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Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 2/Chapitre II

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CHAPITRE II


DE L’ESPÈCE


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§ 1. Opinion diverses.


Exposition.


Après avoir jeté un coup d’œil sur le tableau de la terre ancienne, au point de vue qui nous intéresse plus particulièrement, il nous reste, avant de passer à celui de l’époque actuelle, à traiter une question qui se rattache à l’un et à l’autre, qui est une des plus fondamentales de la philosophie de la nature et sur laquelle repose en partie la paléontologie pratique ; c’est la question de l’espèce avec toutes celles qui s’y rattachent.

Qu’est-ce que l’espèce ? l’espèce est-elle fixe et immuable ? est-elle perpétuelle ? ou bien est-elle variable dans ses caractères, temporaire dans son existence ?

La solution absolue de ces questions, si elle était possible, serait du domaine du zoologiste et du botaniste, s’aidant de toutes les données de la paléontologie et de la géologie. Mais si l’on remarque qu’elle a préoccupé les naturalistes de tous les temps et qu’ils sont encore aujourd’hui divisés à ce sujet, on concevra que notre rôle ne peut être de prétendre la résoudre avec les seules ressources que présentent les fossiles. Ce que nous pouvons et ce que nous devons même faire ici, c’est d’exposer et de discuter les principales opinions émises, les motifs sur lesquels elles s’appuient et de justifier celle à laquelle nous nous rattachons.

Le mot espèce est celui qui revient le plus souvent dans l’étude des sciences naturelles ; il en est le premier et le dernier a dit un de nos plus célèbres zoologistes[1], et le jour où nous en serions complètement maîtres, nous serions bien près de le devenir de la science entière. Un botaniste éminent a dit aussi : « Énoncer clairement ses opinions sur la nature de l’espèce est pour un naturaliste l’épreuve la plus redoutable de toutes[2]. »
J. Ray, Emm. Kœnig, Tournefort.

Les anciens ne semblent s’être préoccupés de l’espèce, ni au point de vue de la nature ni au point de vue de la science, et l’on peut dire qu’il en a été de même des auteurs de la Renaissance. En 1688 Emmanuel Kœnig[3] réunit les individus en espèces et fait de celles-ci des divisions du genre. De son côté Jean Ray[4] regarde comme étant de même espèce les végétaux qui ont une origine commune et se produisent par semis, quelles que soient leurs différences apparentes. Mais, ajoute un de nos savants naturalistes[5], l’espèce ne fut réellement caractérisée qu’en 1700 par Tournefort. Il avait défini le genre, l’ensemble des plantes qui se ressemblent par leur structure ; il appelle espèce la collection de celles qui se distinguent par quelques caractères particuliers[6].
Linné.

En 1736, Linné résume sa doctrine dans cet aphorisme, comme il l’appelle : Nous comptons autant d’espèces qu’il y a eu de formes diverses créées à l’origine[7]. En 1751, dans la Philosophie botanique[8], il conclut qu’autant on rencontre aujourd’hui de formes et d’organisations différentes, autant il existe d’espèces primitives et perpétuelles, quot diversæ formæ seu structuræ hodiernum occurrunt, chacune des formes actuelles dérivant d’une de celles que l’être infini a initialement produites et qui ont subsisté à travers les temps, toujours semblables à elles-mêmes, plures et sibi semper similes. Mais plus tard Linné semble avoir modifié profondément ses idées lorsqu’il en vient à soupçonner que toutes les espèces d’un même genre auraient à l’origine constitué une seule espèce ; ab initio unam constituerint speciem[9].
Bacon.

L’idée du changement des espèces, les unes dans les autres de même que celle de leur fixité, remonte assez haut dans l’antiquité. On la retrouve dans les préceptes de l’école ionienne et elle se rattache plus tard aux transmutations des livres hermétiques. Elle a été surtout posée dans les temps modernes avec une grande hardiesse par Bacon[10], et malgré le ridicule que les naturalistes ont jeté sur les élucubrations fantastiques de de Maillet[11], dont ils ont méconnu l’esprit et l’intention, il faudra bien que les partisans de la variabilité illimitée, assez nombreux de nos jours, l’acceptent comme leur véritable précurseur.
Buffon.

L’espèce, dit Buffon, est une succession constante d’individus semblables et qui se reproduisent, et le caractère de l’espèce c’est la fécondité continue. C’est sans doute la définition la plus profonde que l’on ait donnée jusque-là, mais dont le second terme n’implique pas nécessairement le premier. Aussi l’illustre auteur, à partir de 1753, époque à laquelle parut le premier volume de l’Histoire naturelle où il se prononce pour l’immutabilité des espèces, partage d’abord les vues de Linné dans ceux publiés en 1755 et 1756, puis en 1761 et 1766 semble pencher vers la variabilité des espèces, pour s’arrêter dans ses publications de 1765 à 1778 à une variabilité limitée. Ainsi il dit, dans ce dernier sens : « L’empreinte de chaque espèce est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais ; mais toutes les touches accessoires varient »[12] ; et ailleurs : « La forme constitutive de chaque animal s’est conservée la même et sans altération dans ses principales parties ; les individus de chaque genre représentent aujourd’hui les formes de ceux des premiers siècles, surtout dans les espèces majeures, car les espèces inférieures ont éprouvé d’une manière sensible tous les effets des différentes causes de dégénération[13]. »

« À la définition qui se déduit des vues de Linné, à celle qu’a donnée Buffon, se rattachent, dit un de leurs commentateurs [14], la plupart des définitions qui ont eu cours dans la suite du xviiie siècle et dans le nôtre. De la première dérivent toutes celles dont l’élément essentiel est l’invariabilité perpétuelle du type ; de la seconde celles qui caractérisent surtout l’espèce par la fécondité continue, et de toutes deux la multitude de celles qui reposent sur l’une et sur l’autre de a ces notions. ».
L. de Jussieu.

Suivant Ant. Laurent de Jussieu : « L’espèce doit être définie, une succession d’individus entièrement semblables, perpétués au moyen de la génération ; d’où il suit que chaque individu représente véritablement toute l’espèce passée, présent et
Blumenbach.
future ; vera totius speciei effigies[15]. » Pour Blumenbach l’espèce est une réunion non pas d’individus entièrement semblables, mais assez semblables pour que leurs différences
Illiger.
puissent être attribuées à la dégénérescence[16]. Peu après Illiger simplifie la définition de Buffon en disant que l’espèce doit comprendre l’ensemble des êtres qui donnent entre eux des produits féconds[17].


G. Cuvier et son école.
En 1798 G. Cuvier dit : « L’espèce est la collection de tous les corps organisés nés les uns des autres ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se en ressemblent entre eux[18]. » Plus tard il a changé le premier membre de la phrase en celui-ci : « L’espèce comprend les individus qui descendent les uns des autres[19]. » Dans le cours de sa vie, le grand anatomiste paraît s’être de plus en plus confirmé dans sa manière de voir à cet égard, s’éloignant sur ce point de la marche qu’avait suivie l’esprit de Buffon. D’autres zoologistes et botanistes éminents de notre temps, tels que P. de Candolle, de Blainville, J. Müller, Dugès, Duvernoy et nos savants collègues du Muséum, MM. Flourens, Milne Edwards, Valenciennes et de Quatrefages ont adopté dans ce qu’elle a de plus essentiel la définition de Cuvier avec toutes ses conséquences. Nous ne nous arrêterons pas davantage à l’opinion de Cuvier, ayant déjà donné dans la première partie (p. 415-448) de nombreux développements à ce sujet. Mais nous reviendrons plus loin sur celles de ses continuateurs.
Robienet, Bonnet, De Lamarck.

Dès 1768 Robinet publie son Essai de la nature qui apprend à faire des hommes, et en 1779 Bonnet avait avancé que : « la diversité et la multitude des conjonctions, peut-être même la diversité des climats et des nourritures ont donné naissance à de nouvelles espèces ou à des individus intermédiaires[20]. »

De Lamarck, qui avait d’abord adopté le principe de la fixité de l’espèce[21], n’a pas tardé à se rattacher à l’idée contraire. Dans ses cours et ses publications de 1801 à 1809, il développe en effet des principes qu’on retrouve encore soutenus en 1815, avec les mêmes convictions, dans l’Introduction de l’Histoire des animaux sans vertèbres, et, en 1820, dans le Système des connaissances positives.

De Lamarck s’appuie d’abord sur cette espèce d’aphorisme : « Les circonstances extérieures font tout ; elles modifient profondement les êtres ; des circonstances naissent les besoins, des besoins les désirs, des désirs les facultés, des facultés les organes[22]. »

« On a appelé espèce, dit-il ailleurs[23], toute collection d’individus semblables qui furent produits par d’autres individus pareils à eux. Cette définition est exacte ; car tout individu jouissant de la vie ressemble toujours, à très-peu près, à celui ou à ceux dont il provient. Mais on ajoute à cette définition la supposition que les individus qui composent une espèce ne varient jamais dans leur caractère spécifique et que conséquemment l’espèce à une constance absolue dans la nature. C’est uniquement cette supposition que je me propose de combattre, parce que des preuves évidentes obtenues par l’observation constatent qu’elle n’est pas fondée. »

La théorie générale de Lamarck se trouve complètement résumée dans ce qui suit, où les considérations qu’il a exposées lui font admettre (p. 65) :

« 1° Que tous les corps organisés de notre globe sont de véritables productions de la nature, qu’elle a successivement exécutées à la suite de beaucoup de temps ;

« 2° Que dans sa marche la nature a commencé et recommence encore tous les jours par former les corps organisés les plus simples et qu’elle ne forme directement que ceux-là, c’est-à-dire que ces premières ébauches de l’organisation, qu’on a désignées par l’expression de générations spontanées ;

« 3° Que les premières ébauches de l’animal et du végétal étant formées dans les lieux et les circonstances convenables, les facultés d’une vie commençante et d’un mouvement organique établi ont nécessairement développé peu à peu les organes, et qu’avec le temps elles les ont diversifiés ainsi que les parties ;

« 4° Que la faculté d’accroissement dans chaque portion du corps organisé étant inhérente aux premiers effets de la vie, elle a donné lieu aux différents modes de multiplication et de régénération des individus ; et que par là les progrès acquis dans la composition de l’organisation et dans la forme et la diversité des parties ont été conservés ;

« 5° Qu’à l’aide d’un temps suffisant, des circonstances qui ont été nécessairement favorables, des changements que tous les points de la surface du globe ont successivement subis dans leur état, en un mot du pouvoir qu’ont les nouvelles situations et les nouvelles habitudes pour modifier les organes doués de la vie, tous ceux qui existent maintenant ont été insensiblement formés tels que nous les voyons ;

« 6° Enfin que d’après un ordre semblable de choses, les corps vivants ayant éprouvé chacun des changements plus ou moins grands dans l’état de leur organisation et de leurs parties, ce qu’on nomme espèce parmi eux a été insensiblement et successivement ainsi formé, n’a qu’une constance relative. dans son état et ne peut être aussi ancien que la nature.

De l’influence des circonstances sur les actions des animaux dont il traite dans le chapitre VII, de Lamarck croit aussi pouvoir déduire (page 260) que : « des répétitions multipliées de ces actes d’organisation fortifient, étendent, développent et même créent les organes qui y sont nécessaires. Il ne faut qu’observer attentivement ce qui se passe partout à cet égard pour se convaincre du fondement de cette cause des développements et des changements organiques.

« Or, tout changement acquis dans un organe par une habitude d’emploi suffisante pour l’avoir opéré se conserve ensuite par la génération, s’il est commun aux deux individus qui, dans la fécondation, concourent ensemble à la reproduction de leur espèce. Enfin ce changement se propage et passe ainsi à tous les individus qui se succèdent et qui sont soumis aux mêmes circonstances sans qu’ils aient été obligés de l’acquérir par la voie qui l’a réellement créé. »

. . . . . « Si je voulais ici passer en revue toutes les classes, tous les ordres, tous les genres et toutes les espèces des animaux qui existent, je pourrais faire voir que la conformation des individus et de leurs parties, que leurs organes, leurs facultés, etc., etc., sont partout uniquement le résultat des circonstances dans lesquelles chaque espèce s’est trouvée assujettie par la nature et des habitudes que les individus qui la composent ont été obligés de contracter, et qu’ils ne sont pas le produit d’une forme primitivement existante qui a forcé les animaux aux habitudes qu’on leur connaît (p. 262). »

Ces quelques citations empruntées à la Philosophie zoologique de l’illustre professeur du Jardin des Plantes suffisent, nous le pensons, pour donner une idée de la théorie qu’il a exposée et soutenue avec une clarté, une netteté de vues et une franchise à poursuivre jusqu’au bout les conséquences de son principe, que nous retrouverons rarement dans les derniers de ses représentants.
Ét. Geoffroy Saint-Hilaire.

Suivant Isidore Geoffroy Saint-Hilaire[24], son père n’aurait pas été le continuateur de Lamarck ; il répudie cette succession en son nom, et lui assigne au contraire une large part dans l’héritage de Buffon. Mais qu’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire ait rejeté les variations dues à des changements d’actions et d’habitudes pour conserver l’influence directe des milieux ambiants, aux points de vue physiologique ; philosophique et géologique, c’est absolument la même chose ; la faculté de varier, attribuée à l’espèce, est le point essentiel de la question ; c’est le principe fondamental de la théorie, et peu importe pour le résultat que cette faculté soit mise en jeu par une cause ou par une autre. Ce fut vers 1825 que l’illustre membre de la Commission d’Égypte émit ses idées à ce sujet ; mais ce fut dans son Mémoire sur le degré d’influence du monde ambiant pour modifier les formes animales (1831) et dans ses Études progressives d’un naturaliste (1835), c’est-à-dire vers la fin de sa carrière, qu’il les développa complètement. Comme on peut penser qu’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a présenté les opinions de son père sous leur jour le plus favorable, nous les reproduirons dans les termes dont il s’est servi.

Il ramène ces idées à cinq propositions principales : deux premières, générales, dit-il (p. 416), une troisième conséquence relative aux êtres actuels comparés entre eux, et deux dernières, se rapportant à ces mêmes êtres, mais comparés avec ceux qui ont autrefois peuplé le globe.

1° L’espèce est fixe sous la raison du maintien de l’état conditionnel de son milieu ambiant ; 2° elle se modifie, elle change, si le milieu ambiant varie et selon la portée de sa variation ; d’où il résulte que, « parmi les êtres récents et actuels, on ne doit pas voir et l’on ne voit pas se produire de différence essentielle ; pour eux, c’est le même cours d’événements comme la même marche d’excitation.,

« Au contraire, le monde ambiant ayant subi, d’une époque géologique à l’autre, des changements plus ou moins considérables, l’atmosphère ayant même varié dans sa composition chimique, et les conditions de respiration ayant été ainsi modifiées, les êtres actuels doivent différer, par leur organisation, de leurs ancêtres des temps anciens, et en différer selon le degré de la puissance modificatrice.

« À ce, point de vue, l’évolution des espèces peut être comparée à celle des individus. Dans un même milieu et sous l’influence des mêmes agents physiques et chimiques, ceux-ci restent des répétitions exactes les uns des autres. Mais que, tout au contraire, il en soit autrement, de nouvelles ordonnées, si elles interviennent sans interrompre l’action vitale, font varier nécessairement les êtres qui en ressentent les effets, ce qui, dans les grandes opérations de la nature, exige un temps quelconque considérable, mais ce qui est accessible à nos sens et se trouve produit en petit et sous nos yeux dans le spectacles des monstruosités, soit accidentelles, soit volontaires. »

Comme toujours, ces prémisses, aussi bien que les conclusions, restent à démontrer dans le présent et dans le passé ; ce sont de ces vues de l’esprit auxquelles l’application fait défaut ; et l’auteur constate lui-même, en quelque sorte, l’absence de toute preuve lorsqu’il invoque, comme exemples, des cas tératologiques, des anomalies, des aberrations de la nature. Qu’y a-t-il de plus illogique que de chercher une loi dans ce que l’on reconnaît être l’exception, le résultat d’une cause fortuite en dehors de toute règle, et qui le plus ordinairement ne se reproduit pas ? Nous ne dirons rien de l’action des changements géologiques ; nous aurons à constater, jusque dans ces dernières années, l’abus que les zoologistes ont continué à en faire tout comme dans les siècles précédents.

La dernière proposition n’est présentée, continue Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qu’avec réserve ; et, en effet, elle a un caractère tranché qui la rapproche beaucoup des idées de Lamarck, avec lequel il repousse, cependant, toute communauté.

« Les animaux vivant aujourd’hui proviennent, par une suite de générations et sans interruption, des animaux perdus du monde antédiluvien, par exemple, les Crocodiles de l’époque actuelle, des espèces retrouvées aujourd’hui à l’état fossile, les différences qui les séparent les uns des autres fussent elles assez grandes pour pouvoir être rangées, selon nos règles, dans la classe des distinctions génériques. »

On ne peut rien dire de plus explicite et de plus parfaitement en opposition avec les principes soutenus par Cuvier (Voy. antè, Ier partie, p. 436). Plus loin, il est vrai, le savant commentateur ajoute (p. 420) : « Ce n’est qu’une hypothèse posée en face de l’hypothèse contraire, non démontrée, l’auteur le reconnaît, ni même encore démontrable, mais plus simple, à ce titre déjà plus vraisemblable, et aussi plus conforme aux faits et à la raison ; c’est une question que j’ai posée, continue-t-il ; c’est un doute que j’ai émis et que je reproduis au sujet de l’opinion régnante (celle de Cuvier) ; j’ai pensé et je crois toujours que les temps d’un savoir véritablement satisfaisant en géologie ne sont pas encore venus. »

Cette dernière phrase, écrite en 1829, était parfaitement motivée ; mais ce qui précède est tout à fait inexact ; car le principe rappelé sur lequel Cuvier s’appuyait : « Les races actuelles ne sont nullement des modifications de ces races anciennes qu’on trouve parmi les fossiles ; les espèces perdues ne sont pas des variétés des espèces vivantes ; » ce principe, disons-nous, n’est pas une hypothèse ; ce sera une vérité tant qu’on n’aura pas démontré les passages ou les variations. Il n’y a rien ici de supposé, ni dans les causes, ni dans les résultats ; c’est un fait, tandis que la proposition inverse est une pure abstraction, une supposition qui n’est pas encore même démontrable. Il n’y a donc aucune comparaison à établir entre les deux manières de voir, quant à leur degré de certitude.
Is. Geoffroy Saint-Hilaire.

Voyons actuellement comment, vingt ans plus tard, le digne, émule et le bien regretté fils d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire envisageait ces mêmes questions. « La vie de l’espèce est une vie sans déclin, dit-il[25] ; non-seulement l’espèce, comme l’individu, est composée d’éléments sans cesse renouvelés ; mais la mobilité même de ces éléments réalise et entretient le type, ce même type sur lequel se modèle, à son tour, chaque individu, et elle n’exclut nullement l’identité. On pourrait dire aussi de l’espèce : vivre, c’est en même temps changer et demeurer sans cesse.

« Mais, ici, les analogies s’arrêtent, et une différence capitale se présente. L’individu ne varie pas seulement, à chaque instant, dans sa composition intime, mais aussi d’âge en âge, dans sa composition générale, dans son état, et, par suite, dans le mode ou le degré de son action vitale. Il naît, il progresse, il est à son apogée, il décline ; et, au terme de tous ces changements d’état, un peu plus tard ou un peu plus tôt, selon la rapidité du cours de la vie, après des années, des jours, des heures, il cesse de vivre. La mort est la conséquence même du phénomène de la vie individuelle.

« Les espèces aussi périssent, et le sol qui nous porte est plein de ruines auxquelles les espèces actuelles pourront un jour ajouter les leurs. Mais, pour qu’il en soit ainsi, il ne faudra rien moins que l’intervention d’un de ces grands phénomènes cosmiques qui, de loin en loin, viennent changer la face de notre planète ; car l’espèce, dans des conditions qui restent les mêmes, tend à rester aussi indéfiniment la même. Le mouvement vital, qui dans l’individu se ralentit, puis s’arrête nécessairement de lui-même, est pour elle, si rien ne vient le troubler, uniforme et perpétuel. La reproduction est une continuelle renaissance de l’espèce ; les individus qui meurent y étant sans cesse remplacés par d’autres, ce qu’elle gagne compensant ce qu’elle perd, elle reste toujours composée de sujets jeunes, adultes, vieux, sans qu’elle-même soit jamais, jeune ou vieille. Ni progrès, ni apogée, ni déclin, ni acheminement vers un terme déterminé. Les espèces restent donc indéfiniment ce qu’elles sont, et toujours toutes neuves, comme le dit Buffon ; autant aujourd’hui qu’elles l’étaient il y a trois mille ans. »

« Quand une espèce périt, c’est donc toujours par une cause extérieure. S’il est permis de comparer un des grands faits de l’histoire du monde à un de ses plus petits détails, elle s’éteint comme l’individu frappé dans sa jeunesse et sa force, non comme celui qui s’arrête épuisé au bout de sa carrière.

« La vie de l’espèce diffère donc essentiellement de la vie individuelle par ces deux grands caractères qui dérivent l’un de l’autre : permanence du type, de ce type dont chaque individu, dans son état de perfection organique, est, sous nos yeux, comme un exemplaire vivant ; perpétuité indéfinie d’une existence dont chaque vie individuelle est comme un point dans l’espace, comme un instant dans la durée. »

Nous avons reproduit ce passage en entier, parce qu’il renferme ferme une idée complète, exprimée avec beaucoup de grâce, et qu’il marque bien la différence du style et des principes du fils, et du père. Nous regrettons cependant d’y retrouver encore une invocation aux grands phénomènes cosmiques, ce qui n’était plus permis en 1856. Ainsi, pour Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, aucune modification n’était alors admise dans l’espèce sans l’intervention de causes physiques extérieures. Toute espèce porte en soi le principe de sa fixité et de sa perpétuité. Il semble, en outre, qu’aucune loi n’ait encore été entrevue, présidant à la succession des êtres organisés dans le temps, et, cependant, déjà plusieurs jalons avaient été posés dans cette direction tant en France qu’à l’étranger.
De la variété limité.

Si l’on s’en tenait au passage que nous venons de citer, on ne pourrait croire que l’auteur, désertant la cause paternelle, est passé dans le camp de ses adversaires ; mais il n’en est rien, et les événements géologiques, qui sont toujours pour les partisans de la mutabilité des êtres le Deus ex machina, vont lui servir de base pour développer ce qu’il appelle la théorie de la variété limitée de l’espèce ; cette manière de voir, déjà émise par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à diverses reprises depuis 1850, se trouve résumée dans les paragraphes suivants de son damier ouvrage[26] :
Exposition des principes.

« I Les caractères des espèces ne sont ni absolument fixes, comme plusieurs l’ont dit, ni surtout indéfiniment variables, comme d’autres l’ont soutenu. Ils sont fixes pour chaque espèce tant qu’elle se perpétue au milieu des mêmes circonstances. Ils se modifient si les circonstances ambiantes viennent à changer.

« II. Dans ce dernier cas, les caractères nouveaux de l’espèce sont, pour ainsi dire, la résultante de deux forces contraires : l’une, modificatrice, est l’influence des nouvelles circonstances ambiantes ; l’autre, conservatrice du type, est la tendance héréditaire à reproduire les mêmes caractères de génération en génération. Pour que l’influence modificatrice prédomine d’une manière très-marquée sur la tendance conservatrice, il faut donc qu’une espèce passe des circonstances, au milieu desquelles elle vivait, dans un ensemble nouveau et très-différent de circonstances ; qu’elle change, comme en l’a dit, de monde ambiant.

« III. De là les limites très-étroites des variations observées chez les animaux sauvages ; de là aussi l’extrême variabilité des animaux domestiques.

« IV. Parmi les premiers, les mêmes caractères doivent se transmettre de génération en génération ; les circonstances étant permanentes, les espèces le sont aussi.

« V. Mais, par suite de son extension géographique à la surface du globe, une forme donnée se trouve placée dans des en conditions d’habitat et de climat donnant lieu à des modifications qui constituent les races.

« VI. Chez les animaux domestiques, les causes de variations sont beaucoup plus nombreuses et plus puissantes.

« VII. Le retour de plusieurs races domestiques à l’état sauvage a eu lieu sur divers points du globe. De là une seconde série d’expériences inverses des précédentes et en donnant la contre-épreuve. »
Objections.

Mais que prouvent, en réalité, ces deux derniers paragraphes ? que l’homme n’a jamais créé une espèce dans la véritable acception zoologique du mot. Toutes les modifications obtenues sur les quarante espèces soumises à la domestication n’ont pas cessé d’être fécondes entre elles, et, par conséquent, rentrent toutes dans la véritable définition de l’espèce. Bien entendu qu’il n’est point ici question de ces accouplements contre nature dont les produits sont inféconds. Quant au retour des races domestiques à l’état sauvage, dès qu’elles sont abandonnées à leur instinct naturel, il est, en effet, la contre-épreuve de l’influence de la domestication, mais pour démontrer précisément que les caractères que celle-ci leur avait imprimés sont purement factices, sans valeur physiologique, n’ont occasionné aucune modification profonde ni réelle dans l’organisme, puisqu’ils disparaissent pour revenir au type naturel primitif dès que cesse la cause qui les avait produits.

On ne peut donc rien déduire logiquement, en faveur d’une modification importante de l’espèce, ni de la domestication qui n’en altère pas les caractères essentiels, ni du retour à l’état sauvage qui fait disparaître les changements superficiels et momentanés qu’elle avait produits. C’est tout au plus si la domestication pourrait donner, avec certains soins, une variété permanente, indépendante de soins subséquents ; et, dans ce cas encore, ce résultat n’impliquerait, en aucune façon, la fixité de l’espèce dans la nature où nous admettons des variétés. Par conséquent, la variabilité limitée, ainsi comprise, n’est point une théorie ; c’est l’expression d’un fait connu et admis de tous, et parfaitement compatible avec l’immutabilité, qui n’a jamais pu être prise dans un sens plus absolu que la ressemblance de deux feuilles d’un même arbre.
Suite de l’exposition des principes et discussion.

VIII. Quant à ce que « ces mêmes expériences prouvent de plus que les différences produites peuvent être de valeur générique, nous ne comprenons pas bien que, n’ayant pas même pu produire une véritable espèce, elles aient donné de véritables distinctions génériques.

X. L’exemple tiré de l’espèce humaine est de la même valeur, puisque nous n’en admettons qu’une avec des variétés ou races qui ne peuvent, en vertu du principe de la fécondité réciproque et continue, constituer des espèces distinctes.

« XI. À la théorie de la variabilité limitée correspondrait, en paléontologie, continue l’auteur, une hypothèse simple et rationnelle, celle de la filiation… suivant laquelle les animaux actuels seraient issus des animaux analogues qui ont au vécu dans l’époque géologique antérieure. Nous serions fondés, par exemple, à rechercher les ancêtres de nos Éléphants, de nos Rhinocéros, de nos Crocodiles, parmi les Éléphants, les Rhinocéros, les Crocodiles, dont la paléontologie a démontré l’existence antédiluvienne. »

Ici la Question est très-différente et beaucoup plus grave, et nous entrons, en effet, dans le champ des hypothèses ; car on n’a pas encore démontré la filiation des espèces dites éteintes avec celles de nos jours, et il semble que c’est par là qu’on aurait dû commencer, ne fût-ce que pour ces grands mammifères restaurés et décrits par Cuvier et ses continuateurs, et sauf à le démontrer ensuite pour toutes les autres classes de vertébrés et d’invertébrés. Mais en fût-on arrivé là, et aucun travail suivi n’a encore été entrepris dans cette direction, que la difficulté serait reculée, mais non résolue. Les naturalistes timides, qui rejetant la fixité de l’espèce, n’osent pas non plus admettre toutes les conséquences des idées de Lamarck, et s’attachent à quelques moyens mixtes pour expliquer la succession des formes organisées, sont toujours arrêtés par la nécessité d’une première espèce on d’un premier type d’où les autres sont dérivés. Qu’importe que les Éléphants et les Rhinocéros actuels descendent des Éléphants et des Rhinocéros quaternaires ? Il a toujours fallu créer le premier à une époque ou à l’autre ; or, il n’est pas plus difficile de concevoir que la nature ait créé plusieurs espèces d’Éléphants et de Rhinocéros, soit en même temps, soit successivement, qu’une seule espèce de chacun de ces genres à la fin de la période tertiaire. Les partisans de la variabilité illimitée nous paraissent être beaucoup plus conséquents.

Le paragraphe XII témoigne d’une absence complète de données sur l’état actuel des connaissances paléontologiques relativement à la distribution des fossiles dans l’intérieur de la terre ; il serait donc superflu de nous y arrêter. Le paragraphe XIII, qui en est la suite, n’est pas plus fondé. Les époques géologiques, telles que les conçoivent les naturalistes qui n’ont point pratiqué la géologie et la paléontologie assez longtemps sur le terrain, sont de pures abstractions de l’esprit, des entités imaginaires qu’ils érigent en axiomes pour le besoin de leurs hypothèses biologiques[27]. « XIV. Enfin la substitution de la théorie de la variabilité limitée à l’hypothèse de la fixité rend nécessaire une nouvelle définition de l’espèce. Pour nous rapprocher le plus possible des définitions les plus usitées, et en ne considérant pour le moment que l’ordre actuel des choses, nous dirons : L’espèce est une collection ou une suite d’individus caractérisés par un ensemble de traits distinctifs, dont la transmission est naturelle, régulière et définie dans l’ordre actuel des choses. » La suppression des cinq derniers mots rend la définition applicable à tous les temps.

Ce que nous venons de rappeler suffit pour faire comprendre l’ordre d’idées dans lequel entre Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et le genre de preuves sur lequel il les appuie. Sous le point de vue paléontologique, ces preuves nous semblent n’avoir rien qui puisse éclaircir aucune des questions importantes de l’histoire biologique de la terre.

Après avoir énuméré les motifs puisés, comme toujours, dans les résultats de la domestication, il dit, dans sa conclusion générale[28] : « Les caractères des êtres organisés ne. sont fixes qu’autant que les circonstances extérieures restent les mêmes ; si elles changent, et selon le sens et le degré des changements qu’elles subissent, l’organisation se modifie, et il se produit de nouveaux caractères dont la valeur peut être spécifique et plus que spécifique. »

Or, c’est là ce qu’il nous a été impossible de reconnaître, ainsi que nous l’avons déjà dit et bien que l’auteur continue avec une assurance qui fait honneur à sa conviction « Qu’est-ce donc que le principe si longtemps affirmé de la fixité du type, de l’immutabilité de l’espèce ? Nous disions au commencement de ce livre : « Ce prétendu principe n’est qu’une hypothèse ; » nous sommes maintenant en droit d’ajouter : « Cette hypothèse est erronée, » etc.

Les faits allégués n’ont rien de nouveau, et nous pensons que les conséquences déduites sont loin d’avoir l’importance que le savant auteur leur attribuait. L’objection de Cuvier relative à l’influence exceptionnelle de la domestication, qui ne peut ici servir de preuve, nous paraît avoir toujours la même force, aujourd’hui comme il y a quarante ans, et cela malgré les tentatives de toutes sortes sur lesquelles on s’est appuyé récemment encore et dont nous aurons occasion de parler tout à l’heure.

Nous n’avons pas voulu rompre l’ordre des idées sur la mutabilité des êtres, de plus en plus atténuées depuis de Lamarck jusqu’à I. Geoffroy Saint-Hilaire ; mais nous devons, avant de passer aux travaux les plus récents publiés dans cette direction, mentionner quelques opinions émises en sens opposé ou plus ou moins différentes.
C. Duméril, Strauss

Ainsi, C. Duméril, le premier collaborateur de Cuvier, comprenait l’espèce comme une race d’individus semblables qui, sous un nom collectif, se continuent et se propagent identiquement les mêmes[29]. Dans sa Théorie de la nature, M. Strauss dit : « Il est certain que les hommes, aussi bien que les divers
De Blainville.
animaux, sont toujours restés ce qu’ils ont été, et le sont encore de nos jours sans la moindre différence[30]. » De Blainville
P. de Candolle.
caractérisait l’espèce « l’individu répété et continué dans le temps et dans l’espace. » P. de Candolle disait en 1813 : « La collection de tous les individus qui se ressemblent plus entre eux qu’ils ne ressemblent à d’autres, qui peuvent, par une fécondation réciproque, produire des individus fertiles et qui se reproduisent par la génération, de telle sorte qu’on peut, par analogie, les supposer tous sortis originairement d’un
A. de Jussieu.
seul individu, telle est l’idée essentielle de l’espèce[31]. » Cette définition est implicitement admise par Adrien de Jussieu[32] et
A. Richard, Alph. de Candolle.
par Ach. Richard[33]. M. Alph. de Candolle[34] rappelle la définition de l’espèce qu’a donnée son père dans sa Physiologie végétale, et en présente une autre qui, par son étendue et les quatre termes qui la composent, est plutôt un résumé des caractères essentiels de l’espèce qu’une véritable définition. Plus récemment il a dit à ce sujet : « Dans l’état actuel de la science, il n’est pas plus facile de définir l’espèce que le genre ou la famille. Toutes les définitions données sont inapplicables ; la plus mauvaise de toutes est celle de Linné[35]… » Cependant, il pense que le nom d’espèce, tout arbitraire qu’il est, doit encore être conservé dans le sens que lui attribuait l’illustre Suédois.
G. Bronn, Chevreul, Milne Edwards.
De Quatrefage, Flourens, Deshayes.
Nous trouverions chez les naturalistes étrangers, entre autres chez G. Bronn, des définitions analogues. « L’espèce, dit ce dernier, est la réunion de tous les individus de même origine et de ceux qui leur sont aussi semblables qu’ils le sont entre eux[36]. » En France, M. Chevreul ne se prononce pour l’immutabilité de l’espèce que relativement à l’époque actuelle. « Si l’opinion de la mutabilité des espèces, dit-il, dans les circonstances différentes de celles où nous vivons, n’est point absurde à nos yeux, l’admettre en fait pour en tirer des conséquences, c’est s’éloigner de la méthode expérimentale, qui ne permettra jamais d’ériger en principe la simple conjecture[37]. » M. Milne-Edwards donne le nom d’espèce à la réunion des individus qui se reproduisent-entre eux avec les mêmes propriétés essentielles[38] ; et, pour M. de Quatrefages, « l’espèce est l’ensemble des individus plus ou moins semblables entre eux, qui sont descendus ou qui peuvent être regardés comme descendus d’une paire primitive unique par une succession ininterrompue de familles[39]. » M. Flourens dit : « La fécondité continue donne l’espèce ; la fécondité bornée. « donne le genre, le genre est la limite de la parenté[40]. » Enfin, suivant M. Deshayes, dont la compétence ne peut être récusée, « l’espèce est une réunion d’individus semblables, descendus de parents identiques avec eux, et séparés des autres par des caractères organiques d’une constance absolue. Si, à côté des caractères d’une constance absolue, on en rencontre d’autres qui jouissent d’une certaine variabilité, c’est-d’après ceux-là que seront établies les variétés[41]. »


$ 2. Derniers représentants des opinions opposées sur l’espèce.


Pour terminer ce que nous avions à dire sur l’espèce et sur la double question de sa fixité ou de sa variabilité, il nous reste à examiner deux ouvrages importants, qui ont paru simultanément. en 1859, l’un à Londres et l’autre à Paris. Le premier, dû à M. Ch. Darwin, eut un grand retentissement, fut traduit dans plusieurs langues et eut plusieurs éditions en peu de temps ; le second, écrit par M. Godron, fut moins heureux et passa presque inaperçu pour beaucoup de personnes. À quoi était due la différence de ces destinées ? Est-ce parce que l’auteur anglais, depuis longtemps connu par de grands voyages, par des livres d’un haut mérite et d’un vif intérêt scientifique, a émis et développé une de ces idées qui frappent les esprits faciles à s’éprendre de ce qui semble nouveau, tandis que le savant français, botaniste distingué, mais dont le nom était peu répandu en dehors de sa spécialité, s’était imposé la tâche modeste de réunir et de discuter un vaste ensemble de preuves à l’appui d’une opinion ancienne, adoptée par le plus grand nombre des naturalistes ? C’est ce qui est au moins probable, mais qu’il serait inutile de chercher à approfondir ici.


examen du livre de M. Darwin


Nous commencerons par l’ouvrage de M. Darwin, intitulé : De l’origine des espèces ou des lois du progrès chez les êtres organisés[42]. Il devra nous arrêter assez longtemps, parce que les motifs accumulés pour prouver la variabilité de l’espèce sont toujours beaucoup plus nombreux que ceux invoqués à l’appui de l’opinion contraire. Celle-ci n’a besoin que de l’exposition des faits ordinaires et d’une simple hypothèse pour l’expliquer, tandis que celle-là doit avoir recours à une multitude de faits d’ordres différents, d’interprétations, de recherches, d’expérimentations même plus ou moins compliquées.

En outre, le succès que le livre a obtenu, surtout en Angleterre, nous oblige de l’examiner sérieusement pour nous rendre compte des causes et de la légitimité de son succès, pour savoir jusqu’à quel point l’hypothèse sur laquelle il repose doit être. regardée comme fondée, ce qu’elle explique et ce qu’elle n’explique pas, si elle est nouvelle ou non, si l’auteur en déduit toutes les conséquences qu’elle comporte et si celles-ci à leur tour découlent logiquement des faits, si le point de départ est nettement établi et si la pensée est complète, si en un mot la question biologique a été envisagée sous toutes ses faces dans l’espace et dans le temps[43].

Nous suivrons, dans cette étude critique d’un livre remarquable à beaucoup d’égards, la traduction française fort élégante qu’en a donnée mademoiselle Clémence-Auguste Royer sur la 3e édition, ce qui rendra la vérification de nos appréciations plus facile au lecteur et nous permettra de tenir compte de plusieurs des savantes annotations que le traducteur y a ajoutées. Nous avons, d’ailleurs, dans les citations, vérifié l’interprétation du texte et reproduit quelquefois celui-ci pour plus de certitude.
Notice historique.

Auteurs divers.

Dans une Notice historique sur l’origine des espèces, M. Darwin rappelle d’abord les opinions récemment émises et plus ou moins en rapport avec la sienne, telles que celles de Lamarck et d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire en France, puis, en Angleterre, celles de W. Herbert, qui, en 1822, déduisait d’expériences sur les végétaux que les espèces ne sont que des classes supérieures de variétés plus permanentes, de Grant, en 1826, qui, dans un mémoire sur les Spongilles, admettait que chaque espèce descend d’autres espèces et qu’elles se perfectionnent par des modifications successives, de Patrick Matthew, qui publia en 1831 des idées plus voisines des siennes que toutes les autres, de Rafinesque, pour qui, en 1836, les espèces végétales ont été d’abord des variétés et beaucoup de variétés sont en voie de devenir des espèces, puis de MM. J. J. d’Omalius d’Halloy, Freke, Herbert Spencer, Naudin, de Keyserling, Schaffhausen, Baden Powell, Wallace, Huxley, Hooker, etc., etc., en tout trente auteurs qui admettraient la variabilité de l’espèce ou qui contesteraient l’hypothèse des créations indépendantes. Sur ce nombre, 25 ont écrit sur les diverses branches des sciences naturelles, et parmi eux se trouvent 3 géologues, 9 botanistes et 15 zoologistes.

(Page xix.) « J’ai toujours dû reconnaître, dit plus loin M. Darwin, que l’étude des variations survenues à l’état domestique, quelque incomplète qu’elle soit, est encore notre meilleur et notre plus sur guide. Je suis donc profondément convaincu que de telles études sont de la plus haute valeur, quoiqu’elles aient été très-communément négligées par les naturalistes. »

Nous ferons remarquer d’abord qu’il s’en faut de beaucoup que cette étude ait été négligée, comme le croit l’auteur. Les naturalistes qui se sont occupés de cette question, depuis Buffon jusqu’aux deux Geoffroy Saint-Hilaire, se sont toujours appuyés sur des exemples pris dans les résultats de la domestication, et c’est précisément ce que Cuvier leur reprochait il y a quarante ans et ce sur quoi nous nous permettrons encore d’insister après ce grand maître.

Prétendre expliquer les faits, ou, si l’on veut, les mystères que la nature nous dérobe, par des analogies déduites des résultats que l’homme a obtenus par le hasard, par son industrie ou par son caprice, pour son utilité ou son agrément ; chercher à interpréter les lois de la nature, en dehors de la nature elle-même, par des actes qui la font dévier si manifestement de ses véritables voies ; supposer qu’elle procède, ainsi que le disait G. Bronn avec son bon sens spirituel, comme un jardinier qui choisit ses variétés, les reproduit et les modifie encore, etc., n’est-ce pas s’en faire une étrange idée, peu digne, suivant nous, de l’immensité de l’œuvre et de la puissance du Créateur, car, quoi qu’on en dise, il faut toujours remonter jusqu’à un principe qui ordonne et qui crée.
Variations des espèces à l’état domestique.

Comme on devait s’y attendre d’après ces prémices, le premier chapitre de l’ouvrage est consacré aux variations des espèces à l’état domestique, Les divers raisonnements de M. Darwin espèces sur les races domestiques ne peuvent rien prouver, puisque ces se fécondent, et, en définitive, il dit (p. 38) : « Pour la plupart de nos plantes les plus anciennement cultivées et de nos animaux domptés déjà depuis de longs siècles, il est impossible de décider définitivement s’ils descendent d’une ou de plusieurs espèces sauvages. » Ainsi, le passé de la domestication déjà ne nous apprend rien.

Bien que l’origine de la plupart des espèces d’animaux domestiques lui paraisse douteuse, il est arrivé à cette conviction que a plusieurs espèces sauvages de canides ont été domptées, et que leur sang plus ou moins mêlé coule dans les veines de nos nombreuses races domestiques. »

On peut se demander ici pourquoi M. Darwin n’a pas d’abord traité du seul caractère spécifique réellement rationnel, la fécondité continue ? Or, si ces espèces de chiens sauvages ont pu s’accoupler et donner des produits féconds, c’est que ce n’étaient pas réellement des espèces distinctes. Ou bien, si l’auteur croit connaître de meilleurs caractères, il aurait dû commencer par nous les indiquer, sans quoi nous pourrions taxer ses distinctions d’arbitraires. Discourir sur l’espèce, prétendre en tracer l’origine et ne point la définir, la caractériser, dire à quoi on la reconnaît, c’est s’exposer à être mal compris et à être mal jugé.

Relativement à l’origine du Mouton et de la Chèvre, il déclare n’avoir pas d’opinion arrêtée ; il croit que le Zèbu de l’Inde peut descendre d’un autre type que le Bœuf d’Europe ; mais toutes les races de Chevaux proviendraient d’une même souche naturelle. Toutes les variétés de Poules proviendraient du Coq d’Inde commun (Gallus bankiva) ; les Canards et les Lapins descendraient aussi du Canard sauvage et du Lapin commun. Les Pigeons viennent tous du Pigeon de roche (Columba livia) et de sous-espèces géographiques ; mais l’auteur discute l’hypothèse qu’ils ont pu provenir de sept ou huit espèces différentes ; il montre une érudition profonde relativement à ce sujet sur lequel il a fait de nombreuses expériences et auquel il revient, d’ailleurs, dans presque tous les chapitres de son ouvrage ; il nous apprend même, pour nous convaincre de sa spécialité en cette matière, qu’il a fait partie de deux Pigeon-clubs de Londres. En résumé, on n’a aucune preuve expérimentale ni historique pour ou contre, et il suffirait de la fécondité continue de nos diverses races de Pigeons domestiques pour dire qu’elles proviennent toutes d’une seule et même espèce.

Ce que dit M. Darwin (p. 52) des procédés employés par l’homme et des résultats cherchés dans les races domestiques est parfaitement vrai ; ici, les faits parlent et sont incontestables. Mais nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer, sa naïve admiration pour le talent de l’éleveur de Pigeon. « Peu. de personnes, ajoute-t-il, croiront aisément combien il faut de capacité naturelle et d’expérience pour devenir un habile amateur de Pigeon ; » et plus haut : « À peine un homme sur mille possède-t-il la sûreté de coup d’œil et de jugement nécessaire pour devenir un habile éleveur ! » D’où il résulte que, si ce talent était moins rare, les races de Pigeons seraient sans doute beaucoup plus nombreuses.

Le choix ou l’élection méthodique et l’élection inconsciente[44] sont ensuite examinés par M.Darwin, ainsi que l’origine inconnue de nos productions domestiques (p. 61), et il passe aux circonstances favorables au pouvoir électif de l’homme en disant (p. 66) que « la condition la plus importante, c’est que l’animal ou la plante lui soit d’une assez grande utilité, ou d’une assez grande valeur d’agrément, pour qu’il accorde l’attention la plus sérieuse même aux légères déviations de structure de chaque individu. Sans ces conditions, rien ne peut se faire. » Ainsi, il faut une cause en dehors de la nature pour tirer partie de cette déviation, et il n’y a pas de raison, si l’on supprime cette cause qui est toute locale et pour ainsi dire d’hier, pour que le résultat se produise. Un pareil aveu n’emporte-t-il pas déjà avec soi la négation des conséquences qu’on voudrait déduire de l’effet ? En outre, certains animaux domestiques sur lesquels l’action élective de l’homme ne s’est pas exercée, les Chats, les Ânes, les Paons, les Oies, ayant moins varié que d’autres, il semble déjà peu rationnel d’invoquer le principe d’élection pour la nature abandonnée à elle-même. Le résumé (p. 67) est plus négatif que positif, sauf la dernière cause, l’action accumulée de l’élection. Mais peut-on admettre que la nature produise elle-même cette action accumulée qui ne peut être et n’est, en effet, jusqu’à présent, qu’un résultat provoqué pour l’avantage ou l’agrément que l’homme en retire ?
Chap. II.

Variations à l’état de nature.

Dans le second chapitre, consacré aux variations des espèces à l’état de nature, M. Darwin considère « le terme d’espèce (p. 80) « comme arbitrairement appliqué, pour plus de commodité, à un ensemble d’individus ayant entre eux de grandes ressemblances, mais qu’il ne diffère pas essentiellement du terme de variété donné à des formes moins distinctes et plus variables. De même le terme de variété, en comparaison avec les différences purement individuelles, est appliqué non moins arbitrairement et encore par pure convenance de langage. » Nous verrons plus loin si l’auteur est parvenu à trouver une expression plus vraie et plus complète de ce que l’on doit entendre par espèce et par variété.

En s’occupant des espèces dominantes ou communes très-répandues sur un vaste habitat, il trouve que ce sont elles qui varient le plus, et, ensuite, que les espèces des plus grands genres varient partout davantage que celles des genres moins riches. De ce que, pour lui, les espèces ne sont que des variétés bien tranchées et bien définies, il déduit aussi cette proposition (p. 83) :… « partout où un grand nombre d’espèces étroitement liées, c’est-à-dire du même genre, ont été formées, beaucoup de variétés ou espèces naissantes doivent, en règle générale, être actuellement en voie de formation. » Ce qui suit est peu concluant ; aussi, en résumé dit-il (p. 88), « les variétés ne peuvent-elles, avec certitude, se distinguer des espèces, excepté : 1° par la découverte de formes intermédiaires ; 2° par une certaine somme de différences, car deux formes qui ne diffèrent que très-peu sont généralement rangées comme variétés, lors même que des liens intermédiaires n’ont pas été découverts ; mais la somme de différence, considérée comme nécessaire pour donner à deux formes le rang d’espèce, est complètement indéfinie. » But the amount of difference considered necessary to give to two forms the rank of species is quite indefinite ; Alors l’espèce est donc indéfinie elle-même ? Et tout le raisonnement aboutit à une négation mal dissimulée !
Chap III.

Concurrence vitale.

Ce que M. Darwin nomme, dans son troisième chapitre, Concurrence vitale est ce que nous croirions mieux désigné par l’expression d’équilibre des forces vitales d’où résulte l’harmonie de la nature. Quoi qu’il en soit, l’élection naturelle est, pour lui, « le principe qui conserve chaque variation légère, à condition qu’elle soit utile, afin de faire ressortir son analogie avec le pouvoir d’élection de l’homme (p. 92)… » Il en conclut que, « de même que toutes les œuvres de la nature sont infiniment supérieures à celles de l’art, l’action naturelle est nécessairement prête à agir avec une puissance incommensurablement supérieure aux faibles efforts de l’homme. »

Conclure de l’action de l’homme à celle de la nature, c’est évidemment, quelque distinction que l’on fasse relativement à la différence d’intensité de l’effet, renverser la question contrairement la nature elle-même. Que l’homme cherche à modifier celle-ci, il y a un but particulier ; mais supposer que la nature. emploie des moyens analogues pour une fin générale de son œuvre, c’est une hypothèse qui sera difficilement admise par quiconque y réfléchira.

En traitant de la progression géométrique d’accroissement, l’auteur fait remarquer, ce que l’on conçoit d’ailleurs à première vue, que, sans des causes de l’imitation naturelle, une espèce donnée acquerrait bientôt une prédominance très-prononcée sur toutes les autres et tendrait à les faire disparaître. Mais le calcul fait pour l’Éléphant n’est pas exact ; dans la supposition de 5 couples ou de 6 individus dans un laps de 90 ans, et suivant la même proportion pendant 500 ans, ou plutôt pendant 6 fois 90 ans, ou 540 années, on aurait 729 couples ou 1458 individus. Il y a loin de ce chiffre au quinze millions de l’auteur. D’un autre côté, l’expression de progression géométrique ne peut être appliquée à cet ordre de considérations ; la progression de l’accroissement variant, à l’infini, depuis l’homme jusqu’aux animaux les plus inférieurs, elle ne peut être comprise sous une formule générale, mathématique quelconque, et ce n’est pas plus en réalité une progression géométrique qu’une progression arithmétique.

Après avoir considéré le rapide accroissement des plantes et des animaux naturalisés, les effets du climat, la protection provenant du grand nombre des individus, les rapports complexes des êtres organisés dans la nature et la lutte qui s’établit entre les individus de même espèce et les espèces d’un même genre, l’auteur.dit (p. 112) : « La pensée de ce combat universel est triste ; mais, pour nous consoler, nous avons la certitude que la guerre naturelle n’est pas incessante, que la peur y est inconnue, que la mort est généralement prompte, et que ce sont les êtres les plus vigoureux, les plus sains et les plus heureux qui survivent et qui se multiplient. »

Ainsi la loi du plus fort et le fatalisme seraient les deux éléments essentiels qui concourent à l’équilibre et à l’harmonie de la nature organique. Quant à la guerre naturelle, elle est, au contraire, incessante, puisque la vie des carnassiers n’est qu’à cette condition ; la peur existe bien, quoiqu’en dise M. Darwin, chez les animaux destinés à devenir la proie des autres auxquels ils tâchent d’échapper par tous les moyens dont ils sont doués, et quant à la promptitude de la mort, ce n’est pas assez vrai pour qu’on puisse supposer l’absence de douleur. En outre, il devrait résulter de ce choix, de cette élection inconsciente, un perfectionnement continu et indéfini dans la force, la beauté, les facultés vitales ou de résistance à la destruction, et, par conséquent aussi, un prolongement dans la durée de la vie. Mais les données paléontologiques ou l’examen des flores et des faunes successives, qui pourraient nous, en fournir quelques preuves, sont loin de justifier ces élégantes fictions. Pour la nature actuelle, on conçoit qu’il est beaucoup plus difficile d’y rencontrer la confirmation du principe de l’auteur.
Chap. IV

Élection naturelle.

Ce principe ou mieux cette hypothèse est développée dans le Chap. iv ; c’est l’Élection naturelle ou loi de conservation des variations favorables et d’élimination des déviations nuisibles (p. 116). Nous venons de dire qu’elle semblait devoir en être la conséquence.

« Pour que les grandes modifications se produisent dans la série des siècles, continue M. Darwin (p. 1.21), il faut qu’une variété, après s’être une fois formée, varie encore, bien que, peut-être, au bout d’un long intervalle d’années, et que celles d’entre ces variations. qui se trouvent avantageuses soient encore conservées, et ainsi de suite, » On conçoit, jusqu’à un certain point, que l’élection se produise une fois, deux fois, peut-être trois ; mais si c’est une loi, ce n’est pas l’effet d’une circonstance fortuite ; elle ne peut pas cesser de se manifester durant tout le cycle que la forme est destinée à parcourir ; d’où résulte encore, comme conséquence forcée, le perfectionnement indéfini. Ce qui suit, relatif à l’élection sexuelle, devrait avoir la même fin. Mais c’est en vain que nous regardons autour de nous, que nous plongeons nos regards dans le passé, nous n’y pouvons apercevoir ce que l’on appellerait, tout aussi bien, une loi du progrès, expression dont on s’est déjà servi, qu’une loi d’élection, puisque l’une est la conséquence de l’autre.

Pour mieux faire comprendre la pensée de l’auteur, citons. quelques exemples d’élection naturelle (p. 128). « Supposons, dit-il, une espèce de Loup, se nourrissant de divers animaux, s’emparant des uns par ruse, des autres par force et des autres par agilité ; supposons encore que sa proie la plus agile, le Daim, par exemple, par suite de quelques changements dans la contrée, se soit accru en nombre, ou que ses autres proies aient, au contraire, diminué pendant la saison de l’année où les Loups sont le plus pressés de la faim. En de. pareilles circonstances, les Loups les plus vites et les plus agiles auront plus de chances que les autres de pouvoir vivre. Ils seront ainsi protégés, élus, pourvu toutefois qu’avec leur agilité nouvellement acquise ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s’en rendre maîtres, à cette époque de l’année ou à toute autre, lorsqu’ils seront mis en demeure de se nourrir d’autres animaux. » «… Sans même supposer aucun changement dans les nombres proportionnels des animaux dont notre Loup fait sa proie, un louveteau peut naître avec une tendance innée à poursuivre de préférence certaine espèce. » «… Si donc quelque légère modification d’habitudes innées ou de structure est individuellement avantageuse à quelque Loup, il aura chance de survivre ou de laisser une nombreuse a postérité. Quelques-uns de ses descendants hériteront probablement des mêmes habitudes ou de la même conformation, et, par l’action répétée de ce procédé naturel, une nouvelle variété peut se former et supplanter l’espèce mère ou coexister avec elle. »

Les exemples pris ensuite dans le règne végétal montrent l’action intermédiaire des insectes venant féconder certaines espèces par le transport du pollen, dans certaines conditions plutôt que dans d’autres, et opérant ainsi des produits d’élection qui pourraient aller jusqu’à occasionner, par degré, la séparation des sexes dans certaines plantes où ils étaient d’abord réunis. Tout cela est exposé avec beaucoup d’élégance, par M. Darwin ; mais nous doutons qu’aucun zoologiste ou botaniste le prenne au sérieux. On y voit, d’ailleurs, une tendance vers les idées de Lamarck et de Bonnet, auxquelles on ne peut pas échapper dès qu’on admet la variabilité des types.

La généralité des croisements entre des individus de la même espèce et des circonstances favorables à l’élection naturelle conduisent M. Darwin à cette réflexion (p. 145) : « Quoique la nature emploie de longs siècles à son travail d’élection, cependant elle ne laisse pas un laps de temps indéfini à chaque espèce pour se transformer ; car tous les êtres vivants étant obligés de lutter pour se saisir des places vacantes dans l’économie de la nature, toute espèce qui ne se modifie pas à son avantage, autant que ses concurrentes, doit être presque aussitôt exterminée. »

Ce paragraphe nous paraît être complètement opposé à l’économie générale de la nature dont il y est question. En effet, une espèce étant donnée, on ne voit pas qu’elle soit plus parfaite, plus complète, ni plus belle dans le cours de son existence qu’au commencement. Elle se modifie, d’une manière ou de l’autre, suivant le temps et les lieux, dans des limites que les botanistes et les zoologistes pratiques savent apprécier ; mais ce n’est pas nécessairement dans le sens d’un perfectionnement, d’une plus grande force ou d’une plus grande beauté. L’examen d’une espèce quelconque, observée non pas aujourd’hui, parce que nous ne disposons pas d’assez de siècles de recherches pour cela, mais dans les temps géologiques, montre, au contraire, soit le développement, en quelque sorte spontané, d’un type qui cesse aussi brusquement, soit un développement graduel et une atténuation également graduelle précédant l’extinction de ce type ; or, si le principe était vrai, n’est-ce pas dans les bassins géologiques les mieux étudiés que nous devrions en trouver la confirmation ? De plus, à quelque moment qu’on étudie l’histoire biologique de la terre, on trouve toujours, autant que les circonstances l’ont permis, des êtres forts et des êtres faibles dans des proportions harmoniques d’équilibre ; et dire qu’une espèce qui ne se modifie pas à son avantage autant que ses concurrentes doit être presque aussitôt exterminée, c’est parler en éleveur d’animaux domestiques bien plus qu’en naturaliste philosophe ; car c’est dire que la nature a fait sciemment une chose inutile, créé un être collectif qui n’était pas suffisamment organisé pour se perpétuer ; bien entendu qu’il ne peut être ici question d’individus mal conformés.

M. Darwin trouve, dans les modifications plus ou moins fréquentes des formes et de l’étendue des terres émergées ou immergées, des causes favorables à l’élection de certains types et à l’extinction de certains autres. Beaucoup de formes inférieures, dit-il, ont dû s’éteindre. S’il en avait été réellement ainsi, il ne devrait rester, depuis longtemps, que des formes choisies, élues, privilégiées par les circonstances ; mais, aujourd’hui comme toujours, et cela dans toutes les classes, il y a des déshérités de M. Darwin, qui ne paraissent pas pour cela s’en porter plus mal, et qui, grands ou petits, forts ou faibles, beaux ou laids, continuent à vivre nonobstant ses proscriptions.

(P. 150.) Il suppose aussi que l’élection naturelle agit lentement, et il ajoute que son action « dépend des places vacantes qui peuvent se présenter dans l’économie de la nature ou qui seraient mieux remplies si les habitants de la contrée subissaient quelques modifications. » Ainsi la loi de conservation des variations favorables et d’élimination des déviations nuisibles doit actuellement attendre, pour manifester son effet, qu’il y ait une place vacante dans la série zoologique ou botanique de la localité, absolument comme se font les nominations aux places vacantes dans nos administrations ; encore M. Darwin n’admet-il pas de surnuméraires.

Mais, continue-t-il, l’action élective est encore plus étroitement subordonnée aux lentes modifications subies par quelques-uns des habitants de la contrée, parce que les relations mutuelles de presque tous les autres en sont troublées. On comprendrait cette perturbation, si le résultat de l’élection était de changer un herbivore en un carnassier, un frugivore en un insectivore, et vice versa, mais une simple altération, comme nous avons vu M. Darwin l’admettre dans l’exemple supposé du Loup, ne semble pas devoir troubler beaucoup les habitudes des autres habitants de la contrée. Il est vrai que dans la phrase suivante l’auteur va beaucoup plus loin dans les conséquences de son hypothèse première. Nous la reproduisons, parce qu’elle est un premier pas, fait au delà de ses prémisses, vers les hypothèses extrêmes de la fin de son ouvrage.(P. 151.) «… Je ne puis concevoir aucune limite à la somme des changements qui peuvent s’effectuer dans le cours successif des âges par le pouvoir électif de lai nature, de même qu’à la beauté ou à la complexité infinie des mutuelles adaptations des êtres organiques, les uns par rapport aux autres et par rapport à leurs conditions physiques d’existence. »

Quant à l’extinction des espèces, il ne devrait y avoir que les faibles qui se soient éteintes, et même, pour être conséquent, il ne devrait plus y en avoir depuis longtemps ; aussi l’auteur dit-il que généralement les formes les moins favorisées décroissent et deviennent de plus en plus rares. Non-seulement les données paléontologiques ne justifient pas cette assertion, mais encore, à certains égards, nous savons que la proposition inverse serait plutôt la vraie.

(P. 153.) De la divergence des caractères dans ses rapports avec la diversité des habitants de chaque station limitée et avec la naturalisation. Sous ce titre, M. Darwin revient à son thème favori : l’action des éleveurs d’animaux domestiques, particulièrement de Chevaux et de Pigeons, pour obtenir telle ou telle qualité dans le produit, au bout d’un certain nombre de générations. Il croit avoir trouvé dans la nature un résultat comparable ; mais l’exemple qu’il cite n’est qu’une supposition générale, une simple abstraction, qu’il n’applique à aucun animal ni à aucune plante en particulier.

En traitant des effets d’élection naturelle sur les descendants d’un parent commun, résultant de la divergence des caractères et des extinctions d’espèces, le même savant cherche à rendre compte, au moyen d’un tableau synoptique, des résultats de l’application de son idée jusqu’à la dix millième génération, et même jusqu’à la quatorze millième. On voit que s’il appliquait, par exemple, ce calcul au genre Éléphant, on aurait déjà à considérer une période de quatre cent vingt mille ans. La section suivante : De l’élection naturelle, qui rend compte du groupement des êtres organisés, est la continuation de la même supposition.

(P. 172.) Du progrès organique. Ici, M. Darwin accepte les conséquences de son principe. « Elle (l’élection naturelle) a pour résultat final que toute forme vivante doit devenir de mieux en mieux adaptée à ses conditions d’existence. Or, ce perfectionnement continue des individus organisés doit inévitablement conduire au progrès général de l’organisme parmi la majorité des êtres vivants répandus à la surface de la terre. »

Mais, dans ce qui suit, il est loin de le prouver ; il semble même reculer devant la difficulté du problème dont il remet la discussion au chapitre où il traitera de la géologie, et où nous verrons que la solution est également éludée.

(P. 174.) Il reconnaît ici que la persistance des formes inférieures est peu compatible avec son hypothèse, et que de Lamarck était logique en supposant la formation continue d’êtres inférieurs par voie de génération spontanée ; mais, ajoute-t-il (p. 175) : « L’élection naturelle n’implique aucune loi nécessaire et universelle de développement et de progrès ; elle se saisit seulement de toute variation qui se présente lorsqu’elle est avantageuse à l’espèce ou à ses représentants par en rapport à leurs relations mutuelles et complexes, » etc. Ce passage et tout le reste de l’alinéa sont en contradiction manifeste avec ce qui vient d’être dit du progrès organique comme de l’absence de limite à la somme des changements qui peuvent s’effectuer dans le cours successif des âges parle pouvoir électif de la nature. Ce n’est plus actuellement un fait général, ce n’est plus une loi, ce n’est qu’une circonstance fortuite. La proposition, loin de s’élever à la hauteur d’une théorie biologique, se trouve réduite à une exception dans l’ordre normal.

L’hétérogénéité et l’extrême complexité des résultats auxquels arrive l’auteur par l’application de son idée deviennent encore plus évidentes dans le passage suivant (p. 177) : « Bien qu’en somme, dit-il, le niveau supérieur de l’organisation se soit continuellement élevé et s’élève encore dans le monde, cependant l’échelle présentera toujours tous les degrés possibles de perfection. Car les progrès de certaines classes tout entières ou de certains membres de chaque classe ne conduisent pas nécessairement à l’extinction des groupes avec lesquels ils n’entrent pas en concurrence. Enfin, en quelques cas, ainsi que nous le verrons autre part, des organismes inférieurs semblent s’être perpétués jusqu’aujourd’hui, seulement grâce à ce qu’ils ont toujours habité des stations particulières, complètement isolées, où ils ont été soumis à une concurrence moins vive et où ils n’ont existé qu’en petit nombre, ce qui a retardé pour eux les chances de variations favorables, ainsi que nous l’avons déjà vu autre part. »

Or, chacun sait que les organismes inférieurs sont les plus répandus dans la nature ; que, dans l’air, dans l’eau et dans les parties les plus superficielles de la terre, il n’y a pas un décimètre cube qui en soit privé ; qu’ils constituent, par leur prodigieuse accumulation, le fond des mers et des lacs. On ne voit donc pas pourquoi M. Darwin, qui, lui-même, a jeté une si vive lumière sur la formation des îles de polypiers, prive tous ces organismes du bénéfice de l’élection. Peut-être est-ce à cause de la difficulté où il se trouverait pour les remplacer, au fur et à mesure, sans avoir recours à de nouvelles créations, ce à quoi il semble répugner, bien que ce soit la conséquence logique, absolue, de l’idée de transformation et de perfectionnement.

« Mais, ajoute-t-il plus bas, la raison principale de la persistance des types inférieurs, c’est qu’une organisation très-élevée ne saurait être d’aucune utilité à des êtres destinés à vivre dans des conditions de vie très-simple, et pourrait même, leur être nuisibles, » etc. Cependant dans l’hypothèse le changement est graduel, l’adaptation est successive ; il ne s’agit pas du passage brusque d’une famille à une autre ; on ne comprend donc pas pourquoi le principe, s’il était vrai, ne s’appliquerait pas chez les infusoires, les foraminifères, les polypiers, les radiaires, aussi bien que chez les mollusques, les crustacés et les diverses classes de vertébrés. Ainsi l’application de la loi est encore restreinte ici.

(P. 179.) Quant aux objections auxquelles le savant auteur veut bien répondre, elles sont réellement sans valeur et portent à faux, car évidemment M. Darwin ne prétend pas donner le. pourquoi de toutes choses, et en général c’est toujours une critique faible et qui ne se pénètre pas de la pensée de l’écrivain que celle qui procède par interrogation. La réponse de l’auteur sur la multiplication indéfinie des espèces est aussi fort juste ; elle est prise dans une appréciation exacte de la nature même (p. 184) ; quant au résumé qui suit (p. 186), il est nécessairement sujet aux objections que nous avons faites sur l’application générale de l’idée de l’auteur ; mais il serait difficile de trouver une expression plus élégante et plus juste à la fois de cette même idée que la comparaison qui termine le chapitre, et que cette dernière phrase résume elle-même : « Comme les bourgeons, en se développant, donnent naissance à de nouveaux bourgeons, et comme ceux-ci, lorsqu’ils sont vigoureux, végètent avec force et dépassent de tous côtés beaucoup de branches plus faibles, ainsi, par une suite de générations non interrompues, il en a été, je crois, du grand arbre de la vie qui remplit les couches de la terre des débris de ses branches mortes et rompues, et qui en couvre la surface de ses ramifications toujours nouvelles et toujours brillantes. »
Chap V.

Lois de variabilité.

M. Darwin, en traitant des lois de la variabilité, accorde peu d’importance à l’action directe des conditions extérieures de la vie, peut-être parce que de Lamarck et Ét. Geoffroy Saint-Hilaire dont il tient à se séparer, lui en accordaient beaucoup ; aussi les réflexions du savant traducteur nous paraissent-elles fort justes. Quant aux effets de l’usage ou du défaut d’exercice des organes, il est difficile, lorsqu’on en traite à ce point de vue, de ne pas se rapprocher un peu des fantaisies de de Maillet.

L’acclimatation, les corrélations de croissance, la compensation et l’économie de croissance, les organes multiples, rudimentaires ou de structure imparfaite qui sont très-variables (p. 213), sont des sujets dont on conçoit que l’auteur du livre dont nous nous occupons cherche à tirer parti. Il remarque (p. 222) que ) les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères génériques ; et, en considérant que les espèces ne sont que des variétés mieux marquées et plus fixes, les parties qui ont déjà varié, sont celles qui continueront à varier à l’avenir (p. 224). D’ailleurs, suivant l’hypothèse, toutes les espèces du même genre descendant d’un parent commun, on doit s’attendre à les voir souvent varier d’une manière analogue (p. 252). En outre, les variétés d’une espèce assument les caractères d’une espèce alliée ou reviennent à d’anciens caractères perdus. Les exemples à l’appui sont empruntés à l’élevage des Pigeons, sujet que l’auteur affectionne particulièrement, et à celui des Chevaux. « Quant à moi, dit-il (238), j’ose en toute confiance remonter en imagination des milliers de mille générations dans la suite des temps écoulés, et je vois le parent commun des races diverses. de notre Cheval domestique dans un animal rayé comme un Zèbre, mais peut-être d’une organisation très-différente sous d’autres rapports, que du reste il descende ou non d’une ou de plusieurs souches sauvages telles que l’Hémione, l’Ane, le Quagga ou le Zèbre, » induction qui ne semble pas très-rigoureuse, comme le fait remarquer le traducteur, et qui fait voir en outre que l’auteur revient à des idées beaucoup plus tranchées que celles qu’il avait émises en quelque sorte en passant (p. 175). Tout le reste de son livre proteste contre ces idées, et cela d’autant plus qu’on s’avance vers la fin.
Chap. VI

Difficultés de la théorie.

(P. 244.) Abordant ce qu’il appelle les difficultés de sa théorie, M. Darwin se propose de résoudre les deux suivantes : 1° comment ne trouve-t-on point les passages ou formes de la transition aux espèces actuelles bien définies ; 2° comment, les modifications essentielles dans les organes ont-elles pu se produire par l’élection, soit dans des organes peu importants, soit au contraire dans les organes les plus essentiels.

Mais il remet à traiter la première question au moment où il s’occupera du point de vue géologique. « Je dirai seulement. ici, ajoute-t-il, que je crois les documents apportés par cette science beaucoup moins complets qu’on ne le suppose généralement. » Le reste du paragraphe est une simple négation. C’est, comme on le comprend, préparer pour la suite une fin de non-recevoir, les objections les plus sérieuses devant venir de ce côté.

Il passe ensuite aux espèces dites représentatives, ce qui est sortir du sujet sans répondre à la question. Dire de plus, comme le fait le traducteur (p. 247), a qu’une variété qui a commencé à varier varie assez rapidement et presque à chaque génération, de sorte que chacune des formes transitoires peut n’être représentée que par quelques individus ou même par un seul, et qu’il suffit de la suite même des générations pour les exterminer sans avoir recours à la concurrence vitale et à l’élection naturelle, » c’est ajouter deux hypothèses qui ne sont pas plus démontrées par les faits que celle de l’auteur lui-même.

Ce dernier invoque aussi les changements survenus dans la disposition de la surface du sol, moyen qu’il faudrait également appuyer sur des faits, toujours absents, mais dont il ne se dissimule pas d’ailleurs le peu d’importance, puisqu’il dit : « Mais je ne m’arrêterai pas plus longtemps à ce moyen de trancher la difficulté, car je crois que la formation d’espèces très-distinctes est possible dans de vastes régions parfaitement continues, » conviction qui dispense de tout raisonnement comme de toute démonstration.

Nous ne voyons non plus aucune preuve directe de cette sorte d’aphorisme sur lequel il revient souvent : qu’une espèce, une variété ou encore une forme intermédiaire peu nombreuse en individus doit disparaître en peu de temps sous l’influence, la domination et l’extermination par les espèces plus répandues et plus fortes, lesquelles finiront par dominer. Ce raisonnement, tout spécieux qu’il paraisse, et quelque séduisant qu’il soit pour quelqu’un qui croit avoir surpris un des grands secrets de la, nature, tombe devant les faits, car nous connaissons de nombreux exemples du contraire. Des espèces et des genres ont eu une très-longue durée dans le temps, et une très-grande extension géographique, sans que les individus aient jamais été très-nombreux, et, inversement, des types extrêmement multipliés, à un moment donné et sur des surfaces très-étendues, n’ont eu qu’une très-courte existence. Ces résultats, familiers à tous les paléontologistes stratigraphes, détruisent donc cette argumentation, qui ne repose que sur une simple abstraction et sur la même idée, encore reproduite ici (p. 251) : « Les formes les plus communes doivent donc toujours tendre à l’emporter dans le combat de la vie sur les formes moins répandues, et conséquemment à les supplanter, parce que celles-ci ne se seront que plus lentement modifiées et perfectionnées. »

Nous ajouterons à une remarque judicieuse du traducteur (p. 252), que l’idée de l’existence du monde biologique, reposant tout entière sur la lutte du fort et du faible et la victoire du premier sur le second, est assez triste en elle-même ; on n’en aperçoit ni le but ni la nécessité, et, comme on l’a déjà dit, elle conduit à un résultat purement imaginaire, puisqu’il existe aujourd’hui certainement tout autant d’êtres faibles et inférieurs dans leur organisation qu’il a pu y en avoir à l’origine et dans tous les temps. Le plan de la nature, pour s’être compliqué avec les âges, pour s’être enrichi de nouveaux termes dans les séries, animales et végétales, n’a pas changé pour cela son mode de procéder, et rien, ni dans l’un ni dans l’autre, ne justifie l’envahissement des types forts sur les faibles, sans quoi ceux-ci n’existeraient plus. En outre, les types forts, restant seuls, auraient ensuite réagi les uns contre les autres comme ils avaient d’abord réagi contre les faibles, et, en vertu du même procédé de domination et d’extinction, tout l’organisme aurait été détruit. Telle est la conséquence absolue d’une hypothèse qui ne se soutient ni en face des faits eux-mêmes ni au point de vue abstrait de la philosophie de la nature.

Au lieu de prendre des exemples directs qui ne devraient pas lui manquer, c’est très-souvent par des suppositions que M. Darwin cherche à faire saisir sa pensée. Ainsi, après avoir supposé des Moutons habitant les montagnes, les collines et les plaines, il dit que ceux des collines doivent disparaître pour laisser la place aux autres qui vivaient dans les deux régions extrêmes, de sorte que « les espèces arrivent assez vite à se définir et à se distinguer les unes des autres pour ne présenter à aucune époque l’inextricable chaos de liens intermédiaires et variables. » (p. 255.)

Ce qui suit relativement à la lenteur des variétés nouvelles à se former, etc., est la répétition de ce qui a déjà été dit : qu’il faut des lacunes produites par des changements de climat et autres circonstances physiques, causes dont nous avons vu qu’on avait d’abord presque nié l’influence. Tout le reste du raisonnement ne pourrait être établi que par le secours de la paléontologie ; or, comme elle ne le confirme nullement, l’auteur argue de l’insuffisance des preuves laissées dans les couches de la terre, de sorte qu’en réalité ses allégations ne reposent sur rien.

(P. 255.) En traitant des transitions dans les habitudes, nous le voyons s’avancer vers un système morphologique de plus en plus prononcé. « Il serait aisé de démontrer, dit-il, que dans « le même groupe il existe des animaux carnivores qui présentent tous les degrés intermédiaires entre les habitudes véritablement aquatiques et des habitudes exclusivement terrestres. » Il ne voit aucune difficulté à ce qu’une espèce d’Écureuil à queue légèrement aplatie ne devienne, par suite d’élections successives, un Écureuil volant, que le Galéopithèque ou Lemur volant ne se transforme en Chauve-souris par suite de l’allongement de ses doigts palmés et de l’avant-bras, en vertu de l’élection naturelle.

Les exemples d’oiseaux qui se servent de leurs ailes, non pour voler, mais comme de rames (Micropterus brachypterus), de nageoires (le Pingouin), de voiles (l’Autruche), ou qui ne s’en servent pas du tout (l’Aptéryx), ne prouvent absolument rien quant à la réalité de l’hypothèse, puisqu’ils ont pu exister ainsi dès l’origine, et que rien n’établit qu’ils soient des dérivés d’autres formes (p. 259). De ce qu’il a existé des reptiles volants dans les temps anciens, les poissons volants actuels, qui se soutiennent seulement en s’élevant fort peu au-dessus de l’eau, « auraient pu être modifiés jusqu’à devenir des animaux parfaitement ailés. » « Il est même probable, ajoute en note le traducteur, que nos poissons volants actuels ne sont que les débris dégénérés, en voie d’extinction, de formes autrefois beaucoup plus nombreuses. »

Cette note, et celle de la page 287, nous font plus franchement rétrograder encore que M. Darwin, et elles rivalisent d’imagination avec le Sixième entretien de Telliamed. Elles invoquent à l’appui de l’hypothèse des transformations quelques données de la paléontologie, prises isolément, et qui, au contraire, étudiées sérieusement et avec les connaissances nécessaires, sont tout à fait incompatibles avec les passages supposés.

(P. 260.) « Les diverses formes organiques qui ont servi de degré de transition entre cet état de haute perfection et un état antérieur moins parfait ne peuvent que par exception avoir subsisté jusqu’à aujourd’hui, car elles doivent en général avoir été toutes supplantées en vertu même du procédé de perfectionnement par élection naturelle. » En outre, ces formes de transition ont dû être peu nombreuses par rapport à celles des espèces dont la structure est plus parfaite et mieux caractérisée ; aussi est-ce pour cela que l’on n’en rencontre pas.

(P. 265.) Les habitudes différentes parmi les individus de la même espèce et très-différentes entre les espèces proches alliées sont traitées au même point de vue que le sujet précédent, et l’auteur croit pouvoir en déduire les mêmes conséquences. Ainsi, pour les yeux, « la variabilité produira les modifications légères de l’instrument naturel ; la génération les multipliera ainsi modifiées presque à l’infini, et l’élection naturelle choisira avec une habileté infaillible chaque nouveau perfectionnement. accompli. Que ce procédé continue d’agir pendant des millions de millions d’années, et chaque année sur des millions d’individus de toutes sortes, est-il donc impossible de croire qu’un instrument d’optique vivant puisse se former ainsi jusqu’à acquérir sur ceux que nous construisons en verre toute la supériorité que les œuvres du Créateur ont généralement sur les œuvres de l’homme[45] (p. 272). »

Pour la vessie natatoire des poissons, M. Darwin, après avoir cité quelques modifications très-restreintes d’ailleurs de cet organe, dit qu’on peut inférer de ce point de départ que tous « les vertébrés qui ont de vrais poumons descendent par voie de génération normale d’un ancien prototype dont nous ne savons rien, sinon qu’il était pourvu d’un appareil flotteur ou vessie natatoire. »

Les organes pourvus de propriétés électriques chez certains poissons, phosphorescentes chez certains insectes, d’irritabilité chez certaines plantes, lui offrent des difficultés, sérieuses à la vérité, mais qui n’effrayent nullement l’imagination féconde du traducteur, et, de ce que Linné a dit : Natura non facit saltum, M. Darwin conclut que le moyen le plus simple pour la nature de ne pas faire de sauts était de procéder comme il le suppose : « Puisque l’élection naturelle ne peut agir qu’en profitant de légères variations successives, elle ne fait jamais de sauts, mais elle avance à pas lents » (p. 280).

En traitant de la fonction, de l’origine et de l’utilité de certains organes de peu d’importance en apparence, l’auteur arrive, comme pour les plus essentiels, à des effets de l’élection naturelle ; mais nous sommes étonné de trouver une contradiction aussi manifeste entre le troisième paragraphe du résumé (p. 293) et ce qui a été dit (p. 258) de la possibilité de la transformation d’un Galéopithèque en Chauve-souris[46].
Chap. VII

Instinct.

Dans le chapitre vii, le principe de l’élection naturelle est appliqué, non plus au physique des animaux, mais à leur instinct. Les résultats de l’éducation sont transmis par l’hérédité et par le pouvoir de l’homme, qui, à chaque génération, a choisi les produits les plus propres à conserver et à transmettre les qualités cherchées. Nous ne reproduirons pas ici les observations que nous avons faites sur les effets physiques de la domestication (antè, p. 67) ; nous nous bornerons à y renvoyer le lecteur, en faisant remarquer qu’elles sont tout aussi applicables à ce second point de vue qu’au premier.

M. Darwin s’occupe ensuite très-particulièrement de l’instinct chez le Coucou, chez l’Autruche, les Fourmis, l’Abeille parasite, etc., et termine sa dissertation, fort étendue sur ce sujet, en regardant la perfection actuelle d’un rayon d’Abeille comme un résultat d’élection naturelle.

Quant à la question des neutres ou femelles stériles chez les insectes, le savant voyageur ne voit aucune difficulté à ce que l’élection naturelle soit parvenue à établir qu’un certain nombre d’individus naquissent capables de travailler seulement, sans pouvoir se reproduire ; aussi passe-t-il légèrement sur cette première objection, tandis qu’une seconde plus grave pour lui est dans la grande différence que présentent les Fourmis ouvrières des mâles et des femelles fertiles. Or, ces différences ne peuvent être transmises par l’hérédité, puisque les individus qui la présentent sont stériles ; mais, en remarquant que le principe d’élection s’applique autant à la famille qu’à l’individu, (jusqu’ici nous avions cru qu’il n’y avait que les individus qui fussent élus) et que la production des neutres peut être un avantage décisif pour la communauté, ce motif suffit à l’auteur pour lui faire croire qu’il a surmonté la difficulté et répondu à l’objection. Mais, en réalité, il a modifié profondément son hypothèse pour la plier aux exigences du fait.

Un autre fait plus embarrassant consiste en ce que, dans plusieurs espèces de Fourmis, les neutres diffèrent, non-seulement des mâles et des femelles, mais encore les uns des autres, de manière à pouvoir être rangés dans plusieurs castes distinctes, parfaitement limitées, comme le seraient des espèces, des genres et des familles. Néanmoins, la foi profonde qu’a M. Darwin dans l’excellence de son principe ne lui permet pas de le croire ici en défaut plus qu’ailleurs, et, au moyen d’un bon nombre d’élections, de suppositions et de raisons d’utilité publique et générale pour la société, il arrive à rendre compte des résultats. On conviendra certainement, après avoir suivi cette argumentation, que si le fait n’est pas vrai, ou si son interprétation est forcée, on a du moins la preuve de l’esprit fort ingénieux de l’auteur. On ne peut d’ailleurs invoquer ici l’application d’idées plus ou moins semblables à celles de la commutation, puisque ni la différence des milieux ni celle des circonstances physiques environnantes, des besoins, etc., ne peut rendre compte des caractères différentiels qui distinguent ainsi les individus d’une même espèce. Quoi qu’il en soit, M. Darwin ne prétend pas que les faits rapportés dans ce chapitre fortifient en aucune façon sa théorie ; mais les difficultés qu’ils soulèvent ne peuvent non plus, à son avis du moins, la renverser (p. 349).
Chap. VIII.

Hydridité
Chap. IX

Insuffisance des documents géologiques.
Le chapitre xviii, relatif à l’hybridité, ne renferme rien qui se rapporte bien directement à la théorie de l’auteur, mais il n’en est pas de même du suivant, où il traite de l’insuffisance des documents géologiques pour prouver l’existence nécessaire à sa théorie de toutes les formes de passage ou variétés intermédiaires qui ont dû être vaincues par celles qui ont résisté. Ainsi, c’est toujours la même fin de non recevoir et le même raisonnement que nous avons déjà signalés.

Il fait voir pourquoi ces formes de transition ne pourraient exister actuellement, même dans les circonstances en apparence les plus favorables à leur formation et à leur conservation. L’étude des terrains devrait nous révéler précisément ce que la, nature actuelle ne peut nous montrer. « Pourquoi donc, dit-il (p. 392), chaque formation géologique et même chaque couche stratifiée n’est-elle pas remplie de ces formes de transition ? Assurément la géologie ne nous révèle pas encore l’existence d’une chaîne organique aussi parfaitement graduée et c’est en cela peut-être que consiste la plus sérieuse objection qu’on puisse faire à ma théorie. Mais l’insuffisance extrême des documents géologiques suffit, je crois, à la résoudre. »

La réponse à la demande de M. Darwin semble fort simple. Si chaque formation, et même chaque couche n’est pas remplie de ces formes de transition, c’est que ces formes n’ont pas existé ; l’échafaudage élevé avec tant de frais de recherches et de combinaisons ne repose sur rien de réel, puisque celle de toutes les sciences sur laquelle on devait compter le plus pour l’étayer lui refuse son témoignage. Arguer de son insuffisance actuelle, comme si cette négation pouvait être de quelque valeur, c’est se faire une étrange illusion ; et ajouter que cette insuffisance même des documents suffit pour résoudre l’objection, c’est pousser par trop loin la naïveté du raisonnement. Ainsi, ni la nature actuelle, ni la nature passée n’offre à M. Darwin, et de son propre aveu, la démonstration d’une hypothèse dans laquelle il persiste néanmoins avec la plus parfaite conviction.

À propos de géologie, il revient encore aux Pigeons, aux Chevaux, aux Tapirs, etc., et conclut que le nombre des chaînons intermédiaires et transitoires entre les espèces vivantes et éteintes doit avoir été immense. « Mais ma théorie, dit-il (p. 394), n’est vraie qu’à la condition que ce nombre incalculable de variétés aient successivement vécu à la surface de la terre. » Or, c’est ce qui devait être démontré, et c’est précisément ce qui ne l’est pas du tout.

Arguer de la longueur des périodes géologiques, de l’épaisseur des couches, etc., c’est éluder la réponse, ce n’est rien prouver quant à la question. Ce n’est pas le temps que nous marchandons à M. Darwin ; le temps n’est pas nécessairement une condition du fait dont il s’agit ; il n’en serait qu’une explication si le fait était prouvé, et l’auteur confond ici deux ordres d’idées complètement distincts. La pauvreté des collections paléontologiques est encore un argument négatif sans plus de valeur que les précédents. Sans doute la paléontologie ne nous représentera jamais qu’une faible portion des êtres qui ont existé, mais cette insuffisance même fait que la théorie reste toujours à l’état d’hypothèse sans fondement. Puisque le seul argument sur lequel on puisse édifier quelque chose doit être pris dans le passé, et que son histoire est trop incomplète, l’hypothèse n’a donc pas de raison d’être. L’intermittence des formations géologiques et la dénudation des roches granitiques sont ici des hors-d’œuvre qui ont donné à l’auteur occasion de rappeler ses très-intéressantes recherches dans l’Amérique du Sud. Les développements étendus dans lesquels il entre ensuite aboutissent ou à des négations ou à des incertitudes, et nous ne le suivrons pas dans un champ d’où il ne tire aucune preuve solide. Nous ferons remarquer cependant que, dans l’état actuel de la science, il y a des ensembles de couches assez bien circonscrits et assez bien étudiés pour qu’ils aient pu être de quelque utilité à l’auteur s’ils avaient dû, par leur nature même, lui offrir quelque argument favorable.

Ainsi, les résultats des recherches les plus récentes de M. Deshayes dans le bassin de la Seine, de M. S. Wood sur le crag, de MM. Sandberger sur les dépôts tertiaires des bords du Rhin, de M. Hörnes sur le bassin de Vienne, d’Alcide d’Orbigny sur la formation crétacée de France, des paléontologistes d’Angleterre sur la formation jurassique de leur pays, de M. Quenstedt sur celle du Wurtemberg, de M. de Koninck sur le système carbonifère de la Belgique, de M. Barrande sur le système silurien de la Bohême, de M. J. Hall sur celui des États-Unis, etc., etc., ces résultats, disons-nous, utilisés, comme l’aurait fait G. Bronn par exemple, eussent certainement jeté quelque lumière sur le sujet en question. Mais, ou M. Darwin a craint de n’y trouver encore que des négations, ou bien il a fait comme les personnes qui s’abandonnent facilement aux spéculations théoriques, et qui répugnent à approfondir les parties les plus positives et les plus pratiques d’un sujet, pour se tenir dans des régions où la flexibilité, l’élasticité et le vague des idées et des faits se plient mieux aux interprétations que réclame l’hypothèse.

Passant ensuite aux conditions physiques de la formation des couches sédimentaires, l’auteur insiste particulièrement sur la longueur du temps, ce que personne ne conteste, mais ce qui ne prouve rien, comme nous venons de le dire et comme il résulte de ses remarques mêmes.

(P. 418.) Les documents géologiques prouvent suffisamment la gradation des formes. On sera sans doute étonné de trouver cet énoncé après ce qu’on vient de lire et avec le titre courant du chapitre lui-même. L’auteur, qui probablement ne s’est pas aperçu de la contradiction, se fonde ici sur ce que les paléontologistes ne s’entendent pas toujours relativement à la manière de comprendre l’espèce ; et cela lui suffit pour s’emparer des légères différences qu’occasionnent ces divergences d’opinion et y trouver des modifications de formes telles que la théorie les exige, et qui se sont effectuées, sur un même type, dans la série des temps.

Il montre ensuite « qu’il y a peu de probabilité de découvrir, dans une même formation et dans un même lieu, toutes les formes de transition entre deux espèces successives, car chaque variété doit avoir été locale et confinée dans une étroite station. » Et il ajoute quelques considérations qui « diminuent, dit-il, les chances que l’on peut avoir de retrouver, dans une seule et même formation géologique, les états transitoires successifs entre deux formes mieux définies. »

Comme, d’un autre côté, M. Darwin pense « que, même de nos jours, et à l’aide de spécimens vivants et complets, il est rare que deux formes paraissent être reliées l’une à l’autre par des variétés intermédiaires, et prouvées être ainsi de la même espèce, » on ne peut encore voir dans tout ceci que des présomptions contraires à la théorie. Quant à demander si les géologues futurs pourront démontrer que certaines de nos races actuelles sont descendues d’une seule souche ou de plusieurs, etc., c’est sortir de la question et surtout de leur domaine, comme l’a fait, à son tour, le traducteur, qui semblerait n’avoir jamais fait de géologie que dans certains livres de peu d’autorité dans la science (p. 421, nota).

(P. 421.) Si les partisans de l’immutabilité de l’espèce ont prétendu, suivant l’auteur, que la géologie n’avait encore offert aucune forme de transition ou, plus exactement, de passage, nous ferons remarquer qu’ils n’ont nullement voulu dire que les découvertes paléontologiques n’aient pas comblé de nombreuses et importantes lacunes entre des types déjà connus, ce qui est fort différent et ne préjuge nullement la question de fixité ou de variabilité. Ces types intermédiaires complètent la série, sans qu’on puisse s’en prévaloir pour dire qu’ils proviennent de modifications de types antérieurs. La critique porte donc encore à faux aussi bien que celle du traducteur et l’observation attribuée à M. Lubbock, laquelle, pour être vieille de, plus d’un siècle, n’en est pas plus concluante. M. Darwin dit aussi (p. 422) « que les recherches géologiques n’ont pu nous révéler encore l’existence de nombreux degrés de transition aussi serrés que nos variétés actuelles, et reliant entre elles toutes les espèces connues ; telle est la plus importante des objections qu’on puisse élever contre ma théorie. » Mais nous avons déjà vu qu’il y en avait bien d’autres, soit admises, soit éludées.

(P. 425.) Après quelques comparaisons avec ce qui pourrait se passer actuellement dans la Malaisie et les régions environnantes, l’auteur ajoute : « Nous ne pouvons pas espérer de trouver dans nos formations géologiques un nombre infini de formes transitoires qui, d’après ma théorie, ont relié les unes aux autres les espèces passées et présentes d’un même groupe dans la chaîne longue et ramifiée des êtres vivants. » Qu’est-ce donc qu’une théorie qui ne s’appuie que sur des abstractions, sur des résultats de la domestication ou de l’influence directe et tout à fait anormale de l’homme, et qui cherche en vain, dans l’étude de la nature actuelle et de la nature passée, le plus petit argument en sa faveur, sans avoir même l’espérance que les découvertes à venir puissent le lui apporter ?

L’apparition soudaine de groupes entiers d’espèces voisines, qui serait évidemment contraire à l’hypothèse de M. Darwin, est ensuite discutée par une argumentation assez spécieuse, mais qui au fond ne prouve rien ; car de ce que tel type que l’on a cru d’abord commencer à tel ou tel point de la série a été reconnu ensuite avoir commencé plus tôt, cela n’explique nullement la cause de l’apparition qui reste toujours à démontrer. Que la famille des rudistes, par exemple, vienne à être prouvée plus ancienne que la craie, il faudra toujours expliquer sa naissance pendant la formation jurassique. Tout le reste du raisonnement ne porte que sur des négations et des incertitudes ; aucun fait net, clair et probant ne vient soulager le lecteur de ces assertions vagues, incessamment reliées les unes aux autres par une chaîne continue de suppositions.

(P. 429.) Si les découvertes de nouvelles formes augmentent chaque jour nos catalogues paléontologiques, cela confirme ce que chacun sait, qu’à cet égard la science n’est pas finie et qu’elle ne le sera même jamais d’une manière absolue. Que ce soit un mammifère ou un oiseau, un cirrhipède ou un poisson de tel ou tel ordre qui vienne à être découvert, peu importe ; et quand même tous les intervalles pourraient être remplis dans le passé et dans le présent, le mode de remplissage resterait à démontrer, et la théorie de l’auteur ne serait pas prouvée pour cela ; elle serait seulement une probabilité ; or, comme on le voit, elle en est encore bien loin.

(P. 432.) En parlant de l’apparition soudaine de groupes entiers d’espèces alliées dans les strates fossilifères les plus anciens, M. Darwin dit : « Cependant la plupart des raisons[47] qui m’ont convaincu que toutes les espèces d’un même groupe descendent d’un progéniteur commun s’appliquent avec une égale force aux espèces les plus anciennes. Je ne puis douter, par exemple, que toutes les trilobites siluriennes ne soient descendues de quelque crustacé qui doit avoir vécu longtemps avant cette époque géologique, et qui différait probablement beaucoup de tous les animaux connus. Quelques uns des fossiles siluriens les plus anciens, tels que le Nautile, la Lingule, etc., ne diffèrent que très-peu des espèces vivantes ; et, d’après ma théorie, on ne saurait supposer que ces anciennes espèces aient été les ancêtres de toutes les espèces des ordres auxquels elles appartiennent, car elles ne présentent nullement des caractères intermédiaires entre les diverses formes qui ont depuis représenté ces ordres. De plus, si elles avaient servi de souches à ces groupes, elles auraient probablement été depuis longtemps supplantées et exterminées par leurs nombreux descendants en progrès.

« Conséquemment, si ma théorie est vraie, il est de toute certitude qu’avant la formation des couches siluriennes inférieures de longues périodes se sont écoulées, périodes aussi longues et peut-être même plus longues que la durée entière des périodes écoulées depuis l’âge silurien jusque aujourd’hui : et pendant cette longue succession d’âges inconnus le monde doit avoir fourmillé d’êtres vivants. Pourquoi ne trouvons-nous pas de preuves de ces longues périodes primitives ? C’est une question à laquelle je ne saurais complètement répondre. »

Ainsi, pour que la théorie proposée soit vraie, il faut admettre, comme ci-dessus, qu’il a existé toute autre chose que ce que l’on connaît ; ce que nous savons du présent et du passé ne lui suffit nullement. C’est donc une théorie bien exigeante et qui semble courir grand risque de n’être jamais vérifiée. Ce qui suit montre également sa faiblesse et son peu de consistance. On a beau remonter dans le passé, il faut toujours arriver à un moment organique initial, à une création première, spontanée ou autre, et nous verrons plus loin comment l’auteur aborde ce nœud de la question où il est forcément conduit.,
Chap X.

Succession géologiques des êtres organisés.

M. Darwin, que l’on a vu dans le chapitre ix dédaigner les résultats de la paléontologie parce qu’ils étaient trop incomplets et trop insuffisants pour être un argument de quelque valeur, et qui s’est efforcé de démontrer qu’on ne pouvait rien induire contre sa théorie du peu que l’on savait, peut-être parce que, ces données lui étaient défavorables, s’attache à faire voir au contraire dans le chapitre suivant, où il traite de la succession géologique des êtres organisés, que cette même théorie est parfaitement compatible avec tout ce que l’on sait sur l’apparition lente et successive des espèces nouvelles, de leur différente vitesse de transformation, sur les espèces une fois éteintes qui ne reparaissent plus, sur les groupes d’espèces qui suivent dans leur apparition et leur disparition les mêmes lois que le espèces isolées, etc. (p. 445) ; puis il passe à l’extinction des espèces (p. 447).

« D’après la théorie de l’élection naturelle, dit-il, l’extinction des formes anciennes et la production des formes nouvelles et plus parfaites sont en connexion intime. » Plus loin il ajoute, conformément à sa théorie (p. 452) : « Qu’en ce qui concerne les époques les plus récentes nous pouvons admettre que la production de formes nouvelles a causé l’extinction d’un nombre à peu près égal de formes anciennes. « Or, c’est poser en principe ce qui est à démontrer, car, si l’auteur est revenu souvent sur cette idée, on peut affirmer qu’elle est jusqu’à présent restée dans son livre comme une pure assertion plus ou moins positive, mais non prouvée. Il en est de même de ce qui suit, où, contrairement à ses déclarations du chapitre ix, il trouve que l’extinction des espèces ou de leurs divers groupes, révélée par les études paléontologiques et géologiques, s’accorde parfaitement avec sa théorie de l’élection, ainsi que les changements simultanés des faunes, aux diverses périodes, sur les divers points du globe. Mais, ajoute-t-il (p. 453) : « Ce n’est pas de leur extinction même que nous pouvons être étonnés ; ce serait plutôt de notre présomption lorsque nous nous imaginons un seul instant que nous savons quelque chose du concours complexe des circonstances accidentelles dont l’existence des formes vivantes dépend. » Peut-être n’y aurait-il pas moins de présomption à s’imaginer qu’on a saisi la cause et le mode de succession des êtres dans le temps.

Quant à nous, il nous semble merveilleux que des effets qui, par leurs caractères, devraient tenir à une cause générale, puissent être subordonnés, dans leurs résultats, à des causes aussi particulières que la prédominance de telle ou telle variété sur, tel ou tel point. C’est une des applications de l’idée de M. Darwin les plus difficiles à concevoir que cette harmonie due à des motifs variés et en quelque sorte individuels et indépendants ; de sorte qu’il y aurait pour nous entre la généralité et la constance des effets dans tous les âges de la terre d’une part, et leur cause supposée de l’autre, la disproportion et l’incompatibilité les plus frappantes. La simultanéité de l’apparition et celle de l’extinction ne résultent nullement d’ailleurs du raisonnement de l’auteur, qui peut tout aussi bien s’appliquer à des changements qui n’auraient pas ce caractère.

Que les dépôts fossilifères se soient formés pendant des périodes d’affaissement plutôt que de soulèvement, cela est fort possible, mais est étranger au sujet, aussi bien que l’existence d’isthmes qui, séparant des bassins contemporains, peuvent expliquer les différences de leurs faunes ; c’est rentrer ici dans l’influence des causes physiques extérieures que l’on avait rejetées d’abord.

Nous en dirons autant de la section qui traite des affinités des espèces éteintes entre elles et avec les espèces vivantes (p. 462) ; l’auteur y trouve encore l’occasion de citer ses exemples favoris d’oiseaux domestiques et son tableau de la dichotomisation des formes dérivées qui s’applique très-bien, suivant lui, aux faits concernant les affinités naturelles des formes éteintes, soit entre elles, soit avec les vivantes. Avec toutes les considérations qu’il y ajoute, ce principe est tellement élastique, dans son interprétation et son application, qu’on serait plutôt étonné de rencontrer un résultat qui n’y rentrât pas.

(P. 470.) Relativement au degré de développement des formes anciennes, comparé à celui des formes vivantes, M. Darwin répète encore que l’élection naturelle doit tendre à spécialiser de plus en plus l’organisation de l’individu et à le rendre plus parfait et plus élevé, ce qui n’empêche pas qu’elle ne laisse subsister un nombre considérable d’êtres à structure simple et peu développée. Nous ne pouvons que répéter à notre tour ce que nous avons déjà dit sur le même sujet, savoir : que ce n’est pas une loi, puisque dans tous les temps ces contraires ont subsisté ; qu’on ne peut pas admettre qu’un principe s’applique, dans des limites qui ne sont ni motivées, ni tracées, et qu’il s’exerce sur telle portion de l’organisme et non sur telle autre. Il y a toujours eu la proportion d’animaux inférieurs et supérieurs nécessaire à l’équilibre général de la nature. Il est incontestable que, si l’hypothèse était une véritable théorie, la masse des animaux inférieurs aurait dû diminuer relativement à celle des supérieurs. Qui donc oserait dire qu’ils sont aujourd’hui moins répandus dans nos mers qu’ils ne l’étaient à l’époque des trilobites ? Or, il est manifeste, et la raison en cela, d’accord avec l’observation, répugne à admettre le contraire, que les animaux supérieurs se sont développés dans la série des âges sans préjudice des inférieurs aussi nombreux actuellement que jamais. Les victoires supposées remportées au profit des faunes plus récentes sur les plus anciennes sont des triomphes imaginaires. Lorsqu’on considère les faunes en elles-mêmes et par rapport aux conditions dans lesquelles elles ont vécu, on reconnaît qu’elles ont chacune tout le développement et la perfection, qu’elles devaient avoir, et la prédominance, que souvent nous accordons à tel ou tel organisme sur tel ou tel autre, ne résulte que de l’état de nos connaissances, ou de nos idées personnelles sur l’importance comparative de tel ou tel organe, de telle on telle fonction.

Le savant voyageur anglais devait se ranger à une opinion suggérée par M. Agassiz : que les animaux anciens ressemblent à l’embryon des animaux actuels de la même classe, de sorte que la succession géologique des formes éteintes serait paralléle au développement embryogénique des formes récentes. C’est là sans doute une idée ingénieuse mais dont on attend encore la démonstration, car nous ne pouvons regarder les quelques faits allégués à l’appui que comme de simples indications.

(P. 476.) La succession des mêmes types dans les mêmes régions pendant les dernières périodes tertiaires est un résultat important des recherches de nos jours, envisagé par M. Darwin comme très-favorable à ses idées ; mais nous craignons qu’en cela il ne se fasse encore illusion, car les mammifères terrestres de l’époque quaternaire présentent tous des dimensions supérieures aux types correspondants actuels ; la loi d’élection naturelle, de perfectionnement, de beauté, de grandeur, ne leur aurait donc pas été appliquée par exception, comme nous avons vu précédemment que le bénéfice en aurait été refusé aux êtres les plus inférieurs. Pourquoi ces injustes distinctions ? et comment l’auteur de si belles études dans l’Amérique méridionale n’a-t-il pas été frappé du démenti que donnait à son hypothèse la comparaison de la faune ensevelie dans les pampas avec celle qui vit actuellement sur leurs immenses surfaces ?

Ici, comme précédemment, il serait inutile de reproduire le résumé du chapitre, notre analyse devant en tenir lieu ; nous emprunterons cependant à ce dernier le passage suivant, qui exprime la pensée de l’auteur d’une manière concise et sans laisser aucune incertitude. « Les habitants de chaque période successive dans l’histoire du monde, dit-il (p. 484), n’ont pu exister qu’à la condition de vaincre leurs prédécesseurs dans la bataille de la vie. Ils sont par ce fait, et autant qu’il a été nécessaire à leur victoire, plus élevés dans l’échelle de la nature et généralement d’une organisation plus spécialisée. C’est ce qui peut rendre compte de ce sentiment général et mal défini qui porte beaucoup de paléontologistes à admettre que l’organisation a progressé, du moins quant à l’ensemble, à la surface du monde. »

On conçoit que M. Darwin s’applique tout le bénéfice de cette dernière remarque ; mais nous ne pouvons, ainsi que nous l’avons dit plus haut, consentir à voir le principe du monde organique reposer sur le résultat de la lutte du fort et du faible, sur la victoire du premier sur le second, victoire qui, poussée dans ses dernières conséquences, devait anéantir non-seulement tous les faibles, mais les forts eux-mêmes à leur tour. Nous ne pouvons apercevoir nulle part de véritables preuves de ce matérialisme et de ce fatalisme combinés, aboutissant à la négation absolue de toute intelligence directrice, et les efforts répétés et compliqués de l’auteur pour rattacher son hypothèse à toutes sortes de faits incohérents, commentés, expliqués, retournés, sont le meilleur témoignage de sa faiblesse même.
Chap. XI

Distribution géographique.

Le chapitre xi, qui traite de la distribution géographique des êtres organisés, est sans doute un des plus intéressants de l’ouvrage de M. Darwin ; mais tous les sujets dont il y est question ne se rapportent pas immédiatement à la pensée de son livre. Il croit d’abord que la distribution géographique actuelle ne peut s’expliquer par les différences locales des conditions physiques ; il insiste néanmoins sur l’importance, à cet égard, des barrières naturelles qui s’opposent à la libre répartition des animaux et des plantes dans toutes les directions, et sur les affinités des productions d’un même continent ; tous ces rapports, de même que ceux qui existent entre les faunes immédiatement antérieures, seraient encore le résultat de l’élection naturelle.

Pour lui, chaque espèce s’est d’abord produite dans une seule contrée d’où elle a plus ou moins rayonné, suivant les circonstances favorables ou non. Peut-être serait-il préférable de considérer les centres de création comme des associations d’espèces ? Quant à savoir si les espèces naissent d’un seul individu, d’un seul couple ou de plusieurs couples, l’auteur disserte bien sur la manière dont il conçoit la descendance, mais il n’aborde pas la question elle-même, c’est-à-dire la plus capitale de toute la biologie ; peut-être le trouverons-nous moins réservé par la suite. C’est qu’en effet il faut toujours en arriver à une création première, et que, celle-ci admise, elle entraîne toutes les autres. Si on ne la nie point d’abord, on ne peut nier les suivantes, et alors toutes les hypothèses d’élections, de variations, de transformations, deviennent des rouages compliqués et superflus.

Les moyens de dispersion des êtres organisés avaient été déjà énumérés, et ceux qui se rapportent aux plantes sont mentionnés avec quelques détails. Cette dispersion pendant la période glaciaire et pendant celle qui l’a précédée est également étudiée ; mais la suite de l’influence de la période glaciaire montre que l’auteur n’a pas examiné le sujet au delà de ce qu’il a trouvé dans les livres de quelques-uns de ses compatriotes. Il confond des faits chronologiquement distincts, même dans son propre pays, et ne voit pas que la destruction des grands mammifères n’a aucun rapport avec le phénomène des stries, des surfaces polies et sillonnées du pays de Galles et de l’Écosse ; de sorte que tout ce paragraphe est entaché d’une erreur fondamentale, qui à ses conséquences dans les suivants.

Ainsi, en regardant la période glaciaire comme une au lieu de la considérer comme multiple, il lui attribue l’émigration des plantes des régions nord vers les régions tempérées, puis de celles-ci vers les régions sud, où elles tendent à envahir et à remplacer les plantes indigènes. Mais le froid étant venu à cesser, elles ont repris chacune leur route vers les régions d’où, elles provenaient, et la végétation tropicale a pu rentrer dans ses droits. Cependant quelques traces de ces migrations sont restées sur les montagnes élevées ; et bien plus, certaines espèces du Nord, qui durant cette pérégrination avaient imprudemment dépassé l’équateur, lors du retour de la chaleur, n’ayant pu revenir sur leurs pas, ont continué leur voyage vers le Sud, où elles devaient trouver leur température originaire, ou mieux celle de leur première patrie. C’est pour cela, dit M. Darwin (p. 534), que quarante-six espèces de phanérogames de la Terre de Feu existent en Europe et dans l’Amérique du Nord, où elles sont restées en passant ; que sur les hautes montagnes de l’Amérique équatoriale se montrent une multitude d’espèces particulières appartenant à des genres européens ; que sur les montagnes de l’Australie méridionale il y a des espèces européennes, ainsi que dans les basses terres, et que de nombreux genres européens de ce même continent austral n’ont nulle part leurs analogues dans les régions torrides intermédiaires. De plus, il y a des espèces identiques à la Terre de Kerguelen, à la Nouvelle-Zélande et à la Terre de Feu. D’ailleurs ces formes ou espèces septentrionales découvertes dans la partie sud de l’hémisphère austral ou sur les montagnes des régions équatoriales ne sont point arctiques, mais bien celles des contrées tempérées de l’hémisphère nord.

C’est sans doute là une fort élégante application de géographie botanique, et nous ne demanderions pas mieux que d’y croire ; mais, lorsqu’on cherche à se rendre compte des circonstances météorologiques diverses et des phénomènes géologiques de toutes sortes qui ont en lieu entre la fin de l’époque tertiaire supérieure et l’époque actuelle, il est difficile d’admettre un résultat aussi séduisant par la simplicité de sa cause première. Les choses évidemment ne se sont pas passées ainsi. Nous ne voyons d’ailleurs aucune bonne raison pour qu’il ne puisse pas exister naturellement, sur divers points de la terre, dans des conditions climatologiques comparables, un certain nombre de formes qui auraient le privilège d’être cosmopolites.

Ces divers sujets, loin d’être en rapport avec l’hypothèse de l’élection naturelle, nous semblent au contraire se rattacher directement aux effets de causes physiques, de sorte que, ’quoi ’ qu’en dise l’auteur (p. 535), sa loi ne serait pour rien dans les résultats dont nous venons de parler. L’émigration, si tant est qu’il y en ait eu, s’est manifestée du N. au S., sans doute à cause de la plus grande étendue des terres émergées au nord, et, ajoute-t-il (p. 535), « parce que les formes continentales de ce côté ayant vécu dans leur patrie originaire en plus grand nombre se sont en conséquence trouvées, grâce à une concurrence et à une élection naturelle plus sévères, supérieures en organisation et douées d’un pouvoir de domination prépondérant sur celui des formes australes. De sorte que, lorsqu’elles se trouvèrent mélangées les unes avec les autres pendant la période glaciaire, les formes septentrionales durent vaincre les formes méridionales moins puissantes, » etc. Les exemples pris encore dans les transports effectués par l’intermédiaire de l’homme ne prouvent rien, sinon que des végétaux se développent partout où ils trouvent les conditions qui leur conviennent.
Chap. XII.

Suite.

Dans le chapitre xii, l’auteur traite de la répartition des productions d’eau douce et attribue à des migrations ce qui n’est que l’effet de la fixité et de l’uniformité plus grande de ces types dans le temps comparés aux types marins. L’intervention d’un Canard emportant des plantes aquatiques (Lemna) avec des œufs de mollusques, d’autres circonstances donnant à un Héron occasion d’en enlever d’un lac pour les exporter dans un autre, une Ancyle entraînée par un Dytique, un autre coléoptère aquatique volant jusque sur un navire à 45 milles en mer, des graines de Nelumbium et des poissons pris et rejetés de l’estomac d’un Héron, etc., sont des exemples qui peuvent expliquer certains faits particuliers, mais qui doivent rester étrangers à une théorie biologique.

On conçoit que M. Darwin devait repousser l’hypothèse d’Éd. Forbes sur les anciennes extensions continentales, hypothèse qui, sans doute, ne répond qu’à certains faits, et n’a pas la prétention d’être une loi de la nature, mais qui a néanmoins pour elle, dans certaines limites, beaucoup de probabilité, comme nous le verrons ci-après. En l’adoptant, c’eût été annuler dans ces mêmes circonstances l’hypothèse de l’élection naturelle ou du moins ses corollaires. Les réflexions du traducteur à ce sujet sont d’ailleurs très-justes, et, hypothèse pour hypothèse, celle d’Éd. Forbes a l’avantage d’être très-simple et de s’accorder avec ce que nous savons des oscillations de l’écorce terrestre.

Les faits particuliers aux îles océaniques n’ont pas besoin, pour leur population, d’autres explications que ceux des continents ; nous chercherons ci-après les lois de la distribution générale des êtres organisés, dont les bases ont été posées il y a plus d’un siècle, et que l’auteur paraît ignorer en partie. Il remarque néanmoins l’absence de batraciens et de mammifères terrestres dans les îles océaniques, ce qu’il regarde comme tout naturel à son point de vue, tandis que, d’après la théorie de la création directe, on ne voit pas, dit-il, pourquoi il n’y en avait pas. On conçoit cependant très-bien, lorsqu’on admet les centres de création, que les îles qui en étaient le plus éloignées ou séparées par des dispositions que les circonstances ultérieures n’ont pas modifiées n’aient point reçu de populations de mammifères terrestres ou autres qui exigeaient des communications directes. On comprend également pourquoi aucun mammifère terrestre n’a été signalé dans des îles éloignées de plus de 300 milles d’un continent ou d’une très-grande ile. Ce serait l’inverse qui ne se comprendrait pas. Dire que les créations indépendantes ont dû avoir lieu partout et de la même manière, c’est une supposition purement gratuite de la part de l’auteur, pour s’en faire un argument favorable à sa propre hypothèse.

Il s’étonne qu’il y ait dans ces mêmes îles des mammifères aériens ; mais il est également évident que s’il devait y en avoir, c’était précisément ceux qui avaient la faculté de voler et qui pouvaient venir d’ailleurs ; il n’y a pas à attribuer le fait à la force créatrice plutôt qu’à l’élection naturelle qui a besoin aussi de les faire arriver par la même voie. Il resterait à savoir si ces espèces sont exclusivement propres à ces îles, ce qui est fort douteux. M. Darwin, qui trouve les données paléontologiques si insuffisantes, nous permettra bien de croire que tous les chéiroptères de l’hémisphère austral ne sont pas encore complètement connus, quant à leur distribution géographique.

Le rapport fréquent qui existerait entre la profondeur des bras de mer ou des détroits qui séparent les terres et le degré d’affinité que manifestent les mammifères habitant les îles avec ceux des contineuts voisins est, quoi qu’en dise l’auteur, ce que l’on devait s’attendre à trouver, aussi bien dans une hypothèse que dans l’autre. Si l’organisme des îles Gallapagos, tout particulier qu’il paraît être, se rattache à celui de l’Amérique plus qu’à tout autre, s’il en est de même de celui des îles du Cap-Vert, relativement à l’organisme de l’Afrique, il n’y a pas besoin de l’hypothèse de M. Darwin pour expliquer ces relations. Il serait même fort extraordinaire qu’il en fût autrement, puisque, ainsi que nous l’avons déjà dit, les productions des îles participent plus ou moins des caractères de celles des continents voisins, se trouvant dans des conditions physiques plus ou moins analogues et ayant pu faire autrefois partie du centre de création le moins éloigné. Il en est ici comme des diverses régions d’un même continent ; si l’on en considère les points les plus distants, les êtres organisés seront plus différents que dans deux contrées contiguës, qui ne sont pas séparées par de grands obstacles physiques. Il est parfaitement inutile de faire intervenir ici des effets d’élection, et ceci peut s’appliquer au même raisonnement reproduit plus loin (p. 574). En rappelant (p. 578) qu’Éd. Forbes a souvent insisté sur le parallélisme qui existe entre les lois de la vie dans l’espace et dans le temps, l’auteur oublie que cette observation avait été faite auparavant sur le continent. Il trouve d’ailleurs qu’elle s’applique bien à ses idées, et, quant à ce qui vient ensuite, nous pensons qu’on s’en rend tout aussi bien compte par des créations successives en rapport avec les temps et les lieux.,
Chap. XIII.

Classification, etc.

Dans le chapitre xiii sont compris la classification, la morphologie, l’embryologie, les organes rudimentaires, titres qu’il suffit de rappeler pour comprendre le parti que l’auteur en peut tirer pour son élection naturelle, laquelle rendrait compte de toutes les circonstances et de tous les faits renfermés sous ces titres[48].
Chap. XIV.

Récapitulation et conclusion.

Enfin, le chapitre xiv comprend la récapitulation et la conclusion.

Ici, près d’arriver à la fin de son travail et jetant un coup d’œil en arrière, M. Darwin, avec cette bonne foi et cette loyauté scientifiques qui ne lui font pas moins d’honneur que ses recherches elles-mêmes, énumère quelques-unes des difficultés que doit rencontrer l’adoption de ses idées sur les descendances modifiées. En ce qui concerne, par exemple, la distribution géographique (p. 642). « Tous les individus de la même espèce et toutes les espèces du même genre, ou même les groupes encore plus élevés, doivent provenir, suivant lui, de parents communs. Conséquemment, quelque éloignées ou isolées les unes des autres que soient les parties du monde où on les trouve aujourd’hui, il faut que, dans le cours des générations successives, elles aient passé de quelqu’un de ces points aux autres. Le plus souvent, il est absolument impossible de conjecturer par quel moyen cette migration a pu s’effectuer. »

Relativement au mode de succession et aux formes intermédiaires infinies qui ont dû se produire, il dit (p. 644) : « Mais, d’après cette doctrine de l’extermination d’un nombre infini de chaînons généalogiques entre les habitants actuels et passés du monde, extermination renouvelée à chaque période successive entre des espèces aujourd’hui éteintes et des formes encore plus anciennes, pourquoi chaque formation géologique ne présente-t-elle pas la série complète de ces formes de passage ? pourquoi chaque collection de fossiles ne montre-t-elle pas avec une entière évidence la gradation et la mobilité des formes de la vie ?… Je ne puis répondre à ces uestions et résoudre ces difficultés qu’en supposant que les documents géologiques sont beaucoup plus incomplets que la plupart des géologues ne le pensent ?  » (p. 645)… « Tous, les spécimens de nos musées réunis ne sont absolument rien auprès des innombrables générations d’innombrables espèces qui ont certainement existé, » etc., etc. « Quelque graves que soient ces difficultés, elles ne peuvent, à mon avis, renverser la théorie qui voit dans les formes vivantes actuelles la descendance d’un nombre restreint de formes primitives subséquemment modifiées. ».

Les faits généraux et particuliers favorables à l’hypothèse sont ceux dont nous avons déjà discuté la valeur et principalement la variabilité résultant de la domestication. « Il n’est aucune bonne raison, suivant l’auteur (p. 649), pour que les mêmes principes qui ont agi si efficacement à l’état domestique n’agissent pas à l’état de nature. »

On pourrait tout aussi bien retourner l’argument, et il serait, suivant nous, beaucoup mieux fondé. Nous croyons avoir montré que les faits n’étaient point comparables ; que les conclusions, toujours très-bornées, que l’on peut déduire du croisement des races ou de la continuité artificielle de l’élection ne sont pas, quoi qu’on en dise, applicables à l’état de nature. La volonté de l’homme appliquée continûment, dans une direction donnée, pour atteindre un but déterminé, à certains animaux et à des plantes, relativement en petit nombre et placés dans des situations anormales, ne peut être assimilée, comme cause efficiente, à une loi de la nature. Celle-ci ne peut, sans renverser toutes les idées rationnelles que nous possédons sur les relations des choses, être réduite à l’exécution inconsciente du hasard, à un concours de circonstances fortuites, exceptionnelles, où le faible serait fatalement destiné à succomber. Ce que l’on croyait pouvoir appeler l’harmonie de la nature n’en serait plus que l’antagonisme, et nous avons fait voir que l’anéantissement final de tout l’organisme était la conséquence forcée de la prétendue loi d’élection naturelle.

(P. 658.) « L’extinction des espèces et des groupes entiers d’espèces, qui a joué un rôle si important dans l’histoire du monde organique, dit plus loin M. Darwin, est une suite presque inévitable du principe de cette même élection, car les formes anciennes doivent être supplantées par des formes nouvelles plus parfaites. »

Mais ceci est une pure illusion ; considérons en effet les espèces d’un genre quelconque qui a traversé les divers étages d’une formation ou même plusieurs formations successives, nous ne verrons point, comme résultat nécessaire, que les dernières espèces soient, pour nous servir des expressions de l’auteur, ni plus parfaites, ni plus belles, ni plus fortes que les premières. Les Térébratules siluriennes sont tout aussi bien organisées que celles de nos jours, et, si nous prenions la famille des brachiopodes tout entière, l’avantage resterait de beaucoup à la période la plus ancienne. Les Pleurotomaires dévoniens ne le cèdent point à ceux de la craie, les Cérites jurassiques à beaucoup de ceux du calcaire grossier ou des mers actuelles. Des familles entières ont disparu sans laisser de traces, d’autres se sont montrées plus tard pour cesser aussi graduellement. Telles sont les trilobites, les rudistes. Les ammonées, les bélemnitidées ont apparu successivement, ont régné, puis ont cessé ensemble à un moment donné. Où est dans tout cela la marque de l’élection naturelle, l’empreinte d’une loi de perfectionnement ?

Objecter ici qu’il y a eu destruction par suite de lutte, ce ne serait encore répondre qu’à un des côtés de la question, celui de l’extinction ; ce serait méconnaître en outre ces oscillations et ces dépressions plus ou moins prononcées des forces vitales à certains moments, comme à partir de l’époque houillère jusqu’au commencement du lias. Quel est le paléontologiste qui, suivant les dépôts entre ces deux termes, pourrait en relier les produits par l’hypothèse de M. Darwin ? Je sais bien que ce savant répondra par l’insuffisance des données paléontologiques, mais, comme nous ne raisonnons qu’avec les faits acquis à la science, et lui sur des suppositions ou sur des données que leur origine ne nous permet pas d’accepter pour de véritables preuves, il en résulte que toute son argumentation reste pour nous sans valeur.

C’est dans l’histoire de la vie à la surface de la terre que le secret de cette succession de phénomènes biologiques peut être cherché. Mais supposer que la nature doit faire pour la perpétuité de son œuvre précisément ce que l’homme s’efforce d’exécuter pour l’altérer ou la détruire, c’est avoir une étrange idée de la puissance créatrice ! Il aurait été réservé à un fermier, à un éleveur de chevaux, à un amateur de pigeons, à un jardinier fleuriste ou maraîcher de surprendre ainsi ses plus profonds secrets ! L’intérêt, le hasard, le caprice ou l’amusement du premier venu auraient été dix fois plus loin dans la connaissance des lois qui régissent le monde organique, que tous les naturalistes qui, depuis deux cents ans, étudient, comparent, méditent avec le scalpel et le microscope ! O vanité des sciences et des savants !!

Que M. Darwin veuille bien sortir un moment de ses suppositions, de ses généralités, des exemples qu’il se plaît si souvent et trop exclusivement à emprunter aux publications de ses compatriotes et de ses amis, qu’il approfondisse les travaux sérieux et détaillés, les résultats donnés par de nombreuses études locales, les monographies de faunes, de flores et de terrains, il verra que la paléontologie fournit déjà beaucoup plus de matériaux qu’il ne le suppose, et il reconnaîtra qu’il a légèrement d’après des données incomplètes. En un mot, pour être en droit de prononcer à cet égard avec quelque autorité, il eût fallu commencer par refaire à son point de vue tous les immenses tableaux de G. Bronn, et nous eussions volontiers accepté alors les conséquences d’un travail entrepris dans la seule voie logique des faits acquis.

(P. 665.) Il se demande ensuite pourquoi les plus éminents naturalistes et les géologues ont rejeté la mutabilité des espèces, quand il y a, suivant lui, tant de raisons pour l’admettre ; il pense que c’est parce qu’on répugne à accepter tout grand changement dont on ne voit pas les degrés intermédiaires. Il nous semble, en effet, très-sage de ne pas se laisser entraîner sans des motifs bien convaincants par les idées séduisantes qui peuvent n’être revêtues que d’une apparence de vérité, et la non-fixité de l’espèce, à l’appui de laquelle on cherche à accumuler tant de preuves, reste encore suivant nous à démontrer.

Quant à l’immensité des temps exigée pour les effets invoqués, on les admet sans difficulté parce que la géologie la démontre, mais les rapports de ces temps avec les modifications des espèces sont une question distincte et indépendante. Les personnes qui parlent de l’unité de plan ou de type, de l’harmonie de la création, etc., expriment un fait qui les a frappées, mais elles n’ont pas pour cela, comme le suppose M. Darwin, la prétention de l’expliquer ; elles l’étudient dans ses détails et l’admirent dans ses résultats et son ensemble. Si elles repoussent les explications du savant voyageur anglais, ce n’est pas, comme il semble le croire aussi, de parti pris et par l’habitude d’anciennes idées, explication qu’un auteur se donne volontiers, mais sans doute parce que le caractère et la valeur de ses raisonnements, de ses suppositions et de ses preuves ne suffisent pas pour porter une conviction profonde dans leurs esprits.

Il n’est pas non plus nécessaire d’en appeler aux naturalistes de l’avenir ; l’idée fondamentale à laquelle nous allons le voir arriver, quoique tardivement, n’est pas nouvelle ; elle remonte à plus d’un siècle et nous pourrions lui en montrer des traces jusque dans l’antiquité. Elle s’est présentée d’abord sous la forme d’une plaisanterie sans importance, puis elle a été prise au sérieux par des zoologistes éminents ; M. Darwin, qui a commencé par la revêtir d’une forme plus modeste pour la faire accepter, en l’étayant d’un grand luxe de considérations de toutes sortes puis en reléguant à la fin, dans une demi-ombre, la question principale, sera-t-il plus heureux que ses devanciers ? C’est ce dont il est encore permis de douter.

(P. 667.) De ce que certains auteurs décrivent comme espèces des corps qui pour d’autres ne sont que des variétés, ou de ce que l’on reconnaît soi-même que l’on s’est trompé, cela preuve seulement que les caractères spécifiques sont difficiles à saisir dans certains cas, que chacun n’a pas la même aptitude pour les distinguer, mais ce n’est pas un argument contre la fixité de l’espèce ; celle-ci doit exister par elle-même et être indépendante de tout système de classification ou d’idées théoriques particulières. Quant aux questions qu’adresse l’auteur aux naturalistes (p. 668), on pourrait les lui faire à lui-même ; rien jusqu’à présent n’y répond encore dans son livre. Nous sommes aussi de ceux qui croient qu’il ne faut pas plus d’effort à la nature pour créer un million d’êtres animés que pour en créer un seul, et à cet égard l’opinion d’un mathématicien-astronome nous semble avoir peu d’autorité.

Arrivé aux dernières pages du livre de M. Darwin, de sa récapitulation et conclusion, le lecteur est surpris de n’y avoir encore vu traiter que des transformations supposées des êtres organisés, sans un seul mot qui se rapporte à leur origine première, au point de départ de toute théorie biologique, à la création elle-même.

Ce sujet si grave et si difficile n’a pas cependant été tout à fait omis par l’auteur, qui le relègue seulement au dernier plan de sa vaste composition, sans titre spécial, sans rien qui attire l’attention sur une si grande question. Il semble qu’il ait voulu atténuer la portée du principe radical qu’il va émettre ; ne pouvant échapper à la nécessité de se prononcer, il le fait avec le moins d’éclat possible, sans déguiser pour cela le fond de sa pensée. Peut-être bien des personnes auront-elles passé, sans y prendre garde, sur ce paragraphe intitulé : Jusqu’où la théorie des modifications peut s’étendre, et où quelques phrases comprennent toute l’idée génésique fort simple de M. Darwin.

Après avoir indiqué les relations qui rattachent entre eux tous les membres d’une même classe, soit par leur état embryonnaire, soit par les modifications qu’ils ont éprouvées et qui en font autant de chaînons reliant les divers groupes, il arrive à cette expression la plus condensée de ses principes et de ses convictions (p. 669) : « Je ne puis donc douter que la théorie des descendances ne comprenne tous les membres d’une même classe. Je pense que tout le règne animal est descendu de quatre ou cinq types primitifs tout au plus et le règne végétal d’un nombre égal ou moindre. L’analogie me conduirait même un peu plus loin, c’est-à-dire à la croyance que tous les animaux et toutes les plantes descendent d’un seul prototype ; mais l’analogie peut être un guide trompeur. »

Quels sont donc ces quatre ou cinq types primitifs animaux et végétaux ? Correspondraient-ils à quelques-unes de nos grandes classes ? C’est ce que l’auteur ne nous dit pas ; il a d’ailleurs toujours évité de désigner celles-ci d’une manière explicite dans le cours de son ouvrage, et les quelques phrases qui suivent témoignent, par leur obscurité, de l’embarras où il se trouve forcément amené.

Rien dans ce qui précède n’avait préparé le lecteur à cette brusque déclaration ; il n’avait été jusque-là question que de variétés et d’espèces ; ni les genres, ni les familles, ni les ordres, ni les classes n’avaient été présentés dans leurs évolutions successives, conséquences nécessaires cependant à développer pour arriver à la formule élémentaire et primitive que nous venons y de citer. Il y a donc ici une lacune considérable dans l’exposé de l’hypothèse de l’élection naturelle, et nous allons voir qu’elle n’est pas la seule[49]. En effet, l’auteur s’arrête au milieu de sa course, et après avoir exposé d’innombrables faits de détail il arrive à la conclusion, sans avoir passé par les intermédiaires qui devaient la préparer et la justifier. En outre, où commence dans le temps l’application de l’élection naturelle et où finit-elle ? S’il n’y a eu que quatre ou cinq types primitifs créés, il a fallu que, par des transformations successives, tous les êtres organisés en provinssent pour constituer ce que nous appelons, à tort ou à raison, des classes, des ordres, des familles et des genres. Or, quel est le dernier terme de cette longue palingénésie ? est-ce le singe ? ou est-ce l’homme ? M. Darwin n’en dit rien. N’aurait-il donc pas en jusqu’au bout le courage de sa conviction et celui de regarder, avec de la Métherie et quelques zoologistes. modernes, l’homme comme étant un quadrumane élu ? Le savant naturaliste de l’expédition du Beagle ne peut échapper à cette conséquence dernière et forcée de son principe. Telle qu’elle est, la base de son édifice, élevé à tant de frais, se perd, dans le vague de quelques phrases sur la cellule et la vésicule, et le couronnement, comme on vient de le voir, fait complétement défaut ; son œuvre ressemble donc à un vaste tronc sans racine et sans tête.

Mais s’il omet des points aussi essentiels, M. Darwin nous trace, par compensation, les heureux effets de l’adoption de sa théorie dans l’avenir, et nous ne pouvons nous refuser au plaisir d’esquisser le tableau de cet âge d’or de la science qu’il promet aux naturalistes.

« Les systématistes, dit-il (p. 672), pourront poursuivre leur travail comme aujourd’hui, mais ils ne seront plus incessamment poursuivis par des doutes insolubles sur l’essence spécifique de telle on telle forme, et, j’en suis certain, ce ne sera pas un léger soulagement ; j’en parle par expérience.

«… Une autre branche plus générale de l’histoire naturelle croîtra d’autant en intérêt. Les expressions d’affinités, de parenté, de communauté de type, de morphologie, de caractères d’adaptation, d’organes rudimentaires ou avortés, etc., cesseront d’être des métaphores et prendront un sens absolu. » Un être organisé sera une chose parfaitement comprise dans toutes ses parties actuelles comme dans son histoire particulière et générale ; l’étude des productions domestiques acquerra une importance à la fois scientifique et économique…, « Nos classifications deviendront, autant qu’il se pourra, des généalogies, et retraceront alors véritablement ce qu’on peut-appeler le plan de la création, » etc.

L’avenir réservé aux déductions de la géologie, quoique assez modeste suivant l’auteur, ne laisse pas encore que d’être séduisant, en nous permettant de mesurer la durée des formations fossilifères et des intervalles d’inactivité entre les étages successifs qui auraient été d’une immense durée (p. 677). Ces intervalles, que nous voyons mentionnés pour la première fois, ont bien dû apporter quelques difficultés dans la suite des élections naturelles, mais sans doute l’auteur y aura pourvu.

« Dans un avenir éloigné, dit-il encore (p. 679), je vois des champs ouverts devant des richesses bien plus importantes. La psychologie reposera sur une nouvelle base, c’est-à-dire sur l’acquisition nécessairement graduelle de chaque faculté mentale. Une vive lumière éclairera alors l’origine de l’homme et son histoire. »

Cette dernière phrase est une concession bien faible à la nécessité de nommer au moins une fois l’Homme dans une théorie de la vie, mais elle fait encore plus ressortir la grandeur de la lacune dont nous avons parlé. Néanmoins, que de choses nous présage ce paragraphe ! Tout le vieux monde psychologique et philosophique, depuis Socrate et Platon jusqu’à Locke, Mallebranche, Spinosa, Kant, Schelling et M. Cousin lui-même, s’écroulera ; le travail intellectuel de vingt-cinq siècles disparaîtra à la vive clarté du principe de l’élection naturelle qui se sera exercée aussi sur les facultés de l’âme. Les heureux adeptes de la vérité nouvelle, de la vérité vraie, comme jadis les fervents apôtres du romantisme qui détrônaient Corneille, Racine et tous les classiques, accableront alors de leurs sarcasmes les faux dieux que nous adorions si sincèrement.

Enfin, dans ses Dernières remarques, sorte d’Épilogue qui termine son livre (p. 680), « nous pouvons même, dit-il, jeter un regard prophétique dans l’avenir, jusqu’à prédire que ce sont les espèces communes et très-répandues, appartenant aux groupes les plus nombreux de chaque classe, qui prévaudront ultérieurement et qui donneront naissance à de nouvelles espèces dominantes. Comme toutes les formes vivantes actuelles sont la postérité linéaire de celles qui vécurent longtemps avant l’époque silurienne, nous pouvons être certains que la succession régulière des générations n’a jamais été interrompue, et que, par conséquent, jamais aucun cataclysme n’a désolé le monde entier. Nous pouvons aussi en conclure avec confiance qu’il nous est permis de compter sur un avenir d’une incalculable longueur. Et comme l’élection naturelle agit seulement pour le bien de chaque individu, tout don physique ou intellectuel tendra à progresser vers la perfection. »

Ainsi M. Darwin a voulu qu’en fermant son livre le lecteur restât sur une pensée agréable et flatteuse, sans doute pour effacer les tristes impressions du fatalisme qui y règne d’un bout à l’autre, mais en réalité l’avenir qu’il promet ne repose pas sur des bases plus sérieuses que l’existence de ces organismes antésiluriens entièrement créés par son imagination pour les besoins de sa cause.

Nous nous sommes attaché, dans cette analyse raisonnée de l’ouvrage de M. Darwin, à en faire ressortir la pensée fondamentale, les arguments de diverses sortes dont il l’a étayée et les conclusions qu’il en a déduites. Les citations du texte, que nous avons multipliées autant que possible, avaient pour but de faire mieux comprendre son mode de discussion, sa manière de déduire, l’esprit du livre en un mot. C’était aussi le meilleur moyen de donner à notre examen le caractère d’impartialité et de précision qu’il doit toujours avoir, et de soumettre en même temps notre jugement à celui du lecteur.

L’auteur disait, dans sa préface, que cet ouvrage n’était qu’un extrait incomplet des matériaux qu’il possède et qu’il publiera ultérieurement ; nous pensons que les documents qu’il a déjà réunis ici en si grand nombre suffisent pour faire apprécier la valeur de ceux qui sont encore en manuscrits. Si ces derniers sont de même ordre, de même nature que ceux que nous connaissons, ils n’en augmenteront pas le poids, puisque nous avons été souvent obligé d’en contester la valeur ; s’ils sont différents, ils ne doivent pas être bien favorables à l’hypothèse, car on doit supposer que M. Darwin a choisi ses meilleurs arguments, les plus propres à convaincre, ceux qui le frappaient le plus ; on le voit même revenir avec complaisance sur certaines idées et sur certains genres d’observations qu’il affectionne, ce qui nous a obligé d’y revenir fréquemment aussi. Nous n’attendons donc rien de plus de la publication de ses manuscrits, quant à la démonstration de son hypothèse. Pour nous, toujours disposé à accueillir la vérité, de quelque part qu’elle vienne, nous ne pouvons l’apercevoir encore dans ce travail, malgré ses mérites divers. Le principe sur lequel on le fait reposer d’un bout à l’autre est une abstraction qui n’est pas la conséquence directe d’une suite d’observations positives ; il ne s’appuie sur aucun ensemble de faits démontrés par l’étude comparative du présent ni du passé ; c’est une simple hypothèse entourée d’innombrables raisonnements, de citations et de suppositions non moins multipliées, mais qui ne suffisent pas pour en dissimuler la faiblesse.

Nous avons dit, en dernier lieu, que le point de départ de la théorie manquait de précision, que plusieurs parties essentielles n’avaient pas été développées ni même indiquées, et que les conséquences dernières avaient été éludées. Cette prétendue théorie ne répond point aux données de la science actuelle et elle attend de l’avenir une démonstration que rien ne laisse encore entrevoir. Elle se fonde sur des faits contestables parce qu’ils sont pris en dehors de la marche naturelle des choses, et que les conséquences en peuvent toujours être niées. En un mot, le livre de l’Origine des Espèces, dont la pensée dernière renferme implicitement la théorie de Lamarck, nous semble fort inférieur, comme conception, comme méthode, comme clarté et comme franchise de vue, à la Philosophie zoologique[50].


examen du livre de m. godron


L’ouvrage de M. Godron[51], dont il nous reste à parler, n’est pas seulement un représentant complet de l’opinion de la fixité de l’espèce, opposée à celle de la variabilité, dont M. Darwin s’est fait l’un des plus ardents champions, mais il offre encore par sa forme un contraste frappant avec le livre du naturaliste anglais. Autant celui-ci est diffus, sans méthode, présente les, faits sans ordre, des répétitions et des contradictions fréquentes, accumule les raisonnements plutôt qu’il ne les déduit les uns des autres, n’a pour ainsi dire ni commencement ni fin, la place des chapitres pouvant être intervertie sans inconvénient, autant l’ouvrage français montre un bonne disposition des matières, de la clarté et un enchaînement logique des faits. L’exposition de ceux-ci est simple, sans digressions inutiles, sans répétitions superflues ; aussi suffit-il au lecteur de parcourir la table des matières pour se rendre compte de suite du plan général de l’ouvrage, sans fatigue ni contention. d’esprit, ce qui facilité singulièrement l’intelligence des nombreuses recherches qui y sont exposées.

Le livre de l’Origine des Espèces est un livre tout personnel ou à peu près ; l’auteur n’y parle que de lui et de ses amis ; le livre de l’Espèce et des Races dans les êtres organisés est l’histoire de la science considérée à un point de vue particulier. Écrit dans un véritable esprit philosophique, il restera comme un témoignage honorable de la sagacité et des connaissances de son auteur.

On voit, d’après cela, que nous n’avons pas à examiner en détail l’ouvrage de M. Godron, comme nous avons fait de celui de M. Darwin ; nous n’avons pas à faire l’histoire de l’histoire, et nous nous bornerons à en indiquer les principales divisions. Ainsi que le sujet le demandait, l’auteur commence par traiter de l’espèce en général, de la doctrine de la fixité des espèces, puis de celle de la variabilité. La question est donc posée comme elle devait l’être au point de départ, et la liaison des autres parties n’est pas moins bien indiquée. Les animaux et les végétaux sont considérés d’abord à l’état sauvage et vivant actuellement. En effet, c’est ce qui vit sous nos yeux dans la nature qui doit nous occuper en premier lieu dans une telle question. Ensuite vient la comparaison des êtres actuels avec ceux dont les Anciens nous ont transmis la description. La question de l’hybridité devait s’interposer naturellement ici avant de remonter au delà de l’époque moderne ; mais une fois examinée, l’auteur, franchissant la limite des phénomènes actuels, étudie successivement les caractères des faunes et des flores quaternaires, tertiaires, secondaires et primaires ou de transition. Il examine la théorie de l’évolution successive des espèces dans la série des âges de la terre, et dit en terminant ce sujet : « L’espèce n’a donc pas plus varié pendant les temps géologiques que durant la période de l’homme ; les différences qui ont pu et qui ont dû même se manifester aux différentes époques géologiques dans l’action des agents physiques, les révolutions enfin, que notre globe a subies et dont il porte dans son écorce les stigmates indélébiles, n’ont pu altérer les types originairement créés ; les espèces ont conservé, au contraire, leur stabilité, jusqu’à ce que les conditions nouvelles aient rendu leur existence impossible ; alors elles ont péri, mais elles ne se sont pas modifiées. »

Rien n’est donc plus complètement opposé aux conclusions de M. Darwin que celles de M. Godron.

Une fois le tableau de la nature présenté dans ses diverses parties, on conçoit que ce dernier savant recherche en dehors les faits qui peuvent s’être produits ou avoir été provoqués par l’action toute factice et superficielle de l’homme. Il entre dans un autre ordre d’idées et de résultats et s’occupe, avec les plus grands détails, de la théorie des variations observées chez les animaux domestiques, de la création des races, des variations qu’ont subies les plantes, cultivées, de la formation des races végétales, et arrive enfin à traiter de l’Homme, objet particulier du second volume de l’ouvrage. Cet important sujet est examiné sous toutes ses faces avec la même netteté de vue, et l’auteur est amené à reconnaître ainsi l’unité de l’espèce humaine.

On peut donc voir par ce simple exposé, que le livre de M. Godron justifie parfaitement son titre ; il instruit, il éclaire et laisse dans l’esprit des notions exactes sur un sujet qui sera toujours l’un des plus importants qui puissent fixer l’attention et la réflexion du naturaliste comme du philosophe.


résumé des deux opinions sur l’espèce


Il résulte pour nous de tout ce qui précède, que les naturalistes partisans de la fixité ou de l’immutabilité de l’espèce, de beaucoup les plus nombreux, sont aussi ceux qui, dans l’application du principe, s’accordent le mieux. Les divergences qu’il peut y avoir entre eux portent sur des détails peu importants, et l’existence de variétés, soit accidentelles, soit dans des lieux et des temps différents, est généralement admise par les personnes qui ont fait d’assez longues études descriptives d’une partie quelconque de la zoologie ou de la botanique. Le désaccord qui s’observe parfois quant aux caractères de telle ou telle espèce, de telle ou telle variété, quant à la convenance d’adopter telle ou telle détermination spécifique, rentre évidemment dans les limites des appréciations ou des j erreurs personnelles et ne peut être un motif pour infirmer en principe la réalité de l’espèce.

La conséquence de cette manière de voir pour les temps antérieurs à l’époque moderne, et peut-être aussi pour notre temps, car rien ne prouve qu’il ne s’en forme plus, c’est l’obligation d’admettre la création successive des espèces et leur extinction également successive. La géologie et la paléontologie confirment pleinement cette dernière hypothèse. La théorie de la fixité de l’espèce a donc pour elle l’observation du présent et les documents du passé. La simplicité de l’idée de création et d’extinction, qui d’ailleurs est depuis longtemps dans les esprits, n’a pas besoin de longues démonstrations ; aussi a-t-on écrit peu de volumes pour l’appuyer.

Les partisans de la variabilité de l’espèce ou de sa mutabilité peuvent être regardes eux-mêmes comme les premiers exemples à l’appui de l’idée qu’ils soutiennent, car beaucoup d’entre eux ont commencé par croire à la fixité. Leurs études ultérieures les ont fait changer de camp, non pour se réunir en un groupe compacte, homogène, ralliés autour d’une pensée nettement formulée, mais au contraire pour nous offrir la plus complète diversité, la plus extrême anarchie dans la manière de comprendre la variabilité elle-même. Nous ne voyons pas deux naturalistes de ce parti qui soient d’accord sur les limites des variations, sur leurs causes ou leur origine naturelle, et par conséquent sur l’origine de l’espèce elle-même, ou du moins n’en conviennent-ils pas. En réalité, la divergence existe surtout dans la forme, dans l’apparence, dans l’entière franchise ou dans la réserve prudente de l’opinion de chacun, ’ car il faut reconnaître que Robinet, Bonnet, de Lamarck, les deux Geoffroy Saint-Hilaire, comme M. Darwin et leurs imitateurs, arrivent, quoique par des voies différentes, absolument au même résultat.

Ces diverses interprétations de la variabilité de l’espèce conduisent toutes fatalement à un même point d’arrivée, à un même principe fondamental. Cette théorie, ou mieux cette hypothèse, pour être conséquente et logique, est comme une pente sur laquelle on ne peut s’arrêter dès qu’on a commencé à la descendre ; bon gré, mal gré, il faut arriver au bas et accepter pour ancêtre, pour premier père commun, l’ami de Cyrano de Bergerac, qui a porté hardiment du premier coup, à sa plus extrême limite, l’idée de la transformation des êtres. En la présentant sous la forme d’une plaisanterie, dont il ne soupçonnait sans doute guère le succès futur, de Maillet a formulé un thème sur lequel brodent à l’envi, depuis plus d’un siècle, les partisans plus ou moins savants de la variabilité. Plusieurs d’entre eux ont renié cette parenté, mais évidemment par un amour-propre mal placé ; l’auteur de Telliamed était un homme de beaucoup d’esprit, de bon sens et, sur plusieurs points, fort instruit pour son temps[52]. M. Darwin n’est que le dernier de ses descendants élus en ligne directe.

Ainsi, des deux hypothèses qui viennent de nous occuper, l’une a pour elle les faits passés et présents, à la condition que la force créatrice agisse sans cesse, ou à des intervalles très-rapprochés ; l’autre n’a en sa faveur que des faits plus ou moins contestables, mais elle a l’avantage de supposer un enchaînement de modifications qui n’exigent point de créations incessantes ou renouvelées ; l’une réclame un pouvoir toujours présidant à l’ensemble des produits de la vie ; l’autre peut s’en passer, en supposant une impulsion une fois donnée ; les circonstances font le reste. Or, dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a aucun inconvénient à adopter la théorie de la fixité de l’espèce, sans préjuger ce que l’avenir pourra nous révéler ; il y en aurait au contraire à suivre un des partisans quelconque de la variabilité ; ce serait, suivant nous, s’engager dans un labyrinthe encore sans issue.


§ 3. De la non perpétuité de l’espèce.


L’idée de la perpétuité de l’espèce est fondée sur l’étude de la nature actuelle, et, en restreignant la question au court espace de l’existence de l’humanité, il devait en être ainsi. Mais, lorsqu’on étudie comparativement la série des êtres organisés en remontant jusqu’aux premières manifestations de la vie et que l’on voit se dérouler, quoique incomplètement sans doute, ces innombrables faunes et flores qui ont peuplé la surface de la terre depuis son origine, on arrive à distinguer la perpétuité de l’espèce de sa fixité, à admettre celle-ci, tout en rejetant celle-là. Peut-être quelques naturalistes ne se sont-ils pas encore bien rendu compte de la nécessité de cette distinction, mais elle est la conséquence rigoureuse de nos connaissances et paléontologiques. D’ailleurs on conçoit que des personnes qui depuis longtemps professent des opinions contraires, lesquelles paraissaient fondées lors de leurs premières études, ne soient pas encore bien pénétrées de cette vérité ; les livres sont souvent comme les lois ; ils n’ont pas d’effet rétroactif. Pour nous la création des espèces a été successive, continue ou à très-peu près, indépendante en général des phénomènes physiques ou dynamiques locaux, toujours plus ou moins limités dans leurs effets, et il en a été de même de leur extinction ou de leur disparition. Peut-être demandera-t-on comment elle sont fini et pourquoi elles ont fini ? Questions absolument les mêmes que celles-ci : comment ont-elles commencé et pourquoi ont-elles commencé ? Or, nous l’avons déjà dit, nous ne sommes point dans le secret de la création, et nous n’avons pas plus la prétention de répondre aux deux premières questions que les partisans de la perpétuité et ceux de la diversification des types n’auraient celle de répondre aux deux secondes. Nous nous bornons à constater les faits, à les comparer, à montrer l’harmonie de leur ensemble dans la suite des temps, et cela nous suffit pour en déduire que ce que nous voyons est le résultat d’une loi à laquelle la nature organique a obéi de tout temps, sans qu’il soit nécessaire de nous préoccuper de la raison même de cette loi.

Nous nous appuierons ici d’un exemple qui semble répondre à la fois aux personnes qui nient la fixité de l’espèce, à celles qui nient les créations et les extinctions successives, enfin à celles qui croient à sa perpétuité indéfinie.

Cette preuve, pour avoir toute sa valeur, devait satisfaire à beaucoup de conditions. Il fallait, en effet, qu’elle fût prise dans un bassin géologique bien limité géographiquement et stratigraphiquement, bien connu dans toutes ses parties, dont les divisions naturelles fussent suffisamment tranchées constantes dans toute son étendue, et ne montrassent cependant la preuve d’aucune perturbation physique notable. Il fallait en outre que les fossiles de ses divisions eussent été depuis longtemps recherchés et étudiés avec un grand soin, et en dernier lieu comparés par la même personne. Or, le bassin tertiaire de la Seine nous présente précisément ces conditions, et les derniers résultats des recherches persévérantes de M. Deshayes répondent complètement à toutes les exigences de la question[53].

Ce savant admet quatre groupes marins principaux qui se succèdent de haut en bas comme il suit : 1° sables supérieurs ou de Fontainebleau ; 2° sables moyens ; 5° calcaire grossier ; 4° sables inférieurs. Chacun de ces groupes se sous-divise en étages : 2 dans le premier, 3 dans les deux seconds et 3 dans le quatrième. Il a reconnu dans ces diverses assises 1041 espèces de mollusques acéphales qui, défalcation faite des espèces qui forment double emploi, sont réparties de la manière suivante :

Sables supérieurs de Fontainebleau 65 espèces.
Sables moyens 241
Calcaire grossier 412
Sables inférieurs 323

34 espèces des sables inférieurs s’élèvent dans les groupes suivants et en laissent par conséquent 284 derrière elles, non comprises les 5 espèces lacustres de Billy. Sur 412 du calcaire grossier, 96 remontent dans les sables moyens et en laissent 316 derrière elles. Entre les sables moyens et les supérieurs, il n’y a point encore d’espèces communes[54]. Ainsi, sur cette population de 1041 espèces d’acéphales du bassin tertiaire de la Seine, 911 s’éteignent successivement, 284 dans le quatrième groupe, 316 dans le troisième, 246 dans le second, tandis qu’il n’y a qu’une faible minorité, 130 espèces qui passent d’un groupe à l’autre. Ces 150 espèces ne représentent d’ailleurs que les grandes oscillations ; les petites se manifestent d’un étage à l’autre, dans l’intérieur même des principaux groupes, et mettent en mouvement un plus grand nombre d’espèces.

Ce mouvement est donc de 44 espèces dans les sables inférieurs, de 258 dans le calcaire grossier, de 119 dans les sables moyens, de 5 dans les sables supérieurs, en tout 426. Mais, défalcation faite des répétitions, il y a 296 espèces à oscillations courtes, qui, avec les 130 à oscillations longues, donnent 426 espèces, ou un peu moins du tiers du total, qui se meuvent plus ou moins, à côté de 615 qui naissent et périssent dans les étages où elles se rencontrent.

« Si le nombre des espèces qui s’éteignent dans les groupes prouve la séparation très-nettement déterminée de chacun d’eux, les 426 qui émigrent ou qui oscillent suffisent à démontrer que dans son ensemble le bassin de Paris forme une grande unité.

« En définitive, dit M. Deshayes, quel spectacle nous offre ce bassin ? des apparitions d’espèces et leur extinction plus ou moins rapide, les unes résistant peu aux causes de destruction, les autres un peu plus, d’autres plus encore, toutes enfin disparaissant à de certaines limites, les plus vivaces servant de lien commun à toutes les parties de l’ensemble et les autres rattachant entre elles les sous-divisions d’une moindre importance. »

Ces conclusions sont donc la confirmation et le développement de ce que disait Alex. Brongniart dès 1808, en parlant de la distribution des fossiles dans chacune des couches qu’il décrivait : « C’est un signe de reconnaissance qui jusqu’à présent ne nous a jamais manqué. » Ainsi, ce principe posé, il y a cinquante-cinq ans, dans l’étude de ce même bassin, alors qu’on n’y connaissait que quelques centaines d’espèces, est encore vrai aujourd’hui qu’on en connaît plus de trois mille. Maintenant y a-t-il dans les ouvrages des auteurs que nous combattons beaucoup d’exemples qui aient une valeur démonstrative comparable à celui-ci ? Nous ne pensons pas qu’il y en ait un seul, et, si l’on se reporte aux travaux que nous avons rappelés (entè p. 90), on verra que nous aurions pu citer, dans chaque terrain et dans des pays très-différents, des preuves tout aussi concluantes.


dernières considérations sur l’origine des espèces


Nous terminerons ce chapitre par quelques considérations particulières sur l’origine des espèces.

« Nous ne connaissons aucune force naturelle, dit G. Bronn[55], qui produise de nouvelles espèces ou des souches de nouvelles espèces ; nous ne savons pas à quelles conditions est liée la production d’une espèce. Nous ne connaissons enfin aucune matière à laquelle cette force soit inhérente. Nous savons seulement que les individus d’une espèce déjà existante se propagent de diverses manières par des procédés en rapport avec leur organisation simple ou complexe. »,

Quoi qu’il en soit, les espèces une fois créées, il invoque des changements dans les conditions physiques extérieures et leur influence pour expliquer les modifications géographiques qu’elles présentent. Mais le savant professeur de Bonn, comme tous ceux qui ont exclusivement recours à ces mêmes causes, ne peut ainsi rendre compte que des modifications également locales, et cette raison ne peut s’appliquer aux modifications générales concordantes de la vie à la surface du globe à tel ou tel moment. Une circonstance particulière a nécessairement un résultat borné dans l’espace et dans le temps ; elle ne peut l’étendre à l’universalité de l’un ni de l’autre. Des abaissements et des soulèvements limités à telle ou telle région, des courants marins changeant de direction, amenant des changements dans la température, le climat, etc., n’ont jamais pu occasionner des modifications dans le même moment et dans le même sens partout à la fois. Il y aurait, entre la cause et l’effet, non-seulement une disproportion qui frappe au premier abord, mais encore une impossibilité réelle, car l’harmonie des phénomènes biologiques successifs ne peut résulter d’une perturbation physique accidentelle, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Il faut donc en revenir à la première loi inhérente à la nature de l’organisme, posée par Bronn lui-même, et en vertu de laquelle s’opèrent ou se sont opérés tous les changements généraux et concordants que nous y observons.

Les considérations précédentes nous amènent à celle-ci : la paléontologie offre-t-elle-quelques données pour juger si les espèces animales et végétales descendent chacune d’un seul aïeul, d’un couple d’aïeux, ou bien le type d’une espèce a-t-il été créé par beaucoup d’individus à la fois ? Ici les faits semblent appuyer cette idée que la force naturelle générale qui s’est manifestée par les êtres créés a produit des individus semblables et d’une même espèce, partout où la même cause productrice et les mêmes conditions de vie ont pu se manifester simultanément. Il semble en effet que, dans la première supposition, une multitude de créations auraient avorté ; elles auraient été détruites avant d’avoir pu se produire et multiplier assez pour échapper aux causes de destruction incessantes. Ainsi, les premiers herbivores dans chaque classe auraient été détruits par les premiers carnassiers, la première souris aurait été mangée par le premier chat, le premier lapin par le premier chien, le premier passereau par le premier faucon, et ainsi de suite.

Chaque espèce, comme le dit Bronn[56], doit donc, suivant toute probabilité, son origine à un plus ou moins grand nombre d’aïeux répandus sur une surface plus ou moins considérable, et qui n’étaient peut-être pas tout à fait contemporains, au moins dans leurs diverses variétés. En outre, si chaque espèce n’était sortie que d’une seule paire, il aurait fallu, surtout dans les organismes élevés, un temps énorme pour qu’elle se propageât sur les divers points de la terre où nous la trouvons aujourd’hui. On verrait toutes les espèces, d’abord très-rares, se développer successivement, pendant une longue série de couches, tandis que, dans le plus grand nombre des cas, chaque espèce offre beaucoup d’individus dès sa première apparition. Tel ou tel horizon géologique ne serait pas caractérisé par l’abondance de telle ou telle espèce, qui ne se montre ni avant ni après ; il y aurait pour chacune un développement graduel qui s’observe quelquefois, mais qui certainement ne constitue pas la règle. Les espèces qui se montrent d’ailleurs à des niveaux un peu différents offrent quelques variations dans leurs caractères.

Plusieurs naturalistes, entre autres, J. B. Brocchi[57], MM. Lyell et M. de Meyer, pour expliquer la disparition des espèces, sans avoir recours à ces révolutions imaginaires dont on a tant abusé, ont supposé que chaque espèce avait, comme chaque individu, une certaine somme de temps ou de durée qu’elle pouvait atteindre, mais non dépasser. Elle aurait eu ainsi une phase de développement, d’âge mûr et de vieillesse, après laquelle elle eût été fatalement condamnée à périr. C’est une hypothèse contre laquelle s’élevait Éd. Forbes, qui ne pouvait pas admettre que la vie de l’individu eût aucune analogie avec la durée de l’espèce, la durée moyenne de la première étant déterminée par une loi interne, tandis que celle de la seconde peut se continuer tant que les circonstances extérieures lui conviennent. Cette manière de voir subordonnait ainsi tout à ces dernières, sans supposer aucune loi générale inhérente à l’organisme lui-même.




  1. Alph. de Candolle, Géographie botanique raisonnée, vol. II, p. 68, 1655.
  2. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire naturelle générale des règnes organiques, vol. II, p. 349 ; 1849.
  3. Regnum vegetabile, in-4, p. 68 ; 1688.
  4. Historia plantarum et Synopsis méthodica animalium, in-4. Londres, 1693.
  5. De Quatrefages, Unité de l’espèce humaine, p. 49 ; 1861.
  6. Institutiones rei herbariæ, in-4, p. 50 et passim. Paris, 1700.
  7. Fundamenta botanica, aphor. 155, éd. in-12, p. 18. Amsterdam, 1736.
  8. Philosophia botanica, aphor. 157, in-8, p. 99, Stockholm, 1751.
  9. Nous renverrons, pour plus de détails sur ce sujet, l’ouvrage déjà cité d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, vol. II, p. 373-383. — Voy. aussi Gérard, art. Espèce, du Dictionnaire universel d’histoire naturelle, vol. V, p. 430 ; 1844 ; — de Quatrefages, Cours d’anthropologie, le journal la Science, 1856, p. 589.
  10. Sylva sylvarum or a natural history, cent. VI, et Nova Atlantis.
  11. Voy. antè, première partie, p. 266.
  12. Hist. natur., vol. XIII, p. xx ; 1765.
  13. Époques de la nature, Supplém. V, p. 27 ; 1778.
  14. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, loc. cit., p. 396.
  15. Genera plantarum, Introduction, p. xxxvii ; 1789. ─ Art. Méthode du Dictionn. des sc. natur., vol. XXX, p. 439 ; 1824.
  16. De generis humani varictate nativa, p. 66, 3e éd. Gœttingen, 1795.
  17. Versuch einer Terminologie, in-8, p. 5. Helmstadt, 1800.
  18. Tableau élémentaire de l’histoire naturelle, in-8, p. 11 ; 1798.
  19. Discours préliminaire sur les révolutions du globe, in-4, vol. I, p. lviii ; 1821.
  20. Œuvre d’hist. natur. et de philos., in-8, p. 230 ; 1779.
  21. Recherches sur l’organ. des corps vivants, p. 141. — Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, loc. cit., p. 405-410. L’auteur n’a pas fait remarquer que de Lamarck rappelait ainsi en 1802 une opinion qu’il devait avoir abandonnée plusieurs années auparavant, puisqu’en 1801 il professait déjà les idées opposées.
  22. Recherches sur l’organisation des corps vivants, in-8, p. 50, an X.
  23. Philosophie zoologique, 1re éd., 1800. — 2e éd., vol. I, p. 54. 1850. C’est à cette dernière que se rapporte la pagination indiquée.
  24. Hist. nat, gén., etc., vol. II, p. 412.
  25. Histoire naturelle générale des règnes organiques, vol. II, p. 91, 1856.
  26. Histoire naturelle générale des règnes inorganiques, vol. II, 2e part., p. 431 ; 1859.
  27. Il y a un écueil opposé contre lequel viennent se heurter beaucoup de bons esprits qui, à force de concentrer toutes leurs facultés à constater des différences spécifiques parmi les fossiles d’une classe, d’un ordre, d’une famille, dans un terrain, et les petits faits stratigraphiques d’une localité, n’en sont pas plus aptes à saisir les lois qui régissent l’ensemble.
  28. Hist. nat. gén., etc., vol. III, p. 517, 1862. Cette fin du volume a été imprimée après la mort de l’auteur.
  29. Ichthyologie analytique, (Mém. de l’Acad. des sciences, vol. XXVII 1re partie, p. 78 ; 1856).
  30. Vol. II, p. 343 ; 1852.
  31. Théorie élémentaire de botanique, in-8, p. 157 ; 1813.
  32. Cours élémentaire d’hist. natur., p. 378 ; 1848.
  33. Précis de botanique, vol. II, p. 4 ; 1852.
  34. Géographie botanique raisonnée, vol. II, p. 1072 ; 1855.
  35. Étude sur l’espèce à l’occasion d’une révision de la famille des cupuliféres (Arch. Bibl. univ. de Genève, nov. 1862, p. 66).
  36. Handbuch der Geschichte der Natur, vol. III, p. 63. Stuttgart, 1842-49. — Voy. aussi Untersuchungen über die Entwickelung der organischen Welt, in-8, p. 228. Stuttgart, 1858. — l’auteur, expliquant le sens dans lequel il comprend la définition de Cuvier, réunit dans une seule espèce tous les individus de temps différents qui seraient mis ensemble sans difficulté s’ils étaient contemporains.
  37. Rapport sur l’ampélographie, etc., (Mem. Soc. r. d’agric., p. 287 ; 1846. — Journ. des Savants, p. 715 ; 1840).
  38. Éléments de Zoologie, p. 224 ; 1854.
  39. Unité de l’espèce humaine, p. 54 ; 1861.
  40. Ontologie naturelle ou étude philosophique des êtres, p. 14 ; 1861. ─ La géologie et la paléontologie ne pourraient admettre ce que dit plus loin l’auteur, que l’espèce est de soi impérissable, éternelle, ibid., p. 19.
  41. Description des animaux sans vertèbres découverts dans le bassin de Paris Introduction, vol. l, p. 47 ; 1860.
  42. On the origin of species by means of natural sélection, etc., un vol ; in-8. Londres, 1859. ─ 3e éd., 1861. Traduction française par mademoiselle Ch. Aug. Royer, avec une préface et des notes du traducteur, in-8. Paris, 1862.
  43. Nous sommes d’autant plus engagé à cet examen que ce que nous avons lu sur ce livre, soit dans les journaux, soit dans les revues, soit dans des ouvrages plus sérieux, est tellement superficiel et dépourvu de critique, qu’il serait impossible de s’en faire même une faible idée, d’après de semblables articles.
  44. L’auteur se sert ici du mot sélection, que nous traduisons avec mademoiselle Royer par élection, qui est plus français, sélection étant un néologisme introduit par Mercier, que l’Académie n’a pas adopté et dont le verbe correspondant seligere n’ayant jamais été proposé dans notre langue, rend l’emploi du substantif peu commode. Le sens que Darwin attache à ce mot n’étant expliqué et défini que dans le chap. iv, p. 116, nous devrions, pour être conséquent, ne pas l’employer ici ; mais il serait souvent difficile de rendre la pensée de l’auteur sans une périphrase, et nous préférons nous en servir dès à présent avec lui, sauf a revenir plus loin sur sa définition.
  45. Il y a dans le texte (p. 189 de la 1re éd.): as the works of the Creator are to those of man ? le traducteur a ajouté le mot généralement. Est-ce pour augmenter la puissance de l’homme ou pour diminuer celle du Créateur ?
  46. La contradiction existe également dans le texte. Voy. 1re éd., p. 181 et 204.
  47. L’auteur dit raisons (arguments) et non preuves ou observations directes, qui en effet font presque toujours défaut.
  48. Le traducteur, dans ses notes p. 288 et 629, se montre le véritable continuateur de de Maillet ; il va même plus loin en ce que l’auteur de Telliamed comme celui de la Philosophie zoologique n’admettait de modifications que dans un sens progressif, tandis que mademoiselle Royer en admet dans un sens rétrograde ou régressif, ce qui est plus complet.
  49. Le traducteur est moins exclusif. Il suppose qu’à l’origine le nombre des germes fut immense. Tous semblables, ils auraient cependant donné lieu aux divers organismes successivement formés. La multiplicité infinie des germes a nécessairement produit, dit-il, la multiplicité infinie des races.
  50. M. de Quatrefages formule connue il suit son opinion à ce sujet : « M. Darwin, dit-il, a ainsi confondu ensemble, dans sa théorie, les idées de Lamarck sur la variabilité des espèces et celles de Buffon sur les causes de leurs variations, tout en faisant de sa théorie des applications qui rappellent les doctrines de Geoffroy. Le naturaliste anglais a d’ailleurs poussé les unes et les autres bien au delà de tout ce qu’avaient admis ses devanciers français. » (Unité de l’espèce humaine, p. 50, 1861.)
  51. De l’espèce et des races dans les êtres organisés, et spécialement de l’unité de l’espèce humaine, 2 vol. in-8, Paris. 1859.
  52. M. Flourens a très-bien compris le caractère de plaisanterie que de Maillet avait donné à son idée. (Ontologie nturelle, p. 22, 1861.)
  53. Bull. Soc. géol. de France, 2e sér., vol. XVIII, p. 370 et suivantes, 1861. — Description des animaux sans vertèbres découverts dans le bassin de Paris, vol. II, p. 157, 1861.
  54. Mais la liaison peut être soupçonnée par suite des espèces encore en petit nombre qu’a recueillies M. Goubert dans les assises moyennes du gypse et qui ont leurs analogues dans les sables supérieurs.
  55. Loc. cit., p. 653.
  56. Loc cit., p. 656.
  57. Voy. antè, 1re partie, p. 50.