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Intermezzo lyrique

La bibliothèque libre.


Traduction par Charles Beltjens.
Librairie universelle (p. 1-17).

Henri Heine

INTERMEZZO
LYRIQUE

(Traduit en vers français par Charles BELTJENS)



PROLOGUE




Jadis vivait, morne et silencieux,
Un chevalier au pâle et froid visage ;
Toujours maussade et le cœur anxieux,
Un rêve obscur le hantait sans partage ; —
Et si gauche il était que fillettes et rieurs,
À le voir cheminer, de propos persifleurs
Toujours l’agaçaient au passage.

Seul en un coin tapi dans sa maison,
À tous les yeux se dérobant, farouche,
Tendant les bras, sans rime ni raison.
Jamais un mot ne sortait de sa bouche.
Mais au coup de minuit, d’une étrange façon,
On cognait à sa porte ; — une vague chanson
Soudain l’éveillait de sa couche.

C’est sa maîtresse ; — elle arrive, laissant
Flotter sa robe en blanche mousseline ;
Joyau traîné, son voile éblouissant
Montre son teint de rose purpurine ;
De ses longs cheveux d’or son beau corps entouré,
Il la tient, et, buvant son regard adoré,
Embrasse sa blanche poitrine.

Cœur de bois sec, d’amour émerveillé,
Il est tout feu, comme un tison dans l’âtre ;
Son teint rougit ; ce songeur éveillé
Donne à son rêve une étreinte idolâtre.
Mais la belle, qui veut taquiner son amant,
Jette autour de sa tête, en léger diamant,
Les plis de son voile folâtre.


Dans un palais de cristal sous-marin
Ce coup magique a transporté son âme ;
Mille bijoux semant ce vaste écrin
Ont ébloui ses regards de leur flamme ;
Et la Nize en ses bras tient son cher fiancé,
Et les filles de l’onde, en accord cadencé,
Entonnent leur épithalame.

De la cithare, à leurs voix confondu.
Le chant résonne, et la danse s’apprête ;
Le chevalier, de bonheur éperdu,
Étreint plus fort sa charmante conquête ;
Mais soudain tout s’éclipse et le charme est détruit :
Notre bon chevalier se retrouve sans bruit,
Tout seul, en son coin de poète !




I


Au mois de mai, quand la lumière
Voyait tous les bourgeons s’ouvrir,
L’amour, en sa douceur première,
Dans mon cœur s’est mis à fleurir.

Au mois de mai, sous la ramée,
Tous les oiseaux chantaient en chœur
Quand j’ai dit à la bien-aimée
Le tendre secret de mon cœur.


II


De mes larmes s’épanouissent
Des fleurs en bouquets radieux,
Et de tous mes soupirs surgissent
Des rossignols mélodieux.

D’amour que ton cœur se pénètre,
Les fleurs à tes pieds tomberont,
Et, jour et nuit, à ta fenêtre,
Mes doux rossignols chanteront.


III


Autrefois lis et rose, et colombe et soleil,
Je les ai tous aimés d’un amour sans pareil.
À présent de mon cœur qui changea de tendresse,
Ma mignonne si douce est l’unique maîtresse ;
Elle même est pour moi source pure d’amour,
La colombe et la rose, et le lis et le jour.


IV


À tes yeux si beaux quand mes yeux s’unissent,
Tous mes chagrins s’évanouissent ;
D’un baiser ta bouche, au rire enchanté,
Me rend la joie et la santé.

Sur mon cœur brûlant quand mon bras te presse,
Du paradis je sens l’ivresse ;
Mais quand tu me dis ; je t’aime ardemment,
— Je pleure, hélas ! amèrement.


V


Dans un rêve j’ai vu rayonner ton visage ;
Tous les anges du Ciel l’admiraient au passage ;
Et cependant, sous sa pâleur.
Vaguement se devine on ne sait quel malheur.


J’ai cru voir sur ta bouche une rose fleurie :
Mais un jour par le temps chaque fleur est flétrie ;
Des plus beaux yeux l’éclat s’éteint :
C’est ainsi que le veut l’implacable destin !


VI


De mes pleurs et des tiens confondons les torrents ;
Et laissons-les couler sur ta joue arrondie ;
Mets ton cœur sur mon cœur, de leurs feux dévorants
Pour qu’un même foyer fasse un seul incendie.

De la flamme et des pleurs quand l’amante et l’amant
Sentiront tressaillir l’union bienheureuse,
Laisse-moi de mes bras t’enlacer… puissamment,
Et mourir de bonheur dans l’étreinte amoureuse !


VII


Dans le lis le plus pur mon âme,
Ivre de bonheur, plongera ;
Soudain la fleur exhalera
Un chant à l’honneur de ma dame.

Je veux qu’il vibre, énamouré
En doux frissons, comme une lyre.
Pareil au baiser, qu’en délire
De ses lèvres j’ai savouré.


VIII


Avec un amour doux et sombre.
Les étoiles, au firmament,
Ont passé des siècles sans nombre
À se regarder fixement.

Elles se parlent un langage,
Plein de charmes impérieux,
Dont nul philologue, je gage,
N’entend le sens mystérieux.

Cette langue aux savants rebelle,
J’en sais pour jamais les écrits :
Le cher visage de ma belle
Fut la grammaire où je l’appris.


IX


Sur mes chants ailés, ma chérie,
Viens-nous-en, je t’emporterai,
Là-bas, vers la terre fleurie
Du Gange, du fleuve sacré.

Un jardin est là, magnifique,
Où le lotus, en sa douceur,
Au clair de lune pacifique,
T’attend pour te dire : ma sœur.

Les violettes fraîche-écloses
Y font aux astres les doux yeux ;
En récits embaumés les roses
Content des faits mystérieux.

Les gazelles, sous la ramure,
L’œil curieux, le pas craintif,
Écoutent le lointain murmure
Du saint fleuve, large et plaintif.

C’est là qu’étendus sous les palmes.
Ivres d’amour silencieux,
Nous nagerons, heureux et calmes.
Dans un rêve délicieux !


X


Le lotus, ami du mystère,
A peur du soleil qui reluit ;
Le front incliné, solitaire,
Il rêve en attendant la nuit.

Voici la lune, son amante,
Qui l’éveille, en le caressant,
Se penche et dévoile, charmante,
Son beau visage efflorescent.

Vers le doux baiser qui l’effleure,
Muet, et d’amour agité,
Il se dresse, il rayonne, il pleure,
Tout parfum et tout volupté.


XI


À Cologne, la ville sainte,
La cathédrale au front serein
Reflète sa gothique enceinte
Aux flots majestueux du Rhin.

Dans le temple on garde une image,
Sur cuir doré ; — j’ai vu toujours
Rayonner ce charmant visage
Dans le désert où vont mes jours.

Entre des fleurs, parmi des anges,
C’est Notre-Dame ; — trait pour trait,
Bouche, regard, charmes étranges,
De ma belle c’est le portrait.


XII


Tu me dis que ton cœur va me clore sa porte ;
Mais peu m’importe ;
Laisse-moi seulement voir tes yeux, et le roi
Est pauvre hère auprès de moi.

Tu me hais, tu me hais, dit ta bouche de rose ;
C’est peu de chose ;
Permets-moi seulement que j’y pose un baiser,
Et mon chagrin va s’apaiser.


XIII


Ne fais point de serment, — baise-moi seulement ;
Ce que femme nous jure — est affaire peu sûre ;
Ton parler me plaît fort, — mais plus doux sont encor
Les baisers que je donne — à ta bouche mignonne ;
J’en ai pris amplement, — et j’y crois fermement ;
La parole, frivole, — est fumée, et s’envole.
..................
Jure encor, jure-moi ton amour, chère idole !
Continue à jurer, je te crois sur parole ;
Quand d’amour sur mon cœur je sens battre le tien,
Le bonheur, j’en suis sûr, à jamais m’appartient ;
Oui ! les jours éternels, et les astres eux-mêmes.
Dureront moins longtemps que l’amour dont tu m’aimes.


XIV


Sur les beaux yeux de ma chère mignonne
J’ai composé plus d’un brillant canzone ;
De son front pur célébrant le contour,
Mes fiers tercets du monde ont fait le tour ;
J’ai dit sa joue et ses lèvres vermeilles
En stances d’or qui restent sans pareilles ;
— Pût-elle un cœur joindre à tous ces attraits,
Un beau sonnet sur son cœur je ferais.


XV


Que le monde est aveugle et stupide ! le goût
Va de mal en pis sur la terre ;
Sais-tu bien ce qu’il dit sur ton compte, bijou ?
— Tu n’aurais pas bon caractère,

Oui, le monde est aveugle et stupide ; — comment
Pourrait-il te rendre justice ?
Il ignore combien ton baiser est charmant,
Combien il m’emplit de délice.


XVI


Dis, n’es-tu pas, sous les traits que j’adore,
De ces fantômes que souvent
La canicule en brûlant fait éclore
Au front du poète rêvant ?

Non, je me trompe ; — une enfant si parfaite,
Ce front charmant, ce teint vermeil,
Et cette bouche, et ces yeux, — le poète
Renonce à chef-d’œuvre pareil,

Le basilic, le dragon, le vampyre,
Noir troupeau que l’horreur conduit,
C’est ce qu’à l’heure, où la muse l’inspire,
Sa cervelle en travail produit.

Mais à créer, avec ses trucs perfides,
Ta malice à l’air innocent,
Et tes regards si traîtres et candides
Le poète reste impuissant !


XVII


Comme Vénus quittant l’onde écumeuse,
Elle rayonne en sa beauté ;
Pour la conduire à sa noce joyeuse,
Un autre marche à son côté.

Tais-toi, mon cœur ! cet amère pensée
Me ferait perdre la raison ; —
Souffre et pardonne à la chère insensée
Son incroyable trahison.


XVIII


De mon cœur qui te perd s’accomplit l’infortune ;
Il se brise, et pourtant il n’a pas de rancune ; —
Un trésor de joyaux sur ta tête reluit ;
Nul rayon de ton cœur n’illumine la nuit.

Je le sais ; je t’ai vue apparaître en un songe ;
De tes jours désolés j’ai sondé le mensonge !
J’en ai vu tout l’abîme, où, sinistre vainqueur,
Un serpent, dans la nuit, te dévore le cœur !


XIX


T’en pourrais-je vouloir, moi qui sais que ta vie
Est un gouffre pareil à mes jours désastreux ? —
Jusqu’à l’heure où la tombe au sommeil nous convie,
Nous resterons misérables tous deux.

Un sourire moqueur sur tes lèvres voltige ;
On peut voir sous l’éclat insolent de tes yeux,
Ta poitrine superbe étaler son prestige :
— Comme le mien, ton cœur est malheureux.

Ta bouche en vain s’efforce à voiler ta souffrance ;
Une larme secrète a terni tes beaux yeux ;
Ton sein gonflé d’orgueil est vide d’espérance,
Et nous restons misérables tous deux !


XX


De ma belle aujourd’hui c’est la noce ; — on entend
Le bal triomphant qui commence ;
Elle y danse, folâtre, et l’orchestre éclatant
Excite sa valse en démence.


Et cymbales, clairons, langoureux violons,
Et fifres moqueurs qui sifflottent ;
À travers leurs doux sons emplissant les salons
Les bons petits anges sanglottent.


XXI


L’as-tu donc oublié, tout à fait oublié,
Que ton cœur fut à moi ; que mon cœur fut lié
À ton cher petit cœur, si mignon, si perfide,
Qu’un pareil, je le crois, nulle part ne réside ?

As-tu donc oublié mon amour souverain,
Mon amour qu’a suivi tout de sombre chagrin ?
— Je ne sais si l’amour dépassa la souffrance,
Je sais bien que des deux la grandeur fut immense.


XXII


Si les petites fleurs
Connaissaient mes alarmes,
Pour guérir mes douleurs,
Chacune avec mes pleurs
Voudrait mêler ses larmes.

Si les rossignolets
Savaient quel mal m’oppresse,
Ces charmants oiselets,
De leurs plus doux couplets,
Berceraient ma détresse.

Les étoiles aussi,
Regardant ma misère,
Sur mon affreux souci,
Aussitôt radouci,
Verseraient leur lumière.

Mais de sa cruauté
Nul ne sait la torture,
Excepté la Beauté
Dont la main m’a porté
L’incurable blessure.


XXIII


Dis-le moi, mon amour, quel chagrin donne aux roses
Cet air pâle au milieu de la belle saison ?
Violettes, pourquoi cachez-vous, si moroses,
Vos charmants petits yeux sous l’humide gazon ?

Alouettes, pourquoi vos chansons matinales
Semblent-elles gémir à l’approche du jour ?
Des jardins embaumés, pleins de fleurs virginales,
Quelle odeur funéraire envahit le séjour ?

Pourquoi donc le soleil sur les mornes prairies
Laisse-t-il à regret trembloter son flambeau ;
Et la terre, si triste, aux couleurs assombries,
Pourquoi donc semble-t-elle un immense tombeau ?

Et moi-même, abattu, la poitrine meurtrie,
D’où me viennent ces pleurs, et ces cris de blessé ?
— Est-ce vrai, dis le moi, dis le moi, ma chérie,
Est-ce vrai qu’à jamais tu m’aurais délaissé ?


XXIV


L’air dolent, me jetant le blâme,
Ils t’ont beaucoup jasé ; — pourtant,
Du mal qui me torturait l’âme
Ils n’ont pu gloser un instant.

Chacun hochant, fier et capable,
Sa caboche à l’air important,
Ils m’ont fait passer pour le diable
Tu pris tout pour de l’or comptant.


Mais la stupidité suprême,
Le pire et le plus saugrenu,
Ils l’ont ignoré ; — dans moi-même,
En grand secret je l’ai tenu !


XXV


Verts tilleuls, rossignols, fleurissaient et chantaient ;
Les rayons du soleil en triomphe éclataient ;
Je reçus ton baiser ; tes deux bras m’enlacèrent ;
L’un sur l’autre nos cœurs tendrement se pressèrent.

Quand les feuilles tombaient, les corbeaux croassaient ;
Les rayons du soleil tristement pâlissaient ;
Nous dîmes adieu ; — de façon plus civile,
Jamais femme ne m’a salué dans la ville.


XXVI


Nous nous sommes aimés de bien vives tendresses,
Échangeant nos baisers, nous comblant de caresses ;
Toujours gais, nous avons plaisanté, beaucoup ri.
Comme deux tourtereaux, joué femme et mari,
Sans nous battre jamais, sans la moindre querelle ;
Dans les coins des forêts nous nous sommes blottis,
Refaisant ce doux jeu que l’on fait tout petits ; —
« Cache cache » est le nom dont l’enfance l’appelle :
À si bien nous cacher nous avons réussi,
Que jamais plus aucun ne dira : te voici.


XXVII


Tu me fus la moins infidèle,
Au temps de mes adversités,
Et, des bons cœurs touchant modèle,
Tu me comblas de charités.

Dans ma débine ample ressource,
Tu m’as fourni boire et manger,
Linge et crédit tout plein ma bourse,
Et passe-port pour voyager.

Du froid, du chaud que Dieu propice
Longtemps préserve ta santé,
Et qu’il t’absolve en sa justice
Du bien que m’a fait ta bonté.


XXVIII


On eût dit l’univers de misère engourdi :
Voici Mai qui le rend de nouveau supportable ;
Tout jubile en riant, d’allégresse étourdi, —
Mais d’en prendre ma part je me sens incapable.

Tout fleurit ; on entend les clochettes sonner,
Et parler les oiseaux, comme au temps de la fable ;
— À goûter leurs discours je ne puis m’adonner,
Et je trouve le monde un logis misérable.

L’être humain m’exaspère et m’accable d’ennui,
Mon intime lui-même, autrefois supportable :
— C’est depuis que le nom de Madame est celui
De ma belle si douce, entre toutes aimable !


XXIX


Et pendant que j’errais en pays étranger.
Rêvassant et flânant, sans souci du danger,
Ma mignonne trouva le temps long, et, coquette.
Pour sa noce elle fit d’une robe l’emplette,
Et choisit, l’embrassant des plus tendres façons,
Pour son cher fiancé le plus sot des garçons.

Ma mignonne est si belle et si douce ! — l’image
De ces traits gracieux règne en moi sans partage,
Et sa joue empourprée et l’azur de ses yeux
Rajeunissent toujours en éclat radieux ; —
Voyager, quand maîtresse aussi belle on courtise,
Ce fut là le plus sot de mes traits de sottise.


XXX


Toujours tes beaux yeux sont deux violettes ;
Ta joue éblouit les roses coquettes,
Les lis envieraient tes mains si fluettes.
Tout reste charmant, vermeil et fleuri.
Ton cher petit cœur, lui seul, est flétri.


XXXI


La terre sourit ; le bleu firmament
L’entoure, attiédi, d’un souffle d’amant ;
Couverte de fleurs, où luit la rosée,
La plaine a des airs de jeune épousée ;
Chaque être se dit : Ce monde est charmant !
— Et moi je voudrais avoir sous la terre,
Aux bras d’une amante, un lit solitaire !


XXXII


Mon amour, quand sera ton cher corps au tombeau
Étendu sur sa couche de glace
Je viendrai, triomphant de la nuit sans flambeau ;
Près de toi m’emparer de ma place.

Je te tiens, toi si froide et si pâle, en tremblant,
Et mon âme en extase ravie,
Fou d’amour, je t’embrasse et te presse, exhalant
Mes sanglots, mes baisers et ma vie.

Pour la danse macabre, à l’appel de minuit,
Tous les noirs trépassés s’avertissent ;
— Mais qu’importe à nous deux ! nous restons dans la nuit,
Où tes bras amoureux m’engloutissent.


On entend le clairon du dernier jugement :
Vers le ciel ou l’enfer tout se lance !
— Mais nous deux dans la tombe, enlacés tendrement,
Sans souci nous restons en silence.


XXXIII


Sur un sommet de l’aride Norwège
Croît un sapin, sauvage enfant du Nord
Un lourd manteau, fait de glace et de neige,
De sa blancheur l’enveloppe ; — il s’endort.

En rêve il voit la palme solitaire
Se désolant dans l’orient lointain,
Sur un rocher brûlant comme un cratère,
Sous un soleil qui jamais ne s’éteint.


XXXIV


LA TÊTE

Comme un tabouret, sous ses pieds chéris,
Que ne puis-je à mon gré m’étendre !
Jamais je ne ferais entendre,
Foulée à plaisir, le moindre des cris.

LE CŒUR

Pelotte où ses doigts plantent ses aiguilles,
Que ne suis-je ton remplaçant !
Leur piqûre irait jusqu’au sang
Que je bénirais ces cruelles filles.

LA CHANSON

Papillotte, autour de ses beaux cheveux,
Si j’étais toi, ma voix plus tendre
Ferait à son oreille entendre,
En plus doux soupirs, mes brûlants aveux.


XXXV


Quand ma très-chère fut absente,
Plus d’un bouffon, mine agaçante,
De ses lazzis me régala ; —
Mais mon rire n’était plus là.

À présent qu’elle m’est ravie,
Des pleurs aussi je perds l’envie ;
De tout bonheur je suis exclus,
Mais pleurer je ne saurais plus.


XXXVI


À mes sombres chagrins mes petites chansons
Prêtant leurs sonores plumages
Vers le cœur de ma belle, en mêlant leurs doux sons,
Apportent mes tendres hommages.

Du voyage, bientôt, qu’à ce but elles font,
Chacune revient et soupire ; —
Ce qu’elle a dans son cœur aperçu tout au fond
Aucune ne veut me le dire.


XXXVII


Endimanchés, les bourgeois s’ébaudissent.
Par les prés verts, par les bois chevelus ;
Plus pétulants que chevreaux qui bondissent,
Belle nature, ils te font leurs saluts.

Dans le printemps ils ne voient que merveilles :
Tout reverdit si romantiquement !
Le moineau chante, et leurs longues oreilles
De se pâmer d’un tendre affolement.

Moi, dans ma chambre, entourant de ténèbres,
Sous un drap noir, fenêtres et paliers,
Je vois monter en visiteurs funèbres,
Midi sonnant, mes spectres familiers.

Mon pauvre amour, sorti de dessous terre,
Vient me parler de ses cruels affronts ;
Les yeux mouillés d’un air plein de mystère,
Il me regarde, et tous deux nous pleurons.


XXXVIII


De ma jeunesse évanouie
Mainte image aux traits effacés
Soudain s’éveille, épanouie,
Et me ramène aux temps passés.

Le jour, dans la ville bruyante,
Triste et muet, j’allais flânant ;
Les voisins, la bouche béante,
Me prenaient pour un revenant.

Sur le pont aux arches funèbres
Mon pas sonnait, mystérieux ;
La lune à travers les ténèbres
Me saluait, l’air sérieux.

Devant le seuil de ta demeure
Qu’un obscur instinct m’enseignait,
Je m’arrêtais, j’oubliais l’heure,
Pendant que tout mon cœur saignait.

La nuit, c’était mieux ; — dans la rue,
Par le silence aux froids linceuls,
Quand la foule était disparue,
Mon ombre et moi, nous marchions seuls

Souvent ainsi, sous ta fenêtre,
Regardant ta lampe briller,
La nuit, tu m’as pu reconnaître,
Immobile comme un pilier.


XXXIX


Un jeune homme adore une belle
Dont le cœur d’un autre s’éprit ;
L’autre d’une autre demoiselle
S’éprend et devient son mari.

Alors la première, jalouse,
En son dépit, se jette au cou
Du premier venu, qu’elle épouse ;
Le jeune homme en pâtit beaucoup.

Ancienne histoire, toujours neuve,
On n’en est point scandalisé ; —
Mais quiconque en subit l’épreuve,
N’en revient que le cœur brisé.


XL


Quand j’entends cet air qu’autrefois
Chantait sa bouche purpurine,
Je tremble, et mon cœur aux abois
S’agite à briser ma poitrine.

Vers l’âpre cime des forêts
Je cours, poussé par ma détresse ;
Là, j’exhale en des pleurs secrets
L’immense chagrin qui m’oppresse.


XLI


J’ai rêvé d’une enfant de famille royale ;
Elle avait l’œil humide et sa joue était pâle ;
Un tilleul nous prêtait son ombrage charmant,
Et tout bas nous parlions, enlacés tendrement.

— « Sceptre d’or de ton père, éclatante couronne,
» Trône altier qu’à genoux tout un peuple environne,
» Que m’importe ! — palais, courtisans, royauté,
» Je ne veux que toi seule, ô ma fleur de beauté !

— « Je ne puis accomplir ton désir, me dit-elle,
» Car la tombe a reçu ma dépouille mortelle ;
» Je ne sors que la nuit du sépulcre noirci. —
» Et je t’aime ardemment, — c’est pourquoi me voici !


XLII


strophes rythmées pour musique
(Temps de barcarolle en 12/8).


Tendrement, côte à côte, en légère carène,
Cher amour, nous nous fûmes assis ;
Nous voguions par la nuit étoilée et sereine.
Sur l’abîme des flots obscurcis.

Tout au loin, dans une île, enchantée et mystique,
Où luisait le croissant nébuleux,
Une ronde d’Esprits s’agitait, fantastique,
Aux accents d’instruments fabuleux.

Leurs suaves accords s’élançaient vers la nue,
Les danseurs tournoyaient affolés !
— Et nous deux, nous passions près de l’île inconnue,
Sans espoir, sur les flots désolés ;


XLIII


Les vieux contes charmant nos veilles
Parlent en langage ingénu,
D’un beau pays, plein de merveilles,
Qui reste à la terre inconnu,

On y voit, d’amour languissantes,
L’une vers l’autre se penchant,
De grandes fleurs éblouissantes,
Se bercer dans l’or du couchant.

Les arbres, dans un chœur féerique,
Mêlent leurs chants mélodieux
Aux sources d’où sort la musique
D’un orchestre fait pour les dieux.

Des chansons d’amour enivrantes,
Vibrant sur un mode enchanté,
Passent dans l’air, si délirantes,
Qu’on en pleure de volupté.


Pour rendre à mon cœur solitaire
La joie impossible à troubler,
Dans ce pays, loin de la terre,
Que ne puis-je enfin m’en aller !

Ce pays merveilleux en rêve
Bien souvent m’apparaît, la nuit ;
Mais, hélas ! quand le jour se lève,
Comme une ombre il s’évanouit !


XLIV


Oui, c’est toi que j’aimai, toujours toi que j’adore ;
Et le monde pourra s’écrouler sans retour,
En flambeau triomphant, plus brillant que l’aurore,
De ses sombres débris renaîtra mon amour.


XLV


Par un matin d’été splendide,
J’errais tout seul dans le jardin ;
Les jeunes fleurs, groupe candide,
Causaient tout bas de mon chagrin.

— À notre sœur ; me dit chacune,
Avec un regard douloureux,
Cesse donc de garder rancune,
Lamentable et pâle amoureux ! —


XLVI


Dans sa splendeur mélancolique
Mon sombre amour luit, enchanté,
Comme une histoire fantastique
Racontée une nuit d’été.

— « Dans un jardin plein de mystère,
Aux voix des rossignols charmants,
La lune rêve, solitaire ; —
En silence y vont deux amants.

La vierge a l’air d’une statue :
Le chevalier tombe à genoux ;
Survient un géant qui le tue ;
La belle échappe à son courroux.

L’amant couché sur la poussière,
Le lourd géant part sans souci, »
— Mettez sur moi six pieds de terre,
Vous aurez la fin du récit.


XLVII


Ils m’ont exaspéré, navré mon cœur de peine,
Fait blêmir de chagrin, fait détester le jour,
D’aucuns avec leur haine,
D’autres par leur amour.

Ils m’ont fait avaler du fiel à coupe pleine,
Ils m’ont empoisonné le pain de chaque jour,
D’aucuns avec leur haine,
D’autres par leur amour.

Mais celle à qui revient la palme souveraine,
Pour avoir dévasté mon bonheur sans retour,
Je n’ai connu sa haine,
Ni connu son amour !


XLVIII


Sur ta joue en fleurs, ma mignonne,
L’été brillant met sa splendeur,
Et dans ton petit cœur frissonne
Le morne hiver en sa froideur.

Mais vienne le temps qui se joue
De tout décor, et, froid moqueur,
Il mettra l’hiver sur ta joue
Et l’été brûlant dans ton cœur.


XLIX


Quand deux amants se quittent,
Ils se donnent la main ;
Ils soupirent, s’agitent
Et sanglotent sans fin.

Nous deux sans trop d’alarmes.
Nous fîmes nos apprêts ;
Les soupirs et les larmes
Ne sont venus qu’après.


L


Le thé servi, leur polémique
Roula sur l’amour longuement ;
Les messieurs s’armaient d’esthétique,
Les dames parlaient sentiment.

— « L’amour doit être platonique »
Risqua le maigre président ; —
Sa moitié sourit, ironique,
Et gémit tout bas ; cependant !

Legros chanoine, ouvrant sa bouche
Toute large, dit galamment :
« L’amour sensuel et farouche
« Nuit fort à la santé. » — Comment ?

Fit la plus jeune ; — avec tristesse,
Offrant une tasse au baron, —
« L’amour soupira la comtesse,
« Est une sombre passion ! »

— Une place restait vacante ;
C’est là que parlant sans détour,
Il fallait l’entendre, éloquente,
Argumenter sur ton amour !


LI


Dans tous mes chants le fiel pénètre,
Et leur douceur ne peut renaître :
Sur mes jours tout en fleurs n’as-tu pas à foison
Épanché sans remords le plus sombre poison ?

Le poison dans mes chants pénètre,
Je n’en puis plus sauver mon être :
Tout un nœud de serpents dans mon cœur s’est niché,
— Et puis toi, mon amour, par-dessus le marché !


LII


Nuit de mai ; toujours l’ancien rêve,
Sous un tilleul, couple écarté,
Nous nous jurions fidélité :
Tu jurais, tu jurais sans trêve.

C’était un bonheur surhumain ;
Baisers, serments, foi sans partage ;
Pour m’en laisser un témoignage,
En passant tu mordis ma main.

Piquante enfant dont je salue
Les beaux yeux, les dents sans défaut
Tes serments étaient comme il faut,
Ta morsure était superflue.


LIII


Du coteau j’ai gravi le faîte ;
Là, comme un tendre damoiseau,
Plein de sentiment, je répète :
« Ah ! si j’étais petit oiseau ! »

Vers toi, si j’étais hirondelle,
Je m’envolerais, triomphant,
Et je me nicherais, fidèle,
Sous ta fenêtre, ô chère enfant.

Dans le vert tilleul qui l’ombrage.
Rossignol je me cacherais ;
Toute la nuit de mon ramage,
Chère enfant, je te charmerais

Perroquet, sur ton cœur volage.
J’irais percher ; — de ces hâbleurs
Il aime tant le bavardage.
Et guérit si bien les douleurs.


LIV


Trottant en léger véhicule,
Par l’ombre du bois reverdi.
Par vaux, tout en fleurs je circule
Dans l’or enchanté de midi.

Aux bras des plus tendres images
Se berce en rêvant mon amour :
Voilà trois burlesques visages
Qui viennent me dire bonjour.

Ils sautent, me font la grimace,
Risquant leur timide brio.
Et tel qu’un brouillard qui s’efface
S’esquive en pouffant leur trio.


LV


En pleurant j’ai rêvé, ma belle,
Que la mort éteignait tes jours ; —
Quand cette vision cruelle
Disparut, je pleurais toujours.

En pleurant j’ai rêvé, ma chère,
Que tu trahissais nos amours ; —
Quand l’aube éveilla ma paupière,
Mes pleurs amers coulaient toujours.

J’ai rêvé que ta vie entière
Me gardait un cœur sans détours ; —
Mes yeux revoyant la lumière
Pleuraient, pleuraient, pleuraient toujours.


LVI


Chaque nuit je revois tes charmes
Dans un rêve où tu me souris ;
Je tombe à genoux, et mes larmes
Vont arroser tes pieds chéris.

Les yeux en pleurs, dans les ténèbres
Secouant l’or de tes cheveux
Tu me tends des bouquets funèbres
Que saisissent mes doigts nerveux.

Tu me dis tout bas à l’oreille
Un mot magique ; — ouvrant les yeux,
Je cherche en vain, quand je m’éveille,
Cyprès et mot mystérieux.


LVII


La nuit d’automne pluvieuse
Hurle et mugit sous les autans ;
Où peut bien ma belle anxieuse
Passer ces lugubres instants ?

Penchée à la vitre blafarde,
Seule en sa chambre je la vois ;
Dans la nuit sombre elle regarde,
Les yeux mouillés, pâle et sans voix.


LVIII


Dans les grands arbres, froid et sombre,
Le soir d’automne épand sa voix ;
En manteau gris, tout seul dans l’ombre,
Je chevauche à travers le bois,

Ma pensée à tout frein rebelle.
Plus gaie et vive qu’un falot,
Vers la demeure de ma belle,
Déjà me précède au galop.

Flambeaux en mains, ses gens foisonnent,
Aux abois du chien familier ;
Mes pas éperonnés résonnent
Sur les marches de l’escalier.

La chambre tiède et parfumée
Étalé aux lustres ses lampas ;
Là, ma gentille bien-aimée
M’attend… me voici dans ses bras !

— Le vent dans les branches se moque,
Le chêne murmure : insensé.
Quel rêve stupide et baroque
Fais-tu là, par ce temps glacé !


LIX


De l’empyrée, où rien ne voile
Son éclat plus pur que le jour,
Je vois, là haut, choir une étoile,
La belle étoile de l’amour.

Le pommier en tunique blanche,
Laisse, en pleurant, sur le gazon
S’éparpiller en avalanche,
Au gré du vent, sa floraison.

Sur l’étang le cygne timide
Soupire et prend ses doux ébats ;
Il descend dans sa tombe humide,
Chantant tout bas, toujours plus bas

Voici la nuit tranquille et sombre.
L’arbre sans fleurs est désolé ;
L’étoile a disparu dans l’ombre,
Le chant du cygne est envolé.


LX


J’eus un rêve ; — un château de forme colossale
M’apparut, vaporeux, plein d’étranges clartés ;
Dans ses appartements, vertigineux dédale,
Chatoyante cohue, erraient les invités !
Dames et chevaliers, livides d’épouvante,
Criaient, cherchant l’issue en se tordant les mains,
Quand moi-même, entraîné par leur foule mouvante,
Un courant m’emporta dans ce chaos d’humains.

Soudain je me vois seul, et, frémissant de crainte,
Sans comprendre comment tous avaient disparu,
Je parcours en tous sens le fuyant labyrinthe,
Seul, en mon désespoir à chaque pas accru.
Mes deux pieds sont de plomb ; — trouverai-je l’issue ?
Je marche en tâtonnant, fou d’angoisse et d’effroi.
Lorsque la porte enfin dans l’ombre est aperçue
Je veux la franchir, — Dieu ! qu’ai-je vu devant moi !

Ma bien-aimée est là qui m’en défend l’approche,
Triste et l’air soucieux ; — un geste de sa main,
— Est-ce avertissement, ou bien est-ce reproche ? —
Me fait signe et m’exhorte à rebrousser chemin.
De ses regards sortait une étrange lumière,
Qui soudain fascina mon cœur émerveillé ;
Pendant que je tremblais sous leur charme sévère,
Et cependant si plein d’amour,… je m’éveillai.


LXI


Seul avec mon chagrin, j’arpentais à minuit
Le bois sombre où dormaient tous les arbres sans bruit ;
Je les ai réveillés de ma voix indiscrète ;
— De pitié tous, ensemble, ils hochèrent la tête.


LXII


Aux Quatre-Chemins on enterre
Tous ceux qui tranchèrent leurs jours ;
Là pousse une fleur solitaire,
La rieur des damnés sans secours.

Dans la froideur de la nuit brune,
Debout, j’y pleurais tristement ;
La fleur bleue, au clair de la lune.
De loin m’a souri doucement.


LXIII


Partout où je vais, traînant ma détresse,
De spectres affreux, je marche escorté,
Depuis qu’ont mes jours, ô chère maîtresse,
Perdu de tes yeux la douce clarté

Étoiles d’amour, vos charmes propices
Ont fui sans retour mes sombres ennuis ;
Je vois à mes pieds de noirs précipices,
— Prends moi pour jamais, vieux gouffre des nuits.


LXIV


Le cœur éteint, et la paupière
Fermée aux doux rayons du jour.
Le tombeau sous la froide pierre
M’enfermait en son noir séjour.

Il ne me souvient plus quel nombre
De nuits j’avais pu sommeiller,
Quand dans le silence et dans l’ombre
On est venu me réveiller.

« — Henri ! pourquoi dormir encore ?
Tous les morts sont ressuscités ;
Voici briller la grande aurore
Des célestes félicités. »

« — À quoi bon me lever, ma chère,
Vers la douce clarté des cieux ?
Des pleurs qu’à versés ma paupière,
L’amertume a bridé mes yeux. »

« — Grâce aux doux baisers que j’y presse,
Tes yeux ranimés, cher amant,
Verront les élus pleins d’ivresse,
Monter vers le bleu firmament. »

« — Autrefois, plus froid que la glace,
Un mot de toi frappa mon cœur ;
Je ne puis me lever, la place
Saigne encor sous le trait moqueur,

« — Viens, laisse ma main caressante,
Se poser sur ton cœur chéri ;
De ma parole si blessante
Aussitôt il sera guéri. »

— « Le jour où tu me fus ravie,
Ne pouvant supporter l’affront,
J’ai fait passer, las de ma vie,
Une balle à travers mon front. »

— « Mes pleurs laveront ta blessure,
Et, pleines d’arôme vital,
Les boucles de ma chevelure
Viendront boucher le trou fatal. »

Sa voix, si suave et si tendre,
Suppliait mon cœur oppressé,
Que vers elle, sans plus attendre,
Les bras tendus, je me dressai.

Mais cet effort de ma blessure
Déchira le tissu caillé ;
À gros bouillons, par les fissures,
Mon sang jaillit… je m’éveillai.


LXV


Chants d’amour, tourments de mon âme,
Espoirs trompés, rêves en deuil,
La tombe est là qui vous réclame ;
— Que l’on m’apporte un grand cercueil !

Pour garder la relique sainte
Que j’y voudrais mettre à couvert,
Il faut qu’il ait plus vaste enceinte
Que le tombeau de Heidelberg.

En bois de forte résistance
Hâtez-vous de faire achever
Plus long que le pont de Mayence,
Un brancard pour le soulever.

Invitez à cette besogne
Douze Titans, frères d’airain
Du Saint-Christophe de Cologne,
Dans le grand dôme au bord du Rhin.

Ils descendront leur lourde charge
Dans la mer au gouffre béant :
Il faut une fosse aussi large
Pour couvrir le coffre géant.

Ce grand cercueil est nécessaire ;
Car, apprenez que sans retour
Dans sa nuit profonde il enserre
Et ma souffrance et mon amour !


Charles Beltjens.