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Introduction aux études historiques/2/1

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Librairie Hachette et Cie (p. 43-50).
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Livre II

LIVRE II

OPÉRATIONS ANALYTIQUES


CHAPITRE I

CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CONNAISSANCE
HISTORIQUE

Nous avons déjà dit que l’histoire se fait avec des documents et que les documents sont les traces des faits passés[1]. C’est ici le lieu d’indiquer les conséquences enveloppées dans cette affirmation et dans cette définition.

Les faits ne peuvent être empiriquement connus que de deux manières : ou bien directement si on les observe pendant qu’ils se passent, ou bien indirectement, en étudiant les traces qu’ils ont laissées. Soit un événement tel qu’un tremblement de terre, par exemple : j’en ai directement connaissance si j’assiste au phénomène, indirectement si, n’y ayant pas assisté, j’en constate les effets matériels (crevasses, murs écroulés), ou si, ces effets ayant été effacés, j’en lis la description écrite par quelqu’un qui a vu soit le phénomène lui-même, soit ses effets. — Or le propre des « faits historiques »[2] est de n’être connus qu’indirectement, d’après des traces. La connaissance historique est, par essence, une connaissance indirecte. La méthode de la science historique doit donc différer radicalement de celle des sciences directes, c’est-à-dire de toutes les autres sciences, sauf la géologie, qui sont fondées sur l’observation directe. La science historique n’est pas du tout, quoi qu’on en ait dit[3], une science d’observation.

Les faits passés ne nous sont connus que par les traces qui en ont été conservées. Ces traces, que l’on appelle documents, l’historien les observe directement, il est vrai ; mais, après cela, il n’a plus rien à observer ; il procède désormais par voie de raisonnement, pour essayer de conclure, aussi correctement que possible, des traces aux faits. Le document, c’est le point de départ ; le fait passé, c’est le point d’arrivée[4]. Entre ce point de départ et ce point d’arrivée, il faut traverser une série complexe de raisonnements, enchaînés les uns aux autres, où les chances d’erreur sont innombrables ; la moindre erreur, qu’elle soit commise au début, au milieu ou à la fin du travail, peut vicier toutes les conclusions. La méthode « historique », ou indirecte, est par là visiblement inférieure à la méthode d’observation directe ; mais les historiens n’ont pas le choix : elle est la seule pour atteindre les faits passés, et l’on verra plus loin[5] comment elle peut, malgré ces conditions défectueuses, conduire à une connaissance scientifique.

L’analyse détaillée des raisonnements qui mènent de la constatation matérielle des documents à la connaissance des faits est une des parties principales de la Méthodologie historique. C’est le domaine de la Critique. Les sept chapitres qui suivent y sont consacrés. — Essayons d’en esquisser d’abord, très sommairement, les lignes générales et les grandes divisions.

I. On peut distinguer deux espèces de documents. Parfois le fait passé a laissé une trace matérielle (un monument, un objet fabriqué). Parfois, et le plus souvent, la trace du fait est d’ordre psychologique : c’est une description ou une relation écrites. — Le premier cas est beaucoup plus simple que le second. Il existe, en effet, un rapport fixe entre certaines empreintes matérielles et leurs causes, et ce rapport, déterminé par des lois physiques, est bien connu[6]. — La trace psychologique, au contraire, est purement symbolique : elle n’est pas le fait lui-même ; elle n’est pas même l’empreinte immédiate du fait sur l’esprit du témoin ; elle est seulement un signe conventionnel de l’impression produite par le fait sur l’esprit du témoin. Les documents écrits n’ont donc pas de valeur par eux-mêmes, comme les documents matériels ; ils n’en ont que comme signes d’opérations psychologiques, compliquées et difficiles à débrouiller. L’immense majorité des documents qui fournissent à l’historien le point de départ de ses raisonnements ne sont, en somme, que des traces d’opérations psychologiques.

Cela posé, pour conclure d’un document écrit au fait qui en a été la cause lointaine, c’est-à-dire pour savoir la relation qui relie ce document à ce fait, il faut reconstituer toute la série des causes intermédiaires qui ont produit le document. Il faut se représenter toute la chaîne des actes effectués par l’auteur du document à partir du fait observé par lui jusqu’au manuscrit (ou à l’imprimé) que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Cette chaîne, on la reprend en sens inverse, en commençant par l’inspection du manuscrit (ou de l’imprimé) pour aboutir au fait ancien. Tels sont le but et la marche de l’analyse critique[7].

D’abord, on observe le document. Est-il tel qu’il était lorsqu’il a été produit ? N’a-t-il pas été détérioré depuis ? On recherche comment il a été fabriqué afin de le restituer au besoin dans sa teneur originelle et d’en déterminer la provenance. Ce premier groupe de recherches préalables, qui porte sur l’écriture, la langue, les formes, les sources, etc., constitue le domaine particulier de la critique externe ou critique d’érudition. — Ensuite intervient la critique interne : elle travaille, au moyen de raisonnements par analogie dont les majeures sont empruntées à la psychologie générale, à se représenter les états psychologiques que l’auteur du document a traversés. Sachant ce que l’auteur du document a dit, on se demande : 1o qu’est-ce qu’il a voulu dire ; 2o s’il a cru ce qu’il a dit ; 3o s’il a été fondé à croire ce qu’il a cru. À ce dernier terme le document se trouve ramené à un point où il ressemble à l’une des opérations scientifiques par lesquelles se constitue toute science objective : il devient une observation ; il ne reste plus qu’à le traiter suivant la méthode des sciences objectives. Tout document a une valeur exactement dans la mesure où, après en avoir étudié la genèse, on l’a réduit à une observation bien faite.

II. Deux conclusions se dégagent de ce qui précède : complexité extrême, nécessité absolue de la Critique historique.

Comparé aux autres savants, l’historien se trouve dans une situation très fâcheuse. Non seulement il ne lui est jamais donné, comme au chimiste, d’observer directement des faits ; mais il est très rare que les documents dont il est obligé de se servir représentent des observations précises. Il ne dispose pas de ces procès-verbaux d’observations scientifiquement établis qui, dans les sciences constituées, peuvent remplacer et remplacent les observations directes. Il est dans la condition d’un chimiste qui connaîtrait une série d’expériences seulement par les rapports de son garçon de laboratoire. L’historien est obligé de tirer parti de rapports très grossiers, dont aucun savant ne se contenterait[8].

D’autant plus nécessaires sont les précautions à prendre pour utiliser ces documents, qui sont les seuls matériaux de la science historique : il importe évidemment d’éliminer ceux qui n’ont aucune valeur et de distinguer dans les autres ce qui s’y trouve de correctement observé.

D’autant plus nécessaires sont, en même temps, les avertissements à ce sujet que la pente naturelle de l’esprit humain est de ne prendre aucune précaution, et de procéder, en ces matières où la plus exacte précision serait indispensable, confusément. — Tout le monde, il est vrai, admet, en principe, l’utilité de la Critique ; mais c’est un de ces postulats non contestés qui passent difficilement dans la pratique. Des siècles se sont écoulés, en des âges de civilisation brillante, avant que les premières lueurs de Critique se soient manifestées parmi les peuples les plus intelligents de la terre. Ni les Orientaux ni le moyen âge n’en ont eu l’idée nette[9]. Jusqu’à nos jours, des hommes éclairés ont, en se servant des documents pour écrire l’histoire, négligé des précautions élémentaires et admis inconsciemment des principes faux. Encore aujourd’hui la plupart des jeunes gens, abandonnés à eux-mêmes, suivraient ces vieux errements. C’est que la Critique est contraire à l’allure normale de l’intelligence. La tendance spontanée de l’homme est d’ajouter foi aux affirmations et de les reproduire, sans même les distinguer nettement de ses propres observations. Dans la vie de tous les jours, n’acceptons-nous pas indifféremment, sans vérification d’aucune sorte, des on-dit, des renseignements anonymes et sans garantie, toutes sortes de « documents » de médiocre ou de mauvais aloi ? Il faut une raison spéciale pour prendre la peine d’examiner la provenance et la valeur d’un document sur l’histoire d’hier ; autrement, s’il n’est pas invraisemblable jusqu’au scandale, et tant qu’il n’est pas contredit, nous l’absorbons, nous nous y tenons, nous le colportons, en l’embellissant au besoin. Tout homme sincère reconnaîtra qu’un violent effort est nécessaire pour secouer l’ignavia critica, cette forme si répandue de la lâcheté intellectuelle ; que cet effort doit être constamment répété, et qu’il s’accompagne souvent d’une véritable souffrance.

L’instinct naturel d’un homme à l’eau est de faire tout ce qu’il faut pour se noyer ; apprendre à nager, c’est acquérir l’habitude de réprimer des mouvements spontanés et d’en exécuter d’autres. De même, l’habitude de la Critique n’est pas naturelle ; il faut qu’elle soit inculquée, et elle ne devient organique que par des exercices répétés.

Ainsi le travail historique est un travail critique par excellence ; lorsqu’on s’y livre sans s’être préalablement mis en défense contre l’instinct, on s’y noie. Pour être averti du danger, rien n’est plus efficace que de faire un examen de conscience, et d’analyser les raisons de l’ignavia qu’il s’agit de combattre jusqu’à ce qu’elle ait fait place à une attitude d’esprit critique[10]. Il est aussi très salutaire de s’être rendu compte des principes de la méthode historique et d’en avoir théoriquement décomposé, l’une après l’autre, comme nous allons le faire, les opérations successives. « L’histoire, de même que toute autre étude, comporte surtout des erreurs de fait qui proviennent d’un défaut d’attention ; mais elle est plus exposée qu’aucune autre à des fautes nées de la confusion d’esprit qui fait faire des analyses insuffisantes et construire des raisonnements faux… Les historiens avanceraient moins d’affirmations sans preuves s’il leur fallait analyser chacune de leurs affirmations ; ils admettraient moins de principes faux s’ils s’imposaient de formuler tous leurs principes ; ils feraient moins de mauvais raisonnements s’il leur fallait exprimer tous leurs raisonnements en forme[11]. »



  1. Ci-dessus, p. 1.
  2. Cette expression, souvent employée, a besoin d’être éclaircie. Il ne faut pas croire qu’elle s’applique à une espèce de faits. Il n’y a pas de faits historiques, comme il y a des faits chimiques. Le même fait est ou n’est pas historique suivant la façon dont on le connaît. Il n’y a que des procédés de connaissance historiques. Une séance du Sénat est un fait d’observation directe pour celui qui y assiste ; elle devient historique pour celui qui l’étudie dans un compte rendu. L’éruption du Vésuve au temps de Pline est un fait géologique connu historiquement. Le caractère historique n’est pas dans les faits ; il n’est que dans le mode de connaissance.
  3. Fustel de Coulanges l’a dit. Cf. ci-dessus, p. viii, note 2.
  4. Dans les sciences d’observation, c’est le fait lui-même, observé directement, qui est le point de départ.
  5. Ci-dessous, chap. vii.
  6. Nous ne traiterons pas particulièrement de la Critique des documents matériels (objets, monuments, etc.), en tant qu’elle diffère de la Critique des documents écrits.
  7. Pour le détail et la justification logique de cette méthode voir Ch. Seignobos, les Conditions psychologiques de la connaissance en histoire, dans la Revue philosophique, 1887, II, p. 1, 168.
  8. Le cas le plus favorable, celui où le document a été rédigé, comme on dit, par un « témoin » oculaire, est encore bien loin de la connaissance scientifique. La notion de témoin a été empruntée à la pratique des tribunaux ; ramenée à des termes scientifiques, elle se réduit à celle d’observateur. Un témoignage est une observation. Mais, en fait, le témoignage historique diffère notablement de l’observation scientifique. L’« observateur » opère suivant des règles fixes et rédige dans une langue rigoureusement précise. Au contraire, le « témoin » a observé sans méthode et rédigé dans une langue sans rigueur : on ignore s’il a pris les précautions nécessaires. Le propre du document historique est de se présenter comme le résultat d’un travail fait sans méthode et sans garantie.
  9. Voir B. Lasch, Das Erwachen und die Entwickelung der historischen Kritik im Mittelalter, Breslau, 1887, in-8.
  10. La raison profonde de la crédulité naturelle, c’est la paresse. Il est plus commode de croire que de discuter, d’admettre. que de critiquer, d’accumuler les documents que de les peser. Et c’est aussi plus agréable : qui critique les documents en sacrifie ; sacrifier un document est aisément considéré comme une perte sèche par celui qui l’a recueilli.
  11. Revue philosophique, l. c., p. 178.