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Introduction à la psychanalyse/I/3

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CHAPITRE III
LES ACTES MANQUÉS
(Suite.)


La dernière fois, nous avions conçu l’idée d’envisager l’acte manqué, non dans ses rapports avec la fonction intentionnelle qu’il trouble, mais en lui-même. Il nous avait paru que l’acte manqué trahissait dans certains cas un sens propre, et nous nous étions dit que s’il était possible de confirmer cette première impression sur une plus vaste échelle, le sens propre des actes manqués serait de nature à nous intéresser plus vivement que les circonstances dans lesquelles cet acte se produit.

Mettons-nous une fois de plus d’accord sur ce que, nous entendons dire, lorsque nous parlons du « sens » d’un processus psychique. Pour nous, ce « sens » n’est autre chose que l’intention qu’il sert et la place qu’il occupe dans la série psychique. Nous pourrions même, dans la plupart de nos recherches, remplacer le mot « sens » par les mots « intention » ou « tendance ». Eh bien, cette intention que nous croyons discerner dans l’acte manqué, ne serait-elle qu’une trompeuse apparence ou une poétique exagération ?

Tenons-nous-en toujours aux exemples de lapsus et passons en revue un nombre plus ou moins important d’observations relatives. Nous trouverons alors des catégories entières de cas où le sens du lapsus ressort avec évidence. Il s’agit, en premier lieu, des cas où on dit le contraire de ce qu’on voudrait dire. Le président dit dans son discours d’ouverture : « Je déclare la séance close ». Ici, pas d’équivoque possible. Le sens et l’intention trahis par son discours sont qu’il veut clore la séance. Il le dit d’ailleurs lui-même, pourrait-on ajouter à ce propos ; et nous n’avons qu’à le prendre au mot. Ne me troublez pas pour le moment par vos objections, en m’opposant, par exemple, que la chose est impossible, attendu que nous savons qu’il voulait, non clore la séance, mais l’ouvrir, et que lui-même, en qui nous avons reconnu la suprême instance, confirme qu’il voulait l’ouvrir. N’oubliez pas que nous étions convenus de n’envisager d’abord l’acte manqué qu’en lui-même ; quant à ses rapports avec l’intention qu’il trouble, il en sera question plus tard. En procédant autrement, nous commettrions une erreur logique,qui nous ferait tout simplement escamoter la question (begging the question, disent les Anglais) qu’il s’agit de traiter.

Dans d’autres cas, où l’on n’a pas précisément dit le contraire de ce qu’on voulait, le lapsus n’en réussit pas moins à exprimer un sens opposé. Ich bin nicht geneigt die Verdienste meines Vorgängers zu würdigen. Le mot geneigt (disposé) n’est pas le contraire de geeignet (autorisé) ; mais il s’agit là d’un aveu publie, en opposition flagrante avec la situation de l’orateur.

Dans d’autres cas encore, le lapsus ajoute tout simplement un autre sens au sens voulu. La proposition apparaît alors comme une sorte de contraction, d’abréviation, de condensation de plusieurs propositions. Tel est le cas de la dame énergique dont nous avons parlé dans le chapitre précédent.« Il peut manger et boire, disait-elle de son mari, ce que je veux. » comme si elle avait dit : « Il peut manger et boire ce qu’il veut. Mais qu’a-t-il à vouloir ? C’est moi qui veux à sa place. » Les lapsus laissent souvent l’impression d’être des abréviations de ce genre. Exemple : un professeur d’anatomie, après avoir terminé une leçon sur la cavité nasale, demande à ses auditeurs s’ils l’ont compris. Ceux-ci ayant répondu affirmativement, le professeur continue — « Je ne le pense pas, car les gens comprenant la structure anatomique de la cavité nasale peuvent, même dans une ville de un million d’habitants, être comptés sur un doigt… pardon, sur les doigts d’une main. » La phrase abrégée avait aussi son sens : le professeur voulait dire qu’il n’y avait qu’un seul homme comprenant la structure de la cavité nasale.

À côté de ce groupe de cas, où le sens de l’acte manqué apparaît de lui-même, il en est d’autres où le lapsus ne révèle rien de significatif et qui, par conséquent, sont contraires à tout ce que nous pouvions attendre. Lorsque quelqu’un écorche un nom propre ou juxtapose des suites de sons inusuelles, ce qui arrive encore assez souvent, la question du sens des actes manqués ne comporte qu’une réponse négative. Mais en examinant ces exemples de plus près, on trouve que les déformations des mots ou des phrases s’expliquent facilement, voire que la différence entre ces cas plus obscurs et les cas plus clairs cités plus haut n’est pas aussi grande qu’on l’avait cru tout d’abord.

Un monsieur auquel on demande des nouvelles de son cheval, répond : « Ja, das draut… das dauert vielleicht noch einem Monat. » Il voulait dire : cela va durer (das dauert) peut-être encore un mois. Mais, questionné sur le sens qu’il attachait au mot draut (qu’il a failli employer à la place de dauert), il répondit que, pensant que la maladie de son cheval était pour lui un triste (traurig) événement, il avait, malgré lui, opéré la fusion des mots traurig et dauert, ce qui a produit le lapsus draut (Meringer et Mayer).

Un autre, parlant de certains procédés qui le révoltent ajoute : « Daim aber sind Tatsachen zum Vorschwein gekommen… » Or, il voulait dire : « Dann aber sind Tatsachenzum Vorschein gekommen. » « (Des faits se sont alors révélés… ») Mais, comme il qualifiait mentalement les procédés en question de cochonneries (Schweinereien), il avait opéré involontairement l’association des mots Vorschein et Schweinereien, et il en est résulté le lapsus Vorschwein (Meringer et Mayer).

Rappelez-vous le cas de ce jeune homme qui s’est offert à accompagner une dame qu’il ne connaissait pas par le mot begleit-digen. Nous nous sommes permis de décomposer le mot en begleiten (accompagner) et beleidigen (manquer de respect), et nous étions tellement sûrs de cette interprétation que nous n’avons même pas jugé utile d’en chercher la confirmation. Vous voyez d’après ces exemples que même ces cas de lapsus, plus obscurs, se laissent expliquer par la rencontre, l’interférence des expressions verbales de deux intentions. La seule différence qui existe entre les diverses catégories de cas consiste en ce que dans certains d’entre eux, comme dans les lapsus par opposition, une intention en remplace entièrement une autre (substitution), tandis que dans d’autres cas a lieu une déformation ou une modification d’une intention par une autre, avec production de mots mixtes ayant plus ou moins de sens.

Nous croyons ainsi avoir pénétré le secret d’un grand nombre de lapsus. En maintenant cette manière de voir, nous serons à même de comprendre d’autres groupes qui paraissent encore énigmatiques. C’est ainsi qu’en ce qui concerne la déformation de noms, nous ne pouvons pas admettre qu’il s’agisse toujours d’une concurrence entre deux noms, à la fois semblables et différents. Même en l’absence de cette concurrence, la deuxième intention n’est pas difficile à découvrir. La déformation d’un nom a souvent lieu en dehors de tout lapsus. Par elle, on cherche à rendre un nom malsonnant ou à lui donner une assonance qui rappelle un objet vulgaire. C’est un genre d’insulte très répandu, auquel l’homme cultivé finit par renoncer, souvent à contrecœur. Il lui donne souvent la forme d’un « trait d’esprit », d’une qualité tout à fait inférieure. Il semble donc indiqué d’admettre que le lapsus résulte souvent d’une intention injurieuse qui se manifeste par la déformation du nom. En étendant notre conception, nous trouvons que des explications analogues valent pour certains cas de lapsus à effet comique ou absurde : « Je vous invite à demolir (aufstossen) la prospérité, de notre chef » (au lieu de : boire à la santéanstossen). Ici une disposition solennelle est troublée, contre toute attente, par l’irruption d’un mot qui éveille une représentation désagréable ; et, nous rappelant certains propos et discours injurieux, nous sommes autorisés à admettre que, dans le cas dont il s’agit, une tendance cherche à se manifester, en contradiction flagrante avec l’attitude apparemment respectueuse de l’orateur. C’est, au fond, comme si celui-ci avait voulu dire : ne croyez pas à ce que je dis, je ne parle pas sérieusement, je me moque du bonhomme, etc. Il en est sans doute de même de lapsus où des mots anodins se trouvent transformés en mots inconvenants et obscènes.

La tendance à cette transformation, ou plutôt à cette déformation, s’observe chez beaucoup de gens qui agissent ainsi par plaisir, pour « faire de l’esprit ». Et, en effet, chaque fois que nous entendons une pareille déformation, nous devons nous renseigner à l’effet de savoir si son auteur a voulu seulement se montrer spirituel ou s’il a laissé échapper un lapsus véritable.

Nous avons ainsi résolu avec une facilité relative l’énigme des actes manqués ! Ce ne sont pas des accidents, mais des actes psychiques sérieux, ayant un sens, produits par le concours ou, plutôt, par l’opposition de deux intentions différentes. Mais je prévois toutes les questions et tous les doutes que vous pouvez soulever à ce propos, questions et doutes qui doivent recevoir des réponses et des solutions avant que nous soyons en droit de nous réjouir de ce premier résultat obtenu. Il n’entre nullement dans mes intentions de vous pousser à des décisions hâtives. Discutons tous les points dans l’ordre, avec calme, l’un après l’autre.

Que pourriez-vous me demander ? Si je pense que l’explication que je propose est valable pour tous les cas ou seulement pour un certain nombre d’entre eux ? Si la même conception s’étend à toutes les autres variétés d’actes manqués : erreurs de lecture, d’écriture, oubli, méprise, impossibilité de retrouver un objet rangé, etc.  ? Quel rôle peuvent encore jouer la fatigue, l’excitation, la distraction, les troubles de l’attention, en présence de la nature psychique des actes manqués ? On constate, en outre que, des deux tendances concurrentes d’un acte manqué, l’une est toujours patente, l’autre non. Que fait-on pour mettre en évidence cette dernière et, lorsqu’on croit y avoir réussi, comment prouve-t-on que cette tendance, loin d’être seulement vraisemblable, est la seule possible ? Avez-vous d’autres questions encore à me poser ? Si vous n’en avez pas, je continuerai à en poser moi-même. Je vous rappellerai qu’à vrai dire les actes manqués, comme tels, nous intéressent peu, que nous voulions seulement de leur étude tirer des résultats applicables à la psychanalyse. C’est pourquoi je pose la question suivante : quelles sont ces intentions et tendances, susceptibles de troubler ainsi d’autres intentions et tendances, et quels sont les rapports existant entre les tendances troublées et les tendances perturbatrices ? C’est ainsi que notre travail ne fera que recommencer après la solution du problème.

Donc : notre explication est-elle valable pour tous les cas de lapsus ? Je suis très porté à le croire, parce qu’on retrouve cette explication toutes les fois qu’on examine un lapsus. Mais rien ne prouve qu’il n’y ait pas de lapsus produits par d’autres mécanismes. Soit. Mais au point de vue théorique cette possibilité nous importe peu, car les conclusions que nous entendons formuler concernant l’introduction à la psychanalyse demeurent, alors même que les lapsus cadrant avec notre conception ne constitueraient que la minorité, ce qui n’est certainement pas le cas. Quant à la question suivante, à savoir si nous devons étendre aux autres variétés d’actes manqués les résultats que nous avons obtenus relativement aux lapsus, j’y répondrai affirmativement par anticipation. Vous verrez d’ailleurs que j’ai raison de le faire, lorsque nous aurons abordé l’examen des exemples relatifs aux erreurs d’écriture, aux méprises, etc. Je vous propose toutefois, pour des raisons techniques, d’ajourner ce travail jusqu’à ce que nous ayons approfondi davantage le problème des lapsus.

Et maintenant, en présence du mécanisme psychique que nous venons de décrire, quel rôle revient encore à ces facteurs auxquels les auteurs attachent une importance primordiale : troubles circulatoires, fatigue, excitation, distraction, troubles de l’attention ? Cette question mérite un examen attentif. Remarquez bien que nous ne contestons nullement l’action de ces facteurs. Et, d’ailleurs, il n’arrive pas souvent à la psychanalyse de contester ce qui est affirmé par d’autres ; généralement, elle ne fait qu’y ajouter du nouveau et, à l’occasion, il se trouve que ce qui avait été omis par d’autres et ajouté par elle constitue précisément l’essentiel. L’influence des dispositions physiologiques, résultant de malaises, de troubles circulatoires, d’états d’épuisement, sur la production de lapsus doit être reconnue sans réserves. Votre expérience personnelle et journalière suffit à vous rendre évidente cette influence. Mais que cette explication explique peu ! Et, tout d’abord, les états que nous venons d’énumérer ne sont pas les conditions nécessaires de l’acte manqué. Le lapsus se produit tout aussi bien en pleine santé, en plein état normal. Ces facteurs somatiques n’ont de valeur qu’en tant qu’ils facilitent et favorisent le mécanisme psychique particulier du lapsus. Je me suis servi un jour, pour illustrer ce rapport, d’une comparaison que je vais reprendre aujourd’hui, car je ne saurais la remplacer par une meilleure. Supposons, qu’en traversant par une nuit obscure un lieu désert, je sois attaqué par un rôdeur qui me dépouille de ma montre et de ma bourse et qu’après avoir été ainsi volé par ce malfaiteur, dont je n’ai pu discerner le visage, j’aille déposer une plainte au commissariat de police le plus proche en disant : « la solitude et l’obscurité viennent de me dépouiller de mes bijoux » ; le commissaire pourra alors me répondre : « il me semble que vous avez tort de vous en tenir à cette explication ultra-mécaniste. Si vous le voulez bien, nous nous représenterons plutôt la situation de la manière suivante : protégé par l’obscurité, favorisé par la solitude, un voleur inconnu vous a dépouillé de vos objets de valeur. Ce qui, à mon avis, importe le plus dans votre cas, c’est de retrouver le voleur ; alors seulement nous aurons quelques chances de lui reprendre les objets qu’il vous a volés ».

Les facteurs psycho-physiologiques tels que l’excitation, la distraction, les troubles de l’attention, ne nous sont évidemment que de peu de secours pour l’explication des actes manqués. Ce sont des manières de parler, des paravents derrière lesquels nous ne pouvons nous empêcher de regarder. On peut se demander plutôt : quelle est, dans tel cas particulier, la cause de l’excitation, de la dérivation particulière de l’attention ? D’autre part, les influences tonales, les ressemblances verbales, les associations habituelles que présentent les mots ont également, il faut le reconnaître, une certaine importance. Tous ces facteurs facilitent le lapsus en lui indiquant la voie qu’il peut suivre. Mais suffit-il que j’aie un chemin devant moi pour qu’il soit entendu que je le suivrai ? Il faut encore un mobile pour m’y décider, il faut une force pour m’y pousser. Ces rapports tonaux et ces ressemblances verbales ne font donc, tout comme les dispositions corporelles, que favoriser le lapsus, sans l’expliquer à proprement parler. Songez donc que, dans l’énorme majorité des cas, mon discours n’est nullement troublé par le fait que les mots que j’emploie en rappellent d’autres par leur assonance ou sont intimement liés à leurs contraires ou provoquent des associations usuelles. On pourrait encore dire, à la rigueur, avec le philosophe Wundt, que le lapsus se produit lorsque, par suite d’un épuisement corporel, la tendance à l’association en vient à l’emporter sur toutes les autres intentions du discours. Ce serait parfait si cette explication n’était pas contredite par l’expérience qui montre, dans certains cas, l’absence des facteurs corporels et, dans d’autres, l’absence d’associations susceptibles de favoriser le lapsus.

Mais je trouve particulièrement intéressante votre question relative à la manière dont on constate les deux tendances interférentes. Vous ne vous doutez probablement pas des graves conséquences qu’elle peut présenter, selon la réponse qu’elle recevra. En ce qui concerne l’une de ces tendances, la tendance troublée, aucun doute n’est possible à son sujet : la personne qui accomplit un acte manqué connaît cette tendance et s’en réclame. Des doutes et des hésitations ne peuvent naître qu’au sujet de l’autre tendance, de la tendance perturbatrice. Or, je vous l’ai déjà dit, et vous ne l’avez certainement pas oublié, il existe toute une série de cas où cette dernière tendance est également manifeste. Elle nous est révélée par l’effet du lapsus, lorsque nous avons seulement le courage d’envisager cet effet en lui-même. Le président dit le contraire de ce qu’il devrait dire : il est évident qu’il veut ouvrir la séance, mais il n’est pas moins évident qu’il ne serait pas fâché de la clore. C’est tellement clair que toute autre interprétation devient inutile. Mais dans les cas où la tendance perturbatrice ne fait que déformer la tendance primitive, sans s’exprimer, comment pouvons-nous la dégager de cette déformation ?

Dans une première série de cas, nous pouvons le faire très simplement et très sûrement, de la même manière dont nous établissons la tendance troublée. Nous l’apprenons, dans les cas dont il s’agit, de la bouche même de la personne intéressée qui, après avoir commis le lapsus, se reprend et rétablit le mot juste, comme dans l’exemple cité plus haut : « Das draut… nein, das dauert vielleicht noch einen Monat ». À la question : pourquoi avez-vous commencé par employer le mot draut ? la personne répond qu’elle avait voulu dire : « c’est une triste (traurige) histoire », mais qu’elle a, sans le vouloir, opéré l’association des mots dauert et traurig, ce qui a produit le lapsus draut. Et voilà la tendance perturbatrice révélée par la personne intéressée elle-même. Il en est de même dans le cas du lapsus Vorschwein (voir plus haut, chapitre 2) : la personne interrogée ayant répondu qu’elle voulait dire Schweinereien (cochonneries), mais qu’elle s’était retenue et s’était engagée dans une fausse direction. Là encore, la détermination de la tendance perturbatrice réussit aussi sûrement que celle de la tendance troublée. Ce n’est pas sans intention que j’ai cité ces cas dont la communication et l’analyse ne viennent ni de, moi ni d’aucun de mes adeptes. Il n’en reste pas moins que dans ces deux cas il a fallu une certaine intervention pour faciliter la solution. Il a fallu demander aux personnes pourquoi elles ont commis tel ou tel lapsus, ce qu’elles ont à dire à ce sujet. Sans cela, elles auraient peut-être passé à côté du lapsus sans se donner la peine de l’expliquer. Interrogées, elles l’ont expliqué par la première idée qui leur était venue à l’esprit. Vous voyez, cette petite intervention et son résultat, c’est déjà de la psychanalyse, c’est le modèle en petit de la recherche psychanalytique que nous instituerons dans la suite.

Suis-je trop méfiant, en soupçonnant qu’au moment même où la psychanalyse surgit devant vous votre résistance à son égard s’affermit également ? N’auriez-vous pas envie de m’objecter que les renseignements fournis par les personnes ayant commis des lapsus ne sont pas tout à fait probants  ? Les personnes, pensez-vous, sont naturellement portées à suivre l’invitation qu’on leur adresse d’expliquer le lapsus et disent la première chose qui leur passe par la tête, si elle leur semble propre à fournir l’explication cherchée. Tout cela ne prouve pas, à votre avis, que le lapsus ait réellement le sens qu’on lui attribue. Il peut l’avoir, mais il peut aussi en avoir un autre. Une autre idée, tout aussi apte, sinon plus apte, à servir d’explication, aurait pu venir à l’esprit de la personne interrogée.

Je trouve vraiment étonnant le peu de respect que vous avez au fond pour les faits psychiques. Imaginez-vous que quelqu’un ayant entrepris l’analyse chimique d’une certaine substance en ait retiré un poids déterminé, tant de, milligrammes par exemple, d’un de ses élément constitutifs. Des conclusions définies peuvent être déduites de ce poids déterminé. Croyez-vous qu’il se trouvera un chimiste pour contester ces conclusions, sous le prétexte que la substance isolée aurait pu avoir un autre poids ? Chacun s’incline devant le fait que c’est le poids trouvé qui constitue le poids réel et on base sur ce fait, sans hésiter, les conclusions ultérieures. Or, lorsqu’on se trouve en présence du fait psychique constitué par une idée déterminée venue à l’esprit d’une personne interrogée, on n’applique plus la même règle et on dit que la personne aurait pu avoir une autre idée. Vous avez l’illusion d’une liberté physique et vous ne voudriez pas y renoncer ! Je regrette de ne pas pouvoir partager votre opinion sur ce sujet.

Il se peut que vous cédiez sur ce point, mais pour renouveler votre résistance sur un autre. Vous continuerez en disant : « nous comprenons que la technique spéciale de la psychanalyse consiste à obtenir de la bouche même du sujet analysé la solution des problèmes dont elle s’occupe. Or, reprenons cet autre exemple où l’orateur de banquet invite l’assemblée à « démolir » (aufstossen) la prospérité du chef. Vous dites que dans ce cas l’intention perturbatrice est une intention injurieuse qui vient s’opposer à l’intention respectueuse. Mais ce n’est là que votre interprétation personnelle, fondée sur des observations extérieures au lapsus. Interrogez donc l’auteur de celui-ci : jamais il n’avouera une intention injurieuse ; il la niera plutôt, et avec la dernière énergie. Pourquoi n’abandonneriez-vous pas votre interprétation indémontrable, en présence de cette irréfutable protestation ? «

Vous avez trouvé cette fois un argument qui porte. Je me représente l’orateur inconnu ; il est probablement assistant du chef honoré, peut-être déjà privat-docent ; je le vois sous les traits d’un jeune homme dont l’avenir est plein de promesses. Je vais lui demander avec insistance s’il n’a pas éprouvé quelque résistance à l’expression de sentiments respectueux à l’égard de son chef. Mais me voilà bien reçu. Il devient impatient et s’emporte violemment : « Je vous prie de cesser vos interrogations ; sinon, je me fâche. Vous êtes capable par vos soupçons de gâter toute ma carrière. J’ai dit tout simplement aufstossen (démolir), au lieu de anstossen (trinquer), parce que j’avais déjà, dans la même phrase, employé à deux reprises la préposition auf. C’est ce que Meringer appelle Nach-Klang, et il n’y a pas à chercher d’autre interprétation. M’avez-vous compris ? Que cela vous suffise ! » Hum ! La réaction est bien violente, la dénégation par trop énergique. Je vois qu’il n’y a rien à tirer du jeune homme, mais je pense aussi qu’il est personnellement fort intéressé à ce qu’on ne trouve aucun sens à son acte manqué. Vous penserez peut-être qu’il a tort de se montrer aussi grossier à propos d’une recherche purement théorique, mais enfin, ajouterez-vous, il doit bien savoir ce qu’il voulait ou ne voulait pas dire.

Vraiment ? C’est ce qu’il faudrait encore savoir.

Cette fois vous croyez me tenir. Voilà donc votre technique, vous entends-je dire. Lorsqu’une personne ayant commis un lapsus dit à ce propos quelque chose qui vous convient, vous déclarez qu’elle est la suprême et décisive autorité : « Il le dit bien lui-même ! » Mais si ce que dit la personne interrogée ne vous convient pas, vous prétendez aussitôt que son explication n’a aucune valeur, qu’il n’y a pas à y ajouter foi.

Ceci est dans l’ordre des choses. Mais je puis vous présenter un cas analogue où les choses se passent d’une façon tout aussi extraordinaire. Lorsqu’un prévenu avoue son délit, le juge croit à son aveu ; mais lorsqu’il le nie, le juge ne le croit pas. S’il en était autrement, l’administration de la justice ne serait pas possible et, malgré des erreurs éventuelles, on est bien obligé d’accepter ce système.

Mais êtes-vous juges, et celui qui a commis un lapsus apparaîtrait-il devant vous en prévenu ? Le lapsus serait-il un délit ?

Peut-être ne devons-nous pas repousser cette comparaison. Mais voyez les profondes différences qui se révèlent dès qu’on approfondit tant soit peu les problèmes en apparence si anodins que soulèvent les actes manqués. Différences que nous ne savons encore supprimer. Je vous propose un compromis provisoire fondé précisément sur cette comparaison avec le juge et avec le prévenu. Vous devez m’accorder que le sens d’un acte manqué n’admet pas le moindre doute lorsqu’il est donné par l’analysé lui-même. Je vous accorderai, en revanche, que la preuve directe du sens soupçonné est impossible à obtenir lorsque l’analysé refuse tout renseignement ou lorsqu’il n’est pas là pour nous renseigner. Nous en sommes alors réduits, comme dans le cas d’une enquête judiciaire, à nous contenter d’indices qui rendront notre décision plus ou moins vraisemblable, selon les circonstances. Pour des raisons pratiques, le tribunal doit déclarer un prévenu coupable, alors même qu’il ne possède que des preuves présumées. Cette nécessité n’existe pas pour nous ; mais nous ne devons pas non plus renoncer à l’utilisation de pareils indices. Ce serait une erreur de croire qu’une science ne se compose que de thèses rigoureusement démontrées, et on aurait tort de l’exiger. Une pareille exigence est le fait de tempéraments ayant besoin d’autorité, cherchant à remplacer le catéchisme religieux par un autre, fût-il scientifique. Le catéchisme de la science ne renferme que peu de propositions apodictiques ; la plupart de ses affirmations présente seulement certains degrés de probabilité. C’est précisément le propre de l’esprit scientifique de savoir et de pouvoir continuer le travail constructif, malgré le manque de preuves dernières.

Mais, dans les cas où nous ne tenons pas de la bouche même de l’analysé des renseignements sur le sens de l’acte manqué, où trouvons-nous des points d’appui pour nos interprétations et des indices pour notre démonstration ? Ces points d’appui et ces indices nous viennent de plusieurs sources. Ils nous sont fournis d’abord par la comparaison analogique avec des phénomènes ne se rattachant pas à des actes manqués, comme lorsque nous constatons, par exemple, que la déformation d’un nom, en tant qu’acte manqué, a le même sens injurieux que celui qu’aurait une déformation intentionnelle. Mais point d’appui et indices nous sont encore fournis par la situation psychique dans laquelle se produit l’acte manqué, par la connaissance que nous avons du caractère de la personne qui accomplit cet acte, par les impressions que cette personne pouvait avoir avant l’acte et contre lesquelles elle réagit peut-être par celui-ci. Les choses se passent généralement de telle sorte que nous formulons d’abord une interprétation de l’acte manqué d’après des principes généraux. Ce que nous obtenons ainsi n’est qu’une présomption, un projet d’interprétation dont nous cherchons la confirmation dans l’examen de la situation psychique. Quelquefois nous sommes obligés, pour obtenir la confirmation de notre présomption, d’attendre certains événements qui nous sont comme annoncés par l’acte manqué.

Il ne me sera pas facile de vous donner les preuves de ce que j’avance tant que je restera confiné dans le domaine des lapsus, bien qu’on puisse également trouver ici quelques bons exemples. Le jeune homme qui, désirant accompagner une dame, s’offre de la begleitdigen (association des mots begleiten, accompagner, et beleidigen, manquer de respect) est certainement un timide ; la dame dont le mari doit manger et boire ce qu’elle veut est certainement une de ces femmes énergiques (et je la connais comme telle) qui savent commander dans leur maison. Ou prenons encore le cas suivant : lors d’une réunion générale de l’association « Concordia », un jeune membre prononce un violent discours d’opposition au cours duquel il interpelle la direction de l’association, en s’adressant aux membres du « comité des prêts » (Vorschuss), au lieu de dire membres du « conseil de direction » (Vorstand) ou du « comité » (Ausschuss). Il a donc formé son mot Vorschuss, en combinant, sans s’en rendre compte, les mots Vor-stand et Aus-schuss. On peut présumer que son opposition s’était heurtée à une tendance perturbatrice en rapport possible avec une affaire de prêt. Et nous avons appris en effet que notre orateur avait des besoins d’argent constants et qu’il venait de faire une nouvelle demande de prêt. On peut donc voir la cause de l’intention perturbatrice dans l’idée suivante : tu ferais bien d’être modéré dans ton opposition, car tu t’adresses à des gens pouvant t’accorder ou te refuser le prêt que tu demandes.

Je pourrai vous produire un nombreux choix de ces preuves-indices lorsque j’aurai abordé le vaste domaine des autres actes manqués.

Lorsque quelqu’un oublie ou, malgré tous ses efforts, ne retient que difficilement un nom qui lui est cependant familier, nous sommes en droit de supposer qu’il éprouve quelque ressentiment à l’égard du porteur de ce nom, ce qui fait qu’il ne pense pas volontiers à lui. Réfléchissez aux révélations qui suivent concernant la situation psychique dans laquelle s’est produit un de ces actes manqués.

« M. Y… aimait sans réciprocité une dame, laquelle avait fini par épouser M. X… Bien que M. Y… connaisse M. X… depuis longtemps et se trouve même avec lui en relations d’affaires, il oublie constamment son nom, en sorte qu’il se trouve obligé de le demander à d’autres personnes toutes les fois qu’il doit lui écrire[1]. »

Il est évident que M. Y… ne veut rien savoir de son heureux rival « nicht gedacht soll seiner werden[2] ! »

Ou encore : une dame demande à son médecin des nouvelles d’une autre dame qu’ils connaissent tous deux, mais en la désignant par son nom de jeune fille. Quant au nom qu’elle porte depuis son mariage, elle l’a complètement oublié. Interrogée à ce sujet, elle déclare qu’elle est très mécontente du mariage de son amie et ne peut pas souffrir le mari de celle-ci[3].

Nous aurons encore beaucoup d’autres choses à dire sur l’oubli de noms. Ce qui nous intéresse principalement ici, c’est la situation psychique dans laquelle cet oubli se produit.

L’oubli de projets peut être rattaché, d’une façon générale, à l’action d’un courant contraire qui s’oppose à leur réalisation. Ce n’est pas seulement là l’opinion des psychanalystes ; c’est aussi celle de tout le monde, c’est l’opinion que chacun professe dans la vie courante, mais nie en théorie. Le tuteur, qui s’excuse devant son pupille d’avoir oublié sa demande, ne se trouve pas absous aux yeux de celui-ci, qui pense aussitôt : il n’y a rien de vrai dans ce que dit mon tuteur, il ne veut tout simplement pas tenir la promesse qu’il m’avait faite. C’est pourquoi l’oubli est interdit dans certaines circonstances de la vie, et la différence entre la conception populaire et la conception psychanalytique des actes manqués se trouve supprimée. Figurez-vous une maîtresse de maison recevant son invité par ses mots : « Comment ! C’est donc aujourd’hui que vous deviez venir ? J’avais totalement oublié que je vous ai invité pour aujourd’hui. » Ou encore figurez-vous le cas du jeune homme obligé d’avouer à la jeune fille qu’il aimait qu’il avait oublié de se trouver au dernier rendez-vous : plutôt que de faire cet aveu, il inventera les obstacles les plus invraisemblables, lesquels, après l’avoir empêché d’être exact au rendez-vous, l’auraient mis dans l’impossibilité de donner de ses nouvelles. Dans la vie militaire, l’excuse d’avoir oublié quelque chose n’est pas prise en considération et ne prémunit pas contre une punition : c’est un fait que nous connaissons tous et que nous trouvons pleinement justifié, parce que nous reconnaissons que dans les conditions de la vie militaire certains actes manqués ont un sens et que dans la plupart des cas nous savons quel est ce sens. Pourquoi n’est-on pas assez logique pour étendre la même manière de voir aux autres actes manqués, pour s’en réclamer franchement et sans restrictions ? Il y a naturellement à cela aussi une réponse.

Si le sens que présente l’oubli de projets n’est pas douteux, même pour les profanes, vous serez d’autant moins surpris de constater que les poètes utilisent cet acte manqué dans la même intention. Ceux d’entre vous qui ont vu jouer ou ont lu César et Cléopâtre, de B. Shaw, se rappellent sans doute la dernière scène où César, sur le point de partir, est obsédé par l’idée d’un projet qu’il avait conçu, mais dont il ne pouvait plus se souvenir. Nous apprenons finalement que ce projet consistait à faire ses adieux à Cléopâtre. Par ce petit artifice, le poète veut attribuer au grand César une supériorité qu’il ne possédait pas et à laquelle il ne prétendait pas. Vous savez d’après les sources historiques que César avait fait venir Cléopâtre à Rome et qu’elle y demeurait avec son petit Césarion jusqu’à l’assassinat de César, à la suite duquel elle avait fui la ville.

Les cas d’oublis de projets sont en général tellement clairs que nous ne pouvons guère les utiliser en vue du but que nous poursuivons et qui consiste à déduire de la situation psychique des indices relatifs an sens de l’acte manqué. Aussi nous adresserons-nous à un acte qui manque particulièrement de clarté et n’est rien moins qu’univoque : la perte d’objets et l’impossibilité de retrouver des objets rangés. Que notre intention joue un certain rôle dans la perte d’objets, accident que nous ressentons souvent si douloureusement, c’est ce qui vous paraîtra invraisemblable. Mais il existe de nombreuses observations dans le genre de celle-ci : un jeune homme perd un crayon auquel il tenait beaucoup ; or, il avait reçu la veille de son beau-frère une lettre qui se terminait par ces mots : « Je n’ai d’ailleurs ni le temps ni l’envie d’encourager ta légèreté et ta paresse[4]. » Le crayon était précisément un cadeau de ce beau-frère. Sans cette coïncidence, nous ne pourrions naturellement pas affirmer que l’intention de se débarrasser de l’objet ait joué un rôle dans la perte de celui-ci. Les cas de ce genre sont très fréquents. On perd des objets lorsqu’on s’est brouillé avec ceux qui les ont donnés et qu’on ne veut plus penser à eux. Ou encore, on perd des objets lorsqu’on n’y tient plus et qu’on veut les remplacer par d’autres, meilleurs. À la même attitude à l’égard d’un objet répond naturellement le fait de le laisser tomber, de le casser, de le briser. Est-ce un simple hasard lorsqu’un écolier perd, détruit, casse ses objets d’usage courant, tels que son sac et sa montre par exemple, juste la veille de son anniversaire ?

Celui qui s’est souvent trouvé dans le cas pénible de ne pas pouvoir retrouver un objet qu’il avait lui-même rangé ne voudra pas croire qu’une intention quelconque préside à cet accident. Et pourtant, les cas ne sont pas rares où les circonstances accompagnant un oubli de ce genre révèlent une tendance à écarter provisoirement ou d’un façon durable l’objet dont il s’agit. Je cite un de ces cas qui est peut-être le plus beau de tous ceux connus ou publié jusqu’à ce jour :

Un homme encore jeune me raconte que des malentendus s’étaient élevés il y a quelques années dans son ménage. « Je trouvais, me disait-il, ma femme trop froide, et nous vivions côte à côte, sans tendresse, ce qui ne m’empêchait d’ailleurs pas de reconnaître ses excellentes qualités. Un jour, revenant d’une promenade, elle m’apporta un livre qu’elle avait acheté, parce qu’elle croyait qu’il m’intéresserait. Je la remerciai de son « attention » et lui promis de lire le livre que je mis de côté. Mais il arriva que j’oubliai aussitôt l’endroit où je l’avais rangé. Des mois se sont passés pendant lesquels, me souvenant à plusieurs reprises du livre disparu, j’avais essayé de découvrir sa place, sans jamais y parvenir. Six mois plus tard environ, ma mère que j’aimais beaucoup tombe malade, et ma femme quitte aussitôt la maison pour aller la soigner. L’état de la malade devient grave, ce qui fut pour ma femme l’occasion de révéler ses meilleures qualités. Un soir, je rentre à la maison enchanté de ma femme et plein de reconnaissance à son égard pour tout ce qu’elle a fait. Je m’approche de mon bureau, j’ouvre sans aucune intention définie, mais avec une assurance toute somnambulique, un certain tiroir, et la première chose qui me tombe sous les yeux est le livre égaré, resté si longtemps introuvable. »

Le motif disparu, l’objet cesse d’être introuvable.

Je pourrais multiplier à l’infini les exemples de ce genre, mais je ne le ferai pas. Dans ma Psychologie de la vie quotidienne (en allemand, première édition 1901) vous trouverez une abondante casuistique pour servir à l’étude des actes manqués[5]. De tous ces exemples se dégage une seule et même conclusion : les actes manqués ont un sens et indiquent les moyens de dégager ce sens d’après les circonstances qui accompagnent l’acte. Je serai aujourd’hui plus bref, car nous avons seulement l’intention de tirer de cette étude les éléments d’une préparation à la psychanalyse. Aussi ne vous parlerai-je encore que de deux groupes d’observations. Des observations relatives aux actes manqués accumulés et combinés et de celles concernant la confirmation de nos interprétations par des événements survenant ultérieurement.

Les actes manqués accumulés et combinés constituent certainement la plus belle floraison de leur espèce. S’il s’était seulement agi de montrer que les actes manqués peuvent avoir un sens, nous nous serions bornés dès le début à ne nous occuper que de ceux-là, car leur sens est tellement évident qu’il s’impose à la fois à l’intelligence la plus obtuse et à l’esprit le plus critique. L’accumulation des manifestations révèle une persévérance qu’il est difficile d’attribuer au hasard, mais qui cadre bien avec l’hypothèse d’un dessein. Enfin, le remplacement de certains actes manqués par d’autres nous montre que l’important et l’essentiel dans ceux-ci ne doit être cherché ni dans la forme, ni dans les moyens dont ils se servent, mais bien dans l’intention à laquelle ils servent eux-mêmes et qui peut être réalisée par les moyens les plus variés. Je vais vous citer un cas d’oubli à répétition : E. Jones raconte que, pour des raisons qu’il ignore, il avait une fois laissé sur son bureau pendant quelques jours une lettre qu’il avait écrite. Un jour il se décide à l’expédier, mais elle lui est renvoyée par le « dead letter office » (service des lettres tombées au rebut), parce qu’il avait oublié d’écrire l’adresse. Ayant réparé cet oubli, il remet la lettre à la poste, mais cette fois sans avoir mis de timbre. Et c’est alors qu’il est obligé de s’avouer qu’au fond il ne tenait pas du tout à expédier la lettre en question.

Dans un autre cas, nous avons une combinaison d’une appropriation erronée d’un objet et de l’impossibilité de le retrouver. Une dame fait un voyage à Rome avec son beau-frère, peintre célèbre. Le visiteur est très fêté par les Allemands habitant Rome et reçoit, entre autres cadeaux, une médaille antique en or. La dame constate avec peine que son beau-frère ne sait pas apprécier cette belle pièce à sa valeur. Sa sœur étant venue la remplacer à Rome, elle rentre chez elle et constate, en défaisant sa malle, qu’elle avait emporté la médaille, sans savoir comment. Elle en informe aussitôt son beau-frère et lui annonce qu’elle renverrait la médaille à Rome le lendemain même. Mais le lendemain la médaille était si bien rangée qu’elle était devenue introuvable ; donc impossible de l’expédier. Et c’est alors que la dame a eu l’intuition de ce que signifiait sa distraction » : elle signifiait le désir de garder la belle pièce pour elle.

Je vous ai déjà cité plus haut un exemple de combinaison d’un oubli et d’une erreur : il s’agissait de quelqu’un qui, ayant oublié un rendez-vous une première fois et bien décidé à ne pas l’oublier la fois suivante, se présente cependant au deuxième rendez-vous à une autre heure que l’heure fixée. Un de mes amis, qui s’occupe à la fois de sciences et de littérature, m’a raconté un cas tout à fait analogue emprunté à sa vie personnelle. « J’avais accepté, il y a quelques années, me disait-il, une fonction dans le comité d’une certaine association littéraire, parce que je pensais que l’association pourrait m’aider un jour à faire jouer un de mes drames. Tous les vendredis j’assistais, sans grand intérêt d’ailleurs, aux séances du comité. Il y a quelques mois, je reçois l’assurance que je serais joué au théâtre de F…, et à partir de ce moment j’oublie régulièrement de me rendre aux dites séances. Mais après avoir lu ce que vous avez écrit sur ces choses, j’eus honte de mon procédé et me dis avec reproche que ce n’était pas bien de ma part de manquer les séances dès l’instant où je n’avais plus besoin de l’aide sur laquelle j’avais compté. Je pris donc la décision de ne pas y manquer le vendredi suivant. J’y pensais tout le temps, jusqu’au jour où je me suis trouvé devant la porte de la salle des séances. Quel ne fut pas mon étonnement de la trouver close, la séance ayant déjà eu lieu la veille ! Je m’étais en effet trompé de jour et présenté un samedi. »

Il serait très tentant de réunir d’autres observations du même genre, mais je passe. Je vais plutôt vous présenter quelques cas appartenant à un autre groupe, à celui notamment où notre interprétation doit, pour trouver une confirmation, attendre les événements ultérieurs.

Il va sans dire que la condition essentielle de ces cas consiste en ce que la situation psychique actuelle nous est inconnue ou est inaccessible à nos investigations. Notre interprétation possède alors la valeur d’une simple présomption à laquelle nous n’attachons pas grande importance. Mais un fait survient plus tard qui montre que notre première interprétation était justifiée. Je fus un jour invité chez un jeune couple et, au cours de ma visite, la jeune femme m’a raconté en riant que le lendemain de son retour du voyage de noces elle était allée voir sa sœur qui n’est pas mariée, pour l’emmener, comme jadis, faire des achats, tandis que le jeune mari était parti à ses affaires. Tout à coup, elle aperçoit de l’autre côté de la rue un monsieur et dit, un peu interloquée, à sa sœur : « Regarde, voici M. L… » Elle ne s’était pas rendu compte que ce monsieur n’était autre que son mari depuis quelques semaines. Ce récit m’avait laissé une impression pénible, mais je ne voulais pas me fier à la conclusion qu’il me semblait impliquer. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que cette petite histoire m’est revenue à la mémoire : j’avais en effet appris alors que le mariage de mes jeunes gens avait eu une issue désastreuse.

A. Maeder rapporte le cas d’une dame qui, la veille de son mariage, avait oublié d’aller essayer sa robe de mariée et ne s’en est souvenue, au grand désespoir de sa couturière, que tard dans la soirée. Il voit un rapport entre cet oubli et le divorce qui avait suivi de près le mariage. — Je connais une dame, aujourd’hui divorcée, à laquelle il était souvent arrivé, longtemps avant le divorce, de signer de son nom de jeune fille des documents se rapportant à l’administration de ses biens. — Je connais des cas d’autres femmes qui, au cours de leur voyage de noces, avaient perdu leur alliance, accident auquel les événements ultérieurs ont conféré une signification non équivoque. On raconte le cas d’un célèbre chimiste allemand dont le mariage n’a pu avoir lieu, parce qu’il avait oublié l’heure de la cérémonie et qu’au lieu de se rendre à l’église il s’était rendu à son laboratoire. Il a été assez avisé pour s’en tenir à cette seule tentative et mourut très vieux, célibataire.

Vous êtes sans doute tentés de penser que, dans tous ces cas, les actes manqués remplacent les omina ou prémonitions des anciens. Et, en effet, certains omina n’étaient que des actes manqués, comme lorsque quelqu’un trébuchait ou tombait. D’autres avaient toutefois les caractères d’un événement objectif, et non ceux d’un acte subjectif. Mais vous ne vous figurez pas à quel point il est parfois difficile de discerner si un événement donné appartient à l’une ou à l’autre de ces catégories. L’acte s’entend souvent à revêtir le masque d’un événement passif.

Tous ceux d’entre vous qui ont derrière eux une expérience suffisamment longue se diront peut-être qu’ils se seraient épargné beaucoup de déceptions et de douloureuses surprises s’ils avaient eu le courage et la décision d’interpréter les actes manqués qui se produisent dans les relations inter-humaines comme des signes prémonitoires, et de les utiliser comme indices d’intentions encore secrètes. Le plus souvent, on n’ose pas le faire ; on craint d’avoir l’air de retourner à la superstition, en passant par-dessus la science. Tous les présages ne se réalisent d’ailleurs pas et, quand vous connaîtrez mieux nos théories, vous comprendrez qu’il n’est pas nécessaire qu’ils se réalisent tous.

  1. D’après C.-G. Jung.
  2. Vers de H. Heine : « effaçons-le de notre mémoire ».
  3. D’après A.-A. Brill.
  4. D’après B. Dattner.
  5. De même dans les collections de A. Maeder (en français), A.-A. Brill (en anglais), E. Jones (en anglais), J. Stärke (en hollandais), etc.