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Initiations à la physique/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Traduction par Joachim du Plessis de Grenédan.
Flammarion (p. 87-126).

CHAPITRE V

LA LOI CAUSALE ET LE LIBRE ARBITRE

Le libre arbitre et la loi de causalité ! Question aussi ancienne que l’intime effort de tout homme sérieux et réfléchi pour accorder ensemble la conscience de sa propre dignité morale et la conviction qu’un ensemble de lois rigoureuses régit tout le fonctionnement du monde intérieur comme du monde extérieur.

Il se manifeste ici pourtant, au premier abord, un contraste tel qu’on en peut guère concevoir de plus tranché. D’une part, la course des faits qui se succèdent selon d’inflexibles règles dans la nature comme dans la vie de l’esprit, condition première de toute connaissance scientifique et fondement pratique de toutes nos actions. D’autre part, la certitude enracinée en nous par notre propre conscience, c’est-à-dire par la source de connaissance la plus immédiate qui puisse exister, que nous sommes maîtres, en fin de compte, de nos pensées et décisions propres ; que nous avons la possibilité, à tout instant, d’agir de telle façon ou de telle autre, sagement ou follement, bien ou mal. Comment accorder ces deux choses ? Et pourtant, chacun de nous fait partie, sans conteste, du grand univers et par suite se trouve soumis à ses lois comme tous les autres êtres. Le nombre des investigations et l’abondance des pensées que les esprits les plus pénétrants chez tous les peuples civilisés ont consacrés à ce problème est tout simplement sans limites comme, en regard, le nombre des solutions proposées.

Je n’ambitionne pas d’ajouter une spéculation de plus à toutes celles qui se sont exercées dans ce domaine ; mais je crois avoir mon mot à dire et ce qui m’amène à le penser, c’est la constatation d’un fait aussi manifeste que troublant.

Après tout ce qui a été pensé et écrit au cours des siècles sur le problème en question, on devrait pouvoir affirmer, que si nous ne sommes pas parfaitement capables de le résoudre, nous en approchons d’autant plus que tous les penseurs sont parvenus à se mettre d’accord sur certains de ses points fondamentaux. Or ce que nous constatons en réalité, c’est plutôt le contraire. Il y a déjà longtemps que l’importance de la loi de causalité dans la nature et dans le monde spirituel, le sensible et le suprasensible, le libre-arbitre et le serf-arbitre n’avaient pas donné lieu à d’aussi violentes discussions que de nos jours et l’on peut dire, que sur tout cela, dans une large mesure, il règne à présent une obscurité des moins réjouissantes. On dirait presque que l’humanité pensante se partage sur cette question en deux camps adverses. Dans le premier camp ceux que préoccupe avant tout la science : ils voient dans une causalité rigoureuse, même pour les phénomènes spirituels, un postulat indispensable à la recherche scientifique et, par suite, ils n’hésitent pas à payer, du sacrifice même de leur libre arbitre, une intelligence totale des secrets que recèle en ses profondeurs la constitution de l’univers.

Dans l’autre camp, ceux que leur nature porte plutôt à l’action : leur sens intime se révolte contre cette exigence qui les rabaisse au rang de pâles automates en les soumettant à la tyrannie de lois rigides et, par suite, ils prétendent que le libre arbitre est le bien suprême de l’homme doué de pensée et ils voudraient restreindre aussi fortement que possible, sinon rejeter complètement, comme cela leur semblerait préférable, l’application de la loi de causalité, tout au moins dans le domaine de la vie supérieure de l’âme.

Entre les deux camps s’agite un nombre encore plus grand d’esprits hésitants et circonspects. Ils sentent confusément, mais avec force, que les deux partis, en un certain sens, pourraient bien avoir raison ; et cela les empêche d’adhérer complètement à l’un ou à l’autre. En quel point néanmoins, dans sa marche, leur pensée s’écarte-t-elle de celle des deux adversaires ? Ils ne le voient pas clairement, parce qu’ils ne voient rien de décisif à opposer soit aux arguments logiques des uns, soit aux arguments moraux des autres. Ainsi poursuivent-ils, avec toute l’attention convenable, mais non sans quelque crainte et quelque secret malaise, la pénétration lente, mais constante et sûre de la recherche scientifique. Il y a longtemps que celle-ci ne se laisse plus arrêter par la frontière qui sépare le monde des corps et celui de l’esprit et chacun, selon ce qu’il sait et ce qu’il peut, cherche de son mieux, mais sans y réussir pour de bon, un retranchement solide derrière lequel la conscience qu’il a de son libre arbitre puisse se sentir à l’abri des incursions du déterminisme pur et simple.

En présence d’un état de choses si profondément troublant, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt qu’un représentant de l’exacte exploration de la nature expose ce qu’il peut dire sur le problème en question, du point de vue de la science qu’il cultive et dont la méthode, à coup sûr, mérite à un très haut degré la qualification de positive.

I

Pour nous mettre sur la piste d’une solution réellement satisfaisante de notre problème, demandons-nous d’abord quelles sont, tout à fait en général, la signification et la valeur de la loi de causalité.

La notion de cause nous vient de la vie ordinaire et apparaît dès lors en premier lieu comme la plus simple du monde. Tout ce qui advient a une ou plusieurs causes qui, toutes ensembles, traînent après elles, comme effet, l’événement considéré. Inversement, on peut considérer tout événement comme la cause d’un ou plusieurs autres qui s’ensuivent nécessairement. C’est sur ce principe que nous réglons toute notre activité pratique. Il nous est entré dans la chair et le sang, par un exercice de tous les jours et de toutes les heures, d’une façon si complète que nous l’appliquons, pour ainsi dire, à demi inconsciemment.

Si quelqu’un, pour nous en tenir à un exemple tout à fait trivial, étant assis tranquille dans sa chambre, entend à l’improviste un bruit insolite, le voilà qui tourne la tête pour chercher la cause de ce bruit. Lorsque, contre son attente, ce regard ne le lui fait pas découvrir, il suppose qu’elle se trouve peut-être dans une autre chambre de la maison, peut-être aussi dehors, dans la rue, peut-être aussi plus loin encore et si rien de tout cela ne peut aller, il se voit amené, en fin de compte, à penser qu’il s’agit d’une illusion subjective des sens, d’une hallucination.

Que se passera-t-il cependant (car il faut une bonne fois se le demander) s’il est impossible de prendre en considération aucune de ces possibilités ? Est-il donc désormais tout à fait décidé, sans que l’on puisse aucunement penser autre chose, que tout événement dans tous les cas doit avoir une cause naturelle ? Se heurterait-on à une contradiction logique si l’on voulait écarter complètement une fois de sa pensée l’enchaînement des causes ? Un instant de réflexion montre qu’il faut donner résolument à cette question une réponse négative. Nous pouvons très bien, en effet, penser qu’un bruit entendu n’a pas de cause naturelle. En pareil cas, nous parlons de prodige, ou encore de sorcellerie. C’est assez déjà d’alléguer l’existence d’une littérature mondiale, riche et considérable, sur ce sujet pour nous convaincre que le prodige est parfaitement concevable. Oui, nous pouvons sans difficulté concevoir que tout aille pour ainsi dire sens dessus dessous dans le monde, nous pouvons concevoir que demain, pour changer, le soleil se lève à l’Ouest ; nous pouvons concevoir et nous représenter, sans excepter aucun détail, que dans un instant la porte de notre chambre s’ouvre et laisse entrer, en chair et en os, quelque personnage historique depuis longtemps disparu.

Pour insensée et impossible que puisse nous apparaître, du point de vue du réel, l’arrivée d’un tel événement qui se joue comme celui-là de toute causalité, cette impossibilité doit pourtant être distinguée d’une impossibilité logique ou d’un contre-bon sens comme, par exemple, qu’une partie d’une chose quelconque puisse jamais être plus grande que le tout. Cela, même avec la meilleure volonté, il n’est pas possible de le penser, car cela contient en soi-même une contradiction. Aussi est-ce une nécessité, pour notre pensée, de considérer ce genre de choses comme impossible, tandis qu’une infraction à la loi de causalité peut fort bien s’accorder avec la logique formelle. De là, pour nous, cette conséquence importante que, touchant l’application de la loi de causalité dans le monde réel, il n’y a rien à trouver par les voies de la logique pure.

Le réel, à vrai dire, quoique souvent on admette précisément le contraire, n’est qu’un canton tout à fait spécial de l’immense domaine que nos pensées ont le pouvoir d’embrasser. On ne saurait objecter, là contre, que notre imagination, en dernière analyse, se lie constamment à notre expérience du réel, car cette expérience est en vérité le point de départ de toute pensée ; mais nous possédons, en outre, le don de nous élancer par la pensée au-dessus du réel, Sans cette faculté de notre imagination, nous n’aurions jamais ni poésie ni art. Elle est notre bien le plus élevé, le plus précieux, c’est elle qui souvent, lorsque la grisaille de la vie quotidienne pèse sur nous d’une façon par trop insupportable, nous fait évader vers des régions plus lumineuses.

Bien plus, l’austère recherche de la science ne peut avancer, elle aussi, que par le libre jeu de l’imagination. Qui ne peut, à l’occasion et ne serait-ce qu’une fois, concevoir des choses contraires à la loi causale, jamais n’enrichira la science d’une idée nouvelle. Et ce n’est pas seulement la construction des hypothèses qui suppose une pensée capable de s’affranchir de la servitude causale, c’est aussi l’invention de formules définitives pour les résultats acquis à la science.

Un simple exemple tiré de la physique va nous le faire mieux comprendre. Imaginons un rayon lumineux issu d’une source lointaine et réduite à un point : quelque chose comme une étoile brillante. Ce rayon nous arrive à travers autant de milieux transparents que l’on voudra, tous différents de forme et de nature, tels que l’air, le verre, l’eau, etc., et il atteint enfin notre œil. Quel chemin la lumière va-t-elle prendre pour venir de l’étoile à l’œil ? En général, sûrement pas la ligne droite, puisque la lumière se réfracte chaque fois qu’elle passe d’un milieu dans un autre, mais au contraire un chemin d’autant plus compliqué que les corps interposés seront plus nombreux et plus divers. Rien que dans l’atmosphère, le trajet de la lumière est très complexe parce que l’air aux diverses altitudes est diversement réfringent. Mais toutes les questions qui se posent ainsi à la fois se trouvent réglées d’une façon parfaitement exacte par ce principe remarquable que la lumière partie de l’étoile choisit toujours entre toutes les voies dont elle dispose, précisément celle qui doit la conduire jusqu’à notre œil dans le minimum de temps, de telle sorte que nous n’avons à considérer que les vitesses diverses avec lesquelles la lumière chemine à travers les divers milieux. C’est ce qu’on appelle le « principe du temps minimum ».

Or ce principe fécond n’aurait aucun sens si nous l’étions pas en état d’imaginer aussi pour la lumière des cheminements qui ne se présentent en aucune façon dans le réel et sont, dès lors, causalement impossibles. Tout se passe comme si la lumière possédait une certaine intelligence et poursuivait le louable dessein d’atteindre aussi rapidement que possible son but fixé d’avance. Ajoutez qu’elle n’a jamais le temps de reconnaître, en fait, différentes voies possibles et doit au contraire se décider immédiatement pour la plus rapide. Il y a dans la physique plus d’un cas semblable, par exemple, celui des mouvements dits virtuels qui n’obéissent pas aux lois dynamiques et par suite, du point de vue causal, sont également impossibles. Ils jouent malgré cela un rôle important dans la théorie ; ils ne contredisent donc aucune loi de la pensée.

II

Nous voici donc convaincus que la loi de causalité ne fait aucunement partie des conditions de notre pensée. C’est à ce moment que se pose, et d’autant plus digne d’attention, la question de l’essence propre de la causalité et celle de la valeur de la loi causale, dans le domaine du monde réel. D’une façon très générale, nous pouvons définir la causalité comme la loi d’interdépendance des événements qui se succèdent dans la durée. Reste à savoir si cette idée d’interdépendance trouve son fondement dans la nature même des choses ou si elle n’est pas, en totalité ou en partie, un produit de notre imagination, un procédé inventé par l’homme, à l’origine, pour se retrouver dans la vie pratique et devenu par la suite indispensable pour lui. Avant tout, l’interdépendance causale est-elle absolument parfaite, irréfragable ou bien laisse-t-elle quelquefois place à des lacunes, à des solutions de continuité ?

Le première chose à faire est d’essayer de tirer au clair ces questions par la seule réflexion systématique. En fait, c’est ainsi que les ont traitées, des siècles durant, les esprits les plus éminents parmi ceux que l’histoire de la philosophie rassemble en donnant à leur commune tendance le nom caractéristique de « rationalisme ». Il nous est facile de comprendre ici que tout dépend du point de départ choisi ; car rien ne naît de rien et, sans antécédents déterminés, aucune conséquence généralement ne peut suivre. C’est pourquoi les philosophes du rationalisme s’attachent d’abord pour la plupart à l’Être par excellence absolument déterminant, à la Divinité, après quoi ils déduisent de ses attributs la réponse aux problèmes fondamentaux qui les intéressent. On ne saurait considérer, en aucune façon, les attributs de la divinité, comme connus et définis ; tout au contraire, les conceptions idéales les plus élevées revêtent des couleurs très différentes selon les différentes personnalités qui les introduisent dans le cercle de leurs pensées. Il s’ensuit que es résultats obtenus sont très différents aussi, ou, en d’autres termes, que chaque système philosophique de ce genre reflète seulement, en fin de compte, l’image personnelle et religieuse que son auteur se fait de l’univers.

D’après René Descartes, souvent présenté comme le père de la philosophie moderne, Dieu a créé toutes les lois de la nature et de l’esprit par un acte de sa libre volonté pour des fins si élevées que notre humaine pensée n’est pas capable d’en saisir toute la valeur. Aussi le système cartésien n’exclut-il nullement les miracles ni les mystères.

À l’opposé, le dieu de Baruch Spinoza est un dieu de l’harmonie et de l’ordre. Il pénètre tout ce qui se passe dans l’univers de telle sorte que la loi de l’interdépendance causale universelle doit être tenue elle-même pour divine et par conséquent absolument parfaite et irréfragable. Aussi n’y a-t-il place dans le monde de Spinoza pour aucun hasard, pour aucun miracle.

Le dieu de Guillaume Leibnitz a derechef construit originellement tout l’univers sur un plan dont l’unité répondait à sa suprême sagesse ; en même temps il incorporait à chaque chose, d’avance et une fois pour toutes, les lois de son activité, de sorte que maintenant chacune se comporte et se développe uniquement par son être propre sans dépendre, au fond, en aucune autre manière d’autre chose. Aussi chez Leibniz, toute action réciproque d’une chose sur l’autre n’est-elle qu’apparente.

Ce fut donc le signe d’un progrès décisif que l’apparition, en face des conceptions rationalistes assez naïves que nous considérions à l’instant, d’un courant d’idées plus sceptiques venu d’Angleterre et qui commençait à faire son chemin, sous le nom d’empirisme. Il se caractérise, avant tout, par cette doctrine qu’il n’existe pas d’idées innées ni de connaissances déterminées et assurées d’avance telles que le rationalisme est obligé d’en supposer ; mais que notre âme, au moment de notre naissance est comme une page blanche où l’expérience écrira les premières lettres. Il n’y a, par suite, qu’une seule chose qui nous apporte quelque connaissance du monde extérieur et intérieur et c’est aussi la seule dont nous puissions parler tant soit peu avec assurance : nos expériences personnelles et, avant tout, les perceptions de nos consciences. Elles constituent donc le seul fondement solide, inattaquable de toutes nos pensées, son point de départ, le propre matériel dont notre intelligence et notre imagination se servent pour travailler. Ce que nous percevons comme chaud ou froid, comme bleu ou rouge, dur ou mou, nous en avons la certitude immédiate sans qu’une définition spéciale soit nécessaire ou même possible. On parle souvent, il est vrai, d’illusions des sens, comme par exemple dans le cas d’un mirage extraordinaire ; mais cela ne veut pas dire que la perception soit fausse : seules sont fausses les conclusions que nous tirons de la perception donnée. Ce qui nous trompe c’est notre intelligence et non pas nos sens.

La perception elle-même est quelque chose d’entièrement subjectif, aussi n’avons-nous pas le droit de conclure des perceptions sensibles, sans plus, aux objets perçus. La couleur verte n’est pas une propriété de la feuille, mais bien une particularité de la perception que nous éprouvons en voyant la feuille. Il en va de même pour tous nos autres sens. Écarte-t-on toutes les perceptions sensibles il ne reste, à vrai dire, absolument rien des objets.

Chez Locke le toucher semble jouer un rôle privilégié par rapport aux autres sens. Cela tient à ce que Locke attribue aux corps eux-mêmes les propriétés mécaniques comme l’épaisseur, l’étendue, la forme, la mobilité que ce sens nous révèle en eux, tandis que les empiristes postérieurs, en particulier David Hume, plus logiquement, considèrent les propriétés mécaniques comme subjectives aussi.

À la lumière de ces conceptions, le monde dit extérieur se résout en un complexe de perceptions et la loi de causalité ne veut rien dire de plus qu’une régularité expérimentale démontrée dans l’enchaînement de nos perceptions successives et nous devons l’accepter comme quelque chose de donné qui échappe à toute autre analyse, mais qui peut aussi, à tout moment, prendre fin.

Si une bille de billard se mouvant avec rapidité heurte une autre bille et la met en mouvement, il en résulte, sur nos sens, deux impressions distinctes et consécutives : celle de la première bille en marche et celle de la deuxième bille en marche. Une observation répétée permet d’établir et d’enregistrer des lois précises qui régissent leurs rapports mutuels. Ainsi, par exemple, la vitesse de la bille heurtée dépend de la vitesse et de la masse de la bille heurtante. Nous pouvons en outre découvrir des phénomènes qui se rattachent à ceux-là suivant certaines lois de dépendance, par exemple, le bruit que le choc des billes nous fait entendre ou l’aplatissement momentané qui se produit sur les deux billes à l’endroit où elles se heurtent, aplatissement que nous pouvons rendre visible en revêtant une des deux billes d’un enduit coloré qui s’enlève au choc, mais ce ne sont toujours que des impressions sensibles différentes qui se placent les unes à côté des autres ou s’intercalent suivant certaines lois ; elles nous sont données telles quelles et ne peuvent en aucune façon se déduire les unes des autres.

Même quand nous parlons d’une force, que la bille en mouvement exerce sur l’autre, nous n’introduisons ainsi qu’un concept analogique qui repose sur la sensation que nous éprouvons dans nos muscles lorsque nous heurtons la bille initialement immobile, non plus avec la bille en mouvement mais avec la main. Le concept de force s’est révélé comme utile au plus haut point pour formuler la loi du mouvement ; mais, par lui-même, il ne fait pas avancer la science d’un seul pas. Tout point d’appui nous manque, en effet, pour parler d’un lien proprement causal et intérieur ou seulement d’une sorte de pont logique qui unirait entre eux les divers phénomènes du mouvement. Deux perceptions distinctes sont toujours distinctes et demeurent distinctes, si nombreuses que puissent être les relations que l’on établisse entre elles.

Par suite, tout le contenu de la loi de causalité, prise en son fondement, se réduit à la proposition suivante : des complexes de perceptions identiques ou semblables étant donnés comme cause, il s’ensuit constamment, comme effet, des complexes de perceptions identiques ou semblables. Sur quoi se pose la question : Que doit-on considérer comme semblable ? et elle requiert pour chaque cas particulier un examen spécial. Ainsi formulé le concept de cause se trouve dépouillé de tout sens plus profond, quoique l’importance pratique de la loi de causalité, en tant qu’elle ouvre à l’homme pensant des vues sur l’avenir, subsiste et demeure sans diminution essentielle.

Comment expliquer cependant que, dans la vie ordinaire, nous concevions l’interdépendance causale des phénomènes comme quelque chose d’objectif et qui ne dépend pas de nous et que nous y voyons, en fait, beaucoup plus qu’une simple succession de sensations personnelles dans un ordre régulier ? Les sceptiques dans leur système répondent : Par l’énorme efficience de cette conception dès qu’il s’agit d’atteindre un but, jointe à la puissance de l’habitude. Il n’est certes pas facile d’estimer assez haut les innombrables effets que l’habitude peut produire. Dès notre plus jeune âge, elle influence notre sensibilité, notre pensée et notre vouloir. Ce que nous avons coutume de voir, nous croyons aussi le comprendre. Quand un événement nouveau et imprévu se produit devant nous pour la première fois, nous pouvons être étonnés à l’extrême ; si nous le voyons pour la dixième fois, nous le trouvons naturel et nous chercherons peut-être à démontrer qu’il ne pouvait pas ne pas se produire.

Il y a cent ans, la technique des transports ne connaissait comme source de force que l’homme et les animaux. Par suite, on ne croyait pas possible qu’il y en eût d’autres. Quels savoureux effets Fritz Reuter a tiré, dans son Voyage à Belligen, de l’étonnement où le brave paysan Karl Witt se trouve plongé, la première fois qu’il voit passer, sur une voie ferrée, une locomotive, si bien qu’il parie n’importe quoi qu’un cheval est caché dedans. Nos jeunes gens d’aujourd’hui, élevés au milieu des machines à vapeur et des moteurs électriques, ne peuvent plus guère goûter l’humour de cette manifestation naïve de la tendance que nous avons naturellement d’assigner à chaque fait sa cause.

Jusqu’ici, la théorie des sceptiques sur la nature de l’interdépendance causale des choses est donc compréhensible et justifiée. Examinons toutefois maintenant d’une façon plus exacte où cette théorie nous mène en fin de compte, si nous continuons à la suivre réellement, rigoureusement dans toutes ses conséquences. Avant tout, il faut considérer que lorsque nous parlons des perceptions immédiates de la conscience comme de l’unique source de la connaissance c’est toujours exclusivement de notre conscience propre qu’il s’agit. Que les autres hommes aient aussi des perceptions, nous ne pouvons que le conjecturer par analogie ; mais non le savoir immédiatement et, pas davantage, en fournir la preuve logique. Cela devient encore plus clair quand nous descendons de l’animalité supérieure à l’animalité inférieure et au monde des plantes, en nous demandant à chaque échelon si des perceptions y existent. Ou bien il nous faut admettre quelque part, plus ou moins arbitrairement, une interruption de la faculté de percevoir, ou bien nous devons accorder que les plantes et même, comme beaucoup le veulent, les êtres inanimés la possèdent. Qu’il soit impossible d’établir sur des fondements rigoureux une pareille théorie, cela est de toute évidence. Si nous voulons procéder d’une façon parfaitement logique et sans rien d’arbitraire, il ne nous reste donc qu’à demeurer fermes sur le terrain de nos perceptions propres. La loi de causalité apparaît alors comme une règle expérimentale qui attache les unes aux autres nos diverses perceptions propres ; mais sans que nous puissions naturellement jamais savoir si, l’instant d’après, la chaîne ne sera pas rompue. Nous devons donc, à vrai dire, nous attendre constamment à quelque prodige.

Que le prodige se laisse très bien concevoir et imaginer, nous nous sommes déjà amplement expliqués là-dessus en commençant et nous pouvons en avoir effectivement l’expérience dans nos rêves de chaque nuit. Si nous voulons cependant continuer à être logiques, il nous faut aller plus loin et avouer que le rêve ne se distingue, en général, en rien de la réalité, par aucun signe caractéristique. La loi de causalité ne peut ici nous servir de rien, car elle ne saurait y posséder plus qu’ailleurs une valeur sans limite et, à regarder les choses de près, il est fort possible d’avoir en rêve des perceptions causalement coordonnées. La force des perceptions ne saurait être, elle non plus, un signe décisif, car il est notoire que certains rêves font sur l’âme une impression à peine plus faible que celles des réalités. Qui donc, en me lisant, peut démontrer qu’il me lit autrement qu’en rêve ? Que l’on ne dise pas davantage qu’un songe se manifeste comme tel par son interruption soudaine au réveil. On peut aussi rêver que l’on s’éveille et pourtant continuer de rêver. Il pourrait fort bien arriver qu’une personne eût régulièrement, chaque nuit, un songe qui fût causalement la suite du songe fait la nuit précédente. Un pauvre être de cette sorte mènerait une vie en partie double et ne saurait jamais, avec quelque certitude, de quel côté la réalité se trouve et de quel côté le rêve. Nous le voyons, à s’en tenir à la pure logique, tout le système philosophique ordinairement désigné sous le nom de « solipsisme » ne peut être pris en défaut sur aucun point. Le solipsiste pose son moi au centre de tout ce qui peut arriver et être connu, il tient pour réel et indubitable tout ce qu’il éprouve et rien que cela, tout le reste est à ses yeux dérivé et secondaire. Pour le solipsiste, régulièrement, chaque soir, au moment précis où il s’endort, le monde disparaît sans bruit pour renaître, sans bruit de même, le lendemain matin et chose en vérité remarquable, tel exactement, que, si pendant la nuit, il avait cessé d’exister.

Il suffit d’approfondir quelque peu ces singulières idées pour les écarter aussitôt comme absurdes et inadmissibles. En réalité, tout se passe précisément en sens contraire. Le monde ne donnerait pas un fifrelin pour que le solipsiste dorme ou veille et, même si ce personnage fermait les yeux pour toujours, le monde en prendrait à peine connaissance tout en poursuivant, immuable, sa route ordinaire.

Devant des conséquences aussi monstrueuses, les sceptiques les plus radicaux s’effrayent eux-mêmes et reculent. Ils se replient toujours et, à vrai dire, il n’en saurait être autrement, sur la base d’une sorte de compromis entre les exigences de la raison humaine et les déductions purement logiques du point de vue qu’ils représentent. Il est d’un intérêt spécial de suivre cela dans le détail et de chercher chaque fois à quel endroit leur pensée dévie de la ligne droite.

Ainsi Georges Berkeley conclut à peu près de la façon suivante : Parmi nos impressions sensibles, il y en a qui se produisent sans et même contre notre volonté ; il faut donc que ces impressions aient leur origine ailleurs qu’en nous-mêmes. Ici la loi de causalité est appliquée de la sorte tout à fait naïvement à la genèse des sensations alors que, d’autre part, les sensations doivent pourtant être l’unique donnée et que, en admettant expressément qu’il puisse y avoir des prodiges, on s’interdit radicalement de parler d’une application universelle de la loi de causalité. Comme Berkeley était d’une nature profondément religieuse, il ne pouvait manquer de faire apparaître comme cause dernière de toute sensation et, par là même, de toutes choses en général un Créateur tout-puissant et parfaitement bon duquel on peut faire dériver tout le reste selon l’usage et, une fois de plus, exactement à la façon des rationalistes.

Résumons-nous. Voici, à peu près, comment nous pouvons exprimer le résultat de ces considérations : l’empirisme sceptique est, en logique pure, inattaquable dans ses principes et complètement irréfutable aussi dans ses déductions ; mais, développé complètement en culture pure, il aboutit en fin de compte irrésistiblement à une impasse : le solipsisme. Veut-on échapper à celui-ci ? on n’a plus d’autre ressource que de sauter résolument de côté à quelque endroit, de préférence dès le début, et d’introduire une hypothèse métaphysique que ne postulent pas immédiatement les impressions sensibles et que l’on ne tire pas, non plus, par des déductions logiques.

C’est le mérite impérissable d’Emmanuel Kant, fondateur du criticisme, que d’avoir, le premier, clairement reconnu cette vérité et fait sciemment le pas sauveur. D’après Kant les impressions sensibles données par la conscience ne sont pas le seul moyen que nous ayons d’acquérir la connaissance : la raison y ajoute quelque chose du sien en tant qu’elle tire d’elle-même, indépendamment de toute expérience, certains concepts : les catégories, dont l’usage est la condition nécessaire pour que, d’une façon générale, des connaissances puissent être acquises. Il est d’importance pour notre problème que, parmi les catégories kantiennes, la loi de causalité figure et aussi qu’elle y apparaisse comme un jugement synthétique a priori dont voici à peu près le contenu : « Tout ce qui arrive suppose quelque chose d’où cela résulte conformément à une règle. » Cette proposition, selon Kant, vaut en dehors de toute expérience. Mais sa réciproque n’est pas toujours vraie, c’est-à-dire que toutes les choses qui se succèdent régulièrement ne sont pas pour autant dans un rapport de cause à effet. Y a-t-il rien qui se succède plus régulièrement, par exemple, que le jour et la nuit ? Or on ne trouvera personne pour croire que le jour est la cause de la nuit. La régularité absolue n’est donc pas, chez Kant, comme chez les sceptiques, équivalente à l’interdépendance causale. Dans l’exemple que nous venons de citer, elle tient uniquement à ce que les deux phénomènes sont les effets d’une seule et même cause qui est la rotation de la terre jointe à l’opacité du globe terrestre pour les rayons solaires.

De cette façon donc, la question de l’application universelle de la loi de causalité serait résolue par l’affirmative. On ne saurait pourtant méconnaître que la doctrine kantienne, pour satisfaisante et concluante qu’elle apparaisse dans la plupart de ses résultats, comporte, malgré tout, à cause de sa structure dogmatique, un certain arbitraire et l’on comprend sans peine que, dans la suite des temps, elle n’ait pas seulement subi des changements et des développements, mais aussi des attaques directes.

Il me faut, bien entendu, renoncer à toute tentative pour exposer ici, ne fût-ce qu’à grands traits, l’évolution de la causalité dans la philosophie post-kantienne ; que l’on me permette d’en relever seulement quelques marques particulièrement saillantes. Les plus sérieux adversaires du système kantien se sont élevés du côté des philosophes qui se faisaient scrupule de se risquer un peu trop loin sur le terrain métaphysique. Que l’on ne puisse pas se passer complètement de la métaphysique sans sombrer, à la fin, irrémédiablement dans le solipsisme, nous l’avons déjà vu plus haut et, à cet égard, tout système qui veut échapper tout ensemble à la métaphysique et au solipsisme, présente quelque part une lacune d’ordre logique dont nous ne pouvons ici parler avec détail : cela nous entraînerait trop loin. Mais, à de telles lacunes, des constructions prévoyantes peuvent toujours donner un aspect assez peu frappant.

Tandis que la doctrine de Kant, et avec elle tout le reste de la philosophie transcendantale de l’idéalisme absolu au matérialisme radical, s’enracine dans le sol métaphysique de la façon que nous venons de dire, le positivisme, fondé par Auguste Comte, cherche, tout au contraire, en ses diverses nuances et perfectionnements à se garder le plus possible des influences métaphysiques ; d’autant qu’il n’admet comme source légitime de connaissance que les expériences et la conscience exclusivement. D’après lui, la causalité n’a aucun fondement dans la nature des choses elles-mêmes, elle n’est, pour parler bref, qu’une invention de l’esprit humain, et si le rôle qu’elle joue a tant d’importance, c’est qu’elle a fait ses preuves comme extrêmement utile et pratique pour les hommes. La loi de causalité n’est que la mise en œuvre de cette invention. Nous connaissons toujours avec une exactitude parfaite tout ce que nous avons nous-mêmes inventé, la signification du concept de cause perd donc ainsi toute obscurité ; mais aussi demeure-t-il toujours possible qu’un jour, en tel où tel cas, l’invention se trouve inutilisable et que la loi de causalité ne joue pas. Que si, dans son système, Kant déclare impossible la connaissance sans causalité parce que la raison se crée, avant toute expérience, la catégorie du concept de cause, cette raison créatrice, considérée à la lumière du positivisme, n’est tout de même que la raison humaine et son œuvre est et demeure l’œuvre des hommes. L’homme est la mesure de toutes choses, disait déjà Protagoras. Nous avons beau faire et nous tourner de tous les côtés, nous ne parvenons pas un seul instant à sortir de notre peau et, si hardies que puissent être nos incursions dans le domaine de ce que nous appelons l’absolu, elles ne se meuvent toutes, en vérité, qu’à l’intérieur du cercle délimité, pour nous, par l’ensemble de nos faits de conscience.

Pour incontestablement concluantes en un certain sens que ces réflexions paraissent, on peut leur faire bien des objections au point de vue de la philosophie transcendantale. À chaque thèse succède ainsi son antithèse, par un changement sans cesse renouvelé, et la chanson n’aboutit qu’à renforcer cette vérité que nous connaissons déjà d’avance : la question de l’essence et de l’application universelle de la loi de causalité ne peut pas être résolue par la réflexion d’une façon décisive et que tout le monde reconnaisse pour telle. La théorie transcendantale et la théorie positiviste sont inconciliables et le resteront tant qu’il y aura des cerveaux indépendants et qui philosopheront.

III

Dans ces conditions nous n’avons plus guère d’espoir, semble-t-il, de voir jamais s’ouvrir devant nous la perspective de résoudre notre problème d’une façon satisfaisante. Ou bien pourtant n’y a-t-il pas encore un chemin de salut, une issue à ce cercle désolé ? N’est-il pas possible de découvrir encore une solution que l’on soit en droit de considérer comme décisive ?

Nous avons assurément encore un endroit où une issue pourrait se trouver, un endroit que nous n’avons pas pris jusqu’ici particulièrement en considération. Interrogeons la science. Se divise-t-elle en multiples branches à l’égard de notre question comme la philosophie dans ses multiples systèmes opposés l’un à l’autre ?

À vrai dire, on pourrait objecter ici préalablement qu’un problème de philosophie ne saurait être résolu par les sciences particulières ; que la philosophie traite précisément les questions concernant les principes et les conditions d’existence des sciences particulières ; que l’activité de la philosophie doit ainsi précéder, dans tous les cas, celle de la science et que si les sciences particulières entreprenaient de dire leur mot sur les questions de philosophie générale, ce serait empiéter d’une façon illicite sur le domaine philosophique.

Quiconque juge de la sorte méconnaît à mon avis l’importance du travail que la science et la philosophie opèrent ensemble. Tout d’abord, il y a lieu de considérer que le point de départ et les moyens d’investigation sont, au fond, tout à fait les mêmes dans les deux domaines.

Le philosophe, en effet, ne travaille nullement avec une espèce particulière d’intelligence et il ne puise à nulle source autre que les idées issues de son expérience journalière et de sa formation scientifique ; les idées qui diffèrent d’après ses penchants individuels et son évolution personnelle. À certains égards, même, le savant lui est de beaucoup supérieur, car il dispose, dans son domaine spécial, d’un matériel de faits beaucoup plus riche, rassemblé par observation ou expérimentation et passé systématiquement au crible. En revanche, le philosophe a de meilleurs yeux pour contempler les ensembles universels qui n’intéressent pas immédiatement le savant et que, par suite, ce dernier omet plus aisément d’observer.

La différence entre les deux sortes d’études pourrait, dans une certaine mesure, se comparer à celle qui existerait entre les occupations de deux compagnons de voyage debout côte à côte et examinant tous deux attentivement un paysage étranger, complexe et de vaste horizon, celui-ci d’un regard libre d’errer partout à sa guise, celui-là avec une longue-vue solidement fixée dans une direction précise. Le premier ne voit pas aussi distinctement le détail ; mais il peut, d’un seul coup d’œil, embrasser à la fois l’unité et la diversité de l’ensemble et, par suite, comprendre mieux un certain nombre de choses, tandis que le second découvre beaucoup plus de particularités ; mais ne possède, par contre, qu’un champ de vision relativement étroit sans pouvoir embrasser du regard tout le paysage. Tous deux, en se complétant l’un l’autre, peuvent se rendre de précieux services.

Naturellement, cette comparaison cloche comme toute autre, elle peut toutefois mettre en lumière la vocation et l’aptitude unique de la philosophie à formuler un problème déterminé et reconnu par elle comme fondamental ; mais aussi l’impossibilité où elle se trouve de le résoudre tout à fait sans équivoque, à moins de se procurer des informations par une enquête auprès des sciences particulières. Si le résultat de cette enquête venait à dicter une solution absolument déterminée, on pourrait incontestablement tenir cette solution pour décisive. C’est, en effet, le trait caractéristique d’une vraie science que ses découvertes s’imposent d’une façon générale, objective pour tous les temps et tous les peuples ; d’où il suit que ses résultats exigent qu’on les reconnaisse sans réserve et, en fin de compte, ils y parviennent toujours. Les progrès de la science ne sont pas moins décisifs et il devient à la longue impossible de les ignorer.

C’est ce qui apparaît d’une façon particulièrement évidente dans le développement pris par les sciences de la nature.

Que l’homme de nos jours, grâce à la télégraphie sans fil, envoie toutes les nouvelles qu’il veut jusqu’aux endroits du globe les plus éloignés en une minuscule fraction de seconde ; que, grâce aux avions, il s’élève dans les airs et survole de très haut les cimes des montagnes aussi bien que les mers ; que, grâce aux rayons de Röntgen, il explore l’intérieur de tous les êtres vivants et détermine même la position de chaque atome dans un cristal : voilà des opérations objectives de la science et de la technique, engendrées par elles et qui donnent des centaines de démentis au vieux Ben Akiba ; et devant lesquelles s’effondrent le savoir, tant vanté, de tous les sages, les artifices exercés durant des siècles par tous les mages et les enchanteurs. Qui voudrait encore, en présence de si palpables succès, fermer les veux et déraisonner sur un effondrement de la science ne mériterait pas qu’on le réfute et ne ferait que se rendre ridicule. Quelle autre manière, en effet, d’administrer la preuve qu’il s’agit ici d’un véritable progrès dans la connaissance si ce n’est par l’examen des résultats qui sont sous nos yeux ? La seule marque à laquelle on puisse reconnaître sans erreur la valeur de n’importe quelle sorte de travail est et reste cette fois encore dans les fruits qu’elle a donnés.

La compétence et l’efficacité de la méthode scientifique pour traiter le problème qui nous occupe étant ainsi reconnues, il nous est permis de poser, en outre, la question suivante : Comment la science procède-t-elle, en fait, dans ses diverses branches ? Et, qu’on prenne garde, il s’agit ici de la science elle-même et non des fondements qu’elle peut avoir dans la philosophie ou dans la théorie de la connaissance. S’occupe-t-elle des perceptions sensibles et relatives données immédiatement par la conscience et de leur mise en œuvre systématique suivant les lois de la pensée ou bien, de cette source première de nos connaissances, passe-t-elle aussitôt au-dehors par une sorte de saut sur le terrain de la métaphysique ? Sur la réponse à cette question, mon avis ne peut faire de doute pour aucun esprit impartial : elle est, pour chaque science particulière, en faveur de la seconde alternative. Bien plus, on est en droit de dire que c’est précisément au rejet de toute considération égocentriste ou anthropocentriste et là seulement que commence chaque science, au sens propre du mot. Primitivement, en effet, l’homme pensant tirait à soi et à ses intérêts toutes ses perceptions sensibles et tout ce qui s’y rattache. Les forces de la nature qu’il se figurait douées d’une âme comme la sienne, il les classait en bienveillantes ou hostiles, les plantes en vénéneuses et inoffensives ; les animaux, en redoutables et paisibles. Aussi longtemps qu’il s’obstina dans cette attitude intellectuelle, il ne put arriver à une véritable science. C’est seulement quand il se mit à laisser hors de jeu, pour l’amour de la connaissance pure, ses intérêts immédiats, lorsqu’il se crut lui-même et, plus tard aussi, la planète qu’il habite, fort loin d’être le centre de l’évolution universelle, lorsqu’il se retira sur des positions plus modestes de l’observateur qui écoute, guette attentif, et doit se tenir aussi tranquille que possible à l’arrière-plan pour influencer aussi peu que possible les propriétés des objets qu’il scrute et le cours des événements qu’il observe ; alors seulement le monde extérieur commença de lui révéler ses secrets et lui livra de la sorte, en même temps, les moyens de plier la nature à son service, moyens qu’il n’avait jamais réussi à découvrir par la voie directe : nous en avons déjà rencontré plus haut quelques exemples.

Or ce qui vaut dans le domaine de la nature, ne peut que se trouver juste d’abord pour la vie de l’esprit. Le fondement et la condition préalable de toute science véritable et féconde est l’hypothèse, indémontrable à vrai dire en logique pure, mais que la logique ne pourra non plus jamais renverser, de l’existence d’un monde extérieur, subsistant aussi, complètement indépendant de nous et duquel nous ne pouvons directement prendre connaissance par nos sens particuliers, mais seulement comme s’il s’agissait d’un objet étranger, observable seulement à travers des lunettes qui le revêtiraient, pour chaque observateur, d’un coloris quelque peu différent. Il ne nous viendrait guère à l’esprit, en pareil cas, d’attribuer à nos lunettes toutes les propriétés de l’image par nous perçue, bien plus, nous apporterions alors le plus grand soin à tenir compte, autant que possible, pour nous former une opinion sur cet objet, des colorations produites par les lunettes : de même, avant tout, pour penser d’une façon véritablement scientifique, nous sommes tenus de reconnaître et de maintenir jusqu’au bout la distinction entre le monde extérieur et le monde intérieur.

Justifier spécialement ce saut dans le transcendantal, c’est de quoi les sciences particulières ne se sont jamais préoccupées et elles ont bien fait. Premièrement, en effet, elles n’auraient certainement pas, sans cela, progressé si vite et, secondement, ce qui est d’une importance fondamentale encore plus grande, elles n’ont pas à craindre qu’on s’en prévale jamais contre elles avec succès, dès lors que des questions de ce genre ne peuvent aucunement se résoudre par des procédés rationnels.

Certes, la maxime positiviste que l’homme est la mesure de toute chose, est irréfutable en tant que l’on ne peut empêcher personne, en, vertu de principes logiques, de rapporter toutes choses à cette mesure humaine et de réduire, en fin de compte, à un complexe de perceptions tout ce qui se passe dans l’univers ; mais il existe encore une autre mesure, beaucoup plus importante pour certaines questions, indépendante de la manière d’être et d’agir de l’intellect qui mesure, et propre aux choses elles-mêmes. Cette mesure, à vrai dire ne nous a pas été immédiatement donnée ; mais nous cherchons à la découvrir et quand nous ne devrions jamais atteindre complètement le but idéal, nous nous en rapprochons du moins sans cesse par un travail ininterrompu. Chaque pas, sur ce chemin, trouve son salaire, comme l’histoire de chaque science nous l’apprend, dans mille succès divers. La science admet donc l’existence d’un monde extérieur subsistant en soi et, tout aussitôt, elle y rattache la question de la causalité, c’est-à-dire des lois qui régissent tout ce qui se passe dans l’univers, en tant que concept tout à fait indépendant de nos perceptions sensibles ; et elle se fait un devoir de rechercher si, et jusqu’à quel point, la loi de causalité est applicable dans la nature et dans le monde de l’esprit aux divers faits qui s’y produisent.

Nous le voyons, la science se trouve ici exactement au point que Kant a pris pour origine de sa théorie de la connaissance. Comme dans la philosophie kantienne, ainsi dans chaque science particulière, le concept de cause appartient aux catégories sans lesquelles la connaissance, en général, ne peut être acquise. Par contre, il existe une certaine différence, en ce sens que Kant ne pose pas seulement le concept de causalité, mais aussi, dans une certaine mesure, le contenu de la loi de causalité, comme immédiatement donné par l’intuition et, par suite, comme universellement valable. Cette démarche, les sciences particulières ne peuvent pas la faire avec lui. Bien plus, elles doivent se réserver d’examiner, dans chaque cas particulier, ce que signifie la loi de causalité et de remplir peu à peu d’un contenu fécond, grâce à la recherche inductive, la forme, vide en soi, du concept de cause.

IV

Nous voilà donc mis en demeure, pour avancer vers la solution de notre problème d’explorer à tour de rôle les sciences particulières et d’examiner à fond leur position en ce qui concerne la question de l’application universelle et sans exception de la loi de causalité. Il va de soi qu’il ne peut être question ici que d’une exploration rapide, quelques pas avec des bottes de sept lieues.

Commençons par la plus exacte des sciences naturelles, la physique. Dans la dynamique classique, où nous pouvons inclure aussi bien la mécanique, y compris la théorie de la gravitation, que l’électrodynamique de Lorentz et de Maxwell, la loi de causalité s’exprime par une formule qui, pour l’exactitude et la précision, s’approche dans une certaine mesure du but idéal décrit par nous plus haut. Cette formule consiste en un certain système d’équations mathématiques en vertu duquel tous les processus ayant lieu dans un système physique donné sont complètement déterminés dès que l’on en connaît les conditions limites spatiales et temporelles, c’est-à-dire l’état initial et les influences extérieures agissant sur le système. Il en résulte qu’il est possible de déterminer à l’avance par le calcul tous les phénomènes qui auront lieu dans le système, jusque dans leurs moindres particularités, et ainsi de déduire l’effet de la cause.

Le dernier progrès important de la dynamique est tout récent, il a été réalisé par la théorie de la relativité généralisée, grâce à laquelle la gravitation newtonnienne a fusionné intimement avec l’inertie de Galilée. On a généralement coutume d’interpréter la théorie de la relativité à un point de vue positiviste et de l’opposer en un certain sens à la philosophie transcendantale. Mais c’est tout à fait à tort, car le fondement de la théorie de la relativité généralisée ne réside pas en ce que toutes les données spatiales et temporelles ne possèdent qu’une signification relative au système de référence adopté par l’observateur ; elle réside au contraire en ce que dans la diversité spatiale et temporelle de l’univers à 4 dimensions, il existe une grandeur, la distance entre deux points infiniment proches l’un de l’autre, que l’on appelle déterminant métrique (Massbestimmung) qui, pour tous les observateurs effectuant les mesures et pour tous les systèmes de référence utilisés, conserve la même valeur, de telle sorte qu’elle revêt un caractère transcendantal indépendant de toute volonté humaine.

L’hypothèse des quanta a, sans doute, jeté quelque trouble récemment dans cet harmonieux système de la physique et l’on ne saurait encore prévoir aujourd’hui exactement l’influence que le développement de cette hypothèse aura sur la conception des lois physiques fondamentales ; quelques modifications essentielles semblent devenir indispensables. Aucun physicien, cependant, ne doute que l’hypothèse des quanta trouvera son exacte expression dans certaines équations qui pourront valoir comme formule plus exacte du principe de causalité.

Mais la physique connaît en dehors des lois dynamiques rigoureuses et qui jouent dans tous les cas, d’autres lois encore, dites lois statistiques. Ces lois n’ont qu’un caractère de probabilité et souffrent exception en certains cas. L’exemple classique en cette matière est la transmission de la chaleur. Quand deux corps, de températures inégales, se touchent, l’énergie thermique passe conformément au second principe de la théorie de la chaleur, toujours du plus chaud au plus froid. Nous savons aujourd’hui fort bien que ce principe n’exprime qu’une simple probabilité. Il peut très bien arriver, surtout si la différence de température des corps qui se touchent est extrêmement petite, qu’un échange inverse de chaleur vienne à se produire, allant du plus froid au plus chaud, en un point spécial et à un instant particulier. Le second principe de la théorie de la chaleur, comme toutes les lois statistiques, n’a donc pas son exacte portée dans chaque cas distinct, mais seulement lorsqu’il s’agit d’une moyenne entre de nombreux phénomènes de même nature. Si on veut l’appliquer à des cas particuliers, on n’est plus en droit de parler d’autre chose que d’une certaine probabilité.

Ici nous sommes dans un cas tout à fait analogue à ce qui se passe quand on joue avec un dé non symétrique. Si l’on fait rouler un dé dont le centre de gravité n’est pas au centre de figure mais sensiblement plus près d’une des six faces, il est très probable, mais non tout à fait certain, qu’à l’arrêt cette face va se trouver en dessous. Moins le centre de gravité sera éloigné du centre de symétrie, plus le résultat sera douteux. Pour exprimer la loi statistique, ici dominante, il faut jeter le dé très souvent, coup sur coup. Le nombre de coups qui donne le résultat probable et le nombre total des coups se trouvent respectivement dans un rapport tout à fait précis, déterminé par la position du centre de gravité.

Et maintenant, pour en revenir à la transmission de la chaleur : est-ce que la loi de causalité, en tant qu’elle s’applique avec rigueur et s’étend à tous les phénomènes particuliers, y trouve une limite ? En aucune façon. Des recherches plus poussées, en effet, ont fait voir que ce que nous appelons transmission de la chaleur d’un corps à un autre est un phénomène extrêmement compliqué que l’on peut décomposer en une multitude d’autres phénomènes distincts, indépendants les uns des autres et très petits : les mouvements moléculaires ; et, de plus, elles ont montré que si nous supposons les lois dynamiques valables pour chacun de ces minuscules phénomènes en particulier, ce qui implique une causalité rigoureuse, cela nous mène tout justement aux lois de probabilité que l’observation constate. Si les règles de statistique cessent de s’appliquer en certains cas, cela ne tient donc pas à ce que la loi de causalité soit violée, mais bien à ce que nos observations ont beaucoup trop peu de finesse pour servir à l’examen direct de cette loi. Si nous étions en situation de suivre le mouvement de chaque molécule séparément nous trouverions la preuve que les lois dynamiques s’y appliquent exactement.

C’est pourquoi l’on distingue en physique deux sortes d’observations ; l’observation macroscopique, plus grossière, sommaire et l’observation microscopique, plus détaillée. Il n’y a de hasard et de probabilité que pour l’observateur macroscopiste ; et leur grandeur, leur importance dépendent essentiellement des connaissances sur lesquelles il s’appuie, tandis que l’observateur microscopiste ne voit partout que certitude et rigoureuse causalité. Le premier ne compte que par addition de valeurs, il ne connaît que des lois statistiques, le second compte par valeurs isolées et leur applique les lois dynamiques dont le sens est parfaitement précis. Si nous considérions microscopiquement le coup de dés, pris par nous pour exemple tout à l’heure, c’est-à-dire si nous connaissions exactement dans chaque cas particulier, outre la structure du dé, sa position et sa vitesse initiales, aussi bien que les influences extérieures du dessus de la table et de la résistance de l’air, il ne serait plus question de hasard ; mais nous serions chaque fois en mesure de calculer avec précision le lieu et la position dans lesquels, en fin de compte, le dé s’arrêterait.

Il n’est pas besoin d’exposer ici, plus en détail, que la science physique, en ce qui concerne tous les phénomènes du monde moléculaire et atomique, cherche à nous ramener autant que possible de la méthode macroscopique, qui s’offre toujours naturellement la première en ce domaine, à la méthode microscopique et, par suite, des lois statistiques à l’application sévère et rigoureusement causale des lois dynamiques. L’on peut dire, par conséquent, que la physique, à qui nous sommes en droit de joindre ici l’astronomie, la chimie et la minéralogie, prend comme base, dans tous ses domaines l’application rigoureuse de la loi de causalité.

Nous en venons maintenant aux lois biologiques. Ici les relations sont beaucoup plus compliquées, de ce fait surtout, que deux concepts nouveaux entrent en jeu : celui de la vie et celui de l’évolution qui ont suscité dès longtemps à la recherche scientifique les plus grandes difficultés. Il me sera permis cependant, quoique je ne puisse plus, sur ce chapitre, parler comme spécialiste, d’affirmer sans hésiter que la recherche biologique, elle aussi, et précisément en ses parties les plus obscures comme, par exemple, la théorie de l’hérédité, en vient de plus en plus à admettre l’existence universelle de relations strictement causales. Un hasard au sens absolu, ou ce qui revient au même, un prodige, c’est ce que la physiologie ignore tout autant que la physique quoique, à vrai dire, la méthode microscopique soit pour elle de beaucoup plus difficile à pratiquer jusqu’au bout. Aussi la plupart des lois physiologiques sont-elles du genre statistique et dénommées règles. Quand on observe des exceptions à ces règles empiriquement constatées, on ne les attribue pas à une violation de la loi de causalité, mais à l’insuffisance de nos connaissances en ce qui concerne les conditions sur lesquelles repose l’application de la règle, et la science n’a ni cesse ni repos qu’elle n’ait fait là-dessus d’une façon ou d’une autre la lumière. Il n’est pas rare alors, qu’en éclairant ce point, elle éclaire en même temps à l’improviste d’autres questions qui s’y rattachent et qu’elle constate ainsi dans une nouvelle direction les effets de l’interdépendance causale universelle. C’est la voie qui a conduit à mainte découverte importante.

Comment distinguer cependant l’interdépendance causale d’une simple régularité, toute extérieure, d’une succession constante de faits ? Il n’existe généralement pour cela aucun critérium décisif. Ce que l’on peut établir, ce n’est jamais, en fin de compte, que l’application universelle et sans exception d’une loi qui nous permet de prédire avec assurance les effets que doit produire une cause donnée.

Une anecdote contée, si je ne m’abuse, par Benjamin Franklin, illustre assez joliment ce que je viens de dire. On sait que Franklin ne fut pas seulement un grand homme d’État, mais aussi un naturaliste et un inventeur de génie. À une certaine époque, il eut l’occasion de s’occuper du problème de la fertilisation artificielle du sol par les engrais. Il en prévoyait clairement l’importance pour l’agriculture et il avait déjà obtenu quelques succès pratiques avec un engrais au plâtre. Il ne put toutefois réussir de longtemps à convaincre ses voisins, hostiles à toutes les nouveautés que la végétation luxuriante de son champ de trèfle avait pour cause première l’engrais artificiel. À la fin, il se rabattit pour le leur prouver par le fait, sur le procédé que voici : Au temps des semailles, il traça sur le sol en bêchant son champ de trèfle, des sillons linéaires, étroits et longs auxquels il donna la forme de grandes lettres et il les garnit d’un engrais riche tandis que tout le reste du champ restait sans fumure. Lorsque plus tard le trèfle leva, il poussa particulièrement haut et dru sur les lignes fumées et l’on put lire distinctement de loin sur le champ en grosse écriture de trèfe ces mots : « Cet endroit a été fumé avec du plâtre ».

Les paysans, à tête dure, se laissèrent-ils convaincre par cette preuve ? notre histoire ne le dit pas. Cela ne va nullement de soi. Personne ne peut en effet être contraint par des raisons d’ordre purement logique à reconnaître une interdépendance causale, même dans ce qui se présente à lui sous l’aspect d’une régularité absolue. Pensons seulement à l’exemple kantien du jour et de la nuit. Ceci s’accorde tout à fait avec ce que nous avons déjà, maintes fois, eu l’occasion de souligner, à savoir que le lien causal est d’ordre transcendantal et non pas logique.

On peut toujours dire que la loi de causalité est une hypothèse, c’est en vérité trop peu pour la caractériser. En tout cas, ce n’est pas, après tout, une hypothèse comme les autres, mais bien l’hypothèse capitale et fondamentale, c’est-à-dire la condition préalable de ce fait que, d’une façon générale, il n’est pas dénué de sens de forger des hypothèses. Toute hypothèse, en effet, qui formule une règle précise quelconque, prend pied déjà sur la valeur de la loi de causalité.

Il nous reste encore à considérer cette catégorie de sciences qui a pour objet les plus complexes et les plus délicats des phénomènes, ceux qui nous touchent le plus immédiatement, les phénomènes spirituels. Les énormes difficultés auxquelles se heurte l’emploi de la méthode d’observation objective dans les sciences de l’esprit et spécialement dans celle qui précède les autres, je veux dire la science de l’histoire, ne serait-ce qu’en raison du nombre limité des sources, se trouvent atténuées, dans une certaine mesure du fait que ces sciences disposent d’une méthode particulière d’ordre subjectif étrangère aux sciences naturelles, la méthode d’auto-observation qui rend le chercheur capable d’éprouver par sympathie, dans une certaine mesure, les états d’âme des personnages ou des groupes de personnes dont il s’occupe et de s’ouvrir ainsi certaines vues sur les particularités de leurs sentiments et de leurs démarches intellectuelles.

Demandons-nous-le donc, une fois de plus, quelle position les sciences de l’esprit adoptent-elles en ce qui concerne le problème ? Existe-t-il partout, d’après elles, dans le monde de l’esprit, dans le sentiment, la volonté, l’intelligence et l’activité de l’homme, une rigueur, une interdépendance causale, de telle sorte que chaque expérience vitale, chaque pensée, chaque vouloir, soit conditionnés pleinement et nécessairement par une ou plusieurs circonstances ou survenances antérieures ; ou bien règne-t-il ici, par contraste avec la nature, jusqu’à un certain point, quelque liberté, arbitraire ou hasard, comme on voudra l’appeler ?

Dès longtemps il s’est formé là-dessus des opinions très diverses. C’est ainsi que se sont trouvées répandues jusqu’à ces tout derniers temps des théories comme à peu près la suivante : Plus haut l’on monte sur l’échelle des êtres dans la nature, plus on voit décroître en importance le rôle de la nécessité et plus grands deviennent le domaine et la portée de la liberté créatrice qui, chez l’homme, s’élève jusqu’à l’autonomie complète de la volonté.

Une telle conception est-elle juste et, si oui, jusqu’à quel point ? Il n’appartient qu’à la recherche historique de se prononcer à ce sujet. La question se pose d’ailleurs tout à fait comme dans les sciences de la nature, à cela près que l’on se sert ici d’une terminologie quelque peu différente et en harmonie avec les circonstances spéciales en présence desquelles on se trouve. Comme objet de la recherche, nous avions dans les sciences de la nature, un être déterminé doué de propriétés données ; de même ici, nous avons une personnalité individuelle déterminée, avec des prédispositions héréditaires données, telles que la structure du corps, l’intelligence, l’imagination, le caractère et le tempérament, l’humeur. Comme conditions extérieures, nous voyons agir les conditions physiques du monde qui enveloppe l’individu, telles qu’elles s’exercent par le climat, l’alimentation, l’éducation, les relations, les lectures, etc. On se demandera si, d’après toutes ces données, on peut déterminer la conduite à venir de l’homme selon certaines lois et cela en tous ses détails.

Il va de soi qu’il ne peut s’agir ici, bien moins encore que dans les sciences naturelles, de donner à cette question une réponse totale et irréfutable en logique ; mais il n’est pas moins permis de penser, dès aujourd’hui, et en toute assurance, que la direction prise, aussi bien par la psychologie, que par la science historique dans le cours de leur développement, conduiront à résoudre la question, dans toute son étendue, par l’affirmative. Le rôle que la force joue dans la nature, comme cause des mouvements, est assumé ici, dans le monde de l’esprit, par le motif comme cause des actes ; et de même qu’à tout instant les mouvements d’un corps matériel résultent fatalement de l’action concomitante des diverses forces, en des sens déterminés, de même les actes de l’homme répondent avec la même fatalité à la résultante des motifs qui se renforcent ou se combattent les uns et les autres et produisent ainsi leurs effets en partie d’une façon plus ou moins consciente et aussi, en partie, sans qu’il s’en aperçoive.

Quand bien même, au premier abord, maintes démarches de l’homme paraîtraient inexplicables, énigmatiques, un examen plus serré parvient cependant, en beaucoup de cas, à les reconnaître comme déterminées par des causes qui peuvent résider dans des prédispositions spéciales du caractère, dans l’humeur du moment, ou encore dans quelques particularités des circonstances extérieures ; et, quant aux autres cas, nous avons toutes les raisons d’admettre que, si l’explication est difficile, ce n’est pas que les actes en question soient sans motifs ; mais seulement que nous avons une connaissance insuffisante de l’état des choses avec tous ses détails, exactement comme dans le cas du jeu de dés, malgré l’absence apparente de règle dans la succession des coups, personne ne met en doute l’application de la loi de causalité à chaque coup distinct. Quand bien même, aussi, maintes fois, les motifs d’un acte resteraient tout à fait dans l’ombre, un acte dénué de motifs est, scientifiquement, aussi peu admissible qu’un hasard absolu dans la nature inanimée,

Nous pouvons après cela laisser entièrement de côté la difficile question de la réaction réciproque entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques. Il suffit d’admettre le principe que tout phénomène psychique dépend, selon des lois déterminées, d’un phénomène physique correspondant.

Comme chaque acte n’est pas seulement déterminé par des motifs antérieurs qui en sont la cause, mais agit lui-même comme cause sur des actes postérieurs, il se forme ainsi par l’entrelacement des motifs et des actes une chaîne sans fin de phénomènes successifs dans la vie de l’esprit et chaque anneau de cette chaîne est soudé au suivant tout aussi bien qu’au précédent, par une causalité rigoureuse.

Les tentatives, à vrai dire n’ont pas manqué, pour rompre l’interdépendance de ces anneaux. C’est ainsi qu’Hermann Lotze, en opposition consciente contre Kant, à présenté avec insistance cette théorie qu’une telle chaîne de causes a beau n’avoir pas de fin elle peut avoir un commencement, en d’autres termes, il arrive d’après lui, surtout dans les têtes ou repose un esprit aux facultés créatrices, que surgissent, en certains cas, des motifs qu’aucune cause extérieure ne conditionne et qui ne tiennent que d’eux-mêmes leur efficacité, de telle sorte qu’ils forment l’anneau initial d’une nouvelle chaîne de causes.

S’il pouvait réellement se produire quelque chose de tel, l’incessant travail de la recherche scientifique en ce point devrait pourtant réussir, en un cas quelconque, et ne serait-ce qu’une fois à démontrer enfin que c’est là, à tout le moins, une chose croyable. Or, jusqu’à présent, on n’a rien pu découvrir nulle part à quoi se puisse accrocher l’existence de ces prétendus commencements libres. Au contraire, plus la science a pénétré profondément et en détail dans la genèse même des grands mouvements spirituels de l’histoire mondiale, plus clairement elle a toujours mis en lumière la causalité qui les conditionne, leur dépendance des facteurs qui les précèdent et les préparent, et l’on peut dire, précisément à ce sujet et dès aujourd’hui, que, réciproquement, la recherche scientifique a pour racine des considérations causales et que la connaissance scientifique présuppose comme condition première l’admission d’une causalité sans exception, d’un déterminisme intégral.

Il est aisé de comprendre que nous ne pouvons borner les conséquences de cette conclusion à aucune frontière déterminée et qu’il ne nous est pas permis d’hésiter à l’étendre, même aux productions les plus élevées de l’esprit humain. Nous devons ainsi avouer sans hésitation que, même l’esprit de nos plus grands maîtres, l’esprit d’un Kant, d’un Gœthe, d’un Beethoven, au moment même de ses plus hautes envolées et de ses élans spirituels les plus profonds, les plus intimes, subissait les contraintes de la causalité et n’était qu’un instrument aux mains de la toute-puissante et universelle loi.

Une pareille affirmation à l’égard de ce que notre admiration et notre respect placent au rang le plus élevé et le plus noble parmi les créations du genre humain, pourrait aisément passer pour un blasphème aussi intolérable que gratuit si, d’autre part, nous n’avions à mettre en regard pour nous, simples mortels, cette considération que nous n’allons pas bien loin sans cesser de pénétrer en ses infinies délicatesses l’interdépendance causale dont il s’agit ici ; et que la différence entre le point de vue plutôt descriptif qui nous est imposé et le point de vue réellement strictement causal doit être encore bien plus considérable que la différence existant entre les méthodes macroscopiste et microscopiste du physicien qui pourtant, toutes les deux, présupposent la stricte application de la loi de causalité.

Mais alors, car on pourrait fort bien se poser ici la question, à quoi bon parler d’une interdépendance causale précise ? Cela a-t-il encore un sens si personne au monde n’est en état de la saisir réellement comme telle ?

C’est ici que se manifeste d’une façon particulièrement sensible la nature propre de la causalité. Oui, vraiment, ce mot a encore un sens, la causalité est en effet transcendentale et nous nous sommes amplement étendus sur ce sujet ; elle est tout à fait indépendante de la manière d’être de l’esprit qui cherche, bien plus, elle conserverait son importance, si tout sujet capable de connaître venait à faire complètement défaut. Dans le cas qui nous occupe, voici quel est le sens intelligible de l’interdépendance causale.

On peut parfaitement concevoir et peut-être n’est-il pas du tout invraisemblable que notre intellect humain ne soit pas le plus haut, mais qu’il se trouve en quelque autre lieu ou à quelque autre époque des êtres dont l’intelligence dépasse la nôtre d’aussi loin que la nôtre dépasse, par exemple, celle des infusoires. Il pourrait très bien arriver que pour les regards pénétrants d’un tel esprit capable de suivre en détail, aussi bien les plus fugitifs éclairs de pensée que les modifications les plus délicates des ganglions cérébraux de l’homme. (Émile du Bois-Reymond, dans un de ses discours bien connus, l’a nommé un jour, en mémoire du fondateur de la mécanique céleste un esprit laplacien) — ; pour cet être, les œuvres Créatrices de nos héros de l’esprit seraient soumises à des lois tout aussi puissantes et immuables que celles qui se manifestent de nos jours aux regards de l’astronome lorsqu’il observe au télescope les mouvements multiples et divers du ciel étoilé.

Nous devons d’ailleurs, pour les phénomènes spirituels, comme pour tous les autres, distinguer entre l’application et la constatation permanente de la loi de causalité. Applicable, cette loi le demeure en toute circonstance, grâce à son caractère transcendental ; constatable en permanence, elle ne l’est que pour un esprit dont l’intelligence surpasse, dans une certaine mesure d’une grandeur peu commune, l’intelligence de l’esprit à explorer, de l’objet soumis à la recherche. Plus faible est cet écart, plus incertaine aussi et plus lacunaire devient l’étude causale et par là même l’étude scientifique. C’est de là que vient, pour nous, la difficulté, bien plus, l’impossibilité de comprendre, du point de vue de la causalité les pensées et les actes d’un génie. Même un esprit également génial est obligé, pour y parvenir, d’appeler à son aide des interprétations, des présomptions des déductions analogiques ; et, pour l’imbécile, le génie demeurera toujours un livre fermé de sept sceaux.

L’homme le plus haut placé quant à l’esprit est donc, malgré tout, lui aussi, assujetti dans toutes ses activités à la loi de causalité et l’on doit, à tout le moins en principe, compter constamment avec la possibilité de voir un jour la recherche scientifique, à force de pénétrer sans cesse plus profondément et de s’affiner toujours davantage, réussir finalement à comprendre, même la plus géniale créature humaine dans son conditionnement causal, car la pensée scientifique exige, encore une fois, la causalité. Aussi pensée causale et pensée scientifique s’équivalent-elles, le but dernier de la science étant de mener jusqu’au bout dans toute sa plénitude la recherche des causes.

V

Et maintenant qu’en est-il de la volonté libre ? Y a-t-il place encore pour elle à côté de la causalité qui englobe tout ? Au moment où nous en venons à cette question, la dernière et la plus importante de celles que nous étudions ici, je signalerai d’abord une circonstance frappante et qui nous donnera, en tout cas, toutes sortes de choses à penser en cette occurrence.

Si l’aveugle hasard et le prodige doivent, comme nous l’avons vu tout à l’heure, être radicalement exclus de la science, elle n’en a que plus d’occasions de s’occuper de la croyance aux prodiges. Cette croyance jouit en effet depuis toujours dans l’ensemble de l’humanité de la plus large diffusion : c’est un fait notoire, et dont les manifestations se renouvellent sans cesse tout le long des siècles, sous des formes innombrables. Comme tel, il exige d’une façon pressante une explication scientifique et par conséquent causale. La croyance aux prodiges représente, comme l’on sait, dans l’histoire de la civilisation humaine une puissance véritable et d’une énorme importance. Elle a été la source d’une multitude de bénédictions, elle a inspiré de nobles âmes, les actions les plus grandes, les plus héroïques. Elle a aussi, je l’avoue, surtout lorsqu’elle s’est tournée au fanatisme, causé des maux sans mesure, dévasté des régions entières, sacrifié d’innombrables innocents.

Selon les données que nous ont fourni jusqu’ici nos considérations, il faudrait maintenant s’attendre précisément à ce que les progrès de la connaissance scientifique et sa diffusion croissante chez tous les peuples civilisés du globe dressent peu à peu contre la croyance aux prodiges une digue de plus en plus haute et forte à mesure que le temps s’écoule ; or il n’y a trace de rien de tel, au contraire. Notre temps qui se vante si fort de faire des progrès est justement celui où la croyance aux prodiges, sous les forces les plus diverses comme l’occultisme, le spiritisme, la théosophie et mille autres variétés de quelque nom qu’on les décore, étend de plus en plus ses ravages, en dépit des tentatives opiniâtres que, du côté de la science, on a dirigées contre elle en vue de la repousser. Par contre, les efforts de la ligue moniste appelée à la vie, il y a plusieurs années, au bruit d’éclatantes fanfares, dans le but de contribuer à faire accepter partout une conception établie sur des bases purement scientifiques n’ont obtenu qu’un succès tout à fait mesquin en comparaison.

Comment expliquer ce fait singulier ? Y aurait-il, en fin de compte, au fond de la croyance aux prodiges, quelque bizarres et insoutenables formes qu’elle puisse souvent revêtir, un élément qui se justifie ? Se pourrait-il que la science n’eût pas, dans toutes les questions, le dernier mot ? Ou, pour parler plus clairement, faudrait-il, en un point quelconque, opposer aux conceptions purement causales une barrière solide qu’elles ne puissent pas franchir ?

Ces questions nous placent juste au cœur du problème que nous discutons aujourd’hui et nous n’avons plus besoin maintenant de chercher bien loin la réponse, elle est déjà contenue dans ce qui précède.

En fait, il y a un point dans le vaste monde incommensurable de la nature et de l’esprit, un seul et unique point qui est et demeure toujours inaccessible non seulement pratiquement, mais encore logiquement, à toute considération causale ; ce point c’est notre propre moi. Un point minuscule, comme je l’ai dit dans l’étendue du monde et pourtant, un monde aussi. Oui, c’est un monde tout entier, le monde qui englobe tout l’ensemble de ce que nous voulons et pensons, le monde qui recèle à côté de la plus profonde souffrance, la plus haute béatitude ; l’unique domaine dont aucune des forces du destin ne puisse nous arracher la possession et que nous n’abandonnerons un jour qu’avec notre vie même.

Ce n’est pas que notre monde soit soustrait dans son ensemble à toute considération causale. En principe, rien absolument ne nous empêche de saisir nous-mêmes, sans cesse, n’importe laquelle de nos propres expériences vitales dans sa stricte nécessité causale. Mais, pour cela, une condition très lourde s’impose inéluctablement : il faut que depuis cette expérience nous soyons devenus énormément plus prudents ; si prudents que nous puissions nous sentir à l’égard de l’état où nous trouvions alors dans la situation d’un observateur microscopiste et d’un esprit laplacien. Alors seulement se trouve réalisé cet éloignement, ce minimum de distance entre le sujet connaissant et l’objet à explorer que requiert inflexiblement, nous l’avons démontré plus haut en termes exprès, l’exercice complet de l’investigation causale. Plus cet éloignement est réduit, c’est-à-dire plus le moment est prématuré où nous nous mettons à considérer nos expériences antérieures, moins il nous devient possible de nous observer parfaitement nous-mêmes ; et, quand l’activité qui tend à connaître fait déjà partie elle-même de celle qui doit être étudiée, toute considération causale devient entièrement caduque et même tout à fait dénuée de sens.

Ainsi donc, s’écrieront bien des désillusionnés, notre moi n’est affranchi qu’en apparence, et grâce à notre insuffisance intellectuelle, des chaînes de la causalité ? Rien ne serait plus à contre-sens que de telles expressions. Elles seraient tout aussi injustifiées que si l’on venait dire que le plus agile des athlètes ne peut pas distancer son ombre à la course parce qu’il ne peut pas remuer les pieds assez vite. Non l’impossibilité de soumettre à la loi de causalité notre moi propre et actuel tient à quelque chose de beaucoup plus profond, elle est d’origine logique et de même nature que le principe déjà rappelé par moi que la partie ne peut jamais être plus grande que le tout. À ce principe, la plus haute intelligence, un esprit laplacien même, est soumis. Encore qu’un tel esprit puisse en effet considérer d’une manière parfaitement causale les plus géniales créations d’un cerveau humain, son art refuserait aussitôt, s’il venait à déchoir jusque-là, d’appliquer la loi de causalité à sa propre activité intellectuelle. Je l’avoue : qu’un être placé au-dessus de nous en sagesse de toute la hauteur du ciel et capable de pénétrer du regard tous les replis de notre cerveau, tous les battements de notre cœur, reconnaisse nos pensées et nos actes comme conditionnés causalement, il faut nous y résigner ; mais il n’y a là nul abaissement du sentiment que nous avons de nous-mêmes. Acceptons de partager ce point de vue avec les croyants des religions les plus hautes. Pour autant que nous assumons nous-mêmes, par contre, le rôle de sujet connaissant, il nous faut renoncer à tout jugement purement causal de notre moi actuel. C’est donc là que le libre arbitre s’introduit et réclame sa place sans se laisser déloger par quoi que ce soit. Et nous-mêmes, nous sommes en droit de croire à des possibilités illimitées, aux forces en sommeil les plus puissantes, à n’importe quel prodige, sans avoir jamais à craindre le moindre conflit avec la loi de causalité.

Ce qui vaut d’ailleurs pour notre propre présent, a la même valeur, d’abord pour notre propre avenir aussi bien que pour les autres événements futurs soumis à des influences venant de notre moi actuel. Comme l’avenir, en effet, se relie constamment au présent, notre propre avenir ne se laisse jamais saisir d’une façon purement causale ; et, de ce côté, il est permis à chacun d’entre nous d’accorder à sa fantaisie le plus libre cours et d’escalader dans ses projets d’avenir des sommets nouveaux, insoupçonnés. À cet égard, le domaine dans lequel la loi de causalité perd son importance, mieux qu’à un point isolé se compare à une formation conique dont la pointe plonge dans le moi actuel, tandis que le reste partant de là dans toutes les directions s’étend au loin dans l’avenir.

Il est à peine besoin d’insister sur le fait que la loi de causalité est pratiquement inutilisable, non seulement dans le cas dont nous venons de nous occuper, où c’est une question de principe, mais encore dans d’autres domaines beaucoup plus vastes. C’est ce qui apparaît surtout quand on cherche À l’appliquer à nos semblables. Il ne se trouvera, en effet, personne d’assez présomptueux pour se croire appelé à jouer vis-à-vis des autres hommes, le rôle d’un « esprit laplacien ». D’autre part cependant, nous sommes poussés, pour pouvoir entrer en relation avec nos semblables, à interpréter leur conduite d’un point de vue causal afin de pouvoir comprendre les motifs de leurs actes et de les influencer dans tel cas donné, selon nos désirs. Cela nous sera d’autant plus facile que leur intelligence sera moins développée et moins affinée que la nôtre. Inversement, il peut tout aussi aisément arriver, comme chacun de nous en a fait l’expérience dans son jeune âge, que, devant une personnalité supérieure, nous ayons l’impression d’un regard pénétrant en nous mieux que le nôtre en elle. Un sentiment d’insécurité nous saisit alors ; il nous faut mettre en garde contre des surprises et il en résulte suivant les circonstances, un sentiment d’anxiété méfiante ou un abandon plein de respect.

VI

Jusqu’ici, nous n’avons réglé notre conduite que d’après une façon purement scientifique d’envisager les choses ; mais voici qu’elle commence à nous laisser en plan. Nous voyons clairement, en effet, que la loi de causalité ne peut pas nous servir de guide dans le sentier de notre propre vie, parce que, logiquement parlant, il est impossible que nous arrivions jamais, par des réflexions d’ordre causal, à prévoir les motifs de nos actes futurs.

L’homme cependant a besoin de principes pour organiser ses actions et ses abstentions ; il en a besoin d’une façon beaucoup plus pressante encore que de la connaissance scientifique. Une seule action a souvent pour lui beaucoup plus d’importance que toutes les sciences du monde ensemble. Le voilà donc forcé de se pourvoir ici d’une autre direction et il ne la trouve qu’en introduisant, au lieu de la loi de causalité, la loi morale, le devoir de conscience, l’impératif catégorique. La nécessité morale — « Je suis obligé » — prend alors la place de la nécessité causale — « Je suis contraint » —. Le caractère prend la place de l’intelligence, la foi religieuse prend la place de la connaissance scientifique. Ici, la vue devient libre ; à l’homme qui pense et qui s’efforce, de vastes espaces et de brûlantes questions s’ouvrent en foule.

Il n’est pourtant pas de mon sujet, ni selon mes forces, de faire ici quelque tentative pour entreprendre une étude approfondie de l’essence de la religion sous ses diverses formes. Il me suffit de relever maintenant qu’aucune religion n’est incompatible avec un point de vue strictement scientifique, pourvu et pour autant qu’elle n’entre en contradiction, ni avec elle-même, ni avec la loi du conditionnement causal de tous les faits extérieurs.

Il faut donc rejeter, à mon avis, comme scientifiquement sans valeur, toute religion qui nie la valeur de la vie. Renier la vie, en effet, c’est, du même coup, renier la pensée et renier la pensée implique le reniement de toute religion. Une telle religion, alors aboutit logiquement à la négation de sa propre valeur. Qui ne veut accepter cette simple conclusion doit tenir pour possible, ou bien la pensée sans la vie, ou bien la religion sans la pensée. Deux conceptions qui me semblent trop étranges, pour que je m’y arrête plus longtemps.

L’idée que, même dans notre activité morale, nous sommes soumis à des lois causales déterminées, que nous ne pouvons à vrai dire pas reconnaître sur-le-champ, n’est pas seulement d’importance pour la connaissance scientifique, elle peut aussi nous rendre de précieux services dans la vie pratique lorsque nous nous efforçons de saisir tant bien que mal et après coup d’un point de vue causal des actes que nous avons accomplis, particulièrement quand ces actes viennent à nous faire du mal par la suite, à cause des conséquences nuisibles qu’ils ont engendrées contre notre attente et contre nos intentions. Il est, certes, périlleux, à certains égards, de se plonger dans des considérations trop profondes sur des événements regrettables, mais déjà passés et que l’on ne peut modifier en rien. Mais il se peut toutefois, d’autre part, que ce soit pour nous un allègement réel et qui contribue à l’adoucissement de notre chagrin de voir clairement après coup que dans les circonstances d’alors, étant donné notre état d’âme, il ne pouvait y avoir aucun motif déterminant en dehors de ceux-là mêmes qui ont déterminé notre conduite. Que si cela ne change rien aux suites regrettables de nos actes, en fait nous resterons tout de même plus tranquilles devant le cours entier des choses et nous nous épargnerons notamment l’amertume et le remords, dont bien des hommes en pareil cas se tourmentent toute leur vie.

De longtemps encore, cela ne nous rendra pas fatalistes. Il y a, sans doute, pour les esprits superficiels, un sophisme séduisant pour sa commodité ; mais d’autant plus dangereux pour la vie pratique, un courant de pensée qui, sous le couvert d’une application sans limites de la loi de causalité, tend à affaiblir ou même à nier tout à fait le concept de la responsabilité morale ; la plus puissante sauvegarde contre de tels égarements moraux sera toujours pour chacun la voix de sa propre conscience. Celui-là même, d’ailleurs, qui ne voit, par nature, qu’un côté des choses ou qui s’est trop généreusement livré à des théories sociales insuffisamment muries et qui a subi d’une façon ou d’une autre quelque trouble dans son impartialité jusqu’à mettre de côté la raison naturelle, devrait, à tout le moins, raisonnablement comprendre que la loi de causalité, dès lors qu’elle ne parvient pas à nous servir de fil conducteur pour nos actes intentionnels et n’a même en principe aucun sens pour nous, comme nous l’avons vu, si l’on essaie de l’appliquer à nos propres états d’âme dans le moment présent, ne peut aucunement nous dégager de notre propre responsabilité morale pour les actes que nous sommes en train d’accomplir.

C’est seulement lorsque un acte est posé et se trouve définitivement, exclusivement, derrière nous, que nous avons le droit d’essayer de le comprendre d’un point de vue purement causal et que nous pouvons souvent obtenir une certaine connaissance de ses origines causales. Les vues que nous acquerrons alors nous seront nécessaires pour éviter, dans les cas semblables qui se présenteront à l’avenir, les fautes que nous avons faites et pour n’en pas commettre de nouvelles ! « Celui qui toujours aspire et s’efforce, c’est lui que nous pouvons sauver. » Nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion de relever expressément que, en soi, la loi de causalité ne pose aucune espèce de borne à l’optimisme, fût-ce le plus hardi, dans notre foi à nous-mêmes et à notre propre avenir.

Il nous faut pourtant ici ajouter encore quelque chose. Lorsque, regardant en arrière vers un événement qui nous fait une impression désagréable, nous tâchons honnêtement de nous rendre compte clairement et en détail de toutes ses suites ultérieures, il se peut que nous soyons amenés à découvrir que tel événement, dont nous nous sommes plaint d’abord comme d’un malheur, a tourné en réalité, par ses conséquences, à notre avantage, soit qu’il apparaisse seulement comme un gain fait en vue d’un but plus élevé, soit qu’il nous ait préservé de quelque malheur plus grand encore. Peut-être alors nos regrets se changeront-ils alors en satisfaction. C’est là qu’il faut chercher le sens profond de ce dicton populaire : « Qui sait à quoi cela est bon ? » De même nous ne pouvons jamais savoir si des suites aussi heureuses d’actes passés ne se manifesteront pas à nous seulement dans l’avenir. Oui, en principe, rien ne nous empêche d’admettre qu’elles se produiront tôt ou tard dans tous les cas, bien que nous n’en ayons pas chaque fois connaissance. Aucune science, aucune logique, ne peut repousser une telle conception et elle ne saurait être mieux exprimée que par cette parole de saint Paul : « Pour ceux qui aiment Dieu, toutes choses tournent nécessairement au mieux. » Quiconque parvient à s’élever à cette façon d’envisager la vie, en vérité doit être tenu pour heureux. De même qu’il reste en effet constamment ouvert à tout ce qui est bon et beau et qu’il peut rencontrer à toute heure chaque jour, de même il est en droit de se considérer comme invulnérable désormais à tous les maux qui peuvent l’atteindre en cette vie toujours changeante.

Ainsi, la science, à la conduite de laquelle nous nous étions confiés, nous a enfin menés jusqu’à la limite de sa capacité de servir ; mais, justement, dès lors qu’elle nous montre elle-même cette limite et la reconnaît, elle est, par là même, en droit d’exiger, de son côté, que l’on reconnaisse et que l’on respecte les domaines sur lesquels, elle seule, est faite pour régner. Science et religion ne forment pas, en vérité, une antithèse, mais elles ont besoin de se compléter l’une l’autre en tout homme qui réfléchit sérieusement. Ce n’est certainement pas par hasard que les plus grands génies de tous les temps furent aussi profondément religieux par nature, encore qu’ils n’aient pas aimé à donner en spectacle leur Saint des Saints. C’est seulement par le travail simultané des forces de la raison et des forces de la volonté que la philosophie produit son fruit le plus mûr, le plus délicieux : « la morale ». Car la science elle-même met au jour des valeurs morales ; avant tout, elle nous enseigne la véracité et le respect. Véracité dans la perpétuelle poussée du progrès vers une connaissance toujours plus exacte du monde qui nous entoure et du monde de l’esprit ; respect devant le regard méditatif longuement fixé sur le mystère éternellement insondable, le divin mystère que recèle notre propre cœur.