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Impressions de France/04

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IMPRESSIONS DE FRANCE

IV[1]
LA MAISON CARRÉE

Parmi les villes du Midi, Nîmes est une des plus belles. Le spectacle offert par les monumens antiques qui perpétuent, à travers les siècles, leurs admirables exemples, l’ont tenue en état de grâce : les temps modernes ne l’ont pas trop gâtée, et l’ensemble de la cité respire la finesse, l’élégance et la vivacité.

Dès qu’on a quitté la gare, l’ombre profonde que les grands platanes versent sur l’avenue Feuchères vous saisit, et, sous leur nef agitée, la fraîcheur de l’air vous transporte, pour ainsi dire, jusqu’au jardin où s’élève le monument dû au ciseau de Pradier. La statue de la ville accueille l’étranger d’un geste grave, avenant et si simple que le cœur est déjà gagné. Elle porte, coquettement, sur la tête, la couronne de colonnes de la Maison Carrée, et c’est une parure sans prix. A ses pieds, le sculpteur a groupé le Rhône paternel, le Gard, la fontaine de Nîmes et l’image de cette illustre source d’Eure que le pont du Gard amenait, de la montagne à la ville, en une si prodigieuse enjambée.

On est tout de suite aux Arènes, et l’esprit est, sans transition, accablé : c’est un coup de majesté. On ne discute pas ; on approche et on admire. Du dehors, l’aspect est rude et trapu. Mais, si on pénètre à l’intérieur, si on observe la savante combinaison des couloirs, des vomitoires, des escaliers, des plates-formes, des étages et des arcades, si l’on examine le fini du travail et la qualité de l’appareil, si l’on s’élève à la rampe supérieure et que, tournant, sans vertige, au haut de l’immense ceinture aérienne, on embrasse du regard ce vallon fait de mains d’homme, si, d’étage en étage et de gradin en gradin, l’œil descend et remonte aux parois de cette immense cuve dont les bords se perdent dans le ciel, alors on peut s’éveiller à l’idée de ce qu’a fait de grand l’humanité.

J’ai vu, dans cette enceinte, douze mille personnes réunies pour assister à des courses de taureaux. Le bétail sanglant se précipitait, aveuglé et affolé, dans le cirque ; les hommes, tout pailletés de soie et d’or, captaient le public par des jeux balancés où il y avait quelque péril ; le matador retardait l’émotion, avant de frapper avec élégance la bête déjà à demi morte de colère et d’épuisement ; la foule accompagnait, de ses gestes et de ses cris, le moindre geste et le moindre cri parti de l’arène. Mais le vrai spectacle était cette foule même. Rien que par sa présence, elle évoquait l’idée du passé qui lui avait laissé, avec le monument, le goût de ces jeux où le sang coule.

Les douze mille spectateurs n’emplissaient pas le vaste cirque. Il restait, tout en haut, dessinés en plein soleil, plusieurs degrés de pierre, vidés et blancs, et on eût dit, parmi la foule noire, des rangées de sénateurs romains. Dans le creux du ciel, les hirondelles volaient circulairement en jetant de petits cris. L’air était brûlant. Le ciel bleu éclatait. Le soleil le traversait de flèches apolliniennes. Et la foule entière, à l’unisson de ces aspects immuables, de ce ciel, de ces oiseaux, de ces ruines, se taisait parfois, et parfois rugissait, comme si l’âme de l’histoire vécût en elle et se passionnât encore aux spectacles qui avaient soulevé les grandes âmes des aïeux.

Nîmes n’était qu’une ville de province ; cependant, les Ro mains prirent un soin particulier de l’orner. Ils y construisirent, outre l’amphithéâtre, un théâtre, une basilique, des portes triomphales, et le monument élégant qu’on appelle, aujourd’hui, le temple de Diane ; ils captèrent les eaux des sources et les firent couler dans cette gracieuse « nymphée », qui sert encore d’ornement principal à la « promenade de la Fontaine. » Partout où les Romains se sont établis, les eaux sont belles. Ici, elles sont mystérieuses et divines. Elles s’échappent, en murmurant, de la colline, sans laisser deviner le secret de leur origine. Elles apparaissent, et s’aplanissent soudain en une nappe fraîche et claire. Un bassin et des canaux, refaits sur les fondations antiques, les reçoivent. Les colonnes trempent directement dans le cristal ; leur ordre élégant et sobre s’y reflète comme en un miroir.

Tout en haut de la colline, s’élève la Tour Magne. Monument énigmatique : peut-être quelque énorme mausolée. Il domine la ville et dresse sa masse à demi écroulée au-dessus de la plaine unie. Au moyen âge, de grands feux s’allumaient à son faîte et flambaient dans la nuit, comme si l’âme des morts, honorée et apaisée, continuait à brûler, dans les heures sombres, pour la conduite et le salut des vivans.

Mais, parmi tant de morceaux précieux, rien n’égale la « Maison Carrée. »

Sa vue soudaine ravit. C’est un charme qui ne pourrait guère se comparer qu’à la première rencontre d’une femme que l’on va aimer : une sorte de conquête indéfinissable dont le saisissement donne le frisson. Le monument est petit. Le toit n’est pas à treize mètres au-dessus du sol. Autrefois, il est vrai, quelques marches le surélevaient. On peut s’imaginer combien sa grâce gagnait encore à ce svelte rehaussement. L’édifice naissait sur la place d’un mouvement naturel et harmonieux : tel un bijou sur son écrin. Les colonnes du péristyle parmi lesquelles l’air circule sont, en vérité, tout le monument. La lumière et l’ombre prises dans ce réseau s’y arrêtent et s’y reposent, répandant, tout autour, le calme et la sérénité. C’est une demeure pour l’esprit ; inutilisable, sauf pour le service de la divinité. Mais tout y est digne d’un Dieu. Un souffle ailé circule sous les portiques et anime les frontons. Les chapiteaux des colonnes, les entablemens, la frise qui court, paisible et pareille à elle-même, autour du monument, tous les détails sont d’une perfection achevée. Le sculpteur fut digne de l’architecte et son ciseau a posé une couronne exquise au front sévère du quadrilatère blanc.

Je suis entré. L’intérieur n’est rien qu’une salle petite et très simple : des murs droits et sans ornemens. La lumière du ciel tombe d’une ouverture ménagée dans le toit. Entre les quatre murs peints en rouge, on a réuni des débris de marbres antiques, des fragmens de colonnes et de statues, une collection de monnaies : c’est un musée d’antiquités installé, comme il convient, dans cette noble ruine.

L’heure étant matinale, il n’y avait encore qu’un seul visiteur. Le gardien du monument l’accompagnait, lui donnant quelques explications que l’autre écoutait, tout en marchant. C’était une manière de géant, coiffé d’un béret bleu, ayant, aux jambes, le bas écossais, la taille prise dans une blouse de drap bourru et maintenue par une ceinture de cuir ; il portait en bandoulière la boîte du photographe et s’appuyait sur une canne, car il boitait légèrement. Il avait la figure rouge, la barbe rousse et hirsute, le teint bistré, les mains fortes, les yeux verts, petits et clignotans. C’était un Anglais. Il savait assez de français pour suivre, non sans peine, le parler rapide et l’accent provençal du gardien.

Je commençai la visite. A un moment, je me trouvai près des interlocuteurs, qui s’étaient arrêtés devant un buste de femme coiffée d’un nœud de cheveux épais sur le haut de la tête. L’Anglais paraissait réfléchir. Il se tourna à demi vers moi, et, après avoir hésité un instant, il dit : « Ces gens avaient, comme nous, des modes qui changeaient probablement d’une année à l’autre. » Je venais de prendre une note d’après une inscription antique. Je la lui montrai en riant : « Tenez, lui dis-je, voyez la jolie inscription. N’est-elle pas d’hier et ne l’aurions-nous pas entendue de la bouche de quelque fille aux yeux noirs, le long de l’avenue Feuchères ? — Je ne vends mes bouquets qu’aux amoureux : NON VENDO NIS AMANTIRVS CORONAS. »

Nous marchâmes côte à côte en continuant la tournée. L’Anglais s’arrêta devant la belle tête du Mercure de marbre. Il posa une question au gardien, à propos d’un buste de l’empereur Commode. Il examina les monnaies avec une attention de myope ; il paraissait renseigné, et les pièces « à la patte de sanglier » retinrent son attention. Ce furent des aoh ! et des yes ! qui excitèrent la volubilité du cicérone. Celui-ci se mit à nous raconter en détail comment des voleurs avaient pénétré, l’année précédente, dans le musée par la fenêtre du toit et s’étaient emparés de toute la collection de médailles ; comment, grâce à sa propre vigilance, ils avaient été cernés et le butin retrouvé. L’Anglais écouta tout ce récit avec bienveillance, et, quand le gardien eut fini, il lui dit, d’un ton convaincu : « Et vous n’êtes pas décoré ? » Le gardien répondit : « Non, Monsieur ; on m’a, tout bonnement, donné quatre cents francs. » L’Anglais fit une moue, et il alla se planter devant un fragment de statuette en marbre qui occupe une des encoignures : c’est un corps de danseuse drapé ; la tête et les pieds manquent. Tel quel, le morceau est enlevé dans un élan si juste, les vêtemens se prêtent si naturellement au rythme de la danse, les jambes se lèvent et tournent d’un mouvement si souple que le débris anime de sa vie et de son entrain le coin où il est placé. Le gardien nous fit observer que c’était une pièce « très appréciée des connaisseurs. »

L’Anglais se tourna vers moi et il me dit, cette fois directement : — Je croyais, en voyant la fontaine de Pradier, que c’était le comble de l’art. Mais je vois bien que le grand sculpteur n’a pu s’élever encore jusqu’à la beauté de ces monumens antiques qu’il se proposait pour modèles.

Moi. — Les artistes modernes ont beau faire ; il n’en est guère, parmi leurs œuvres, qui puissent se comparer aux chefs-d’œuvre de l’antiquité.

L’Anglais. — Alors, Monsieur, ce serait donc nous qui serions les barbares !

Moi. — Nos pères Tétaient. Il suffit de voir la manière dont ils ont traité ces magnifiques monumens. Leur négligence qui les a salis pendant des siècles fut plus coupable encore, peut-être, que leur fureur d’un jour qui a failli les ruiner.

L’Anglais. — Vous pensez donc, Monsieur, que la civilisation…

Moi. — La civilisation est, en tout cas, un mot commode pour couvrir nos convoitises, nos violences et nos vanités.

L’Anglais se retourna vers la danseuse de marbre :

— Pensez-vous, Monsieur, que ce morceau précieux soit d’origine romaine ou grecque ?

Moi. — Il n’est pas impossible qu’il soit grec. Son charme est si pénétrant et le travail est si parfait qu’il paraît bien originaire des ateliers de l’Hellade. D’ailleurs, il n’y aurait à cela rien d’étonnant. Marseille était une colonie grecque. Le trafic de la Méditerranée se faisait par les marins grecs ; les marchands devaient répandre, dans ces contrées, les réductions et les copies des morceaux célèbres dus au ciseau des meilleurs artistes de la métropole

L’Anglais. — Quand un de nos trafiquans fait ses achats pour Benarès ou pour Sydney, il ne manque pas d’emporter des copies de la Vénus de Milo, de : l’Apollon du Belvédère et du Moïse de Michel-Ange.

Moi. — De sorte que, si un cataclysme faisait disparaître, de la surface du globe, la civilisation actuelle, on retrouverait, peut-être, dans des milliers d’années, à Benarès ou en Australie, des morceaux en bronze ou en marbre qui donneraient une idée à peu près exacte de ce que notre âge considérait comme les types de la beauté.

L’Anglais. — Et il y aurait ceci d’original que ces morceaux se trouveraient être, en somme, ou copiés d’après l’art antique ou exécutés suivant son inspiration. Car je ne vois pas que la civilisation britannique, qui domine et approvisionne les Indes et l’Océanie, ait produit, spontanément, beaucoup de chefs-d’œuvre comparables à ceux qui sont réunis dans ce petit musée.

Moi. — L’Angleterre se rattrape sur les cotonnades.

L’Anglais. — Voulez-vous dire, Monsieur, que la civilisation ne se mesure pas au tonnage de la houille ou au métrage des étoffes ?

Moi. — Je crois bien que nous pensons de même sur ce point.

L’Anglais. — Plus je compare, plus je voyage, et plus je sens se modifier en moi des sentimens et des convictions auxquelles je tenais comme à ma vie. En vérité, Monsieur, parmi nous, beaucoup de ceux qui ne se fixent pas dans les parages d’Oxford ou de Cambridge sont, j’en conviens, assez ignorans. Vous reprochez souvent à vos jeunes gens d’être des forts en thème. Ce ne sont pas les thèmes qui nous étouffent. Nous disons d’un homme qu’il est fort, quand il a de bons biceps et des reins pour la lutte. Mais, plus tard, la vie nous forme, et il s’éveille en nous de nouvelles curiosités.

Moi. — J’ai toujours admiré l’instruction autodidacte et les vues originales des Anglais d’un certain âge que j ai rencontrés.

L’Anglais. — Oui, cela nous vient peu à peu. Nous sommes lents à mûrir ; mais, avec le temps, nous nous débrouillons. Et puis, il y a notre fichue timidité qui nous donne un vilain orgueil. Et alors, ne voulant apprendre que par nous-mêmes, souvent nous restons dans l’ignorance parce que nous restons dans le silence. Mais, comme je vous le dis, la vie nous forme.

Moi. — Il suffit de vous écouter. Monsieur.

L’Anglais. — Ce sont de vos propos aimables à vous autres, Français... On nous répète sans cesse qu’il faut être pratiques. Alors, comme cela convient à la paresse intellectuelle d’une partie de notre jeunesse, à son goût pour la vie en plein air, et, je crois pouvoir le dire, à son esprit de décision et à son sens inné des affaires, nous fermons, le plus tôt possible, les livres d’étude, et nous restons... comment dites-vous ? des Béotiens. Quand nous rentrons chez nous, après fortune faite, nous y trouvons, assurément, la vie libre et pleine, un grand confort, l’orgueil d’être citoyen d’une des plus grandes patries du monde ; mais il nous vient quelque envie de revoir ces lieux pleins de soleil où l’art a fleuri : c’est une sorte de nostalgie des civilisations qui survivent en ces antiques provinces ; et c’est alors, si nos yeux ne sont pas trop mauvais et si la vieillesse nous est clémente, que nous nous instruisons, à notre manière, souvent le sac au dos et l’alpenstock à la main. C’est alors aussi que nous passons en revue certaines idées que nous avons sucées avec le lait… Et c’est ainsi, Monsieur, que vous me voyez aujourd’hui dans ce musée et que, malgré la taciturnité britannique, je n’ai pu m’empêcher de trahir, devant vous, les sentimens d’admiration que j’éprouve pour ces magnifiques débris de l’antiquité.

Moi. — Il est impossible d’en parler avec plus de compétence et d’enthousiasme.

L’Anglais. — Monsieur, je viens de passer huit jours dans les Arènes. J’y ai vécu seul, pour ainsi dire, avec les hirondelles, à peine dérangé par le passage rapide d’un touriste. J’en ai été chassé seulement, hier, par les organisateurs de la course de taureaux, et je les ai donnés au diable, eux et leurs bêtes ; car ils ont troublé une des époques marquantes de mon existence. Mon appareil de photographie, que vous voyez pendu à mon épaule, me sert à voir et à bien voir. Pour l’objectif, il faut faire un choix, c’est-à-dire regarder et comparer. C’est ainsi que l’on pénètre dans l’âme des choses ; la vue des yeux est superficielle ; il n’y a que la vue de la volonté et du souvenir qui soit profonde. Or, l’objectif est une attention et une mémoire. Ce monument, ainsi étudié, est incomparable

Le gardien crut devoir placer un mot. — « Mais, Monsieur, dit-il, le Cotisée est plus grand. »

L’Anglais. — Un rocher est grand et une perle est petite… Dans ces journées délicieuses. Monsieur, j’ai essayé de pénétrer le secret, qui ne pourrait s’expliquer que par des calculs et des rythmes, non par des mots, de cette étonnante construction. Vos archéologues m’ont appris que des nombres mystérieux réglaient les proportions de cet immense édifice, qui n’est qu’une magnifique et harmonieuse équation algébrique réalisée. Avec M. Aurès, je cherchais, dans les différentes parties du monument, la multiplication constante et variée à l’infini du module de la colonne ; j’essayais de découvrir la vertu symbolique des nombres carrés ou impairs que les anciens enfermaient, si je puis dire, dans leurs œuvres, comme des génies bienfaisans.

J’ai vu que l’architecte constructeur, et qui n’était autre peut-être que ce Reburrus qui a caché son nom sous une des arcades, avait bâti tout l’édifice d’après les données du fatidique nombre 13 ; et l’on affirme, Monsieur, que, l’ellipse primordiale du cirque ayant ses trois dimensions principales proportionnelles aux nombres 3, 4 et 5, le grand axe a vingt fois treize pieds, le petit axe douze fois treize pieds, le grand rayon dix fois treize pieds, et le petit rayon six fois treize pieds. De sorte que cette immense construction ne serait qu’un rythme de pierre, une admirable symphonie incomprise pendant des siècles et que nous déchiffrons seulement aujourd’hui. Et ainsi, pendant toute une semaine, où j’étais enfermé parmi ces ruines en n’ayant d’autre compagnie que la science, l’histoire et l’art, ma pensée s’élevait et s’efforçait d’atteindre à la conception de ceux qui bâtirent les Arènes et conquirent l’univers.

Avec leurs moyens de communication si rudimentaires, leur information si brève et en quelque sorte sténographique, — quelques mots écrits sur des tablettes à la pointe du style, — comment faisaient-ils donc, la vie humaine étant si courte, pour connaître seulement ce monde qu’ils mirent si peu de temps à soumettre ? César fit ses premières armes à la prise de Mytilène ; il passa sa jeunesse entre Rome, la Grèce et l’Asie. Il gouverna l’Illyrie et la Cisalpine. Nous le voyons sur le Rhin, en Angleterre, en Afrique, en Orient. Il abat Vercingétorix et Pompée. Il meurt à cinquante-six ans, assassiné en plein Sénat. Nous avons la vapeur, aujourd’hui, et bien peu de nos souverains ont vu le monde, tandis que lui, marchait, souvent à pied, à la tête des légions. On dirait que nos moyens de locomotion nous ont figés.

Il y a quelques jours, du haut des Saintes-Maries, j’ai contemplé, au loin, les eaux de la Méditerranée, et j’ai gémi sur le deuil et la solitude de ses côtes. Qu’elle était belle encore, au IIIe siècle, pareille à une vaste naumachie, autour de laquelle les nations se rangeaient, assises en cercle sur des gradins !

Rome était Rome. La Grande-Grèce développait, sur le rivage de la mer, une façade de monumens marmoréens. En Afrique, le désert était civilisé ; une autre Carthage prospérait. L’Espagne était fameuse par ses cirques et ses rhéteurs. Votre Gaule était la seconde maîtresse du monde après Rome ; Nîmes avait donné à celle-ci les Antonins, et, dès cette époque, on eût pu dire « l’empire gaulois » aussi bien que « l’empire romain. » L’Egypte voyait se succéder, sur son vieux sol, trois âges millénaires, bâtisseurs de temples, d’obélisques et de pyramides. Alexandrie raffinait sur les enseignemens de l’antiquité et cherchait, dans le mystère des rites asiatiques, les nouvelles voies de la pensée et des religions humaines. La Chaldée avait encore Babylone ; Byzance prenait son essor, et l’on considérait comme des artistes de province les architectes de Palmyre ! La Grèce, enfin...

Moi. — Ah ! Monsieur, tout venait de la Grèce. Qui eût appris aux Romains l’honneur des arts, si la Grèce ne les eût répandus à travers le monde ? C’est par elle que les eaux méditerranéennes ont resplendi d’un éclat immortel, et qu’elles rayonnent encore, face à l’azur, d’une inaltérable beauté. D’autres ont peuplé des déserts, détourné des fleuves, aplani des montagnes et fouetté la mer. Mais la Grèce a découvert le parfait et l’a légué au monde. Les Perses, les Assyriens, les Mèdes, les Égyptiens, tout ce qui se perd d’énorme et de mystérieux dans le recul de l’antiquité avait travaillé, durant des âges, pour que ces petites républiques hellènes, — des sous-préfectures, — à l’étroit sur un sol rocailleux, vivant d’une olive, d’un verre d’eau et du blé de la blonde Gérés, rencontrassent la Beauté. On ne comprend rien aux choses humaines, tant qu’on n’a pas saisi comment une simple volute, ou moins encore, un méandre, une grecque sculptée, mais sculptée par un artiste grec, est définitive et irremplaçable. Pourquoi ces hommes ont-ils été les détenteurs uniques de ce secret ? Ils sont et seront à jamais les maîtres de l’humanité. Pourquoi ?

L’Anglais. — Oui, Monsieur, ce fragment devant lequel nous nous arrêtons nous révèle ainsi un monde évanoui, et pourtant éternel. Ce petit marbre contient toute la vaste énigme, comme six vers d’Anacréon nous dévoilent tout l’amour antique. J’ai souvent réfléchi à cette vivacité d’expression du génie des anciens. J’en ai cherché l’explication dans les livres, et je ne l’ai pas trouvée.

Moi. — Il n’y a guère que les anciens qui puissent nous éclairer. Un dialogue de Platon, une page de Xénophon nous initient à ces façons de comprendre, de sentir et de parler si franches, si simples et si pénétrantes. Et derrière ces écrivains, on aperçoit quelqu’un de plus grand et de plus divin encore : c’est Socrate. Celui-ci n’a rien écrit. Il s’est contenté de vivre, et sa vie est un admirable enseignement. Comment la sagesse humaine, dénuée de tout secours, sans l’aide divine et sans la grâce, a-t-elle pu s’élever jusqu’à ces sommets paisibles où elle s’épanouit dans la lumière, comme le fronton des temples caressé par les feux adoucis du soleil couchant ? Rien ne prédestinait cet homme ; il n’avait pas de généalogie ; il n’avait pas de prophètes ; il n’avait pas eu, avant lui, une longue genèse d’aspirations et d’efforts, l’attente de tout un peuple en travail de son propre idéal. Il naît d’un sculpteur et fut quelque temps sculpteur lui-même ; il grandit sans histoire ; il épouse une femme acariâtre ; il vieillit, il devient chauve ; et, de ses lèvres, le bon sens, le goût, la sagesse, l’ironie douce, excitante et féconde, s’envolent comme des abeilles au sortir de la ruche. Il n’est pas d’histoire plus unie ; il n’en est pas de plus savoureuse. Elle aussi, a son drame final ; mais combien sobre et atténué. Il meurt, parce qu’il avait vu le vrai et le juste. Cela est dans l’ordre et ne trouble pas le monde. La grandeur du génie grec se mesure au sillon que la vie de ce bourgeois d’Athènes, chauve et bègue, a laissé dans l’histoire de l’humanité.

L’Anglais. — Oui, je me suis demandé souvent d’où venait cette force intime qui a porté la Grèce jusqu’à la perfection et Rome jusqu’à la domination. Pourquoi ceux-ci et non d’autres, et pourquoi, après eux, rien de comparable ?

Moi. — J’ai cherché du côté de la religion. Certes, l’émotion du monde vivant est toute frémissante dans leur mythologie. Quelle animation autour d’eux ! Tout vit. Tout respire. L’eau qui fuit laisse luire au pli de ses flots la chair fluide des nymphes ; l’arbre s’ouvre et l’hamadryade s’y blottit, tandis que le sylvain rit dans la feuillée. Si les nuages s’amoncellent et couvrent le ciel, ou bien s’ils se dissipent, s’atténuent et se résorbent dans l’azur, c’est qu’Eole a décharné l’Aquilon ou délié le Zéphir. La lune occupe le silence des nuits ; elle roule d’une course vagabonde sur les nuages que sa fuite diligente éteint ou éclaire alternativement : c’est Hécate, c’est Diane, dont la chasse éternelle poursuit le cerf parmi les abois des chiens et qui, dans le secret des clairières, verse sa lumière mystérieuse sur le sommeil d’Endymion. Au-dessus de ce monde animé, une pensée, une intelligence tient tout en équilibre : c’est Zeus. Il ne connaît pas le repos de la création unique et de l’œuvre achevée en une fois. Tant s’en faut, il est en lutte perpétuelle Tout le monde autour de lui, dieux et mortels, garde sa volonté, tout le monde lui résiste. Mais il l’emporte, parce qu’il a, sous son front, la sagesse, dans sa main l’éclair, et l’aigle à ses côtés.

Le paganisme ne met pas l’homme en présence du définitif. Il ne scelle pas sur nous, mortels, la dalle du ciel comme une dalle de plomb. Il ne pose pas le problème du déterminisme et de la liberté. La liberté seule existe. Car Dieu n’a pas achevé l’univers en une seule fois et ne varietur. La trame des choses est toujours sur le métier et reste toujours inachevée. Zeus n’est pas un dieu froid, un dieu parfait, sans erreur, sans retour et inaccessible. Il a ses passions, ses défaillances, ses vices, parfois ses ridicules. Et, malgré tout, il garde la majesté suprême, parce qu’il possède la faculté qui fait de lui un dieu et le premier des dieux : l’Intelligence.

L’Anglais. — On a les dieux qu’on mérite. La mythologie est un tableau sur lequel la Grèce s’est peinte elle-même. Mais ce n’est pas cette religion qui a créé la Grèce ; c’est plutôt la Grèce qui a créé ses dieux. Il faut donc chercher ailleurs.

Moi. — Pourquoi ne pas interroger tout simplement la nature ? Les rivages de la Méditerranée sont doux ; les îles s’y égrènent en chapelet, comme pour tenter le courage hésitant des premiers navigateurs ; les nuits sont claires, les crépuscules amènes, les aubes ineffables. Ce n’est pas une invitation à la paresse qui tombe de ce ciel rafraîchi par la brise marine, c’est un appel à l’activité souple et mesurée. L’air léger, le sable fin, le sol caillouteux, tout rend aisé le travail de l’homme. Là où pousse la vigne, là où les roses fleurissent, l’humanité prospère : c’est le même climat et le même habitat qu’il leur faut.

Autour de nous, la plaine nîmoise nous montre la qualité de toute la ceinture de terres qui enserre la Méditerranée. Des pampres aux grappes énormes, des pampres de Jéricho, courent jusqu’au bord de la mer. Au-dessus, la feuille grise de l’olivier verse son ombre fine ; l’amandier, le grenadier sont en fleurs ; la rose partout, et partout le mûrier. C’est déjà le pays où pousse l’oranger, celui vers lequel le monde est toujours en marche.

Autour de cette eau qui reflète un ciel qui paraît la refléter, les hommes ont vécu, dès l’aube, une vie fraternelle. Quand, aux premiers âges, les Phéniciens de Cadmus commencèrent leur navigation circulaire, leur survenue n’étonna personne : déjà on n’étonnait pas facilement les Marseillais. Quand on vit arriver les Grecs de Phocée, il en fut de même, et le chef gaulois se fit un gendre du capitaine de ces intrus. Cette ville de Nîmes n’a-t-elle pas été bâtie par une colonie d’Hellènes venus d’Egypte ? Et c’est de là, dit-on, qu’elle porte, dans ses armes, le crocodile et le palmier. Vous le voyez, tous ces peuples sont frères. Un même langage, un même sabir sert de truchement à ces co-riverains de la même mer, et ils se sentent une même âme. Tenez, vous êtes allé à Aigues-Mortes. On y voit clairement que notre saint Louis, le fils de Blanche de Castille, n’était, au fond, qu’un Méditerranéen. Il s’ennuyait des brumes du Nord ; il eut, toute sa vie, la nostalgie des eaux bleues ; finalement, il alla mourir à Tunis. Et c’est parce que, en bon Méditerranéen, il avait la Méditerranée dans la peau qu’il voulut avoir ici un port à lui, et qu’il construisit cette ville d’Aigues-Mortes, — morte avant de naître, — ce chef-d’œuvre artificiel, ce Versailles ensablé qu’il fit sur le modèle des cités sarrasines et que la tour Constance surveille encore inutilement et mélancoliquement.

La vie méditerranéenne et la solidarité méditerranéenne sont probablement les plus grandes forces d’éducation qu’ait connues l’humanité. L’Egypte, la Phénicie, l’Asie Mineure, la Grèce, la Grande-Grèce, Rome, Carthage, l’Espagne, la Gaule se trouvèrent ainsi réunies en une même collaboration. Tous ces peuples avaient les mêmes façons de penser et les mêmes croyances aux contours peu accusés. Leurs religions n’avaient pas ces figures farouches et ces principes rigides dont se targuent aujourd’hui les plus discutables et les plus éphémères de nos hérésies. Les dieux nationaux fraternisaient volontiers et changeaient de nom et de culte pour plaire aux survenans. Les dieux gaulois entrèrent, sans se faire prier, dans le cadre de l’Olympe grec et du Panthéon romain. Voici des monumens que les Nîmois du IIe siècle, bons croyans pourtant, ont élevés aux dieux égyptiens, Anubis et Sérapis. Voyez, il y avait ici un habitant de Béryte en Phénicie ; il avait conservé un culte pour le Dieu de ses pères, Jupiter Héliopolitain. Mais il vivait à Nîmes ; il fallait bien se plier aux circonstances : il consacra son autel à la fois à son ancien patron et à celui de la ville où il demeurait : « A Jupiter très bon et très grand Héliopolitain et à Nemausus, C. Julius Tiberinus, natif de Béryte, en accomplissant son vœu. » Cet homme assurément n’avait pas l’âme d’un inquisiteur.

Tous ces peuples étaient en contact constant. Les rivages opposés se renvoyaient les échos joyeux des chants et du travail communs. Dans la haute antiquité, ils reçurent ensemble et s’annoncèrent, les uns aux autres, la première et surprenante nouvelle de la découverte du monde par le génie humain. Et c’est par là, probablement, que l’art antique restera toujours sans pair. C’est qu’il traduit cette impression vive et perçante que font, sur l’homme, les choses qu’il voit pour la première fois. L’enthousiasme naît de ce que notre Montaigne appelle la « fraîche nouvelleté ; » il meurt de l’accoutumance.

La beauté du monde se révéla, d’abord, aux Méditerranéens. Et, en même temps, elle éveilla leur génie. Leur mythologie raconte leurs premières émotions, en présence de cette superbe et maternelle nature. Celle-ci pénètre dans leurs fables, avec son mystère entr’aperçu, fugitif et décevant. Leur langage nous a transmis, avec plus de précision encore, la même histoire lointaine ; ce langage si franc, si sonore, si plein, si voisin de l’onomatopée, où l’on entend comme les bruits à peine modifiés de l’univers murmurant ses premières leçons à l’oreille humaine attentive et charmée. Puis ce fut la poésie, puis ce furent les arts, et enfin la philosophie, qui condensa, en préceptes lumineux, la leçon que la nature vierge avait dite à l’homme vierge qui l’interrogeait.

Tout fut ainsi inscrit, noté, transmis oralement d’abord, et, plus tard, dans les poèmes didactiques et historiques qui confièrent aux générations futures la première science de la vie. Le code de la morale et la loi des sociétés furent élucidés, à leur tour, et cela avec une autorité et une précision telles que, sans doute, leurs grandes lignes ne peuvent plus être modifiées.

Dans tous les ordres d’idées à la fois, les plans furent tracés, les cadres établis, et, depuis, nous ne faisons plus rien que reprendre l’œuvre pour la compléter et l’orner, de môme que, dans nos vieux pays, les sanctuaires s’élèvent sur les sanctuaires et la pierre sur la pierre, sans que rien soit modifié aux substructions antiques.

Le coup d’œil et le coup de pouce des cinquante premières générations méditerranéennes ont fixé, pour toujours peut-être, et, en tout cas, pour des centaines et des milliers de siècles, le profil de l’humanité. Il est livré en modèle à toutes les autres nations. Les civilisations lointaines l’acceptent ; celles qui refusent de se conformer à ce type ont disparu ou sont menacées.

Quant à l’avenir, il doit réapprendre sans cesse ce que les anciennes générations ont appris. Il ne peut que broder des détails nouveaux sur une trame définitivement tissée. Mais, comme vous le disiez tout à l’heure, il n’arrivera jamais qu’un ouvrier produise une volute ou un méandre supérieurs à une volute ou à un méandre sculptés par la main d’un ouvrier grec ; il n’arrivera jamais qu’un cerveau ou un cœur humain découvre, dans un de ses replis cachés, une pensée ou une émotion que l’humanité antique n’ait pas connue ou pressentie, exprimée, ou du moins indiquée.

L’Anglais. — Mais quel rôle, dans tout cela, attribuez-vous au christianisme ? ...

Moi. — Oh ! oh ! répondis-je en riant, nous sommes loin de la danseuse de marbre.

L’Anglais. — N’est-il pas facile de conclure, de vos propres paroles, que le christianisme a fait, de la culture méditerranéenne, la culture universelle ? Il a transmis à l’humanité tout entière, à la plus éloignée et à la plus humble, la tradition qui s’est constituée, par quatre mille ans d’efforts, sur les bords antiques de la mer aux flots bleus. Il a projeté la Syrie, la Grèce et Rome sur le reste de la terre. C’est maintenant un patrimoine commun. Vous n’en avez plus le monopole.

Moi. — C’est juste ; mais il nous appartient d’en conserver soigneusement les monumens et de rappeler sans cesse à l’humanité lointaine les doctes enseignemens et la tradition vénérable. L’éducation classique, que nous défendons, n’a pas d’autre objet que de répandre, sur le monde, le continuel rayonnement de la lumière méditerranéenne. Les peuples latins ont un devoir d’aînesse. La même nature qui a illuminé leurs pères les enveloppe de sa grâce éternelle. C’est d’ici que viendront longtemps les leçons illustres. Dans l’aube d’une journée divine, on verra, souvent encore, Astarté naître à la fleur des vagues, sur la mer aux eaux bleues.

L’Anglais se retourna. Il resta un instant en contemplation devant la Vénus de Nîmes qui occupe le milieu du musée. Puis, il remit à l’épaule son appareil photographique, qu’il avait déposé. Après un moment d’hésitation, il toucha son béret et, frappant du bâton la dalle, il sortit en boitant et se dirigea du côté des Arènes.

« — Pour un original, dit le gardien, c’est un original. Je n’ai jamais vu un Anglais si bavard. » Et il ajouta, en manière de conclusion : « Allons déjeuner ; c’est une matinée perdue. »


G. HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 février.