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Ingres d’après une correspondance inédite/XLII

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XLII
Paris, octobre 1842.

Mon cher Gilibert, bien bon ami, fouille bien encore dans ta poche des indulgences pour me pardonner. Si je suis paresseux à l’écrire, mon cœur et mes sentiments demeurent les mêmes, et ton vieux ami te reste attaché à vie et à mort.

Hélas ! celle-ci n’a que trop exercé son horrible rapacité, depuis que tu nous a quittés ; et le meurtre de mon si aimable prince a déchiré mon cœur, à tel point que je le pleure continuellement et que je demeure inconsolable. Cherubini et Baillot l’ont suivi, et bien d’autres encore ; tellement que je ne vois qu’elle, malgré mes nombreuses et incessantes occupations. Ce cher jeune homme, digne prince à jamais regrettable, si bon pour moi, si essentiel au bonheur de la France !… Ah ! il fallait voir ce roi, ce père, pleurant à chaudes larmes sur son trône, entouré de ses autres enfants : et nous tous, passant devant lui, lui apportant aussi notre vive douleur. Non, Eschyle ni Shakespeare n’ont tracé une plus terrible scène… Et ce digne et grand artiste, le Poussin des violons, il a succombé aussi et c’est le monde d’aujourd’hui qui l’a tué. Adieu, l’interprète divin de Boccherini, Haydn, Mozart, Beethoven ; nous ne l’entendrons plus, que de souvenir. Il n’a rien laissé à sa femme et à sa fille, mais le Ministre de l’Intérieur vient de leur donner une pension de douze cents francs.

Je ne savais pas, après son portrait, devoir m’occuper de son tombeau, à ce pauvre prince ; mais la reine a fait ériger sur le lieu fatal une chapelle à Saint Ferdinand, et le roi a dit à MM. de Montalivet et de Gailleux que c’était M. Ingres qui devait faire les cartons pour les vitraux de ce triste lieu, attendu que le prince m’aimait et que j’avais été l’ami de son fils. Le délai fut très court pour ce travail et tu juges, par ces paroles, du zèle et du sentiment que j’y ai apportés. Je viens de le finir. Dans deux mois, j’ai composé et exécuté douze saints et patrons de la famille royale, et trois cartons des vertus théologales, de grandeur naturelle. Tous ceux qui les ont vues les louent beaucoup, et le roi et la famille royale à qui je les ai présentés à la Manufacture de Sèvres, copiés en vitraux excellemment exécutés jusqu’à me rendre fier de mon ouvrage, m’en ont remercié et exprimé leur contentement et leur admiration. Cette chapelle devait être ouverte le Jour des Morts ; mais ce terme est pour bien plus tard.

Le roi ne cesse de m’honorer de grandes distinctions, en toute occasion. Il sait, d’ailleurs, combien je lui suis dévoué, et encore bien davantage aujourd’hui. Je lui ai présenté mon Cherubini au Louvre ; il l’a loué en termes très flatteurs devant tous ceux qui l’accompagnaient. La pauvre désolée duchesse ni la famille n’ont pas encore revu ce portrait, dont le roi m’a demandé une copie pour lui. On va le graver au burin de Calamatta et l’exécuter de grandeur naturelle en porcelaine. On avait cependant oublié le nom le plus familier du prince : alors le roi a substitué à Saint-Charles Borromée celui de Ferdinand, et je vais le faire.

Je fais avertir le duc de Luynes de ce retard dont il accepte le délai pour ouvrages du château, et me voici enfin bientôt libre de m’occuper de mes compositions. Encore deux portraits que je terminerai dans les plus mauvais jours et, au premier mai, je serai à Dampierre traçant ma composition sur le grand mur. On a mis à ma disposition tout un côté du portique que tu connais, avec trois chambres d’amis ; et n’oublie pas que tu m’a promis de venir, à la fin du premier tableau.

Me voilà donc un peu au niveau de mes affaires de peinture. Dieu veuille que je ne sois pas détourné par quelque bâton dans les jambes qui me porte ailleurs.

Cher ami, tes fruits sont délicieux et je garde le souvenir de leur bon goût : il n’y a que la terre natale qui puisse en donner de pareils, et j’en ai tressailli de bonheur.

J’écris enfin au Maire de Montauban. Les deux bustes sont prêts ; ils sont bien sur leurs piédouches, et j’ai fait graver mon nom dessus. Je te remercie de tout mon cœur de cette espèce d’apothéose vivante que tu m’as donnée, dans mon cher Montauban. Mille souvenirs à nos amis.


À Monsieur le Maire de Montauban.
Paris, le 14 novembre 1842.

Je vous prie <le vouloir bien agréer mes excuses, sur le retard que j’ai mis à répondre à votre honorable lettre ; un travail incessant et aussi la fièvre en ont été la cause. Permettez-moi de vous offrir ici, ainsi qu’au Conseil municipal auprès duquel je vous prie d’être mon interprète, l’expression des sentiments de profonde gratitude que m’inspirent les témoignages de bienveillance dont nie comblent les magistrats de la ville où je me fais gloire d’avoir reçu le jour. Je suis vivement touché de la nouvelle preuve, si honorable pour moi, que vient de me donner le Conseil municipal de Montauban, en vous autorisant, Monsieur le Maire, à acquérir, pour le placer dans un des établissements publics de la ville, le buste que M. Ottin fait de moi.

Je ne sais vraiment, Monsieur le Maire, comment reconnaître tant et de si constantes bontés ; je ne vois qu’un moyen qui soit digne de mes honorables compatriotes, c’est de m’efforcer de les mériter chaque jour davantage.

Veuillez agréer, Monsieur le Maire, etc.


00(Fonds Henry Lapauze).

J. Ingres.

À Monsieur Marcotte.
Paris, novembre 1842.

Excellent ami, vous avez tout dit ; ma juste douleur ne peut rien ajouter au tableau déchirant que vous faites de notre situation, des douleurs profondes de cette vertueuse et admirable famille royale, et de ma propre douleur, à moi, qui avais éprouvé, mieux que tout autre peut-être, ce que valait ce cœur bon, tendre et généreux. Aussi, je suis anéanti et découragé ; je ne fais que le pleurer, et je le pleurerai longtemps. Une seule chose me console, c’est d’avoir été assez heureux pour retracer ses traits ; mais combien j’aurais voulu faire mieux encore ! Du reste, la douleur est générale, unanime… Tout est à recommencer : l’édifice de ce grand roi vient de s’écrouler, avec la vie de ce prince si aimable et adoré.

En ce moment, dans une demi-heure, le Roi va aux Chambres, et mon émotion est toujours grande en pareille occasion. Que Dieu le protège toujours !
00(Fonds Delaborde).

J. Ingres.