Imitations (Tolstoï)/Quarante ans

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Traduction par E. Halpérine-Kaminsky.
(p. 118-133).

QUARANTE ANS





L’historien russe Kostomarov avait publié, en 1881, une légende ukranienne ; elle contait que, l’assassin d’un marchand s’était enrichi de l’argent volé et en jouissait en toute tranquillité. Cependant, au moment où il commettait son crime, il entendit une voix qui le menaça du châtiment au bout de quarante ans. À l’approche du terme fatal, l’assassin devient inquiet et, son trouble augmentant sans cesse, il arrive à ne plus pouvoir garder son secret et il s’ouvre à son fils. Celui-ci le rassure, lui démontre que rien ne vient confirmer ni infirmer dans la réalité, le présage de la voix mystérieuse, que cette voix est simplement le produit de l’imagination et que la faute n’implique pas inévitablement le châtiment. L’assassin reprend son assurance ; sa vie redevient paisible et aisée, sa fin même n’est pas douloureuse : il expire subitement dans son lit… au jour prédit, il est vrai. Ainsi, d’après la légende de Kostomarov, la perte de la foi et la mort sans repentir furent le seul châtiment de l’assassin.

Le comte Léon Tolstoï s’est plu à imaginer un autre dénouement à cette légende. Le voici

E. H.-K.




Après l’entretien avec son fils, dans la nuit même du 12 au 13 août, son châtiment commença.

Resté seul dans sa chambre, il pensa : « Il n’y a pas de Dieu, point d’âme, point de châtiment ! Comme on est tranquille ! et combien vaines étaient mes angoisses. Tous nous luttons les uns contre les autres, nous nous entretuons pour vivre, comme l’a dit mon Alexandre. La lutte pour l’existence — telle est la loi ! Il n’y en a pas d’autre. Et Dieu m’a rendu vainqueur… Dieu m’a rendu ! Quelle sotte habitude ! Ce n’est pas à un dieu, mais à moi que je dois d’être resté vainqueur ; aussi je peux en jouir. Que chacun lutte et profite comme moi de sa victoire. Je vivais heureux, seul le souvenir troublait parfois ma félicité ; désormais je vivrai plus heureux encore, tout à fait heureux. Je comprends que j’ai des jaloux, oui, des jaloux qui veulent aussi avoir. Eh bien, s’ils veulent avoir qu’ils luttent, qu’ils n’attendent pas qu’on leur donne. Ainsi Alexandre lui-même… »

Son fils ne trouvant pas suffisants les vingt mille roubles qu’il lui servait par an, en avait demandé dix mille en plus. Il refusa et le mécontentement d’Alexandre devant ce refus lui vint à l’esprit.

« Il est vrai qu’il compte avoir tout après ma mort… »

Et soudain Trophime Sémionovitch vit nettement que son fils ne pouvait que souhaiter sa mort.

« Lutte pour vaincre ! J’ai lutté, j’ai tué le marchand ; j’avais besoin de sa mort, et je lui ai pris la vie. Et lui, mon fils Alexandre, quelle existence lui faut-il supprimer ? »

Saisi, il se dressa plein d’effroi sur son lit.

« Quelle existence ? mais la mienne ! Oui, je lui suis un obstacle. J’aurais beau lui donner tout l’argent qu’il désire, il vaut toujours mieux pour lui que je meure et qu’il restât seul maître de mon bien. »

Et Trophime, se remémorant les regards et les paroles de son fils, comprit que celui-ci désirait sa mort et ne pouvait que la désirer.

« Donc si lui, homme instruit et sans préjugés, désire ma mort, il doit me tuer. Certes, il peut redouter la police, mais il y a des poisons si commodes… »

Et il se rappelle une conversation de son fils sur d’anciens poisons, qui tuent sans laisser de trace.

« Il n’a qu’à se procurer un de ces poisons et il ne pourra pas résister à la tentation de me le servir.

« Ne disait-il pas, que je ne m’occupe pas assez des affaires, que je n’augmente pas assez notre fortune… Et oui, un verre de thé, et tout est dit. Corrompre quelque serviteur, le cuisinier, ils sont tous à vendre… »

Il soupçonna aussitôt son freluquet de valet de chambre.

« Qu’il palpe mille roubles, et c’est fait ; le cuisinier aussi. »

Trophime s’émut à ces pensées, et, pour se calmer, prit un verre d’eau sucrée posé sur sa table de nuit ; mais il vit au fond du verre une couche blanchâtre.

« Qu’est-ce que ça peut bien être ? Allons, on ne m’y prendra pas ! » dit-il et il jeta l’eau ; il s’approcha de la table de toilette, prit la cruche et y but à même.

« Oui, la lutte de tous contre tous ! Et puisqu’il faut lutter, il faut être prudent. Je boirai et mangerai ce que boira et mangera ma femme. D’ailleurs elle aussi, elle sait qu’elle aura la septième partie de la fortune. Ses parents pauvres lui quémandent depuis longtemps des secours. Eh bien, à la guerre comme à la guerre. Il faut m’arranger de façon à ce que ma mort ne leur soit d’aucun profit. Il faut faire un testament qui les déshérite et que ma mort ne leur apporte rien. Mais oui, je le ferai dès demain et je le leur ferai connaître. »

Sur cette résolution, il essaya de dormir, mais ses pensées l’en empêchèrent.

Il eut l’idée de faire sans retard son testament. Il se leva, endossa la robe de chambre, chaussa les pantoufles, s’assit devant la table et écrivit le brouillon du testament, par lequel if léguait toute sa fortune à des institutions de bienfaisance. Ayant fini, il voulut se coucher, mais le souvenir du valet de chambre le hanta de nouveau. Il se demanda ce qu’il aurait fait à la place du domestique.

« Si j’étais un pauvre laquais ne recevant que quinze roubles par mois, étant séparé par cinq chambres seulement d’un richard endormi et sachant aussi fermement que je le sais à présent qu’il n’y a ni Dieu, ni justice, que ferais-je ? Je ferais ce que j’ai fait au marchand. »

Trophime de nouveau eut peur ; il se leva encore et voulut mettre le verrou ; celui-ci ne tenait pas bien. Alors il barricada la porte en mettant un fauteuil qu’il noua d’une serviette au loquet et sur ce fauteuil en mit un autre pour que le bruit de sa chute le réveille si on entrait.

Ce n’est qu’alors qu’il souffla la bougie et put s’endormir. Il dormit si longtemps, que sa femme, inquiète, voulut pénétrer dans sa chambre. Les fauteuils tombèrent avec fracas. Trophime, tout effrayé et pâle, sauta à bas du lit : « Qui ? quoi ? au secours ! » cria-t-il, et fut longtemps avant de se rendre compte de ce qui se passait. Il croyait qu’on était venu pour le tuer.

Quand il revint à lui, il dit qu’il avait barricadé la porte par prudence et chercha à dissimuler sa peur. Ce fut désormais son principal souci. Mais, malgré ses efforts, tous ceux qui l’approchaient remarquèrent chez lui, à partir de ce jour, un grand changement. Jusqu’alors, il avait été de bonne ou de méchante humeur, tendre et affectueux, parfois morose au souvenir de son crime ; il détestait les uns, aimait les autres, particulièrement ses enfants et petits-enfants. Maintenant son humeur ne variait plus, il était silencieux, prudent, méfiant avec tous, froid même envers ses enfants.

La rédaction du testament devient sa principale occupation ; il ne parvient jamais à le faire tel qu’il le voudrait. Tous les hommes de loi qu’il consulte n’arrivent pas à le satisfaire. Il écrit, recopie, change sans cesse.

Il n’est pas moins exigeant pour sa nourriture. Il se prive souvent de ses mets préférés, refuse de se mettre à table, puis, arrivant au milieu du repas, prend la portion de son fils, de sa fille, ou de sa femme et alors seulement mange avec assurance. Il achète lui-même son vin et le garde sous clef dans sa chambre.

Il néglige ses affaires ; quand il s’en occupe, il cache aux siens le profit qu’il en tire. L’argent, qui lui procurait naguère tant de joie, ne lui est plus que sujet d’inquiétude. Il sent son impuissance à cacher sa fortune à des hommes qui, comme lui, n’ont ni conscience ni foi. Il se rend compte que si les autres apprennent, comme lui et son fils, qu’il n’y a ni Dieu ni justice, aucune force humaine ne pourra le sauver. On lui prendra sa vie, son bien, par ruse ou par violence. L’unique salut est de céler aux autres sa mécréance absolue et de leur inculquer au contraire la crainte de Dieu et de la justice humaine. Aussi, après la journée du 12 août, un autre grand changement se fait dans ses habitudes : il étonne son entourage par une piété qu’on ne lui a jamais connue. Il assiste à tous les offices, observe tous les jeûnes, l’abstinence les mercredis et vendredis, ne manque aucune occasion de parler à sa famille, à ses amis, à ses domestiques de Dieu et de sa loi, de leur rappeler que ceux qui n’observent pas cette loi périront et seront cruellement châtiés dans l’autre monde. Il essaie même de faire partager ces nouveaux sentiments à son fils, affectant de ne pas se souvenir de leur entretien du 12 août et de ne pas y avoir attaché d’importance.

Depuis cette mémorable journée du 12 août où il acquit la certitude de n’avoir plus rien à redouter de Dieu et des hommes et de pouvoir désormais goûter en paix aux joies de la richesse, cette richesse, dont il se promettait tant de satisfactions, lui devient au contraire une source de tourments. La crainte d’être trompé, empoisonné, égorgé, la peur d’être victime des plus effroyables attentats de la part des siens ne cesse de le hanter. Il soupçonne des plus noirs projets tous ceux qui l’approchent, il craint et hait et sa femme et son fils et sa fille et tous les hommes ; ses petits-enfants même, qu’il aimait tant, lui semblent aujourd’hui de méchantes petites bêtes et qui doivent le détester comme lui-même déteste les autres.

Pour chasser ses idées noires, il recourait à deux moyens : d’abord il recherchait toutes les mesures de précautions pour sa sauvegarde ; ensuite il s’évertuait à prouver aux hommes l’existence de Dieu et de sa justice immanente. Il voyait son salut dans la conversion des autres hommes à cette foi que lui-même il n’en avait pas.

En somme, sa prospérité incessante, loin de le rendre heureux, augmentait ses transes. Sa famille, ses amis étaient des ennemis. Les joies les plus communes : bonne chère, sommeil, ces joies même lui manquaient. Il voyait partout pièges et conspirations.

Trophime vécut ainsi plus de dix ans encore. Ses manies étaient connues de tous, mais tous ignoraient ses souffrances ; et elles étaient grandes. Il n’ignorait pas que la peur empoisonnait sa vie, mais sa plus grande souffrance était de ne pouvoir s’en affranchir. Cependant ce qu’il redoutait était tout proche.

Rentrant un jour de la messe, Trophime déjeuna dans sa chambre, but du vin qu’il gardait avec tant de soin, se coucha et ne se réveilla plus.

Sa mort fut soudaine et sans souffrances.

Le riche cercueil de Trophime fut porté au cimetière du couvent de Saint-Alexandre-Nevsky. Derrière le cercueil marchait la foule des amis conviés tant de fois aux festins du riche propriétaire de mines d’or. Un prédicateur, renommé à Pétersbourg par son éloquence, prononça l’oraison funèbre, et parla longuement de la bienfaisance, de la piété et de l’heureuse existence du défunt. —

Nul ne connut, sinon Dieu, le crime de Trophime, ni le châtiment qui le frappa dès l’instant où il perdit la foi.