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Ingres d’après une correspondance inédite/XXXIII

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XXXIII
Paris, 15 mars 1831.

C’est toujours ainsi que, lorsque tu as tant de sujets d’accuser l’amitié, tu redoubles de sollicitude tendre, de doux et de trop doux reproches. Ah ! que ce panier m’a fait rougir et a augmenté mes torts ! Mes Furies se sont éveillées de plus belle. Armées de plumes et de feuilles de papier, elles m’appellent misérable, ingrat et paresseux. Alors, moi, rougissant jusqu’au blanc des yeux et malheureux comme les pierres, j’assiste à leur combat avec l’apathie, la paresse, les soins journaliers, la triste mais inévitable politique, le désenchantement sur presque tout, excepté sur toi cher ami. Enfin, la victoire leur étant restée, je t’écris aujourd’hui que, moi et ma bonne femme, nous sommes tes amis les plus tendres. Ton portrait en est témoin. C’est à lui que nous confions nos amicales sollicitudes sur tout ce qui te touche. Nos inquiétudes pour toi ont été grandes, quand des journaux nous ont appris des troubles à Montauban.

Les hommes d’aujourd’hui ne valent pas, vraiment, la peine que l’on prenne parti pour eux ; les choses non plus. Car, est-ce vivre que vivre ainsi ? Quel aveuglement général ! Quelques Cassandre ont beau faire entendre leurs voix prophétiques, on est sourd. L’intérêt, le moi et la trahison, règnent. Quel avenir ! Avec tant d’éléments de bonheur et de gloire, il faut avouer que les hommes sont aussi bêtes que méchants. Je ne puis m’empêcher de le penser, toutes les fois que je jouis d’un beau jour, de tous les fruits de la terre, de la vue d’un bel viso virginale ou d’une symphonie de Beethoven. Car j’use de la musique, Dieu le sait ! depuis les bienfaits de la non-intervention et du juste milieu. J’en ai autant de besoin que pouvait en avoir Saül, pour sa guérison. Cela va assez bien un moment, mais lorsqu’elle cesse, je crois que la Mnémosyne m’agace encore plus les nerfs et me les rend « plus irritables encore.

Voilà donc mon état, depuis notre gloire surtout, et je vais pour la première fois te tenir un singulier langage. Je suis presque désenchanté sur mon avenir, fondé sur ce que j’ai appelé jusqu’ici la gloire. Il faut me donner beaucoup de mal parce je connais le beau, m’en tourmenter beaucoup, nuit et jour. Suppose que je réussisse : je ne puis être senti que d’un si petit nombre que le temps diminue tous les jours, que, ma foi, mon cher, au diable la galère ! La vie est assez difficile par toutes ces vicissitudes ; et moi j’irais encore, moi tout seul ; affronter des masses ignorantes, intéressées et brutales. J’ai beau crier, on ne m’écoute nulle part. Raphaël viendrait lui-même, il ne se ferait pas entendre. Gluck est chassé de l’Opéra. Lisez le journal intitulé « l’Artiste », interrogez même les doctrines des coryphées de l’art d’aujourd’hui dans MM. Gros, Gérard, Guérin et tant d’autres. Tout est frappé de mort. L’effort sera-t-il pour moi seul ? Il me semble t’entendre : « Toi, fais des tableaux, travaille : tu les forceras, tu pourras opérer quelque miracle ». Je veux bien croire que j’y pourrais quelque chose, s’il y avait de la justice, mais à quel prix ! Aie donc un peu pitié de moi et ne me fais pas crever, avant le temps.

Et qui est-ce qui a fait le plus de sacrifices, pour la cause sacrée des arts ? J’ai mis plus de cinq ans à peindre le tableau de la Vierge. J’ai emprunté pour le faire, et je ne finis qu’à peine de payer les dettes que j’ai contractées pour lui. Je devrais être riche, si on avait été juste envers moi. « Fais des tableaux ! » C’est très bien ; mais, pour les faire comme je les fais, il me faut beaucoup de temps, à raison de leur mérite. L’art est bien plus difficile pour moi que pour les autres, tu le sais bien. Je travaille longuement et avec peine, quoique cela ait l’air d’être fait promptement et facilement. Là où le peintre vulgaire trouvera que c’est parfait, je vois mille imperfections, et je ne recommence pas une fois, mais dix fois.

Voilà l’état présent du tableau que je fais ; il n’est encore qu’ébauché, et cela pour les raisons ci-dessus. Je n’en rougis pas. Jusqu’ici, il ne me donne que des espérances, selon l’idée où je voudrais arriver. Sentir, faire autrement, je ne le puis et aurais tort de l’essayer puisque c’est ainsi et par cela même que mes ouvrages sont remarquables et vivront d’autant plus que j’aurai été plus lent à les former.

Tout cela me rend-il heureux ? Non. Je crois un peu à la fin du monde dont on nous fait peur. Je veux me débarrasser honnêtement de ce qui me gêne par trop et vivre en bon bourgeois, comme on dit. Je n’ai pas de rentes ; mon état, ma petite position m’en donnent et je ne veux point me tourmenter. Mon tableau sera fini quand il sera fini ; ne le fût-il que dans dix ans, je ne m’en inquiète pas. Après cela, nous verrons. Je ne me refuse rien de ce qui est jouissance honnête. Je trouve, moi, que j’en ai assez fait. Je vis au jour le jour ; le matin, je me dispose à faire le trajet jusqu’au soir, le mieux possible et imitant les aimables convives de Boccace qui fuyaient la peste. Je ne veux plus me tourmenter et surtout pour les autres.

Mon excellente femme, la raison et la sagesse mêmes, tout en n’étant peut-être pas tout à fait de mon avis, n’en est pas si éloignée et, avant tout., veut me voir heureux. Moi, je l’aime el toujours davantage. Elle partage mon sort, sans se plaindre. J’espère la rendre plus heureuse. Nous avons la paix et la santé.

Après ma grande page, je rentrerai dans les petits ouvrages, pour m’amuser surtout. Ils me procurent même plus de profit, uniquement pour assurer un sort à ma chère compagne qui répondrait qu’il y en a assez pour elle. Pour cela je veux, le plus possible, éloigner les soucis, arriver à ne rien faire qu’à jouir des arts en vrai croyant, toujours friand du beau, rire des autres et arriver ainsi au monument.

Nous partageons ton bonheur dont te fait jouir ton aimable femme et ton adorée enfant. Je demeure ton inséparable de cœur. Mille choses à nos amis, et surtout à notre cher Prosper. J’ai tant à réparer envers lui ! Et sa digne famille qui doit me mal juger. Je ne sais comment m’y prendre. Dis lui que, tout sot et malhonnête que je sois, je ne suis pas moins celui qu’il a connu et aimé, comme un ami dévoué.

Tu vas m’écrire n’est-ce pas, et à notre grand plaisir ? Au reste, rien n’a été si beau et si bon que ce fameux dinde (sic) dont le grand Baillot a mangé sa part. À ma prochaine, je te parlerai de ce héros du violon et de Paganini que je n’ai pas encore entendu.