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Introduction à la psychanalyse/III/25

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Chapitre XXV
L’ANGOISSE


Ce que je vous ai dit dans le chapitre précédent au sujet de la nervosité commune est de nature à vous apparaître comme un exposé aussi incomplet et insuffisant que possible. Je le sais et je pense que ce qui a dû vous étonner le plus, c’était de ne pas y trouver un mot sur l’angoisse, qui est pourtant un symptôme dont se plaignent la plupart des nerveux, lesquels en parlent comme de leur souffrance la plus terrible ; de l’angoisse qui peut en effet revêtir chez eux une intensité extraordinaire et les pousser aux actes les plus insensés. Loin cependant de vouloir éluder cette question, j’ai, au contraire, l’intention de poser nettement le problème de l’angoisse et de le traiter devant vous en détail.

Je n’ai sans doute pas besoin de vous présenter l’angoisse ; chacun de vous a éprouvé lui-même, ne fût-ce qu’une seule fois dans sa vie, cette sensation ou, plus exactement, cet état affectif. Il me semble cependant qu’on ne s’est jamais demandé assez sérieusement pourquoi ce sont précisément les nerveux qui souffrent de l’angoisse plus souvent et plus intensément que les autres. On trouvait peut-être la chose toute naturelle : n’emploie t-on pas indifféremment, et l’un pour l’autre, les mots « nerveux » et « anxieux », comme s’ils signifiaient la même chose ? On a tort de procéder ainsi, car il est des hommes anxieux qui ne sont pas autrement nerveux, et il y a des nerveux qui présentent beaucoup de symptômes, sauf la tendance à l’angoisse.

Quoi qu’il en soit, il est certain que le problème de l’angoisse forme un point vers lequel convergent les questions les plus diverses et les plus importantes, une énigme dont la solution devrait projeter des flots de lumière sur toute notre vie psychique. Je ne dis pas que je vous en donnerai la solution complète, mais vous prévoyez sans doute que la psychanalyse s’attaquera à ce problème, comme à tant d’autres, par des moyens différents de ceux dont se sert la médecine traditionnelle. Celle-ci porte son principal intérêt sur le point de savoir quel est le déterminisme anatomique de l’angoisse. Elle déclare qu’il s’agit d’une irritation du bulbe, et le malade apprend qu’il souffre d’une névrose du vague. Le bulbe, ou moelle allongée, est un objet très sérieux et très beau. Je me rappelle fort bien ce que son étude m’a coûté jadis de temps et de peine. Mais je dois avouer aujourd’hui qu’au point de vue de la compréhension psychologique de l’angoisse rien ne peut m’être plus indifférent que la connaissance du trajet nerveux suivi par les excitations qui émanent du bulbe.

Et, tout d’abord, on peut parler longtemps de l’angoisse sans songer à la nervosité en général. Vous me comprendrez sans autre explication si je désigne cette angoisse sous le nom d’angoisse réelle, par opposition à l’angoisse névrotique. Or, l’angoisse réelle nous apparaît comme quelque chose de très rationnel et compréhensible. Nous dirons qu’elle est une réaction à la perception d’un danger extérieur, c’est-à-dire d’une lésion attendue, prévue, qu’elle est associée au réflexe de la fuite et qu’on doit par conséquent la considérer comme une manifestation de l’instinct de conservation. Devant quels objets et dans quelle situation l’angoisse se produit-elle ? Cela dépend naturellement en grande partie du degré de notre savoir et de notre sentiment de puissance en face du monde extérieur. Nous trouvons naturelles la peur qu’inspire au sauvage la vue d’un canon et l’angoisse qu’il éprouve lors d’une éclipse du soleil, alors que le blanc qui sait manier le canon et prédire l’éclipse n’éprouve devant l’un et l’autre aucune angoisse. Parfois, c’est le fait de trop savoir qui est cause de l’angoisse, parce qu’on prévoit alors le danger de très bonne heure. C’est ainsi que le sauvage sera pris de peur en apercevant dans la forêt une piste qui laissera indifférent un étranger, parce que cette piste lui révélera le voisinage d’une bête fauve, et c’est ainsi encore que le marin expérimenté regardera avec effroi un petit nuage qui s’est formé dans le ciel, nuage qui ne signifie rien pour le voyageur, tandis qu’il lui annonce à lui l’approche d’un cyclone.

En y réfléchissant de plus près, on est obligé de se dire que le jugement d’après lequel l’angoisse actuelle serait rationnelle et adaptée à un but appelle une révision. La seule attitude rationnelle, en présence d’une menace de danger, consisterait à comparer ses propres forces à la gravité de la menace et à décider ensuite si c’est la fuite ou la défense, ou même, éventuellement, l’attaque qui est le moyen le plus efficace d’échapper au danger. Mais dans cette attitude il n’y a pas place pour l’angoisse ; tout ce qui arrive arriverait tout aussi bien, et probablement même mieux, si l’angoisse ne s’en mêlait pas. Vous voyez aussi que, lorsque l’angoisse devient par trop intense, elle constitue un obstacle qui paralyse l’action et même la fuite. Le plus généralement, la réaction à un danger est une combinaison dans laquelle entrent le sentiment d’angoisse et l’action de défense. L’animal effrayé éprouve de l’angoisse et fuit, mais seule la fuite est rationnelle, tandis que l’angoisse ne répond à aucun but.

On est donc tenté d’affirmer que l’angoisse n’est jamais rationnelle. Mais nous nous ferons peut-être une idée plus exacte de l’angoisse en analysant de plus près la situation qu’elle crée. Nous trouvons tout d’abord que le sujet est préparé au danger, ce qui se manifeste par une exaltation de l’attention sensorielle et de la tension motrice. Cet état d’attente et de préparation est incontestablement un état favorable, sans lequel le sujet se trouverait exposé à des conséquences graves. De cet état découlent, d’une part, l’action motrice : fuite d’abord et, à un degré supérieur, défense active ; d’autre part, ce que nous éprouvons comme un état d’angoisse. Plus le développement de l’angoisse est restreint, plus celle-ci n’apparaît que comme un appendice, un signal, et plus le processus qui consiste dans la transformation de l’état de préparation anxieuse en action, s’accomplit rapidement et rationnellement. C’est ainsi que, dans ce que nous appelons angoisse, l’état de préparation m’apparaît comme l’élément utile, tandis que le développement de l’angoisse me semble contraire au but.

Je laisse de côté la question de savoir si le langage courant désigne par les mots angoisse, peur, terreur, la même chose ou des choses différentes. Il me semble que l’angoisse se rapporte à l’état et fait abstraction de l’objet, tandis que dans la peur l’attention se trouve précisément concentrée sur l’objet. Le mot terreur me semble, en revanche, avoir une signification toute spéciale, en désignant notamment l’action d’un danger auquel on n’était pas préparé par un état d’angoisse préalable. On petit dire que l’homme se défend contre la terreur par l’angoisse.

Quoi qu’il en soit, il ne vous échappe pas que le mot angoisse est employé dans des sens multiples, ce qui lui donne un caractère vague et indéterminé. Le plus souvent, on entend par angoisse l’état subjectif provoqué par la perception du « développement de l’angoisse », et on appelle cet état subjectif « état affectif ». Or, qu’est-ce qu’un état affectif au point de vue dynamique ? Quelque chose de très compliqué. Un état affectif comprend d’abord certaines innervations ou décharges, et ensuite certaines sensations. Celles-ci sont de deux sortes : perceptions des actions motrices accomplies et sensations directes de plaisir et de déplaisir qui impriment à l’état affectif ce qu’on appelle le ton fondamental. Je ne crois cependant pas qu’avec cette énumération on ait épuisé tout ce qui peut être dit sur la nature de l’état affectif. Dans certains états affectifs, on croit pouvoir remonter au-delà de ces éléments et reconnaître que le noyau autour duquel se cristallise tout l’ensemble est constitué par la répétition d’un certain événement important et significatif, vécu par le sujet. Cet événement peut n’être qu’une impression très reculée, d’un caractère très général, impression faisant partie de la préhistoire non de l’individu, mais de l’espèce. Pour me faire mieux comprendre, je vous dirai que l’état affectif présente la même structure que la crise d’hystérie, qu’il est, comme celle-ci, constitué par une réminiscence déposée. La crise d’hystérie peut donc être comparée à un état affectif individuel nouvellement formé, et l’état affectif normal peut être considéré comme l’expression d’une hystérie générique, devenue héréditaire.

Ne croyez pas que ce que je vous dis là au sujet des états affectifs forme un patrimoine reconnu de la psychologie normale. Il s’agit, au contraire, de conceptions nées sur le sol de la psychanalyse et qui ne sont chez elles que là. Ce que la psychologie vous dit des états affectifs, la théorie de James-Lange par exemple, est pour nous autres psychanalystes incompréhensible et impossible à discuter. Mais ne nous considérons pas non plus comme très certains de ce que nous savons nous-mêmes concernant les états affectifs ; ne voyez dans ce que je vais vous dire sur ce sujet qu’un premier essai de nous orienter dans cet obscur domaine. Je continue donc. En ce qui concerne l’état affectif caractérisé par l’angoisse, nous croyons savoir quelle est l’impression reculée qu’il reproduit en la répétant. Nous nous disons que ce ne peut être que la naissance, c’est-à-dire l’acte dans lequel se trouvent réunies toutes les sensations de peine, toutes les tendances de décharge et toutes les sensations corporelles dont l’ensemble est devenu comme le prototype de l’effet produit par un danger grave et que nous avons depuis éprouvées à de multiples reprises en tant qu’état d’angoisse. C’est l’augmentation énorme de l’irritation consécutive à l’interruption du renouvellement du sang (de la respiration interne) qui fut alors la cause de la sensation d’angoisse : la première angoisse fut donc de nature toxique. Le mot angoisse (du latin angustiae, étroitesse ; Angst en allemand) fait précisément ressortir la gêne, l’étroitesse de la respiration qui existait alors comme effet de la situation réelle et qui se reproduit aujourd’hui régulièrement dans l’état affectif. Nous trouverons également significatif le fait que ce premier état d’angoisse est provoqué par la séparation qui s’opère entre la mère et l’enfant. Nous pensons naturellement que la prédisposition à la répétition de ce premier état d’angoisse a été, à travers un nombre incalculable de générations, à ce point incorporée à l’organisme que nul individu ne peut échapper à cet état affectif, fût-il, comme le légendaire Macduff, « arraché des entrailles de sa mère », c’est-à-dire fût-il venu au monde autrement que par la naissance naturelle. Nous ignorons quel a pu être le prototype de l’état d’angoisse chez des animaux autres que les mammifères. C’est pourquoi nous ignorons également l’ensemble des sensations qui, chez ces êtres, correspond à notre angoisse.

Vous serez peut-être curieux d’apprendre comment on a pu arriver à l’idée que c’est l’acte de la naissance qui constitue la source et le prototype de l’état affectif caractérisé par l’angoisse. L’idée est aussi peu spéculative que possible ; j’y suis plutôt arrivé en puisant dans la naïve pensée du peuple. Un jour — il y a longtemps de cela ! — que nous étions réunis, plusieurs jeunes médecins des hôpitaux, au restaurant autour d’une table, l’assistant de la clinique obstétricale nous raconta un fait amusant qui s’était produit au cours du dernier examen de sages-femmes. Une candidate, à laquelle on avait demandé ce que signifie la présence de méconium dans les eaux pendant le travail d’accouchement, répondit sans hésiter : « que l’enfant éprouve de l’angoisse ». Cette réponse a fait rire les examinateurs qui ont refusé la candidate. Quant à moi, j’avais, dans mon for intérieur, pris parti pour celle-ci et commencé à soupçonner que la pauvre femme du peuple avait eu la juste intuition d’une relation importante.

Pour passer à l’angoisse des nerveux, quelles sont les nouvelles manifestations et les nouveaux rapports qu’elle présente ? Il y a beaucoup à dire à ce sujet. Nous trouvons, en premier lieu, un état d’angoisse général, une angoisse pour ainsi dire flottante, prête à s’attacher au contenu de la première représentation susceptible de lui fournir un prétexte, influant sur les jugements, choisissant les attentes, épiant toutes les occasions pour se trouver une justification. Nous appelons cet état « angoisse d’attente » ou « attente anxieuse ». Les personnes tourmentées par cette angoisse prévoient toujours les plus terribles de toutes les éventualités, voient dans chaque événement accidentel le présage d’un malheur, penchent toujours pour le pire, lorsqu’il s’agit d’un fait ou événement incertain. La tendance à cette attente de malheur est un trait de caractère propre à beaucoup de personnes qui, à part cela, ne paraissent nullement malades on leur reproche leur humeur sombre, leur pessimisme mais l’angoisse d’attente existe régulièrement et à un degré bien prononcé dans une affection nerveuse à laquelle j’ai donné le nom de névrose d’angoisse et que je range parmi les névroses actuelles.

Une autre forme de l’angoisse présente, au contraire de celle que je viens de décrire, des attaches plutôt psychiques et est associée à certains objets ou situations. C’est l’angoisse qui caractérise les si nombreuses et souvent si singulières « phobies ». L’éminent psychologue américain Stanley Hall s’est un jour donné la peine de nous présenter toute une série de ces phobies sous de pimpants noms grecs. Cela ressemble à l’énumération des dix plaies d’Égypte, avec cette différence que les phobies sont beaucoup plus nombreuses. Écoutez tout ce qui peut devenir objet ou contenu d’une phobie : obscurité, air libre, espaces découverts, chats, araignées, chenilles, serpents, souris, orage, pointes aiguës, sang, espaces clos, foules humaines, solitude, traversée de ponts, voyage sur mer ou en chemin de fer, etc., etc. Le premier essai d’orientation dans ce chaos laisse entrevoir la possibilité de distinguer trois groupes. Quelques-uns de ces objets ou situations redoutés ont quelque chose de sinistre, même pour nous autres normaux auxquels ils rappellent un danger ; c’est pourquoi ces phobies ne nous paraissent pas incompréhensibles, bien que nous leur trouvions une intensité exagérée. C’est ainsi que la plupart d’entre nous éprouvent un sentiment de répulsion à la vue d’un serpent. On peut même dire que la phobie des serpents est une phobie répandue dans l’humanité entière, et Ch. Darwin a décrit d’une façon impressionnante l’angoisse qu’il avait éprouvée à la vue d’un serpent qui se dirigeait sur lui bien qu’il en fût protégé par un épais disque de verre Dans un deuxième groupe nous rangeons les cas où il existe bien un rapport avec un danger, mais un danger que nous avons l’habitude de négliger et de ne pas faire entrer dans nos calculs. Nous savons que le voyage en chemin de fer comporte un risque d’accident de plus que si nous restons chez nous, à savoir le danger d’une collision ; nous savons également qu’un bateau peut couler et que nous pouvons ainsi mourir noyés, et cependant nous voyageons en chemin de fer et en bateau sans angoisse, sans penser à ces dangers. Il est également certain qu’on serait précipité à l’eau si le pont s’écroulait au moment où on le franchit, mais cela arrive si rarement qu’on ne tient aucun compte de ce danger possible. La solitude, à son tour, présente certains dangers et nous l’évitons dans certaines circonstances ; mais il ne s’ensuit pas que nous ne puissions sous aucun prétexte et dans quelque condition que ce soit supporter un moment de solitude. Tout cela s’applique également aux foules, aux espaces clos, à l’orage, etc. Ce qui nous paraît étrange dans ces phobies des névrosés, c’est moins leur contenu que leur intensité. L’angoisse causée par les phobies est tout simplement sans appel ! Et nous avons parfois l’impression que les névrosés n’éprouvent pas leur angoisse devant les mêmes objets et situations qui, dans certaines circonstances, peuvent également provoquer notre angoisse à nous, et auxquels ils donnent les mêmes noms.

Il reste encore un troisième groupe de phobies, mais il s’agit de phobies qui échappent à notre compréhension. Quand nous voyons un homme mûr, robuste, éprouver de l’angoisse, lorsqu’il doit traverser une rue ou une place de sa ville natale dont il connaît tous les recoins, ou une femme en apparence bien portante éprouver une terreur insensée parce qu’un chat a frôlé le rebord de sa jupe ou qu’une souris s’est glissée à travers la pièce, comment pouvons-nous établir un rapport entre l’angoisse de l’un et de l’autre, d’une part, et le danger qui évidemment n’existe que pour le phobique, d’autre part ? Pour ce qui est des phobies ayant pour objets les animaux, il ne peut évidemment pas s’agir d’une exagération d’antipathies humaines générales, car nous avons la preuve du contraire dans le fait que de nombreuses personnes ne peuvent passer à côté d’un chat sans l’appeler et le caresser. La souris si redoutée des femmes a prêté son nom à une expression de tendresse de premier ordre : telle jeune fille, qui est charmée de s’entendre appeler « ma petite souris » par son fiancé, pousse un cri d’horreur lorsqu’elle aperçoit le gracieux petit animal de ce nom. En ce qui concerne les hommes ayant l’angoisse des rues et des places, nous ne trouvons pas d’autre moyen d’expliquer leur état qu’en disant qu’ils se conduisent comme des enfants. L’éducation inculque directement à l’enfant qu’il doit éviter comme dangereuses des situations de ce genre, et notre agoraphobe cesse en effet d’éprouver de l’angoisse lorsqu’il traverse la place accompagné de quelqu’un.

Les deux formes d’angoisse que nous venons de décrire, l’angoisse d’attente, libre de toute attache, et l’angoisse associée aux phobies, sont indépendantes l’une de l’autre. On ne peut pas dire que l’une représente une phase plus avancée que l’autre, et elles n’existent simultanément que d’une façon exceptionnelle et comme accidentelle. L’état d’angoisse générale le plus prononcé ne se manifeste pas fatalement par des phobies ; des personnes dont la vie est empoisonnée par de l’agoraphobie peuvent être totalement exempte de l’angoisse d’attente, source de pessimisme. Il est prouvé que certaines phobies, phobie de l’espace, phobie du chemin de fer, etc., ne sont acquises qu’à l’âge mûr, tandis que d’autres, phobie de l’obscurité, phobie de l’orage, phobie des animaux, semblent avoir existé dès les premières années de la vie. Celles-là ont toute la signification de maladies graves ; celles-ci apparaissent comme des singularités, des lubies. Lorsqu’un sujet présente une phobie de ce dernier groupe, on est autorisé à soupçonner qu’il en a encore d’autres du même genre. Je dois ajouter que nous rangeons toutes ces phobies dans le cadre de l’hystérie d’angoisse, c’est-à-dire que nous les considérons comme une affection très proche de l’hystérie de conversion.

La troisième forme d’angoisse névrotique nous met en présence d’une énigme qui consiste en ce que nous perdons entièrement de vue les rapports existant entre l’angoisse et le danger menaçant. Dans l’hystérie, par exemple, cette angoisse accompagne les autres symptômes hystériques, ou encore elle peut se produire dans n’importe quelles conditions d’excitation ; de sorte que nous attendant à une manifestation affective nous sommes tout étonnés d’observer l’angoisse qui, elle, est la manifestation à laquelle nous nous attendions le moins. Enfin, l’angoisse peut encore se produire sans rapport avec des conditions quelconques, d’une façon aussi incompréhensible pour nous que pour le malade, comme un accès spontané et libre, sans qu’il puisse être question d’un danger ou d’un prétexte dont l’exagération aurait eu pour effet cet accès. Nous constatons, au cours de ces accès spontanés, que l’ensemble auquel nous donnons le nom d’état d’angoisse est susceptible de dissociation. L’ensemble de l’accès peut être remplacé par un symptôme unique, d’une grande intensité, tel que tremblement, vertige, palpitations, oppression, le sentiment général d’après lequel nous reconnaissons l’angoisse faisant défaut ou étant à peine marqué. Et cependant ces états que nous décrivons sous le nom d’ « équivalents de l’angoisse » doivent être sous tous les rapports, cliniques et étiologiques, assimilés à l’angoisse.

Ici surgissent deux questions. Existe-t-il un lien quelconque entre l’angoisse névrotique, dans laquelle le danger ne joue aucun rôle ou ne joue qu’un rôle minime, et l’angoisse réelle qui est toujours et essentiellement une réaction à un danger ? Comment faut-il comprendre cette angoisse névrotique ? C’est que nous voudrions avant tout sauvegarder le principe : chaque fois qu’il y a angoisse, il doit y avoir quelque chose qui provoque cette angoisse.

L’observation clinique nous fournit un certain nombre d’éléments susceptibles de nous aider à comprendre l’angoisse névrotique. Je vais en discuter la signification devant vous.

a) Il n’est pas difficile d’établir que l’angoisse d’attente ou l’état d’angoisse général dépend dans une très grande mesure de certains processus de la vie sexuelle ou, plus exactement, de certaines applications de la libido. Le cas le plus simple et le plus instructif de ce genre nous est fourni par les personnes qui s’exposent à l’excitation dite fruste, c’est-à-dire chez lesquelles de violentes excitations sexuelles ne trouvent pas une dérivation suffisante, n’aboutissent pas à une fin satisfaisante. Tel est, par exemple, le cas des hommes pendant la durée des fiançailles, et des femmes dont les maris ne possèdent pas une puissance sexuelle normale ou abrègent ou font avorter par précaution l’acte sexuel. Dans ces circonstances, l’excitation libidineuse disparaît, pour céder la place à l’angoisse, sous la forme soit de l’angoisse d’attente, soit d’un accès ou d’un équivalent d’accès. L’interruption de l’acte sexuel par mesure de précaution, lorsqu’elle devient le régime sexuel normal, constitue chez les hommes, et surtout chez les femmes, une cause tellement fréquente de névrose d’angoisse que la pratique médicale nous ordonne, toutes les fois que nous nous trouvons en présence de cas de ce genre, de penser avant tout à cette étiologie. En procédant ainsi, on aura plus d’une fois l’occasion de constater que la névrose d’angoisse disparaît dès que le sujet renonce à la restriction sexuelle.

Autant que je sache, le rapport entre la restriction sexuelle et les états d’angoisse est reconnu même par des médecins étrangers à la psychanalyse. Mais je suppose qu’on essaiera d’intervertir le rapport, en admettant notamment qu’il s’agit de personnes qui pratiquent la restriction sexuelle parce qu’elles étaient d’avance prédisposées à l’angoisse. Cette manière de voir est démentie catégoriquement par l’attitude de la femme dont l’activité sexuelle est essentiellement de nature passive, c’est-à-dire subissant la direction de l’homme. Plus une femme a de tempérament, plus elle est portée aux rapports sexuels, plus elle est capable d’en retirer une satisfaction, et plus elle réagira à l’impuissance de l’homme et au coïtus interruptus par des phénomènes d’angoisse, alors que ces phénomènes seront à peine apparents chez une femme atteinte d’anesthésie sexuelle ou peu libidineuse.

L’abstinence sexuelle, si chaudement préconisée de nos jours par des médecins, ne favorise naturellement la production d’états d’angoisse que dans les cas où la libido, qui ne trouve pas de dérivation satisfaisante, présente un certain degré d’intensité et n’a pas été pour la plus grande partie supprimée par la sublimation. La production de l’état morbide dépend toujours de facteurs quantitatifs. Mais alors même qu’on envisage non plus la maladie, mais le simple caractère de la personne, on reconnaît facilement que la restriction sexuelle est le fait de personnes ayant un caractère indécis, enclines au doute et à l’angoisse, alors que le caractère intrépide, courageux est le plus souvent incompatible avec la restriction sexuelle. Quelles que soient les modifications et les complications que les nombreuses influences de la vie civilisée puissent imprimer à ces rapports entre le caractère et la vie sexuelle, il existe entre l’un et l’autre une relation des plus étroites.

Je suis loin de vous avoir fait part de toutes les observations qui confirment cette relation génétique entre la libido et l’angoisse. Il y aurait encore à parler, à ce propos, du rôle que jouent, dans la production de maladies caractérisées par l’angoisse, certaines phases de la vie qui, telles que la puberté et la ménopause, favorisent incontestablement l’exaltation de la libido. Dans certains cas d’excitation, on peut encore observer directement une combinaison d’angoisse et de libido et la substitution finale de celle-là à celle-ci. De ces faits se dégage une conclusion double : on a notamment l’impression qu’il s’agit d’une accumulation de libido dont le cours normal est entravé et que les processus auxquels on assiste sont tous et uniquement de nature somatique. On ne voit pas tout d’abord comment l’angoisse naît de la libido ; on constate seulement que la libido est absente et que sa place est prise par l’angoisse.

b) Une autre indication nous est fournie par l’analyse des psychonévroses, et plus spécialement de l’hystérie. Nous savons déjà que dans cette affection l’angoisse apparaît souvent à titre d’accompagnement des symptômes, mais on y observe aussi une angoisse indépendante des symptômes et se manifestant soit par crises, soit comme état permanent. Les malades ne savent pas dire pourquoi ils éprouvent de l’angoisse, et ils rattachent leur état, à la suite d’une élaboration secondaire facile à reconnaître, aux phobies les plus courantes : phobie de la mort, de la folle, d’une attaque d’apoplexie. Lorsqu’on analyse la situation qui a engendré soit l’angoisse, soit les symptômes accompagnés d’angoisse, il est généralement possible de découvrir le courant psychique normal qui n’a pas abouti et a été remplacé par le phénomène d’angoisse. Ou, pour nous exprimer autrement, nous reprenons le processus inconscient comme s’il n’avait pas subi de refoulement et comme s’il avait poursuivi son développement sans obstacles, jusqu’à parvenir à la conscience. Ce processus aurait été accompagné d’un certain état affectif, et nous sommes tout surpris de constater que cet état affectif qui accompagne l’évolution normale du processus se trouve dans tous les cas refoulé et remplacé par de l’angoisse, quelle que soit sa qualité propre. Aussi bien, lorsque nous nous trouvons en présence d’un état d’angoisse hystérique, nous sommes en droit de supposer que son complément inconscient est constitué soit par un sentiment de même nature — angoisse, honte, confusion —, soit par une excitation positivement libidineuse, soit enfin par un sentiment hostile et agressif, tel que la fureur ou la colère. L’angoisse constitue donc la monnaie courante contre laquelle sont échangées ou peuvent être échangées toutes les excitations affectives, lorsque leur contenu a été éliminé de la représentation et a subi un refoulement.

c) Une troisième expérience nous est offerte par les malades aux actes obsédants, malades qui semblent d’une façon assez remarquable épargnés par l’angoisse. Lorsque nous essayons d’empêcher ces malades d’exécuter leurs actes obsédants, ablutions, cérémonial, etc., ou lorsqu’ils osent eux-mêmes renoncer à l’une quelconque de leurs obsessions, ils éprouvent une angoisse terrible qui les oblige à céder à l’obsession Nous comprenons alors que l’angoisse n’était que dissimulée derrière l’acte obsédant et que celui-ci n’était accompli que comme un moyen de se soustraire à l’angoisse. C’est ainsi que dans la névrose obsessionnelle l’angoisse n’apparaît pas au dehors, parce qu’elle est remplacée par les symptômes ; et si nous nous tournons vers l’hystérie, nous y retrouvons la même situation comme résultat du refoulement : soit une angoisse pure, soit une angoisse accompagnant les symptômes, soit enfin un ensemble de symptômes plus complet, sans angoisse. Il semble donc permis de dire d’une manière abstraite que les symptômes ne se forment que pour empêcher le développement de l’angoisse qui, sans cela, surviendrait inévitablement. Cette conception place l’angoisse au centre même de l’intérêt que nous portons aux problèmes se rattachant aux névroses.

Nos observations relatives à la névrose d’angoisse nous ont fourni cette conclusion que la déviation de la libido de son application normale, déviation qui engendre l’angoisse, constitue l’aboutissement de processus purement somatiques. L’analyse de l’hystérie et des névroses obsessionnelles nous a permis de compléter cette conclusion, car elle nous a montré que déviation et angoisse peuvent également résulter du refus d’intervention de facteurs psychiques. C’est tout ce que nous savons sur le mode de production de l’angoisse névrotique ; si cela semble encore assez vague, je ne vois pas pour le moment de chemin susceptible de nous conduire plus loin.

D’une solution encore plus difficile semble l’autre problème que nous nous étions proposé de résoudre, celui d’établir les liens existant entre l’angoisse névrotique, qui résulte d’une application anormale de la libido, et l’angoisse réelle qui correspond à une réaction à un danger. On pourrait croire qu’il s’agit là de choses tout à fait disparates, et pourtant nous n’avons aucun moyen permettant de distinguer dans notre sensation l’une de ces angoisses de l’autre.

Mais le lien cherché apparaît aussitôt si nous prenons en considération l’opposition que nous avons tant de fois affirmée entre le moi et la, libido. Ainsi que nous le savons, l’angoisse survient par réaction du moi à un danger et constitue le signal qui annonce et précède la fuite ; et rien ne nous empêche d’admettre par analogie que dans l’angoisse névrotique le moi cherche également à échapper par la fuite aux exigences de la libido, qu’il se comporte à l’égard de ce danger intérieur tout comme s’il s’agissait d’un danger extérieur. Cette manière de voir autoriserait la conclusion que, toutes les fois qu’il y a de l’angoisse, il y a aussi quelque chose qui est cause de l’angoisse. Mais l’analogie peut être poussée encore plus loin. De même que la tentative de fuir devant un danger extérieur aboutit à l’arrêt et à la prise de mesures de défense nécessaires, de même le développement de l’angoisse est interrompu par la formation des symptômes auxquels elle finit par céder la place.

La difficulté de comprendre ces rapports réciproques entre l’angoisse et les symptômes se trouve maintenant ailleurs. L’angoisse qui signifie une fuite du moi devant la libido est cependant engendrée par celle-ci. Ce fait, qui ne saute pas aux yeux, est cependant réel ; aussi lie devons-nous pas oublier que la libido d’une personne fait partie de celle-ci et ne peut pas s’opposer à elle comme quelque chose d’extérieur. Ce qui reste encore obscur pour nous, c’est la dynamique topique du développement de l’angoisse, c’est la question de savoir quelles sont les énergies psychiques qui sont dépensées dans ces occasions et de quels systèmes psychiques ces énergies proviennent. Je ne puis vous promettre de réponses à ces questions, mais nous ne négligerons pas de suivre deux autres traces et, ce faisant, de demander de nouveau à l’observation directe et à la recherche analytique une confirmation de nos déductions spéculatives. Nous allons donc nous occuper de la production de l’angoisse chez l’enfant et de la provenance de l’angoisse névrotique, associée aux phobies.

L’état d’angoisse chez l’enfant est chose très fréquente, et il est souvent très difficile de dire s’il s’agit d’angoisse névrotique ou réelle. La valeur de la distinction que nous pourrions établir le cas échéant se trouverait infirmée par l’attitude même de l’enfant. D’un côté, en effet, nous ne trouvons nullement étonnant que l’enfant éprouve de l’angoisse en présence de nouvelles personnes, de nouvelles situations et de nouveaux objets, et nous expliquons sans peine cette réaction par sa faiblesse et son ignorance. Nous attribuons donc à l’enfant un fort penchant pour l’angoisse réelle et trouverions tout à fait naturel que l’on vienne nous dire que l’enfant a apporté cet état d’angoisse en venant au monde, à titre de prédisposition héréditaire. L’enfant ne ferait ainsi que reproduire l’attitude de l’homme primitif et du sauvage de nos jours qui, en raison de leur ignorance et du manque de moyens de défense, éprouvent de l’angoisse devant tout ce qui est nouveau, devant des choses qui nous sont aujourd’hui familières et ne nous inspirent plus la moindre angoisse. Et il serait tout à fait conforme à notre attente, que les phobies de l’enfant soient également, en partie du moins, les mêmes que celles que nous attribuons à ces phases primitives du développement humain.

Il ne doit pas nous échapper, d’autre part, que tous les enfants ne sont pas sujets à l’angoisse dans la même mesure, et que ceux d’entre eux qui manifestent une angoisse particulière en présence de toutes sortes d’objets et de situations sont précisément de futurs névrosés. La disposition névrotique se traduit donc aussi par un penchant accentué à l’angoisse réelle, l’état d’angoisse apparaît comme l’état primaire, et l’on arrive à la conclusion que l’enfant, et plus tard l’adulte, éprouvent de l’angoisse devant la hauteur de leur libido, et cela précisément parce qu’ils éprouvent de l’angoisse à propos de tout. Cette manière de voir équivaut à nier que l’angoisse naisse de la libido et, en examinant toutes les conditions de l’angoisse réelle, on arriverait logiquement à la conception d’après laquelle c’est la conscience de sa propre faiblesse et de son impuissance, de sa moindre valeur, selon la terminologie de A. Adler, qui serait la cause première de la névrose, lorsque cette conscience, loin de finir avec l’enfance, persiste jusque dans l’âge mûr.

Ce raisonnement semble tellement simple et séduisant qu’il mérite de retenir notre attention. Il n’aurait toutefois pour conséquence que de déplacer l’énigme de la nervosité. La persistance du sentiment de moindre valeur et, par conséquent, de la condition de l’angoisse et des symptômes apparaît dans cette conception comme une chose tellement certaine que c’est plutôt l’état que nous appelons santé qui, lorsqu’il se trouve réalisé par hasard, aurait besoin d’explication. Mais que nous révèle l’observation attentive de l’état anxieux des enfants ? Le petit enfant éprouve tout d’abord de l’angoisse en présence de personnes étrangères, les situations ne jouent sous ce rapport un rôle que par les personnes qu’elles impliquent et, quant aux objets, ils ne viennent, en tant que générateurs d’angoisse, qu’en dernier lieu. Mais l’enfant n’éprouve de l’angoisse devant des personnes étrangères qu’à cause des mauvaises intentions qu’il leur attribue et parce qu’il compare sa faiblesse avec leur force, dans laquelle il voit un danger pour son existence, sa sécurité, son euphorie. Eh bien, cet enfant méfiant, vivant dans la peur d’une menace d’agression répandue dans tout l’univers, constitue une construction théorique peu heureuse. Il est plus exact de dire que l’enfant s’effraie à la vue d’un nouveau visage parce qu’il est habitué à la vue de cette personne familière et aimée qu’est la mère. Il éprouve une déception et une tristesse qui se transforment en angoisse ; il s’agit donc d’une libido devenue inutilisable et qui, ne pouvant pas alors être maintenue en suspension, trouve sa dérivation dans l’angoisse. Et ce n’est certainement pas par hasard que dans cette situation caractéristique de l’angoisse infantile se trouve reproduite la condition qui est celle du premier état d’angoisse accompagnant l’acte de la naissance, à savoir la séparation de la mère.

Les premières phobies de situation qu’on observe chez l’enfant sont celles qui se rapportent à l’obscurité et à la solitude ; la première persiste souvent toute la vie durant et les deux ont en commun l’absence de la personne aimée, dispensatrice de soins, c’est-à-dire de la mère. Un enfant, anxieux de se trouver dans l’obscurité, s’adresse à sa tante qui se trouve dans une pièce voisine. « Tante, parle-moi ; j’ai peur. — À quoi cela te servirait-il, puisque tu ne me vois pas ? » À quoi l’enfant répond : « Il fait plus clair lorsque quelqu’un parle. » La tristesse qu’on éprouve dans l’obscurité se transforme ainsi en angoisse devant l’obscurité. Il n’est donc pas seulement inexact de dire que l’angoisse névrotique est un phénomène secondaire et un cas spécial de l’angoisse réelle : nous voyons, en outre, chez le jeune enfant, se comporter comme angoisse quelque chose qui a en commun avec l’angoisse névrotique un trait essentiel : la provenance d’une libido inemployée. Quant à la véritable angoisse réelle, l’enfant semble ne la posséder qu’à un degré peu prononcé. Dans toutes les situations qui peuvent devenir plus tard des conditions de phobies, qu’il se trouve sur des hauteurs, sur des passages étroits au-dessus de l’eau, en chemin de fer ou en bateau, l’enfant ne manifeste aucune angoisse, et il en manifeste d’autant moins qu’il est plus ignorant. Il eût été désirable qu’il ait reçu en héritage un plus grand nombre d’instincts tendant à la préservation de la vie ; la tâche des surveillants chargés de l’empêcher de s’exposer à des dangers successifs en serait grandement facilitée. Mais, en réalité, l’enfant commence par s’exagérer ses forces et se comporte sans éprouver d’angoisse, parce qu’il ignore le danger. Il court au bord de l’eau, il monte sur l’appui d’une fenêtre, il joue avec des objets tranchants et avec du feu, bref il fait tout ce qui peut être nuisible et causer des soucis à son entourage. Ce n’est qu’à force d’éducation qu’on finit par faire naître en lui l’angoisse réelle, car on ne peut vraiment pas lui permettre de s’instruire par l’expérience personnelle.

S’il y a des enfants qui ont subi l’influence de cette éducation par l’angoisse dans une mesure telle qu’ils finissent par trouver d’eux-mêmes des dangers dont on ne leur a pas parlé et contre lesquels on ne les a pas mis en garde, cela tient à ce que leur constitution comporte un besoin libidineux plus prononcé, ou qu’ils ont de bonne heure contracté de mauvaises habitudes en ce qui concerne la satisfaction libidineuse. Rien d’étonnant si beaucoup de ces enfants deviennent plus tard des nerveux, car, ainsi que nous le savons, ce qui facilite le plus la naissance d’une névrose, c’est l’incapacité de supporter pendant un temps plus ou moins long un refoulement un peu considérable de la libido. Remarquez bien que nous tenons compte ici du facteur constitutionnel, dont nous n’avons d’ailleurs jamais contesté l’importance. Nous nous élevons seulement contre la conception qui néglige tous les autres facteurs au profit du seul facteur constitutionnel et accorde à celui-ci la première place, même dans les cas où, d’après les données de l’observation et de l’analyse, il n’a rien à voir ou ne joue qu’un rôle plus que secondaire.

Permettez-moi donc de résumer ainsi les résultats que nous ont fournis les observations sur l’état d’angoisse chez les enfants : l’angoisse infantile, qui n’a presque rien de commun avec l’angoisse réelle, s’approche, au contraire, beaucoup de l’angoisse névrotique des adultes ; elle, naît, comme celle-ci, d’une libido inemployée et, n’ayant pas d’objet sur lequel elle puisse concentrer son amour, elle le remplace par un objet extérieur ou par une situation.

Et maintenant, vous ne serez sans doute pas fâchés de m’entendre dire que l’analyse n’a plus beaucoup de nouveau à nous apprendre concernant les phobies. Dans celles-ci, en effet, les choses se passent exactement comme dans l’angoisse infantile : une libido inemployée subit sans cesse une transformation en une apparente angoisse réelle et, de ce fait, le moindre danger extérieur devient une substitution pour les exigences de la libido. Cette concordance entre les phobies et l’angoisse infantile n’a rien qui doive nous surprendre, car les phobies infantiles sont non seulement le prototype des phobies plus tardives que nous faisons rentrer dans le cadre de l’« hystérie d’angoisse », mais encore la condition directe préalable et le prélude de celles-ci. Toute phobie hystérique remonte à une angoisse infantile et la continue, alors même qu’elle a un autre contenu et doit recevoir une autre dénomination. Les deux affections ne diffèrent entre elles qu’au point de vue du mécanisme. Chez l’adulte il ne suffit pas, pour que l’angoisse se transforme en libido, que celle-ci, en tant que désir ardent, reste momentanément inemployée. C’est que l’adulte a appris depuis longtemps à tenir sa libido en suspension ou à l’employer autrement. Mais lorsque la libido fait partie d’un mouvement psychique ayant subi le refoulement, on retrouve la même situation que chez l’enfant qui ne sait pas encore faire une distinction entre le conscient et l’inconscient, et cette régression vers la phobie infantile fournit à la libido un moyen commode de se transformer en angoisse. Nous avons, vous vous en souvenez, beaucoup parlé du refoulement, mais en ayant toujours en vue le sort de la représentation qui devait subir le refoulement, et cela naturellement parce qu’il se laisse plus facilement constater et exposer. Quant au sort de l’état affectif associé à la représentation refoulée, nous l’avions toujours laissé de côté, et c’est seulement maintenant que nous apprenons que le premier sort de cet état affectif consiste à subir la transformation en angoisse, quelle qu’aurait pu être sa qualité dans des conditions normales. Cette transformation de l’état affectif constitue la partie de beaucoup la plus importante du processus de refoulement. Il n’est pas très facile d’en parler, attendu que nous ne pouvons pas affirmer l’existence d’états affectifs inconscients de la même manière dont nous affirmons l’existence de représentations inconscientes. Qu’elle soit consciente ou inconsciente, une représentation reste toujours la même, à une seule différence près, et nous pouvons très bien dire ce qui correspond à une représentation inconsciente. Mais un état affectif est un processus de décharge et doit être jugé tout autrement qu’une représentation ; sans avoir analysé et élucidé à fond nos prémisses relatives aux processus psychiques, nous sommes dans l’impossibilité de dire ce qui dans l’inconscient correspond à l’état affectif. Aussi bien est-ce un travail que nous ne pouvons pas entreprendre ici. Mais nous voulons rester sous l’impression que nous avons acquise, à savoir que le développement de l’angoisse se rattache étroitement au système de l’inconscient.

J’ai dit que la transformation en angoisse ou, plus exactement, la décharge sous la forme d’angoisse, constitue le premier sort réservé à la libido qui subit le refoulement. Je dois ajouter que ce n’est ni son seul sort, ni son sort définitif. Au cours des névroses se déroulent des processus qui tendent à entraver ce développement de l’angoisse et qui y réussissent de différentes manières. Dans les phobies, par exemple, on distingue nettement deux phases du processus névrotique. La première est celle du refoulement de la libido et de sa transformation en angoisse, laquelle est rattachée à un danger extérieur. Pendant la deuxième phase sont établies toutes les précautions et assurances destinées à empêcher le contact avec ce danger, qui est traité comme un fait extérieur. Le refoulement correspond à une tentative de fuite du moi devant la libido, éprouvée comme un danger. La phobie peut être considérée comme un retranchement contre le danger extérieur qui remplace maintenant la libido redoutée. La faiblesse du système de défense employé dans les phobies réside naturellement dans ce fait que la forteresse, inattaquable du dehors, ne l’est pas du dedans. La projection à l’extérieur du danger représenté par la libido ne peut jamais réussir d’une façon parfaite. C’est pourquoi il existe dans les autres névroses d’autres systèmes de défense contre le développement possible de l’angoisse. Il s’agit là d’un chapitre très intéressant de la psychologie des névroses ; nous ne pouvons malheureusement pas l’aborder ici, car cela nous conduirait trop loin, d’autant plus que pour le comprendre il faut posséder des connaissances spéciales très approfondies. Je n’ai que quelques mots à ajouter à ce que je viens de dire. Je vous ai déjà parlé du « contre-armement » auquel le moi a recours lors d’un refoulement et qu’il est obligé d’entretenir d’une manière permanente afin de faire durer le refoulement. Cet armement sert à réaliser les différents moyens de défense contre le développement de l’angoisse qui suit le refoulement.

Mais revenons aux phobies. Je crois vous avoir montré combien il est insuffisant de ne chercher à expliquer que leur contenu, de s’intéresser uniquement à la question de savoir pourquoi tel ou tel autre objet, telle ou telle situation, devient l’objet de la phobie. Le contenu d’une phobie est à celle-ci ce que la façade visible d’un rêve manifeste est au rêve proprement dit. On peut accorder, en faisant les restrictions nécessaires, que parmi les contenus des phobies il en est quelques-uns qui, ainsi que l’a montré Stanley Hall, sont propres à devenir objets d’angoisse en vertu d’une transmission phylogénique. Et cette hypothèse trouve sa confirmation dans le fait que beaucoup de ces objets d’angoisse ne présentent avec le danger que des rapports purement symboliques.

Nous avons ainsi pu nous rendre compte de la place vraiment centrale que le problème de l’angoisse occupe dans la psychologie des névroses. Nous connaissons aussi les liens étroits qui rattachent le développement de l’angoisse aux vicissitudes de la libido et au système de l’inconscient. Notre conception présente cependant encore une lacune qui vient de ce que nous savons à quoi rattacher ce fait, pourtant difficilement contestable, que l’angoisse réelle doit être considérée comme une manifestation des instincts de conservation du moi.