformes lentes et progressives qui ne font que changer le mode de l’oppression ! Qu’ils soient plus conservateurs et plus peureux encore que les bourgeois dont ils sont descendus ! Qu’ils ne sentent point le sol trembler sous leurs pieds comme à la veille des grands déluges d’eau, de sang et d’hommes armés !!... Cela ne nous surprend pas, cela ne devrait surprendre aucun de ceux qui ont observé les gouvernements républicains dans leur existence éphémère et tremblante. Nous qui ne voyons que la Révolution sociale, universelle et vraie que dans l’abolition de la Propriété, du Gouvernement et de l’Intérêt, que dans l’absolue liberté de la Pensée, de l’Amour, du Travail et de la Raison, que dans l’universelle anarchie en un mot... nous ne croyons pas cette révolution possible par les nations civilisées, parce que nous ne croyons pas qu’on puisse ressusciter les morts sous la forme qu’ils avaient dans leur existence précédente.


XIV.   Je résume rapidement les causes de l’impuissance des nations civilisées.

1° Quelques mois de guerre sérieuse feraient mourir de faim la masse des petits propriétaires, commerçants, entrepreneurs, fonctionnaires, intermédiaires, commissionnaires et concessionnaires qui vivent au jour le jour d’épargnes, de privations et d’emprunts. Il serait impossible à ces gens-là d’aller en guerre, tandis que, derrière eux, leurs femmes et leurs enfants mourraient de faim. Et cependant, cette classe d’hommes et ceux qui en dépendent forment la presque totalité des nations civilisées.

2° La propriété, les richesses générales, le capital et les emplois ont été tellement divisés par le mouvement économique, qu’il est impossible qu’ils le soient davantage sans que l’Inanition, la Ruine et la Banqueroute sévissent sur l’Occident, saisissant corps à corps chaque homme isolé.

3° Le commerce et l’administration ont été convertis en deux labyrinthes d’opérations ténébreuses où les plus habiles s’égarent sans que personne ne leur tende la main.

4° Les nations civilisées sont scindées par des intérêts, des gouvernements et des partis antagonistes, par un débordement de doctrines et de systèmes inconnus jusqu’ici ; par l’effervescence de mille ambitions, le délire de toutes les cupidités, de toutes les intrigues, de toutes les vanités ; par les maladies qui sévissent sans pitié sur elles, les affaiblissant chaque jour davantage.

5° Elles sont menacées de disette, de grèves formidables, de questions terribles, d’anarchie et de terrorisme ; elles sont agitées, tremblantes, incertaines du lendemain, toujours partagées entre la crainte d’un 10 août ou d’un 18 brumaire.

6° À l’intérieur, le crédit est fictif, injustement établi, à la merci d’un bruit de guerre ou d’une conspiration ; à l’extérieur, les politiques sont hésitantes, les alliances douteuses, les gouvernements paralysés par la peur des révolutions et des problèmes sociaux. Il y a des milliers d’existences dont le lendemain n’est pas garanti contre la mort.

La fin des nations d’Occident est tellement imminente, leur décadence est si effroyable, leurs agitations si inutiles et si fréquentes, la liberté de l’individu et la solidarité des intérêts sont si peu respectées par elles que, partout, elles ont remis le soin de les conserver à des pouvoirs qu’elles méprisent, et qu’elles subissent enfin l’autorité absolue contre laquelle elles avaient tenté maintes révoltes. Il semble que ces peuples, en mourant, veuillent rassembler toutes leurs résistances en un faisceau. Cela d’ailleurs est providentiel, afin que la cognée révolutionnaire puisse abattre toutes ces résistances d’un seul coup, quand elle sera maniée par une force audacieuse et étrangère à nos intérêts factices.

La majorité des intérêts actuels, qu’on en soit bien certain, est coalisée contre la Révolution. Les quatorze seizièmes de nos populations, soit comme détenants, soit comme fonctionnaires, tiennent pour la conservation de la gêne et de l’épargne. Quant aux deux seizièmes qui restent, ils sont composés de prolétaires ignorants et malheureux que la Faim courbe sur le Travail, qui ne suivront la révolution qu’entraînés un instant par des émeutes stériles, et qui la déserteront bientôt, réduits par la famine, lorsque les riches auront fait le vide de toutes les ressources et de tous les travaux autour d’eux. Encore une fois, dans les termes où elle est posée aujourd’hui, la Révolution ne peut pas sortir des sociétés civilisées.

Ceux qui la servent avec connaissance de cause se réduisent à une poignée imperceptible, et leurs voix se perdent au milieu du vacarme infernal de l’industrielle cohue. D’ailleurs, ils n’ont pas de programme, ne peuvent pas en avoir et sont incapables de s’unir dans une action commune. Car, ainsi que je l’ai déjà dit, il faut que la Démocratie socialiste soit désunie, afin que chacun s’affirme par réflexion dans ses opinions propres, afin que l’Indépendance de l’individu s’élève sur la ruine de tout gouvernement et de tout parti.

Ainsi, tandis que nos intérêts présents ne permettent pas qu’un nouvel ordre social soit établi, les intérêts futurs de l’Humanité le demandent impérieusement. Car l’accroissement continuel de la population et des besoins nécessite sans cesse de nouvelles ressources. Comme qu’elles fassent, qu’elles avancent ou qu’elle reculent, les nations d’Occident sont condamnées irrévocablement à mourir.


XV.   La monarchie, l’aristocratie, le tiers-état, les délégations, commissions et parlements de tous degrés, toutes les castes dominantes, tous les modes de représentation, héréditaires ou électifs, ont perdu, en France, prestige, puissance et richesses. La Démocratie est encore moins possible chez nous que toute autre forme gouvernementale, ainsi qu’il est surabondamment prouvé par la première et la seconde république, ainsi que pare l’union vraiment touchante du parti démocratique.

Les Français subissent encore le gouvernement parce qu’ils n’ont ni le courage ni la dignité, ni la science, ni la justice, ni la volonté nécessaires pour s’en débarrasser ; parce que leur intérêt les contraint à s’y soumettre. Mais ils ne le soutiennent pas, ils ne l’encouragent pas ; ils n’ont pas même la force de le haïr ! Monarchie absolue ou constitutionnelle, République ou Empire, ils proclament tout, mais ils n’acclament rien. Pourvu que le gouvernement ne les fouette pas trop souvent et trop publiquement surtout, pourvu qu’il leur conserve la vie et la propriété sauves, ils se déclarent satisfaits. Peu leur importe la main qui communique l’impulsion à la machine administrative ; en ce temps-ci, la machine est devenue plus importante que l’ouvrier !

La Nation et le Pouvoir sont juxtaposés, mais ne conservent plus de rapports qu’au moyen du percepteur et du gendarme. Les gouvernants sont arrivés à la plus vile des mendicités, et les gouvernés à la plus déjetée des humiliations. Il n’y a pas moyen de faire un pas de plus dans cette mare de fange. Les grandes luttes internationales ont été ramenées à leur valeur réelle : ce ne sont plus que de petites querelles entre les cabinets ; les hommes ont bien autre chose à faire que de mourir pour des rois. Les gouvernants s’en vont en guerre pour leur compte, sans que la nation s’en montre le moins du monde préoccupée. Chacun chez soi, chacun pour soi  : les diplomates constitutionnels ont eu grand tort de divulguer au peuple ce principe des doctrinaires, car le peuple en a fait son profit. « Nous ne voulons plus de guerre, dit P.‑J. Proudhon : il n’y a plus que le prêtre qui fraternise avec le soldat. »


XVI.   L’empire actuel est un empire in extremis. Au 2 Décembre 1851, le diable eût demandé la France en mariage, que la France bourgeoise se serait donnée au diable. Comme Helvétius rirait s’il était encore de ce monde !

On a fait paraître, sur la scène gouvernementale, je ne sais quelle défroque de vieux théâtre, quel fonds de taverne de grand genre, quelle société de sergents et de bohémiens en goguette. Et cela sert d’empire aux Français de la Décadence !

Cela mange bien, boit mieux, se marie, remplit son ventre et ses poches. Et cela trinque à la santé des contribuables de France !

Cela n’a ni traces dans le passé, ni considération dans le présent, ni chances d’avenir. Cela fait hausser les épaules à Léopold de Belgique et à Florestan de Monaco ! Soulouque n’y prend point garde !

Le Sennachérib au nez long qui veille sur la France s’entoure d’une cohue d’aristocrates de rencontre, de prétoriens couverts de sang, de sénateurs humides de honte, de fonctionnaires à jeun et de prêtres obèses, comme faisaient les Augustules !

Cela ne s’est révélé que par de ténébreux coups de main, par un despotisme policier, par des exploits de bourreau. Celma a été humilié, méprisé, avant comme après son avènement au pouvoir !

Cela n’est ni de droit divin ni de droit populaire. Cela est toujours contestable, contesté, menacé, provisoire, plaqué, déprécié, insulté. Cela est imposé par la force et tombera le jour où la force lui fera défaut !

Cela ne déclare la guerre que contraint et fouetté jusqu’aux os. Cela succombe misérablement sous le poids d’un nom trop lourd ! !


XVII.   Ces paroles vont se réaliser, que l’inspiration prophétique arrachait à Fourier dès 1808 :

« Nations infortunées ! vous touchez à la grande métamorphose qui semble s’annoncer par une commotion universelle. C’est vraiment aujourd’hui que le présent est gros de l’avenir et que l’excès des souffrances doit amener la crise du salut. À voir la continuité et l’énormité des secousses politiques, on dirait que la nature fait effort pour secouer un fardeau qui l’oppresse. Les guerres, les révolutions embrasent incessamment tous les points du globe : les orages à peine conjurés renaissent de leurs cendres, de même que les têtes de l’hydre se multipliaient en tombant sous les coups d’Hercule. La paix n’est plus qu’un leurre, qu’un songe de quelques instants ; l’industrie est devenue le supplice des peuples depuis qu’une île de pirates entrave les communications, décourage les cultures des deux continents et transforme leurs ateliers en pépinières de mendiants. L'esprit mercantile a ouvert de nouvelles routes au crime : à chaque guerre, il étend ses déchirements sur les deux hémisphères et porte jusqu’au sein des régions sauvages la cupidité scandaleuse de la Civilisation. Nos vaisseaux n’embrassent le monde civilisé que pour associer les Barbares et sauvages à nos vies et à nos fureurs. Oui, la Civilisation devient plus odieuse aux approches de sa chute : la terre n’offre plus qu’un affreux chaos politique : elle appelle le bras d’un autre Hercule pour la purger des monstruosités sociales qui la déshonorent ! »

Comme les bourgeois phalanstériens auraient peur du bonhomme Fourier, s’ils savaient le lire ! !


XVIII.   L’attitude pacifique jusqu’à la lâcheté des nations occidentales ne tient pas à un gouvernement, à un événement, à un homme. Individuellement, les hommes d’aujourd’hui sont aussi chatouilleux sur le point d’honneur que ceux d’autrefois : leurs duels en sont la preuve. D’ailleurs, la Colère et la Vengeance sont des passions vivaces dans notre cœur ; elles ne s’éteindront qu’avec notre race. Cette attitude ne tient pas davantage à ce que les rapports des peuples sont sauvegardés par des conventions justes ; l’équilibre européen n’équilibre rien.

Mais elle tient aux rapports organiques établis par nos institutions entre les diverses classes de la société. Nous traversons une période économique ambiguë, difficile. Le vieux Monopole est aux prises avec l’Égalité naissante, l’un est dans la législation, l’autre dans les tendances ; l’un a parcouru toute son évolution, l’autre n’a pas encore commencé la sienne. D’où résulte que des institutions qui n’étaient destinées qu’à faire le bonheur de quelques-uns sont tiraillées par tous et ne peuvent faire le bonheur de tous. D’où résultent, pour les classes qui vivent sur ces institutions en décadence, de grands désespoirs, d’extrêmes privations, l’imminence toujours renouvelées de la ruine et de la disette !

Les bourgeois crient : La Paix ! la Paix ! ! Et il n’y a point de paix. Le grand projet de Henri IV, de Sully et de Bernardin de Saint-Pierre est tombé dans les mains fourchues des marchands, marchands de coton et marchands de papier, Richard Cobden et Émile de Girardin ! — Les bourgeois sont fiers de ce que le français est répandu partout, de ce qu’il est reconnu langue officielle de la diplomatie. Et ils ne savent pas que lorsque la langue d’une nation se répand parmi les autres, c’est un signe certain que bientôt le sang de cette nation sera tiré de ses veines pour être transfusé dans celles de l’Humanité. — Les bourgeois célèbrent les grandeurs de la sacro-sainte civilisation du Monopole. Et ils ne s’aperçoivent pas que cette civilisation exclut de son cercle étroit plus des deux tiers des hommes, lesquels ont le droit et le désir de vivre.

Oh ! que les vieillards sont entêtés ! Et comme ils se croient pleins de vie quand, ayant revêtu leurs habits de fête, ils chauffent leurs maigres jambes au coin du feu ! Malheureusement, forfanterie n’est pas force ; excitation n’est pas santé ! — Il faut mourir !


XIX.   L’Occident représenté par la France, son modèle et son boulevard, l’Occident est un cadavre. Et tous les cadavres subissent, dans le sein de la mort, une révolution palingénésique. L’Occident bourgeois soit passer par cette transformation. Ni la terreur blanche, ni la terreur rouge ne peuvent la lui épargner.

Les vieillards meurent, les cadavres verdissent, malgré tous les soins qu’on en prend. Les germes se développent et les enfants grandissent, bien que les femmes enceintes commettent des mprudences et qu’on étouffe les nouveau-nés dans des maillots.

J’ai disséqué le cadavre ; j’étudierai le fœtus.




§ 2. — UN FŒTUS.


« L’or se vantait un jour en disant : le
monde entier est à moi. — Mais le sabre
lui répondit : tu te trompes, c’est à moi
seul que le monde appartient. — Je puis
tout acheter. — Et moi, reprit le sabre,
je puis tout conquérir par la force. »
Pouchkine.


I.   Je veux dire la Russie.

Et je comprends sous ce nom : d’abord, les immenses domaines des Tzars ; puis la Pologne, la Bohème, la Hongrie, la moitié septentrionale de l’empire Turc ; enfin les éléments slaves répandus dans toute l’Europe et principalement dans la Grèce et l’Allemagne. Ainsi envisagée, la Russie comprend les deux tiers de l’Europe continentale. Dans le courant de ce travail, je développerai les rasions qui me font considérer la Russie comme le noyau des races Slaves, comme l’avant-garde de la civilisation socialiste, et la réserve laissée au Nord par l’invasion barbare. — À présent, je me contente de justifier cette classification en faisant observer que, semblables à la Russie, les races slaves ne jouent de rôle principal en Europe que depuis trois siècles ; — qu’elles ébauchent comme elle une civilisation nouvelle ; — que la masse de leur population est encore mineure comme la masse des populations russes ; — que les Slaves ne sont encore, ainsi que les Russes, qu’aux guerres de conquête et aux influences de dynastie ; — que la Russie ralliera forcément ces races dans une action commune, parce qu’elles les absorbe toutes dans une étroite communauté d’origine, de force, de coutumes et de langage.


II.   Seule une grande race humaine n’a pas encore rempli sa mission sur la terre : c’est la race slave. Devant elle s’ouvre l’avenir ; par elle s’accomplira la Révolution démocratique et sociale universelle !

Tout présage à cette famille d’hommes des destinées sublimes. Elle occupe la plus vaste étendue de l’Europe : on la retrouve dans les plaines de Russie et de Pologne, dans les steppes d’Asie, dans la Bohème et la Hongrie vaillantes, dans l’Illyrie couverte de forêts, et dans ces riches contrées de l’empire Turc qui s’appelèrent jadis la Macédoine, l’Épire et la Thessalie.

Séparées les uns des autres, répandus au milieu des nations les plus diverses, courbés sous les jougs les plus despotiques qui soient au monde, ces peuples se reconnaissent cependant par leur génie commun. Leur langue, leur caractère sont d’une même famille. Tous se sont conservés mâles et audacieux en dépit d’un esclavage séculaire ; tous aiment l’indépendance et la guerre, depuis l’Albanais revêtu d’armes éclatantes jusqu’au dur Cosaque dont la vie s’épuise au milieu des combats.

Tous sont fiers et braves, titrés en affectivité native ; tous s’appellent frères ; tous sont hospitaliers : jamais, sous leurs tentes, l’asile ne fut refusé à l’homme en guerre avec ses gouvernements. Ils ne tiennent ni au Pouvoir par des sanctions qui sont l’apanage de leur noblesse, ni au sol par la cupidité propriétaire qui dessèche le cœur, mais ils reflètent le type de leur race dans je ne sais quelle liberté sauvage qui embellit la vie. Ils aiment les déserts sans routes, les larges horizons qui vont aux nues. Ils errent dans les steppes par communautés nombreuses, et les grands spectacles d’une nature insoumise effacent en eux jusqu’au souvenir d’une tyrannie lointaine. Le Tzar les craint et ne les possède que de nom. Et le seigneur sait bien qu’ils ne connaissent d’autres vengeances que le meurtre, l’incendie et les conspirations formidables. La fierté est le fond du caractère Slave.

On n’apprend pas notre langage d’antichambre à des voix qui dominent le bruit des éléments ; on n’isole point, par la soif du lucre, des hommes qui ne sont point cupides et dont les possessions viagères ne sont séparées que par d’étroites bandes de gazon. On ne convertit pas du jour au lendemain, en voleurs ou en dupes, des millions d’hommes vivant sous le système de la communauté rurale, reliés par un républicanisme militaire, des affiliations et des sectes qui tendent à l’affranchissement et à l’égalité. On ne soumet pas facilement des peuplades armées, vagabondes, n’ayant d’autre abri que la voûte des cieux, d’autre lit que la terre. On ne corromp pas, avec les pompes de la civilisation de la civilisation, des natures sauvages qui n’ont besoin que d’air et de mouvement, qui se nourrissent d’écorces des bouleaux et de sapins broyées.

Ils sont libres dans le temps comme dans l’espace. Ils n’ont pas de regrets pour un passé qui les a courbés sous les plus farouches despotismes, pas de traditions : car l’histoire de la Russie n’est encore que l’histoire de la noblesse russe, les serfs n’y sont pas comptés. Ils ne vivent non plus dans un présent qui n’a rien fait pour eux que les ravaler, comme le passé, au niveau de la brute. Mais ils se lancent vers l’avenir avec cette extrême foi, cette témérité puissante des peuples qui n’ont pas encore accompli leurs destinées. Ils ont poussés en avant par un insatiable besoin d’agrandissement, par la sève exubérante et les douleurs de la croissance, par les prophéties de leurs devins, le fanatisme de leurs prêtres, l’ambition de leurs généraux, l’enthousiasme national. Jusqu’à présent, ils ont vécu sur la civilisation européenne sans la seconder. Or, tout être qui consomme doit produire sous peine de mort. Les Slaves produiront donc : ils rendront au centuple aux nations civilisées ce qu’il en reçoivent depuis des siècles.


III.   Examinons rapidement les coutumes et les tendance des russo-slaves, et dans chacune nous trouverons un indice du rôle que doivent jouer ces populations dans l’émancipation européenne.

Considéré en masse, le peuple russe est encore plongé dans cette demi-civilisation voisine de la Barbarie dont parle Fourier.

Il est organisé en communes rurales. — Chaque membre de la commune possède, sa vie durant, une portion de terre, à condition de la travailler ; après quoi cette revient à la commune, qui la cède de nouveau, contre nouveau travail. — Je demande si nous sommes aussi près que les Slaves de l’abolition de la propriété, aussi près du travail libre et de l’équitable répartition des richesses communes, nous qui nous pressons sur le passage de P.‑J. Proudhon pour voir comment sont faits les antéchrists. — « En fait de propriété, dit Proudhon, j’ai fait violence aux opinions, je n’ai rien obtenu des consciences.[3] »

Dans l’organisation de la commune russe, les citoyens se sont réservé une part aussi large que possible dans le gouvernement. Tous concourent aux élections, tous prononcent dans les affaires d’utilité générale ; ils ne laissent à leurs magistrats que la surveillance de la voirie. La vie communale, c’est la religion politique du Cosaque, du Bulgare, du Monténégrin, du slave nomade et paysan. — Je demande si les plus audacieux et les plus allemands des révolutionnaires n’ont pas volé aux Cosaques ! ! la fameuse théorie du gouvernement du peuple par lui-même. Dans notre Europe civilisée, je ne sache guère que certains cantons de la Suisse qui aient poussé la généralisation de l’autorité aussi loin que les Russes. (Pour plus de ressemblance avec ceux-ci, ces mêmes cantons républicains votent, en assemblée générale, la conservation de la peine de la bastonnade qu’ils administrent, le plus démocratiquement du monde, même aux femmes et aux enfants. — Nouvelle preuve à l’appui de l’excellence du gouvernement du peuple par lui-même et du suffrage universel.)

En Russie, l’opposition pensante ne s’est pas arrêtée aux hésitantes transactions d’un libéralisme sans principe ; d’un seul coup, elle est arrivée à l’entente de l’anarchie et des négations les plus absolues. Fait bien remarquable ! dès 1817 et 1825, alors que florissaient en France, terre consacrée du vaudeville, les illustrations moqueuses et stériles des Benjamin Constant et Paul-Louis Courier, à cette même époque, en Russie, dans l’Alliance du Bien-Être, dirigée par Pestel, il n’était question de rien moins que de bouleverser la propriété foncière afin de faire sortir la Révolution russe de l’ornière creuse du Libéralisme et de la Politique ! — Preuve irréfutable encore que la France est toujours la première des nations, le peuple-soldat du Progrès ; que les autres peuples sont mineurs et non-avenus ! — Je demande aux rrrévolu-tion-naires du National et de la Réforme s’ils n’eussent pas traduit le colonel Pestel devant leurs conseils de guerre comme partisan du Bien-Être pour tous ; comme anarchiste, anti-gouvernemental, anti-propriétaire, ennemi du Droit au Travail et de la Révolution ? Je le leur demande, à ceux qui n’ont pas encore osé, qui n’oseront jamais se prononcer sur la question de la Propriété. Ah ! révolutionnaires pour rire ! il y avait dans ce Cosaque la tête d’un Proudhon et le bras d’un martyr de juin 1848 ! — Et vous eussiez tué Pestel comme vous en avez tué des milliers d’autres ! — Prolétaire ou Cosaque, cela veut toujours dire déshérité, chair à barricades ou à potence !

Le caractère bien tranché de l’opposition russe, c’est de tendre franchement à l’Expropriation, à la Démonopolisation, au Détachement de la Nationalité, à l’Universalisme, à la Jouissance, au Bonheur, à la Liberté individuelle sans limites, toutes déductions révolutionnaires radicales devant lesquelles reculent les cacochymes agitateurs français. Jamais certes nos pudibonds chefs de parti n’oseraient fonder une association pour le Bien-Être ; ils nomment les leurs : Sociétés fraternelles des martyrs du Dévouement ! Jamais ils ne se risqueraient à prêcher ouvertement, dans notre hypocrite société, la révolution organique et industrielle, la révolution du confort, du luxe, des jouissances et de la volupté, le règne des passions et leur excellence, ils auraient trop peur que le Public, leur grand épouvantail, les accusât de corrompre le peuple en faisant appel aux instincts les plus grossiers de la vile multitude. Peu leur importe, à eux, que ces instincts soient naturels et justes.

Et non seulement les jeunes Russes exposent de pareilles théories, mais encore ils prêchent d’exemple, ce qui vaut infiniment mieux. En même temps qu’ils sont savants et polyglottes, ils sont cosmopolites, aventureux, guerriers, amis des plaisirs, artistes, en un mot : ils ne se trouvent bien qu’en courant le monde ou les champs de bataille tandis que les petits de l’épicier français ne s’occupent de langues, de sciences et d’arts que pour gagner leur vie ; tandis qu’ils ont horreur de l’étranger et s’en font gloire ; tandis qu’ils ont réduit les émotions de leur âme à l’étroite capacité de leur bourse et les dangers de leur existence à un duel au pistolet !

Chez tous les jeunes penseurs de la Russie, vous observez une sombre désespérance quand ils tournent leurs regards vers le Passé ou vers le Présent, une extrême fierté, un rayonnant espoir quand ils plongent dans l’Avenir.

« Qui de nous, s’écrie Herzen, n’a pas eu de ces moments de colère dans lesquels il haïssait ce pays qui n’a que des tourments pour répondre aux aspiration généreuses de l’homme, qui se hâte de nous réveiller pour nous appliquer la torture ? Qui de nous n’a pas désiré de nous arracher à tout jamais à cette prison qui occupe le quart du globe terrestre ; à cet empire-monstre où chaque commissaire de police est un souverain, et le souverain, un commissaire de police couronné ? Qui de nous ne s’est pas livré à tous les entraînements pour oublier cet enfer frappé à la glace, pour obtenir quelques moments d’ivresse et de distraction ? Nous voyons maintenant les choses sous une autre face, nous envisageons l’histoire russe d’une autre manière : mais il n’y a pas de raison pour nous rétracter ou nous repentir de ces moments de désespoir. Nous les avons payé trop cher pour les céder ; ils ont été notre droit, notre protestation ; ils nous ont sauvés. » (Du développement des idées révolutionnaires en Russie, par A. Herzen.)

C’est dans la jeunesse qu’il faut étudier le caractère d’un peuple neuf, caractère tout d’aspirations. Or je soutiens qu’il y a dans la jeunesse slave une originalité, une sève, un entraînement, un mobilisme, une virtualité d’avenir qu’on chercherait en vain chez nous. — J’en sais quelque chose, moi qui ai fait partie de ce comité socialiste des écoles qui ne comptait pas plus de quinze membres et provoquait le sourire et les sarcasmes des étudiants de Paris, âmes stériles et froides, quintessence sublimée de bourgeoisie !

Chez les jeunes Slaves, le sentiment de la fierté et de la justice est naturel ; ce sont des poètes, des orateurs populaires, des chefs de conjuration, des publicistes : toujours des jeunes gens, qui l’expriment. Et la Poésie, l’Éloquence, l’Enthousiasme, l’Art ne peuvent être que les interprètes des idées qui courent à la surface d’une nation. Et les précurseurs slaves sont en grand nombre ! — Tandis que chez nous, s’il se trouve un homme qui ose revendiquer pour le Droit, cet homme est seul ; c’est un économiste, un philosophe, un abstracteur, qui travaille sur des pensées enfouies dans la profondeur des masses.

Les derniers et grands poètes de nos temps décolorés sont des voix sublimes de désespérance et de satire, Byron et Barbier ; leurs vers sont arrachés de leurs âmes en peine par les ongles cruels du découragement : ils chantent au-dessus d’une société qui s’enfonce dans l’abîme vengeur. — Tandis que les poètes slaves, les Mickiewickz, les Lermontoff, les Herzen sont pleins de confiance dans un avenir lointain. Nous sortons attristés du grand temple de la Gloire nationale qui leur ouvre ses portes, et nous les rencontrons en chemin, se hâtant, pleins d’allégresse, vers leurs destinées prochaines. Tout jeunes que nous soyons, nous sommes des vieillards ; tout vieux que soit un Slave, c’est un homme jeune. Le caractère de la race commande celui de l’individu.

Voici dix lignes de A. Herzen qui prouveront l’exactitude de mes assertions. Sur chacune de ces lignes un mort est étendu tout son long, un mort-martyr du Tzarisme ! Que ces dix noms soient conservés !

« Un sort terrible et sombre est réservé chez nous à quiconque ose lever la tête au-dessus du niveau tracé par le sceptre impérial : poète, citoyen, penseur, une fatalité inexorable les pousse vers la tombe. L’histoire de notre littérature est un martyrologe ou un registre des bagnes. Ceux mêmes que le gouvernement a épargnés périssent, à peine éclos, se pressant de quitter la vie.

« Là, sotto giorni brevi a nebulosi
Nasce una gente a cui de morir non duole ! »


Ryléteff, pendu par Nicolas.
Pouchkine, tué dans un duel, à trente-huit ans.
Griboiedoff, assassiné à Tcheran.
Lermontoff, tué dans un duel, à trente ans, au Caucase.
Vénévitinoff, tué par la société, à vingt-deux ans.
Koltzoff, tué par sa famille, à trente-trois ans.
Bélinsky, tué, à trente-cinq ans, par la faim et la misère.
Poléjaëff, mort dans un hôpital militaire, après avoir été forcé de servir comme soldat, au Caucase, pendant huit années.
Baratinsky, mort après un exil de douze ans.
Bestujeff, succombé au Caucase, tout jeune encore, après les travaux forcés en Sibérie ! »

Dans toutes les législations russes, dans celle de Pierre-le-Grand comme dans celle d’Alexandre, comme dans celle de Nicolas, tout présente un caractère de transition, d’incertitude, comme si ce peuple, campé au milieu des glaces et des steppes, sentait qu’il ne doit songer à rien fonder de stable et qu’il a déjà bien assez de peine à vivre au jour le jour, en dehors de la terre qui lui est promise.

Le Code russe, c’est bien, en effet, le règlement disciplinaire d’un camp : il convient admirablement à ces hommes aventureux qui passent leur vie au grand soleil, aux belles étoiles, et qui chantent : « Je ne veux plus travailler dans les champs ; qu’ai-je gagné en labourant la terre ? Je suis pauvre et méprisé. Je prendrai pour compagnons la nuit sombre, le couteau effilé ; je trouverai des amis dans les bois touffus ; je tuerai le seigneur et je pillerai le marchand sur la grand route. Au moins, tout le monde me respectera, et le jeune voyageur passant sur mon chemin, et le vieillard assis devant la porte de sa maison me salueront. »

Et ce qu’il y a de plus extraordinaire dans le génie de ces peuples, c’est qu’à ces mœurs nomades, à ce caractère non fixé dans le présent, ils joignent de grandioses rêves d’ambition, une insatiable soif d’accroissement et d’organisation future.


IV.   On dit que cette race n’aime pas la liberté, qu’elle n’est point fière, et qu’abrutie par des despotismes sauvages, elle ne se bat que sous le knout. Mais quels peuples ont donc plus souffert que les Slaves dans la poursuite de leur émancipation ? Quels hommes ont été plus martyrisés qu’eux dans la Russie, la Servie, la Bohème et la Pologne ? Quels pays plus impitoyablement dominés que les leurs par les races étrangères : par les Mongols, les Tartares, les Turcs, les Lithuaniens ? quelle famille nationale compta jamais plus de morts, d’exilés, de prisonniers ? Quelle gémit plus longtemps sous la barbarie asiatique, l’orgueil allemand, l’autocratie orientale ? De quelles guerres, sinon des leurs, retentit l’Europe depuis trois siècles, de la mer Blanche à la mer Noire, de la Seine au Volga ? Sur quelles poitrines se brisèrent les épées des plus grands capitaines, de Charles XII et de Napoléon ? Quels guerriers surent épuiser, par leur patience indomptable, la fougue des ennemis les plus vaillants ? Les Slaves, toujours les Slaves ! Il semble que ces peuples mourraient s’ils ne pouvaient plus vivre au milieu des batailles, s’ils supportaient une tyrannie dont ils eussent conscience et qui ne leur promît pas la gloire !

Et depuis un siècle, quelles sont les nations dont les agonies furent le plus courageuses et qui ne purent jamais s’accoutumer au joug ? Toujours les nations slaves : la Pologne, pendant un demi-siècle de guerres et de révolutions héroïques : la Servie, la Moldo-Valachie, la Bulgarie, les Hellènes !

Dans ces séculaires révoltes, la fierté des Slaves s’est fortement trempée, leurs bras sont devenus forts, leurs cœurs se sont aguerris ; leurs oreilles se sont habituées aux hurrahs du carnage, aux gémissements des vaincus. Servitude oblige d’ailleurs : les peuples restés longtemps esclaves sont capables de plus de sacrifices que nous pour conquérir la liberté !

Les Slaves sont l’arrière-garde de la grande invasion barbare qui développa la civilisation chrétienne en Europe. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont été laissés dans les vastes plaines qui entourent la chaîne des Krapacks, là même où les Goths, les Huns, les Vandales et les Tartares avaient dressé leurs tentes. Comme ces peuples, ils se trouveront un jour à l’étroit dans les pays qu’ils occupent : comme eux, ils voudront voir des terres nouvelles, et s’élanceront dans l’espace, sans but marqué, avec une cavale entre les jambes et une lance à la main. Il faut qu’ils débordent comme les flots de la mer en furie. Dans la coupe de sang préparée pour les festins de la guerre, Nicolas a versé la dernière goutte. — Le sang va couler sur les nations transportées de rage !


V.   Je transcris littéralement ici plusieurs passages du remarquable travail de A. Herzen sur le Développement des Idées révolutionnaires en Russie. Personne ne peut donner une idée plus exacte du progrès des Slaves que ce profond observateur, slave et révolutionnaire lui-même, M. Herzen rend ainsi compte du travail de l’opposition russe pendant les vingt-cinq dernières années :

... « À l’intérieur de la Russie, il se faisait un grand travail, un travail sourd et muet, mais actif et non interrompu ; le mécontentement croissait partout ; les idées révolutionnaires ont plus gagnée de terrain pendant ces vingt-cinq dernières années que durant le siècle entier qui les a précédées, et pourtant elles ne pénétraient pas jusqu’au peuple.

» Le peuple russe continuait à se tenir éloigné des sphères politiques ; il n’avait guère de raisons pour prendre part au travail qui s’opérait dans les autres couches de la nation. Les longues souffrances obligent à une dignité de son genre ; le peuple russe a trop souffert pour avoir le droit de s’agiter pour une petite amélioration de son état ; il vaut mieux rester franchement un mendiant en haillons que de revêtir un habit rapiécé. Mais, s’il ne prenait aucune part dans le mouvement des idées qui occupait les autres classes, cela ne signifie nullement qu’il ne se passât rien dans son âme. Le peuple russe respire plus lourdement que jadis ; son regard est plus triste ; l’injustice du servage et le pillage des fonctionnaires publics deviennent pour lui plus insupportables. Le gouvernement a troublé le calme de la commune par l’organisation forcée des travaux ; on a emprisonné et restreint le repos du paysan dans sa cabane par l’introduction de la police rurale dans les villages mêmes. Les procès contre les incendiaires, les meurtres de seigneurs, les insurrections de paysans s’augmentèrent dans une grande proportion. L’immense population des dissidents murmure ; exploitée, opprimée par le clergé et la police, elle est bien loin de se rallier, et l’on entend parfois dans ces mers mortes et inaccessibles pour nous des sons vagues qui présagent des tempêtes terribles. Ce mécontentement du peuple russe dont nous parlons n’est point visible au regard superficiel. La Russie paraît toujours si tranquille qu’on a de la peine à croire qu’il s’y passe quelque chose. Peu de gens savent ce qui se fait derrière le linceul dont le gouvernement couvre les cadavres, les taches de sang, les exécutions militaires, disant avec arrogance et hypocrisie qu’il n’y a ni sang ni cadavres derrière ce linceul. Que savons-nous des incendiaires de Simbirsk, du massacre des seigneurs organisé simultanément par un grand nombre de villages ? Que savons-nous des révoltes partielles qui ont éclaté lors de l’introduction de la nouvelle administration de Kisselef ? Que savons-nous des insurrections de Kasan, de Vistke, de Tambow, où l’on a dû avoir recours aux canons ?.....

» La soif de l’instruction s’empare de toute la nouvelle génération ; les écoles civiles ou militaires, les gymnases, les lycées, les académies regorgent d’élèves : les enfants des parents les plus pauvres se pressent aux différents instituts. Le gouvernement qui alléchait encore en 1804 par des privilèges, les enfants à l’école, arrête par tous les moyens leur affluence, ou crée des difficultés à l’admission, aux examens, ou impose les élèves ; le ministre de l’instruction publique limite par une ordonnance l’instruction des serfs. Cependant l’université de Moscou devient la cathédrale de la Civilisation russe ; l’empereur la déteste, la boude ; il exile chaque année une fournée de ses élèves ; il ne l’honore pas de ses visites en passant par Moscou. Mais l’université fleurit, gagne en influence ; mal vue, elle n’attend rien, poursuit son travail et devient une véritable puissance. L’élite de la jeunesse des provinces avoisinant Moscou se porte à son université, et chaque année, une phalange de licenciés se répand dans tout l’état en fonctionnaires, médecins ou précepteurs.

» Au fond des provinces, et principalement à Moscou, s’augmentait à vue d’œil une classe d’hommes indépendants n’acceptant aucun service public et s’occupant de la gestion de leurs biens, de science, de littérature, ne demandant rien au gouvernement, si ce n’est de les laisser tranquilles. C’était tout le contraire de la noblesse de Pétersbourg attachée au service public et à la cour, dévorée d’une ambition servile, qui attendait tout du gouvernement et ne vivait que par lui. Ne rien solliciter, rester indépendant, ne pas chercher de fonctions, cela s’appelle, sous un régime despotique, faire de l’opposition. Le gouvernement voyait d’un mauvais œil ces fainéants et en était mécontent. Ils formaient en effet un noyau d’hommes civilisés et mal disposés à l’égard du régime pétersbourgeois. Les uns passaient des années entières en pays étranger, important de là des idées libérales ; les autres venaient pour quelques mois à Moscou, s’enfermaient le reste de l’année dans leurs terres et où ils lisaient tout ce qui paraissait de nouveau et se tenaient au courant de la marche intellectuelle en Europe. La lecture devint un objet de mode parmi les nobles de province. On se piquait d’avoir des bibliothèques, on faisait venir au moins les nouveaux romans français, le Journal des Débats et la Gazette d’Augsbourg ; posséder des livres prohibés formait le suprême bon genre. Je ne connais pas une seule maison bien tenue où il n’y ait eu l’ouvrage de M. de Custine sur la Russie, spécialement défendu par Nicolas. Privée de toute action, placée sous la menace incessante de la police secrète, la jeunesse se plongeait avec d’autant plus de ferveur dans la lecture. La masse d’idées en circulation s’augmentait. »


VI.   Je vais indiquer tous les éléments militaires que contient la Russie, pour l’œuvre de guerre et d’invasion d’abord, ensuite pour le travail de régénération sociale.

Entre l’autorité du Tzar et l’action du peuple russe, entre le commandement brutal qui pousse à la guerre et le bras qui l’a fait, il n’y a pas d’intermédiaires, comme dans l’Occident. L’aristocratie a été moissonnée par Ivan le Terrible, Pierre-le-Grand et Catherine, ainsi qu’un lys dans sa fleur. Depuis, elle se consume en conspirations inutiles contre le pouvoir suprême. — Pas de bourgeoisie en Russie ; le tiers-état n’y est pas constitué ; il manque des richesses, de la considération et des relations sociales qui font un ordre ; les enfants des marchands ne sont pas admis dans les universités ; ils ne peuvent parvenir ni à la noblesse ni aux fonctions publiques ou tchinn. Beaucoup de négociants influents sont serfs. — Or, la Bourgeoisie, nous l’avons prouvé, est cette classe dont les intérêts détournent les peuples de la guerre et de la résolution. La soif de conquêtes de la Russie ne sera pas éteinte par sa petite bourgeoisie allemande ou juive, sans influence et misérable. Et plus tard, le peuple russe ne sera pas comprimé par elle dans ses soulèvements révolutionnaires.

Toute la Russie a été rompue aux mœurs des camps au moyen des colonies militaires fondées, sous Alexandre, par Aracktchéieff. Dans ces colonies, serfs et soldats sont réunis sous un patron qui leur commande despotiquement. Ce système a déjà mêlé 86,100 soldats et 400,000 habitants des campagnes, et son influence s’est étendue partout. Ainsi le peuple et l’armée s’habituent l’un à l’autre et s’instruisent l’un par l’autre ; le gouvernement russe fait avec une merveilleuse activité la propagande de la Révolution[4]. — On a donc raison de dire que la Russie est un camp prêt à déborder sur l’Europe.

L’armée russe disponible se compose d’un million et demi d’hommes : Nicolas a dit que, s’il priait un peu le pays, il en aurait un million de plus, et que s’il ordonnait il lui en serait fourni trois millions. En outre, tout l’empire est une armée. La hiérarchie des fonctionnaires, le tchinn, a ses cadres et ses régiments. Le peuple est serf : il y a des nobles qui possèdent jusqu’à 150 à 200,000 esclaves blancs. La Russie, c’est l’idéal de la discipline, des cités ouvrières, des ateliers nationaux, de l’organisation du travail par l’autorité ou le communisme, de la caserne et de la prison. Les chef supérieurs de l’armée, civile ou militaire, ne peuvent parvenir au commandement par le choix ou l’ancienneté, de bas en haut, comme cela a lieu dans presque tous les pays d’Occident ; les grades sont tous conférés par le pouvoir suprême. Il y a une aristocratie dans l’armée comme dans la société, et des propriétaires de serfs militaires, comme des propriétaires de serfs civils. — Cette organisation est bien certainement favorable aux desseins de l’autocratisme, tant que la force commandée est aveugle ; mais elle tourne forcément contre lui dès que cette force devient éclairée. Car, cette organisation n’a pas ses racines dans les masses ; elle est faite contre elles. Et le jour où les masses le comprennent, il leur devient facile d’avoir raison de la hiérarchie peu nombreuse qui leur est superposée. Les quarante millions de serfs russes deviendront les plus terribles des révolutionnaires européens, quand l’un des anneaux de leur chaîne aura été brisé. Ils ne souffriront plus qu’on coupe leurs longues chevelures pour les faire soldats. Et ils savent au juste ce qu’il faut de bois pour rôtir un propriétaire boyard ! — Patience ! bourgeois de France ! ne criez pas avant qu’on vous écorche !

Cette armée se recrute selon le mode le plus tyrannique, parmi les paysans les plus malheureux, les condamnés, les criminels, les gens sans aveu, les compromis politiques, tous les individus enfin que leur position hors la loi rend avides de vengeance et de bouleversements. L’armée russe est une grande et brave compagnie de discipline. — Dans l’état actuel des choses, ces soldats, privés de tout appui, ne sauraient rien entreprendre pour conquérir leur indépendance : ils sont contraints de subir la loi de la force. Mais à l’aurore des sociétés nouvelles, qui changeront complètement les rapports entre les hommes, ces derniers-là deviendront les premiers, et l’armée russe se convertira en bandes libératrices qui obtiendront raison de la propriété. Cette suprême revendication, que des civilisés appellent vol, est pratiquée sur une large base en Russie par la torche et le pillage ; le Russe n’y reconnaît de frein que la peur d’être puni ; pour lui, tout est de bonne prise.

En raison même de la constitution de la Russie, les trente-cinq millions de Slaves russes réunis sous l’autocratisme domineront les soixante-cinq millions d’habitants d’origines et de religions diverses sur lesquels s’étend la domination des tzars ; ils comprimeront leurs manifestations, étoufferont leurs voix. Les Arméniens, les Mahométans sont à peine supportés en Russie ; les Grecs n’y comptent pas. Nicolas a chassé les Juifs de Pétersbourg et de Moscou, il leur a fait couper les cheveux, il a fermé leurs écoles, et les astreint à porter un costume particulier. À peine laisse-t-on ces divers peuples libres de faire du commerce. Les Polonais, les Finlandais, les Tartares sont traités en peuples conquis. Les Allemands sont abhorrés parce que c’est d’Allemagne que toutes les tyrannies ont été importées en Russie ; parce que la hiérarchie fonctionnaire et la noblesse sont allemandes, ainsi que le système gouvernemental ; parce qu’enfin les tendances des deux nations sont complètement opposées — Le Cosaque est roi de Russie, et le Tzar doit être Cosaque, bien que flatté et gâté par la Civilisation qu’il étouffera ! Le Tzar est un Cosaque doublé de Metternich ! rusé, froid, cauteleux, entêté, médiocre, sans élévation de sentiments, ayant juste d’intelligence ce qu’il en faut à un bras pour frapper, affichant le plus impérial mépris de la vie des hommes. Le Cosaque déifie la force, et Nicolas l’utilise. — Touchante association !

Tout ce qui est en dehors de Nicolas, des Cosaques et du tchinn civil ou militaire n’est rien en Russie. Le commerce, qu’on regarde comme une occupation dégradante, est laissé aux étrangers et à une bourgeoisie pauvre qui cherche à se rendre imperceptible. L’industrie est à l’état d’enfance, les arts sont le moyen de vivre de quelques pauvres diables ; la littérature sert de passe-temps aux grands quand ils ne peuvent obtenir la permission de voyager. La poésie, l’art véritable de la Russie, sont dans l’âme du peuple ; ils sont célébrés par les Slaves des steppes. L’aristocratie, malgré la teinte de civilisation occidentale qu’elle prend dans ses voyages, est forcée de s’harmoniser, en apparence, avec les mœurs du peuple au milieu duquel elle vit[5].

Et se figure-t-on bien ce que les mugics à la barbe vierge feront de tous les bourgeois d’Occident quand ils seront déchaînés sur eux ? Se figure-t-on ce qu’ils feront de notre art et de notre littérature mercantiles ? Qui pourrait deviner la portée de la révolution qu’ils opéreront parmi nous ? Gens d'Occident, vous lisez lien des livres sur la Russie, vous faites bien des vaudevilles avec les Cosaques. Mais vous n’en savez guère autre chose : vous ne pouvez pas comprendre le génie de l’homme du Nord, parce que vous êtes déchus de la liberté sainte. Le serf est plus libre que le bourgeois, vous dis-je ! L’homme qui reçoit le knout n’est atteint qu’à la surface de son corps ; celui qui se prostitue au trafic est maculé dans les profondeurs de son âme. Le civilisé se vend volontairement au dernier enchérisseur : le Cosaque n’a pas même le choix entre la liberté et l’esclavage : il est né serf, et serf il doit mourir. D’ailleurs, le servage n’est pas slave : il est d’origine orientale et vient des Tartares. Boris Godunow, Pierre Ier et Catherine II, la Grande, donnèrent force de loi à cette coutume de lèse-humanité ; le Slave subit le servage en chantant des hymnes à la Liberté. La guerre de conquête l’en affranchira. Pour les esclaves, la Guerre, c’est la Révolution et la Liberté. Rome ne se releva jamais de la blessure que le grand Spartacus fit saigner à son flanc ! !


VII.   Dès qu’une nouvelle fonction apparaît chez l’homme, elle préside en souveraine à tous les actes de la vie ; pendant tout le temps qu’elle met à se développer, elle imprime son cachet spécial à l’existence entière. Dès-lors, les organes qui dominaient jusque-là n’ont plus d’autre mission à remplir que de se laisser guider par la fonction nouvelle, et de concourir secondairement à l’évolution qu’elle fait parcourir à l’économie. Ainsi, dès les premières manifestations de l’intelligence chez l’enfant, les fonctions organiques d’absorption, de nutrition et de respiration cèdent le rôle principal au cerveau qui s’en désiste à son tour en faveur des facultés génératrices lors de leur éclosion, chez l’homme pubère.

De même dans l’Humanité. — Quand une nouvelle civilisation doit être développée, un peuple nouveau paraît qui lui imprime son caractère, et les peuples qui brillaient le plus avant la venue de celui-ci sont éclipsés par lui, et travailleront désormais, sous ses ordres, à la régénération humanitaire.

Le fonds emporte la forme : il faut de nouveaux moules à des idées nouvelles, et à des tendances diverses, des peuples différents. L’histoire est le registre où sont inscrites successivement les races qui tour-à-tour s’attellent au char humanitaire. Égyptiens, Mèdes et Perses, Grecs, Humains, Francs et Saxons, chacun d’eux y a sa page. Les hommes meurent à la peine, comme les chevaux ; le mouvement social s’accompagne toujours d’un mouvement ethnique correspondant. Les races se croisent en même temps que les idées. — Le salut est dans la Révolution !




§ 3. — NI LA BARBARIE NI LA CIVILISATION NE PEUVENT DURER.


Il résulte de ce qui précède que ni la Barbarie ni la Civilisation, qui se partagent exactement l’Europe, ne peuvent assurer le bonheur des sociétés.


I.   La population de l’Europe orientale s’est trop accrue, ses libres tendances se sont trop développées pour qu’elle supporte plus longtemps le tzarisme, ce système de familisme sauvage qui ravit à l’homme la Liberté, sans laquelle il n’est plus d’existence, et à la société, la Solidarité dans les contrats, sans laquelle il n’est plus de justice.

Un peuple peut, comme un homme, supporter le despotisme familial quand il est encore enfant, et que ni ses forces ni son intelligence ne lui permettent de pourvoir lui-même à sa vie. Alors, force lui est bien de se contenter des ressources ou des lumières que laisse pénétrer jusqu’à lui la domination paternelle ou gouvernementale absolue. Le plus qu’il puisse faire, c’est de s’irriter quand celui qui commande devient trop exigeant, et de se débattre sous son poids trop lourd. Faute de jeunesse, emportements de l’impétuosité naturelle, rage inspirée par le sentiment de l’injustice, mutineries de l’enfant, révoltes du peuple sauvage : tout cela est bientôt comprimé, parce que la force manque à l’impressionnabilité nerveuse de l’être jeune.

Mais quand ce peuple est devenu majeur, quand son cœur plus puissant bat sur un organisme achevé, quand son intelligence, grandissant comme le soleil, dissipe les ténèbres qu’on épaississait autour d’elle, alors ce peuple reconnaît que sa vue est perçante, que ses maîtres sont petits, que le fer se brise, et qu’il porte des chaînes. Il sait lire, il apprend à juger. Et pareil aux tout jeunes gens, envieux des prérogatives des hommes mûrs, il envie la liberté des nations voisines plus grande que la sienne, et leur civilisation plus brillante.

Alors il secoue l’autorité jusque-là vénérée, il brûle le trône et les codes, et dépense sa jeune force en débordant sur les contrées voisines, avide de voluptés, de jouissances et de bonheur. Le premier essor des jeunes hommes coûte toujours cher à leurs familles, à ceux qui les entourent et aux femmes qu’ils remarquent. Il en est de même du premier élan des peuples. Malheur aux pouvoirs qui s’efforcent de les comprimer, aux armées qui leur barrent le passage, aux voluptueuses sociétés dont ils pressent les flancs en cherchant le bonheur ! Malheur à l’Europe prostituée que le jeune Slave étendra sur la couche où les femmes conçoivent ! Elle croyait s’enivrer de plaisirs faciles, mais elle enfantera dans la douleur : c’est la menace de l’Écriture ! — Comme l’enfant qui devient adulte, la société qui sort de la Barbarie brille par la force.


II.   En dépit des constitutions défectueuses, des révolutions impuissantes, des propagandes timides et des efforts superflus, en dépit des gens de gouvernement et de parti, l’Europe occidentale est trop peuplée, son territoire trop divisé, ses habitants trop pressés les uns contre les autres pour qu’elle supporte plus longtemps le système social lymbique de la civilisation. Car ce système ne donne à l’homme qu’une liberté mensongère, à la merci de plus fortuné que lui ; il ne donne à la société qu’un ordre basé sur l’aubaine et l’épargne, les plus homicides des désordres. Aussi l’Europe civilisée déborde chaque jour par dessus ses frontières, et chaque jour l’Océan emporte vers les mondes nouveaux, vers l’Amérique et l’Australie, les flots fangeux de nos populations décrépites.

Une nation en décadence peut, de même qu’un vieillard, s’accommoder d’une moitié d’existence. Elle emploie la plus grande partie de sa vie à raconter son glorieux passé, à se plaindre de son triste présent, à désespérer d’un avenir qui n’est pas fait pour elle, et à persécuter ceux qui y tendent de tous les efforts, de même que les vieillards s’élèvent contre les aspirations des hommes jeunes. Par instants, cependant, il lui prend des retours de vigueur, des ressouvenirs. Alors, piquée d’honneur, elle cherche à se soulever, elle reste debout trois jours ; et puis, consumée, épuisée, elle retombe. Et de nouveau, l’Injustice et la Tyrannie l’enchaînent sur son grabat sanglant !

Mais l’heure de la mort vient enfin, horrible, inéluctable. Au cadran éternel, l’inflexible airain l’a sonnée. C’est alors que l’orgueil humain succombe sous l’éternelle et toujours victorieuse ennemie, la Fatalité ! Alors la société contemple avec désespoir ses bras ridés, sa vue faible, son intelligence en enfance, son existence caduque. Les battements de son cœur s’éteignent ; elle se dissout.

Alors, délirante, pressée par la frayeur du néant, elle avoue sa propre décadence et émet de grandes idées sur la régénération humaine. Au milieu des divagations de l’agonie, elle laisse échapper des éclairs qu’illuminent les plus lointains horizons. La voilà prise de divination ; des prophéties sublimes s’échappent de sa poitrine oppressée. Les nations jeunes se pressent autour d’elle pour recueillir ses révélations dernières. Comme le vieillard qui meurt, la société civilisée laisse après elle une Idée. — L’Idée, c’est le dernier flambeau qui brille sur une couche mortuaire.


III.   Socialement et politiquement, les nations de l’Europe centrale ne peuvent plus exister.

A. — Socialement, elles ont retiré des principes de propriété, de monopole et de concurrence tout ce que ces principes pouvaient produire. Dans leur jeunesse, quand leurs besoins et leurs populations étaient limités, elles trouvaient le bonheur dans l’ordre civilisé ; aujourd’hui qu’elles sont décrépites, elles n’y trouvent plus que la misère. L’extrême division de la propriété condamne le petit propriétaire à mourir de faim ; le commerce fait périr l’ouvrier et le petit débitant par la commission de détail et l’infinie concurrence ; partout l’intermédiaire oisif exploite le travail, la science, la religion, dont il confisque les produits à son profit. Il résulte de ces désordres qu’en même temps que les privilèges affament les autres, ils s’épuisent eux-mêmes par l’excès de privations. Toutes les chartes, constitutions et législations ont été et seront impuissantes à rétablir l’harmonie entre des gouvernants et des peuples qui vivent sur un pareil organisme. Contre ces constitutions, les gouvernants réclameront éternellement par des décrets et des coups d’état, les peuples, par des protestations et des insurrections, sans que rien soit changé pour cela dans le malaise des sociétés.

Tant qu’il y aura des hommes prolétaires, il y aura des nations pauvres ; et le même instrument d’oppression, le gouvernement, qui conserve les privilèges entre individus, les conservera de peuple à peuple, au moyen des douanes ; les gouvernants servent les intérêts privilégiés et étendent à un continent entier l’exploitation des riches dont les pauvres sont victimes. Car la douane n’est autre chose que l’intérêt prélevé par la compagnie du gouvernement sur toute une nation. Autrefois, les peuples étaient parqués d’après les convenances des aristocraties ; ils le sont aujourd’hui d’après celles des pouvoirs, serviteurs de la Bourgeoisie commerçante et propriétaire. Le nom seul a changé, l’esclavage reste. Pour accroître leurs richesses et leur marché, les grandes nations opprimeront les petites tant que l’humanité ne sera pas régie par de nouveaux contrats qui, replaçant les sociétés et les individus dans des conditions organiques normales, assureront à chaque homme et à chaque peuple sa liberté, les arracheront à la tyrannie de l’aubaine et de l’usure, et les relieront tous par une répartition équitable et un échange non interrompu entre la Production et la Consommation.

B. — Politiquement, les vainqueurs de Waterloo promenèrent le glaive sur l’Europe, traçant de sa pointe ensanglantée des divisions arbitraires, intolérables ; les traités de 1815 achevèrent l’œuvre d’iniquité commencée par ceux de Ryswick et de Westphalie. Le fameux équilibre européen ne peut reproduire en politique que les monstruosités qui gisent au plus profond de l’état social. Il ne retient pas plus les nations dans leur soif de conquête que les constitutions civiles n’enchaînent les citoyens dans leur convoitise de gain ; il laisse la force aux prises avec la faiblesse ; il justifie les spoliations les plus injustifiables, sans faire droit jamais aux réclamations les mieux fondées. Rédigées sous l’hypocrite prétexte d’assurer la bonne harmonie entre les États européens, les stipulations de Vienne n’ont satisfait personne et n’ont eu d’autres effets, comme toutes les annexions forcées, que des révoltes fatales. Les puissances de premier ordre les ont lacérées toutes les fois qu’elles y ont trouvé leur avantage ; celles de second ordre ont été réduites alors à protester ou à combattre avec le bon droit, faible auxiliaire dans les batailles. Il y a paru dans le dernier écartèlement de la Pologne, dans les récents empiétements de l’Autriche et de la Prusse en Allemagne, dans les affaires de Hesse-Cassel et de Schleswig, dans la guerre de Hongrie, dans la question d’Orient en 1480, quand l’Angleterre et la Russie s’accordèrent pour accroître leur puissance dans le Levant, sous prétexte de conserver l’intégrité de l’empire turc. Il y paraît, après chaque révolution, quand les peuples, un instant libres, font les plus grands efforts pour se dérober aux alliances contre nature qui leur sont imposées. La Sainte-Alliance est restée lettre morte pour les faibles, entre les mains des forts, elle s’est transformée en arme flamboyante. De quoi sert-elle aujourd’hui aux Impuissances Occidentales ?

Il n’y aura de véritables alliances sur la terre que lorsque les diplomaties ne les imposeront plus.


IV.   Dans l’homme, quand une fonction domine tyranniquement la scène vitale, les autres, réduites à l’inaction, cherchent à s’affranchir de son despotisme au moyen de la fièvre critique. Si elles ne réussissent pas dans leur tentative, l’homme succombe bientôt, et l’organe accapareur est entraîné dans la ruine générale.

De même dans la société. Si une nation ou une classe soumet les autres par injustice, les hommes se soulèvent. Et s’ils ne sont pas vainqueurs dans leur insurrection, bientôt la société succombe, entraînant dans sa perte oppresseurs et opprimés.

Toute constitution qui ne satisfait pas à nos besoins, ne saurait donc être observée longtemps ; aucune force humaine ne peut la maintenir. Car l’harmonie sociale ne dépend pas de ces conventions que le plus puissant impose à une époque, avec la même facilité que les brisera, dans un autre temps, un plus puissant encore. Quand une société en est venue à cet état de gêne et d’inégalité qui est le nôtre, il faut qu’elle subisse une révolution totale.

Non, il n’est pas possible que des contrées entières, Italie, Savoie, Pologne, Alsace, Hongrie, Irlande, Algérie, Colonies, restent, comme des lambeaux déchirés, compris dans des empires qui ne leur sont unis que pour dévorer leur substance, comme l’autour est uni au verdier des prairies ! Il n’est pas possible que les travailleurs qui produisent soient exploités plus longtemps par les oisifs qui consomment sans se fatiguer un doigt.

Tandis que, d’une part, les révolutions qui nous agitent depuis soixante ans ne parviennent pas dissoudre la ligue des intérêts civilisés, d’autre part l’état de misère générale rend urgente l’application des principes émis par les révolutions. Les insurrections nationales dont l’Europe a été le théâtre en 1848-49 ont été rapidement épuisées par leur fièvre même, par la débilité des nations au milieu desquelles elles étaient nées ; elles n’ont pu ni déblayer le terrain, ni rien établir de durable. La récente révolution d’Espagne n’a pas même eu la force de renverser les bâtards de la maison de Bourbon. La dernière échauffourée de Milan donne la mesure de ce que réaliseront à l’avenir les meutes de faubourg : toutes sont condamnées à échouer contre le despotisme comme échouent les hommes nerveux contre les athlètes qu’ils ont d’abord surpris par l’impétuosité de leurs attaques. — L’épreuve est suffisante !

La Révolution sociale ne peut plus se faire par une initiative partielle, par la voie simple, par le Bien. Il faut que l’Humanité se sauve par un soulèvement général, par contre-coup, par le Mal. Il faut que nous subissions une conquête et une oppression universelles, avant que se lève sur nous l’aurore de justice. La révolte en masse n’est plus possible que par la guerre. Il faut que vainqueurs et vaincus soient broyés, mêlés ensemble, d’un bout du monde à l’autre. Car tous ont été également coupables en laissant perdre la tradition de Liberté et d’Égalité parmi les hommes. Et cette confusion des races durera tant que ne sera pas labouré le nouveau champ social.

C’est à ce croisement universel que nous mènent les iniques violences des pouvoirs et des classes qui dominent. L’Épée tranchera le nœud gordien de la situation européenne ; la Parole et la Plume n’ont fait que le décrire !






  1. J’ai recueilli les aveux des trois Français dont les noms ont le plus de valeur comme obstination gouvernementale, génie philosophique et profondeur littéraire : — Napoléon III le Taciturne, J.‑P. Proudhon et Balzac. — Bien d’autres se sont rendus coupables du crime sacrilège de lèse-patrie et partageront mon éternelle damnation. Pour peu qu’on m’y contraigne, j’entreprendrai, pour la première fois de ma vie, un recueil de citations au moyen desquelles je démontrerai jusqu’à l’évidence qu’il n’est pas un Français sachant un peu manier la parole ou la plume, qui ne soit convenu de la décadence de la France. Tant l’atmosphère française est sursaturée de l’odeur fade du cadavre ! tant la vérité force l’hommage de tous !
  2. En parlant de l’Invasion et de la Restauration de Louis XVIII, M. Louis Blanc écrit dans son Histoire de dix ans : « Qu’importait à la Haute Bourgeoise la position subalterne de notre pays ! Pour les gagneurs d’argent, la perte était assez couverte par le profit..... La chute de l’Empire et l’avènement de Louis XVIII étaient dans l’intérêt et ont été le fait de la Bourgeoisie. »
    S’il en était besoin, ce passage du livre de M. Louis Blanc viendrait confirmer mon opinion sur le patriotisme et la fierté propres aux bourgeois. Ce que M. L. Blanc écrit sur 1815 est encore bien plus vrai maintenant que l’aubaine a tout envahi en surface et en profondeur. Et ce qu’il dit de la Haute Bourgeoisie est parfaitement applicable à la Bourgeoisie tout entière. Je demande en effet à M. Louis Blanc où commence la haute bourgeoisie, où finit la petite ! Je lui demande si tous les hommes bourgeois, à quelque nation qu’ils appartiennent, quelque bons diables qu’ils soient du caractère, quelque fortune qu’ils aient acquise, ne rentrent pas dans cette juste définition que lui-même, M. Louis Blanc, a donné de la Bourgeoisie. « Par Bourgeoisie j’entends l’ensemble des citoyens qui, possédant des instruments de travail ou un capital, travaillent avec des ressources à eux propres et ne dépendent d’autrui que dans une certaine mesure. »
    Moi je soutiens que, sans exception, tous les hommes qui travaillent avec la rente, le capital et le diplôme universitaire sont des oisifs et des accapareurs, et qu’ils s’opposeront, par tous moyens, aux révolutions et aux guerres qui auraient pour but de les dépouiller de leurs privilèges au profit de l’humanité. Petits ou grands, les voleurs sont conservateurs quand même.
  3. Faites donc la révolution du crédit avec ces consciences-là, ô P.‑J. Proudhon ! Adressez-leur des appels ! Autant en emporte le vent.
  4. N’est-il pas évident, en effet, que l’homme tendant, par sa nature, à la liberté et au bien-être, toujours le paysan finira par déteindre sur le soldat. — Les despotes seuls peuvent ne pas faire ce rapprochement.
  5. Cette opinion m’a été faite par la lecture du livre de M. de Tourgueneff.