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Intuitions pré-chrétiennes/Esquisse d’une histoire de la science grecque

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La Colombe (p. 173-180).

ESQUISSE D’UNE HISTOIRE DE LA SCIENCE GRECQUE

Elle commence par la notion de triangles semblables attribuée à Thalès. Thalès, de famille à demi phénicienne, fut le maître d’Anaximandre, dont le fragment cité plus haut montre que l’inspiration était la même que l’inspiration pythagoricienne. Un ancien dit que, Thalès et Pherekydes (ce philosophe syrien, peut-être maître de Pythagore, qui disait « Zeus, quand il fut sur le point de créer, se transforma en Amour ») établissaient l’eau comme principe de toutes choses, mais que Pherekydes appelait cela le Chaos. Si l’eau primitive de Thalès est identique au Chaos, c’est exactement la conception des premières lignes de la Genèse.

Les triangles semblables sont des triangles aux côtés proportionnels, . Si deux triangles semblables ont deux côtés égaux, sans pourtant être égaux, on a une proportion à trois termes, deux termes extrêmes et un terme médiateur : .

Si on pose le problème : construire un triangle tel qu’il puisse être partagé en deux triangles semblables entre eux ayant un côté commun, on arrive à une construction du triangle rectangle qui donne immédiatement le théorème dit de Pythagore (la somme des carrés des côtés est égale au carré de l’hypoténuse) et le théorème posant la hauteur du triangle rectangle comme moyenne proportionnelle entre les segments déterminés sur l’hypoténuse. Le théorème de l’inscription du triangle rectangle dans le cercle fournit la vertu du cercle pour la construction des moyennes proportionnelles. En fait ces théorèmes ont suivi ceux qui concernent les triangles semblables.

La notion de triangle semblable a permis, dit-on, à Thalès de mesurer la hauteur des pyramides égyptiennes d’après leurs ombres et le rapport entre la hauteur et l’ombre d’un homme à la même heure. Ainsi la proportion rend mesurable et par suite en un sens saisissable pour l’homme la dimension interdite, celle qui mènerait au ciel, la hauteur. Ce sont aussi les triangles semblables qui ont permis de mesurer les distances des astres.

D’autre part ces théorèmes permettent de trouver une moyenne proportionnelle entre deux nombres entiers quelconques.

La question se posait de savoir si cette recherche d’une moyenne proportionnelle pouvait se faire soit par l’arithmétique, soit par une construction géométrique, ou bien seulement par la géométrie. On montre facilement que la moyenne entre un et deux a avec l’unité un rapport tel qu’on ne peut pas trouver deux nombres entiers quels qu’ils soient unis par ce rapport. Car le nombre entier double d’un carré, de forme 2 n2, ne peut jamais être un carré. La duplication du carré ne peut s’opérer que par la construction géométrique d’une moyenne proportionnelle. On montre aussi facilement qu’il en est de la moyenne entre un et tout nombre non carré comme de la moyenne entre un et deux.

Ainsi ces moyennes, quoiqu’elles doivent compter parmi les nombres, n’ont de support que géométrique. Dès lors il fallait établir que l’on peut définir rigoureusement, pour ces quantités, les opérations arithmétiques et la proportion.

C’est ce qui est parfaitement bien accompli par le livre V d’Euclide, dont la matière est attribuée à Eudoxe, ami de Platon, élève du géomètre pythagoricien Anchytas. Ce livre contient ce qu’on nomme aujourd’hui la théorie du nombre réel, à l’état de perfection. Après la destruction de la civilisation grecque cette théorie a été perdue, quoiqu’on possédât toujours Euclide, simplement parce qu’on ne pouvait plus comprendre l’état d’esprit auquel elle correspondait. Au cours du dernier demi-siècle, les mathématiciens ayant retrouvé le besoin de la rigueur, on a réinventé cette théorie, car on ne savait pas qu’on l’avait dans Euclide. On s’en est aperçu après coup.

L’essentiel de cette théorie est une définition simple, une définition de la proportion au moyen des notions de plus grand et plus petit. On dit que a est à b comme c est à d, si ma > nb entraîne toujours mc > nd, et si ma < nb entraîne toujours mc < nd, quels que soient les nombres entiers m et n. On démontre facilement que cette condition est réalisée pour les triangles semblables. Dès lors il est permis d’affirmer en toute rigueur que la hauteur d’un triangle rectangle est moyenne proportionnelle entre les segments de l’hypoténuse.

Ainsi le rapport, qu’on peut aussi nommer nombre, à condition d’entendre par là nombre réel, est défini seulement par un certain ordre de correspondance qui lie mutuellement quatre ensembles d’une infinité de termes. Le nombre ou rapport (ἀριθμός ou λόγος) apparaît bien comme une médiation entre l’unité et ce qui est illimité.

À l’époque de Platon également, l’oracle d’Apollon, en ordonnant de doubler le temple cubique de Délos, posa aux géomètres grecs le problème de la duplication du cube. Il se ramène à la recherche de deux moyennes proportionnelles entre 2 et 1. Ménechme, élève de Platon, mena à bien cette recherche. D’autre part, il est l’inventeur de la parabole et de l’hyperbole équilatère. C’est par l’intersection de ces courbes qu’il opère la duplication du cube. Or si on se pose le problème de la recherche de deux moyennes proportionnelles en fixant l’attention sur la construction qui permet de trouver une telle moyenne grâce au cercle, on arrive à une construction de la parabole comme section du cône qui en enferme la formule algébrique. Il n’y a aucune invraisemblance à ce que Ménechme ait trouvé les sections du cône avec leurs formules en cherchant deux moyennes proportionnelles entre 1 et 2. Il aurait inventé ainsi la notion de fonction. En parlant ici de formules, je ne veux pas parler des combinaisons de lettres qui existent dans notre algèbre, mais de la connaissance des rapports variables de quantités que nous exprimons par ces combinaisons, et que les Grecs n’exprimaient pas ainsi, mais néanmoins concevaient clairement. Ils possédaient la notion de fonction. Elle apparaît dans l’histoire de leur science liée à une recherche de moyenne proportionnelle. La première fonction trouvée, à savoir la formule de la parabole, est la fonction qui est moyenne proportionnelle entre une variable et une constante.

L’invention du calcul intégral est attribuée au même Eudoxe qui formula la théorie du nombre réel. Car il formula aussi le postulat connu à tort sous le nom d’axiome d’Archimède. Le voici : « Deux quantités sont dites inégales quand leur différence ajoutée à elle-même peut dépasser toute quantité finie. » C’est la notion de sommation d’une série illimitée. Par l’usage de cette notion Euxode trouva le volume de la pyramide et du cône, et Archimède, plus tard, la quadrature de la parabole. Il s’agit donc bien d’intégration. Une aire parabolique se mesure par la somme Il s’agit donc de la somme des termes d’une progression géométrique décroissante illimitée. On démontre par le postulat dit axiome d’Archimède que cette somme est rigoureusement égale à . C’est le mélange de la limite et de ce qui est illimité qui apparaît ici. Une même chose apparaît comme illimitée et comme finie, C’était déjà le cas dans ce qu’on nomme à tort les sophismes de Zénon.

Le même Eudoxe élabora un système d’astronomie pour répondre à la question de Platon. « Trouver l’ensemble de mouvements circulaires et uniformes qui permettent, concernant les astres, de sauver les apparences. » Il repose sur l’idée géniale de composition des mouvements qui est la base de notre mécanique. Comme nous construisons le mouvement parabolique des projectiles avec deux mouvements rectilignes, l’un uniforme, l’autre accéléré, de même Eudoxe rendait compte de toutes les positions des astres observées de son temps en supposant plusieurs mouvements circulaires uniformes accomplis simultanément autour d’axes différents par un seul et même astre. Cette conception est aussi hardie, aussi pure que celle qui définit le nombre réel et celle de la sommation d’une somme illimitée. Si Platon voulait seulement des mouvements circulaires uniformes, c’est que ce mouvement seul est divin, et que les astres sont, dit-il, des images de la divinité sculptées par la divinité elle-même. Platon a presque certainement en vue cette composition des mouvements quand il parle de l’Autre, rebelle à l’unité, harmonisé par contrainte avec le Même. Le soleil, dans son mouvement unique, est entraîné à la fois par le cercle de l’équateur et par celui de l’écliptique, qui correspondent au Même et à l’Autre ; et cela ne fait qu’un seul mouvement.

Dans la période suivante de la science grecque, Ptolémée reproduisait, sous une forme beaucoup plus grossière, le système d’Eudoxe ; Apollonius continua les découvertes de Ménechme sur les coniques et Archimède celles d’Eudoxe sur l’intégration.

De plus, Archimède fonda la mécanique et la physique. La partie de la mécanique qu’on nomme statique se trouve chez lui presque achevée, à savoir la théorie de la balance ou levier — cela revient au même — et celle du centre de gravité qui découle de la première. La théorie de la balance, qui est chez lui rigoureusement géométrique, repose entièrement sur la proportion. Il y a équilibre quand le rapport des poids est l’inverse du rapport des distances de ces poids au point d’appui. C’est pourquoi la liturgie peut dire en toute rigueur que la croix fut une balance où le corps du Christ a fait contrepoids au monde. Car le Christ appartient au ciel, et la distance du ciel au point de croisement des branches de la croix est à la distance de ce point à la terre comme le poids du monde est à celui du corps du Christ. Archimède disait : Donne-moi un point d’appui et je soulèverai le monde. Pour accomplir cette parole, il fallait deux conditions. D’abord que le point d’appui lui-même n’appartînt pas au monde.

Puis que ce point d’appui fût à une distance finie du centre du monde et à une distance infinie de la main qui agit. L’opération de soulever le monde au moyen d’un levier n’est possible qu’à Dieu. L’Incarnation fournit le point d’appui. On peut dire aussi que tout sacrement constitue un tel point d’appui. Et que tout être humain qui obéit parfaitement à Dieu constitue un tel point d’appui. Car il est dans le monde, mais non pas du monde. Il dispose d’une force infiniment petite par rapport à l’univers, mais par l’obéissance le point d’application de cette force est transporté dans le ciel. On peut dire que Dieu agit ici-bas seulement de cette manière, par des infiniments petits qui, bien qu’étant opposés à des infiniments grands, sont efficaces par la loi du levier.

Archimède fonda la physique en en élaborant une branche, l’hydrostatique. Il l’a construite d’une manière purement géométrique et sans aucun mélange d’empirisme. C’est une merveille. Elle repose elle aussi entièrement sur la proportion. Quand un corps flotte, la ligne de flottaison est telle que le rapport du volume immergé au volume est identique au rapport entre la densité du corps et celle de l’eau. Cela se démontre comme un théorème de géométrie, par la symétrie, après qu’on a postulé qu’il y a symétrie partout où il y a équilibre. L’eau apparaît ainsi comme une parfaite balance. Cette propriété, qui l’apparente à la justice, n’est peut-être pas sans rapport avec le symbolisme du baptême sous sa forme première. L’homme immergé subit deux poussées, l’une vers le bas, l’autre vers le haut, et celle-ci l’emporte.

On ne sait presque rien sur les germes de la chimie dans l’antiquité, sinon qu’il y a dans Platon une théorie des quatre éléments fondée sur la proportion. L’air et l’eau sont deux moyennes proportionnelles entre le feu, — qui est aussi lumière et énergie, — et la terre. En somme, il y a l’énergie, la matière, et deux moyennes proportionnelles qui les relient. Deux parce que l’espace est à trois dimensions.

La biologie était déjà très avancée au temps de Platon, puisque Hippocrate lui est antérieur. Elle est principalement fondée sur les notions de proportion et d’harmonie comme unité des contraires. Hippocrate définit la santé comme une certaine proportion dans les couples de contraires qui concernent le corps vivant, tels que froid et chaud, sec et humide, proportion qui doit répondre au milieu ambiant ; ainsi, du fait de l’élimination, l’être vivant est l’image du milieu.