Irène et les eunuques/Texte entier

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Librairie Ollendorff (p. PdT-471).

PAUL ADAM

IRÈNE
et
LES EUNUQUES

Illustrations de M. ORAZI

/ Septième édition /
PARIS
Société d’Éditions Littéraires et Artistiques
Librairie Paul Ollendorff
50, chaussée d’antin, 50

1907

IL a ÉTÉ TIRÉ À PART

Dix exemplaires sur papier du Japon.
Vingt-cinq exemplaires sur papier de Hollande.

AU SAVANT HISTORIEN DE BYZANCE
à
Monsieur Charles DIEHL


A

IRÈNE
ET
LES EUNUQUES

I


lors
que l’Isaurien Léon paissait encore les bestiaux dans les vallons du Taurus, il rencontra deux voyageurs, un soir.

Pour récompense des services d’hospitalité qu’il sut leur rendre, ces étrangers offrirent de lui dévoiler le sort.

Dès la première inspection des signes fatidiques, ils l’avertirent que, devant révéler d’admirables choses pour le guider à une très haute fortune, ils lui feraient promettre tout d’abord d’accomplir un vœu qu’ils formuleraient ensuite.

Railleur, Léon jura.

— Tu seras empereur !… Voici comment tu agiras pour obéir à ton serment. Dans l’étendue de tes États, tu interdiras que l’on rende les honneurs pieux aux Images dites saintes, ces idoles vénérées par la superstition publique, en une folle abjection, autant et plus que l’idée divine elle-même.

À quelques marques, il connut que ses hôtes étaient Juifs et kabbalistes. Il les congédia, se moquant de leur prédiction…

Ainsi parle la légende. De fait, le pasteur Léon, après certaines difficultés qu’il eut de contenter ses maîtres, suivit une troupe de soldats, au passage. Sa bravoure le porta vite aux premiers grades. Stratège, il acquit la confiance de son armée, conspira et profita, pour sa gloire, de ce désordre politique habituel, durant lequel cinq empereurs périrent de mort violente dans le Palais Sacré de Byzance, depuis Héraclios.

La prédiction se réalisa.

Stupéfait de sa fortune, lui ne faillit point à tenir son serment. Du moins, candidat des mercenaires pillards qui, par crainte d’anathème ecclésiastique, n’osaient trop voler les icônes de métal précieux peuplant les églises, ce lui valut une immense popularité de propager, parmi les thèmes militaires, la nouvelle et fructueuse hérésie. Les Juifs et les Arméniens en profitèrent, acquirent des soldats le butin religieux.

Lorsque, dans la salle des XIX Lits, Léon proclama l’abolition des images, les officiers l’acclamèrent. Plus tard même, les troupes surexcitées faillirent étrangler, en sa villa, le patriarche Germain qui refusait la sanction liturgique.

Les citoyens comprirent l’enfantillage d’une révolte à l’encontre de la multitude armée. Ils se résignèrent ou simulèrent la résignation. Mais les femmes ne l’entendirent pas ainsi. Avec une ferveur remarquable, elles secondèrent les revendications des moines. Amoureuses passionnées du luxe des églises, ayant au cœur la reconnaissance de maint ex-voto, on les vit s’ameuter autour des bassins, et s’agiter dans leurs voiles jaunes, bleus, pourpres, en appelant la colère du Théos sur les sacrilèges.

L’histoire de cette hérésie est toute de rivalité entre les soldats et les femmes : les uns cupides et soucieux de garder ce droit d’accroître le salaire des victoires ; les autres éprises des luxes canoniques, habituées au sourire douloureux du Iésous tordant sa beauté messiaque sur la croix, habituées au regard de la Panagia compatissante et douce, prête à ennoblir, de ses consolations, les plus intimes confidences. Elles n’eussent voulu perdre l’amour immédiat du Christ, de ses compagnons les saints, formes mystiques et chastes où s’incarnait le besoin perpétuel de tendresse, de protection. Elles n’eussent voulu se désister de croire à la très réelle puissance des Patronnes intercédant pour les menus péchés du cœur, et ornant, de leurs robes pompeuses, de leurs auréoles d’or, de leurs bottines gemmées, les mosaïques, les cimaises, les autels. Renonceraient-elles à cette compagnie d’excellent ton si peu répliqueuse, et devant qui bavarde à l’aise l’imagination ?

Aussi quand les militaires vinrent abattre l’image juchée sur la porte du palais impérial et considérée comme une sorte de palladium, cause ordinaire de nombreux miracles, elles se hâtèrent en foule au-devant, ébranlèrent l’échelle qui portait le spathaire Jovinus chargé de la besogne. Avant qu’il eût frappé trois fois l’image, elles se ruèrent, le déchirèrent après l’avoir décortiqué de sa cuirasse et de ses cuissards. Ensuite elles traînèrent la masse de ces chairs effrangées le long des étalages où ceux d’Arménie exposent les soies de Chine et les objets venus par les caravanes des Nestoriens.

Quelque temps après, comme l’on procédait à l’investiture du patriarche Anastase, successeur de Germain, et consentant à interdire le culte des images, elles accoururent vers la basilique, forcèrent les portes closes, accablèrent le récipiendaire de pierres et de coups, avec force injures dont les plus douces étaient « mercenaire » et « loup ravissant déguisé en pasteur ». On eut peine à le faire enfuir demi-mort jusqu’au lieu où se tenait l’empereur. Toutes les rues tortueuses furent comblées de mégères hurlantes, et levant au ciel leurs faces d’imprécatrices.

Outré de cette rage, Léon, qui n’était point tendre, envoya ses gardes massacrer les séditieuses. La cruauté n’en épargna point. Les glaives tranchèrent les mamelles flasques, et trouèrent les seins jeunes de celles qu’on avait d’abord violées sur les bornes, dans les échoppes où elles s’étaient réfugiées, hagardes, offrant leur vertu en échange de la vie, dénudant leurs ventres et leurs gorges rigides, comme on fait durant le sac des villes, après l’assaut. Le sang coula dans les ruisseaux entre les épluchures de pastèques et les têtes de poissons. Peu de maris, peu de pères eurent l’audace de venir reconnaître les mortes. Il n’y eut que les fripiers pour ramasser les survivantes à l’heure nocturne où ils furent dépouiller les victimes de leurs robes brodées, de leurs tuniques de lin, et de leurs voiles coûteux.

Plus tard, on enjoignit de brûler toutes les images sans valeur marchande, et de fondre celles en métal. Les femmes les serrèrent dans leurs vêtements. Elles luttaient avec des cris effroyables pour empêcher qu’on les leur arrachât. Des clameurs désespérées retentirent dans Byzance. Mus par l’appât du gain, par l’esprit de classe, les soldats coupèrent un membre aux plus récalcitrantes. Le sang et les pleurs souillèrent les sanctuaires dévastés. Les chiens avides emportèrent des mains tranchées dont les doigts gardaient les bagues en laiton.

Mais le Iésous protégea ses fidèles, répandit les grâces. Il s’accomplit des miracles éclatants ; et ils terrifièrent l’impiété. Jean Damascène qui remplissait une charge à la cour du Calife, rédigea une longue protestation. L’Isaurien la reçut. Afin de se venger d’une pareille insolence, il commanda que d’habiles calligraphes imitassent cette écriture, en copiant une lettre fausse dans laquelle Jean invitait l’empereur grec à profiter de la faiblesse militaire des Sarrasins pour envahir leur territoire. Puis Léon envoya ce papier au Calife, lui manda qu’il ne voulait pas user d’une si lâche trahison. Ce pour quoi Jean eut la dextre coupée à Damas, et exposée en place publique. Ayant obtenu qu’on lui restituât le membre après les heures de pilori, il se rendit dans une chapelle chrétienne, consacrée à la Pureté de la Vierge. Il supplia Marie de recoller la main perdue et de sauvegarder ainsi les prestiges des Saintes Images. Or il perdit connaissance avant d’avoir achevé sa supplique. Pendant son évanouissement, la Vierge apparut, et sembla lui rajuster le poignet. Au réveil, il jouissait de sa dextre.

Contre ce prodigieux amour divin, Léon l’Isaurien opposa de prodigieuses atrocités humaines. Aux défenseurs du culte intégral il fit arracher la peau de la tête ; et, sur le crâne mis au vif, il ordonna de lier plusieurs images de bois. On oignit les barbes de poix ; on les enflamma. Dans l’Hippodrome, les martyrs crépitèrent. Ils s’effondrèrent en étincelles sur les places publiques. À la voirie, les chiens prirent coutume de se repaître avec la chair de moines.

Cependant beaucoup s’obstinèrent à servir en secret le culte des icones. Même les payens convertis préférèrent toujours la gloire du premier culte. Le monde en eut un bel exemple, lorsque l’empereur voulut marier son fils Constantin V Copronyme, déshonoré d’un tel surnom pour avoir au jour de son baptême, souillé honteusement les fonts. Il le fiança à la fille du roi des Khazars. Le patriarche iconoclaste accepta la tâche d’instruire la princesse dans le dogme. Elle se montra docile aux leçons, se prit de ferveur pour la morale et la symbolique chrétiennes. Mais elle ne tarda point à se vouer, dès qu’elle la connut, à l’adoration des images, et rien ne la put empêcher de suivre ce rite dans le palais même.

Tant d’avertissements de la Providence ne réussirent pas à convertir le monarque. Il veillait surtout à ne pas mécontenter les soldats iconoclastes, seuls appuis d’un pouvoir d’occasion. D’imposantes calamités survinrent qui punirent ces hérétiques. La terre trembla dans l’horreur de porter de si opiniâtres criminels. Les statues des Césars croulèrent. La porte Dorée se défleuronna de l’image de Théodose. Les empereurs étaient frappés là même où ils voulaient atteindre le dieu.

Léon succomba parmi ces afflictions publiques, à un affreux mal. Il se décomposait avant la mort. Il se vit fermenter vivant comme une charogne pestilentielle ; et les soins théurgiques du Copronyme ne le sauvèrent point, l’an 740.

La peste suivit qui dévasta Byzance. Les cadavres encombrèrent les chariots. On se barricadait dans les maisons contre le fléau. On interdit l’approche aux étrangers. Sur les habits des malades furent appliquées des croix verdâtres ou bleu clair pour avertir du danger qu’ils portaient avec eux. Tous ceux qui le purent désertèrent la cité impériale, renoncèrent aux merveilles de la Byzance triangulaire ceinte de six lieues de murailles, étendant ses admirables faubourgs au long du Bosphore, élevant au ciel l’orgueil de son Acropole élancée, le feu de son phare géant sur le promontoire. Nul ne promena plus, en robes peintes, sa flânerie sous les colonnades des thermes d’Arcadius. Les statues de la galerie Justinien n’attirèrent plus la rêverie grave des eunuques impériaux aux fronts blancs.

Quand la peste fut passée, Constantin V repeupla la ville d’Arméniens fidèles à l’hérésie iconoclaste. Il n’y eut plus dès lors d’opposition redoutable parmi le peuple. La doctrine chère au souverain fut définitivement établie, l’an 753, par le conciliabule de Constantinople.

Or le Pape envoya, de Rome, plusieurs moines chargés d’agir clandestinement contre l’erreur officielle. L’un osa discourir devant Constantin même. Le dernier supplice punit l’audace du protestataire. Mais, afin de ne point paraître l’ennemi des pieuses et vertueuses gens, les amis de l’Empereur tentèrent d’attirer en son parti saint Étienne le Jeune, lequel avait grande réputation d’honneur religieux. Près de son ancien monastère, Saint-Auxence en Bithynie, il vivait ermite dans une cellule étroite comme un cercueil, et construite sur ce modèle. Les émissaires du Copronyme vinrent l’y visiter, et le ramenèrent à Constantinople, tels qu’ils l’avaient trouvé, avec, pour unique vêture, une peau de mouton ceinte par une chaîne de fer. Ils entreprirent de le convaincre. N’y pouvant réussir, ils accusèrent le rebelle d’entretenir des relations infâmes avec Anne, une noble veuve que la parole édifiante du saint avait conduite au monastère. Soumise à la torture, cette femme préféra mourir dans les douleurs plutôt que de renier l’innocence d’Étienne, la sienne. La sollicitude du dieu se manifesta, car la servante qui avait témoigné contre la dame eut les mamelles déchirées par ses enfants jumeaux jusqu’à ce qu’elle expirât dans ce tourment.

Persécutés, les moines d’Étienne renouvelèrent les austérités des stylites. Lui-même réprimanda Constantin sur son hérésie. Ayant jeté une pièce de monnaie à l’effigie de l’Empereur, il la foula sous les pieds en sa présence, et prétendit qu’on ne s’en devait offenser, puisqu’on jugeait que le Seigneur ne s’offensait pas, si l’on profanait ses images. Ensuite il refusa de signer le synodicon qui défendait de joindre le qualificatif de saint à tout autre nom qu’à celui du Théos même.

Un jour qu’Étienne prêchait dans les rues de Byzance et que la foule augmentait à sa suite, les soldats, furieux de le voir ramener ces gens à l’orthodoxie, le poussèrent devant le Préfet de la Ville, après l’avoir enveloppé dans de somptueux habits sacerdotaux. Quand le magistrat l’eut blâmé pour idolâtrie, les soldats l’emmenèrent, sous les coups et les huées, jusqu’au Pelagion, s’armèrent de tridents, et le mirent en pièces avec sa dalmatique en fils d’or. Vers les eaux immondes, ils traînèrent, dans le tissu précieux et saigneux, tout le poids inerte de l’apôtre.

Il était une religieuse nommée Anthusa. Elle vivait dans la solitude en grand renom de piété. Copronyme la fit tirer de sa cellule et, n’obtenant pas son apostasie, il lui infligea, par la main du bourreau, dans l’Hippodrome, une fustigation publique. La plèbe militaire ricana quand la chemise commença de se tacher en rouge sous le cinglement des lanières.

Ce devint le spectacle fréquent du cirque. Dans l’immense amphithéâtre, les martyres remplacèrent les courses de char et les combats d’animaux féroces, pour le goût de l’assistance. Elle se plut à voir promener sous le soleil, autour de la Spina, dans le stade, des moines et des courtisanes liés ensemble. Elle invectivait contre les couples par des injures obscènes, par des gestes lascifs. Dix mille têtes hargneuses, par-dessus les manteaux de couleur insultèrent, avant que le sang jaillît de leurs troncs décapités, Constantin Podogune, logothète du Drome, son frère, le domestique des Excubiteurs, les deux patrices Antiochus commandant de la Sicile, et David, le spathaire comte des Obséquiens, Théophylacte d’Iconium, et plus tard, en 768, l’ancien patriarche qui avait accusé l’empereur d’athéisme, après avoir été déposé, puis remplacé par l’esclave-eunuque Nicétas, destructeur des mosaïques, des tableaux, des bas-reliefs en cire et en bois représentant les saints. Souvent aussi la plèbe militaire s’amusait des grimaces provoquées par la douleur sur le visage grésillant de ceux que d’athlétiques belluaires aveuglaient avec des fers rouges. On aimait voir le sang gicler des dos que zébraient les verges vivement abattues par les poignes des scholaires aux guêtres de cuir. Les flaques rouges luisirent dans le sable fin de l’arène, presque chaque jour, sous les cadavres convulsés.

D’autres fois, le peuple multicolore et tumultueux, les femmes criardes, coiffées de fleurs, admiraient, tantôt, les deux mille cinq cents robes de soie chinoise que les esclaves étalaient sous ses yeux avant de les envoyer aux Sclavons comme rançon des Grecs capturés aux combats de Tenedos, d’Imbros et de Samothrace, tantôt le cortège des Césars Christophe et Nicéphore, fils de l’impératrice, triomphant avec leur nouveau titre dans des chars d’ivoire et de bronze orfévrés, aux quatre roues pleines, aux quatre étalons blancs que menaient des écuyers porteurs de souples aiguillons. Accoudés, chacun sur l’un des dauphins dorés qui bordaient le siège profond du véhicule, les princes demeuraient immobiles dans leurs manteaux coruscants, la barbe roide, et le front chargé de joyaux. De temps à autre, ils jetaient vers les gradins, en signe de leur pouvoir consulaire, des monnaies trémisses et nomismes que s’arrachaient les mains cupides parmi des bousculades atroces.

Or l’impératrice Eudoxie, l’une des trois épouses successives de Constantin, en peine d’enfanter, fit quérir Anthusa qui la soulagerait par son intercession souvent miraculeuse. Après une fervente prière, Anthusa promit la délivrance de deux jumeaux, un fils et une fille, et qu’il fallait remercier le Théos. L’impératrice obtint aisément la liberté de la religieuse et, par reconnaissance, nomma sa fille Anthusa. Cette princesse, dans la suite, vécut comme une nonne, ne se résigna jamais au mariage.


L

II

éon, aîné des fils, fut l’hoir désigné pour tenir l’empire après Constantin V.

Quand le temps vint de marier ce prince, les dignitaires du palais supposèrent que l’alliance des Francs serait, pour Byzance, un précieux secours. Pépin illustrait, par de belles batailles et d’heureuses conquêtes, la suprématie de sa race. En Occident, elle semblait maîtresse comme prétendait l’être l’Empire Romain en Orient ; car on affichait toujours ce titre officiel. Habilement, on essaya d’obtenir, pour Léon, la main de Gisèle, fille du Franc. On fit ressortir comme cette union tiendrait l’Europe assujettie entre deux puissances formidables, l’une effective, l’autre ayant encore le signe respecté d’un très haut pouvoir moral. Une loi unique se fut imposée sans doute au vieux monde abolissant pour jamais les luttes de ses peuples mêlés, tournant leurs efforts vers l’œuvre de la civilisation chrétienne. Pour dot, Pépin eût repris au pape, et restitué à l’empire, tout l’exarchat de Ravenne.

Il n’en fut rien. L’an 766, le concile de Gentilly ayant condamné l’hérésie grecque, l’orthodoxie occidentale repoussa l’idée d’épousailles politiques.

Le châtiment de l’iniquité iconoclaste se perpétuait, l’isolait parmi les races chrétiennes.

Constantin V jugea qu’il ne fallait point retarder davantage les noces de son fils. Dédaignant toute autre alliance politique, il afficha partout son désir de ne point vouloir sacrifier le bonheur de Léon à des vues ambitieuses : il déclara ne lui choisir que la fille la plus belle et la plus spirituelle d’entre les Grecques.

Athènes gardait encore sa renommée antique pour la finesse intellectuelle des esprits, pour la beauté statuaire des vierges pareilles aux Dianes et aux Pallas de ses sculpteurs. Au-dessus de toutes, alors, on vantait Irène, orpheline de famille aisée, instruite aux plus subtiles métaphysiques des Alexandrins dont maint et maint disciples habitaient la ville de Minerve ressuscitant, sous les murs du Parthénon, l’académie platonicienne. Son nom même, la jeune fille le dut à l’influence de ces sages anciens qui l’avaient importé d’Alexandrie dans l’école d’Athènes. Ils aimaient en pourvoir, comme d’un signe de paix, les formes esthétiques des adolescentes.

Irène avait alors dix-sept ans. Le vieil empereur se décida très vite à l’accueillir dans la famille impériale. Il ne s’enquit pas autrement de sa noblesse, car les chroniqueurs ne mentionnent pas les ancêtres. Une seule chose l’inquiéta. Irène professait le catholicisme orthodoxe ; et, puisqu’il avait subi tant de malheurs pour soutenir sa conviction contre le Pape et les miracles du Théos, il ne lui appartenait plus de transiger en aucune occasion. Invitée à reconnaître les formules du Conciliabule de Constantinople, Irène employa quelques jours en hésitations : récemment les prières à la Sainte Vierge avaient été abolies par décret, les ossements des saintes déterrés, dispersés, jetés à la mer.


Elle écoutait le babillage de la fontaine…
Elle préférait alors s’asseoir dans son jardin d’oliviers pâles et de lauriers-roses. Elle écoutait le babillage de la fontaine faite d’une vasque de pierre et d’un masque de plomb recueillis par son trisaïeul au siècle précédent, dans l’Érechtheïon, lorsque la piété des empereurs fit transformer cet édifice en église, puis le voulut dédier à la Divine Sagesse et à la Mère du Iésous. Le masque représentait la tête de Typhon vaincu. L’eau jaillissait de sa bouche torte par un cri tragique, avant de trouer la transparence de la petite mare fraîche, ronde, assombrie vers le fond verdâtre et caillouteux.

Quatre tortues familières rampaient dans l’herbe sèche. À l’ombre d’un cyprès, le Maître mesurait une sphère de métal entre les pointes d’un compas. Ensuite il traçait sur le sable, au moyen d’une fine baguette, des figures avec des nombres. C’était un homme brun dont les jambes faisaient saillir la toile des hautes bottines agrafées jusqu’aux genoux. Parfois il regardait Irène, en calculant. Mais voulait-elle, par un sourire, le distraire de cette pensée mathématique, il baissait les paupières, brusque, ou levait les yeux vers le ciel que tachait, de roux, le vol circulaire d’un faucon. Alors Irène s’abandonnait aux langueurs de sa mélancolie. Quitter Athènes et ses parents vénérables, ses compagnes flatteuses, son jardin rempli d’insectes lumineux. Oublier la joie de lire, paisiblement, les merveilles consignées dans les volumes ! Vivre en ce palais de Byzance, où tant de meurtres avaient rougi déjà les dalles de marbre, où l’on avait traîné par les cheveux, dans leur sang répandu, des patriciennes et des religieuses innocentes lorsque les séditions s’engouffraient telles qu’un vent d’orage par les rues anguleuses, lorsque les torches s’échevelaient aux poings des incendiaires, lorsque les hérétiques iconoclastes décapitaient les statues saintes avec les adoratrices.

Ce n’était point que l’âme tremblât de lâche peur. Mais Irène espérait un jour engendrer, elle aussi, quelque peu de science, à l’exemple d’Hypatie et d’Asclépigénie, les vierges théurgistes. Or, ce la désolait de craindre que cette naissance spirituelle pût être retardée par la sottise des assassins. En ce temps-là, les derniers disciples de Platon et de Jamblique pensaient vivre aussi longtemps que leurs idées sublimes. Ils les considéraient comme la vigueur réelle de l’Être dont les corps étaient seulement les apparitions successives, brèves, toujours renouvelées par les amours des générations. Certes, Irène partageait la même foi didactique. Des sages professaient encore au pied de l’Acropole, les doctrines transmises par l’école d’Alexandrie à son émule d’Athènes, et conservées, christianisées, accrues en secret depuis l’édit de Justinien dispersant les philosophes, depuis deux siècles, au milieu de certaines familles disertes, filles des Simplicius, des Isidore de Gaza, des Damascius. Au sein de cette aristocratie, étaient nés Irène et Jean Bythrométrès, cet homme grave, beau, cherchant, avec le compas, sur la sphère de métal terni, les points où fixer ensemble les signes des astres et ceux des principes qui leur communiquent l’influence des Éons, émanations de l’Un, Inconnaissable, Indicible, Centre des Nombres, le Père. De Lui, procède le Fils Intelligible, Pur comme l’Agneau et le Feu ; de Lui procède le Saint-Esprit qui se manifeste par le mouvement des forces créatrices grâce à quoi le Ciel scintille, la Terre verdoie, la Mer enfle, les Créatures pullulent, et l’Intelligence médite sur la Cause.

Irène se récitait de telles sentences en admirant son initiateur. Car Jean l’avait instruite alors qu’elle jouait avec ses colombes apprivoisées et de petites boules multicolores sur les marches de la maison fauve. Averti par ces yeux attentifs et courageux, il avait choisi la tâche de munir la curiosité de l’écolière. Mathématiques, musique, théurgie avaient dix ans étonné Irène. De cette bouche éclatante au milieu d’une barbe bouclée, elle avait appris comment, de l’Un, étaient issus les Nombres, racines des Idées Archétypes, et comment se rythment les ïambes propres à chanter l’art d’attirer les essences de l’air dans les vapeurs de l’eau, lorsque la constellation du Chien brille verticalement vers la terre, afin de créer, avec le feu, la Pierre des Éléments. Qu’on y grave sans hésitation, au moment où le calcaire se forme, le pentagramme du Pur, celui du Paraclet en les unissant au signe du Zodiaque et au chiffre mystique de l’astre invoqué. Alors on peut voir les montagnes se fondre, les îles s’enfuir sur la mer, le Fils descendre les escaliers des nuages, resplendir de tous les éclairs qui sont ses membres et sa taille et son visage, tandis que le soleil flamboie dans sa droite, que la lune brille dans sa gauche. Il faut crier sept fois « Kyrie, eleison » en se prosternant. Pareille à l’orage et au tumulte des grandes eaux la Voix répond : « Je connais vos œuvres, et que vous avez été marqués de la sorte par la volonté de mon Père. Je vous donnerai, ô victorieuse, une pierre blanche sur laquelle sera écrit un nom nouveau que nul ne sait que ceux qui le reçoivent. »

Ayant agi selon ces préceptes, Irène, une nuit, avait, dans le cratère d’airain, recueilli la Pierre des Éléments. C’était plutôt une mince écaille de chaux, très fragile, où difficilement l’on imaginait lire les mots : cuba-silissa.

Nul n’eût réussi, s’il n’eût pu, dans la même seconde, clairement évoquer les principes et les conclusions des sept sciences. Donc l’éducation de la vierge était accomplie, puisque la promptitude de son esprit exercé avait su, dans le même instant, se rappeler les sentences opportunes des philosophies, astrologies, mathématiques, et théurgies, joindre leurs signes en une seule figure de pantacle.

Devant les sages d’Athènes, Irène avait subi, de nouveau, l’épreuve. Et par tout l’empire des Romains, les courriers avaient aussitôt propagé qu’une vierge de quinze ans résolvait les problèmes de la Tétrade, qu’elle se nommait Irène, que sa perfection physique semblait non pareille. Les savants et les moines s’écrivirent de longs messages relatifs à cet événement. Les évêques en voyage vinrent saluer la jeune fille dans son petit jardin d’oliviers pâles et de lauriers-roses. Même un mage de Perse voulut l’ouïr ; et, l’ayant écoutée, la pria de recevoir une fleur de rubis, d’émeraudes incrustés dans une plaque d’argent. Il lui demanda si elle n’épouserait pas volontiers Ifkandiar, prince de l’Iran. Las des orgueils et des plaisirs, ce jeune homme souhaitait l’union avec une femme capable de lui découvrir, en l’aimant, les mystères du monde, car la rudesse et l’austérité des philosophes avaient rebuté de premiers élans vers la Connaissance.

En ce jour du passé, Irène avait soudain compris quelle force l’attachait à son maître Jean Bythométrès, c’est-à-dire Jean Mesureur de l’Abyme. Bien qu’elle essayât de se tromper sur le vrai motif de sa décision, elle déclina les offres persiques, pour ne pas quitter Athènes ni le descendant des Damascides.

D’abord ç’avait été la honte, pour elle, de s’avouer l’amour. Elle se jugeait indigne de son propre destin.

À partir de cette heure, Jean s’était presque écarté comme s’il eût craint de perdre le temps de ses recherches auprès d’une enfant maladive et sotte. À plusieurs reprises, leurs regards, leurs gestes et leurs réticences les avaient tous deux embarrassés. Sans dire une parole révélatrice de leur sentiment, l’un et l’autre l’avaient trahi, elle souffrant de son instinct impérieux, lui fouillant l’âme de sa disciple, avec l’audace muette et coutumière de ses yeux.

Voici que, l’histoire persique étant parvenue à l’oreille de l’Autocrator, des émissaires discrets, prudents, opiniâtres, proposaient un autre mariage encore, et tel que les âmes des filles ambitieuses le rêvaient, toutes, par le monde, comme le but des espoirs les plus téméraires.

Pourtant Irène hésitait devant sa voie. Déjà son cœur véritable, celui que ne commandaient ni la science, ni l’orgueil, son cœur avait dédié au Mesureur de l’Abyme la volupté fervente de ses songeries, celles qu’enivraient les chaudes caresses de l’air, quelques strophes de Sappho fidèles à la mémoire, certaines influences des couleurs pourpres étalées sur le large roc de l’Acropole, et tous les souvenirs des mythes anciens survivant parmi les colonnes du temple de Thésée. Amoureuse, elle se demandait si le mieux n’était pas de chérir Jean. Ah, douceur de baiser cette chevelure noire et bleuâtre, de caresser, avec tout un corps de vierge ardente, cette poitrine gonflant la tunique de byssus ! Enlacer ce cou, ce cou fort et bref rapprochant la pensée et le souffle qui la crie, la volonté et les bras qui la servent.

Anxieuse, Irène s’épuisait, un matin, dans le doute.

Un fruit tomba de l’arbuste.

Jean Bythométrès dit :

— D’une part, je n’ai pas coutume d’insulter à la pudeur de tes pensées, en les devinant à haute voix, bien que je pense les apprendre d’après les mouvements de tes yeux, les vivacités de tes mains, et les masques successifs que fabrique ton visage pour ton âme. D’autre part, je ne puis céler davantage mes blâmes que tu as prévus en examinant ma mine quand ma voix te réprimandait par le ton, tandis que, par les mots, elle vantait la raison, les mérites de ta mère pieuse, et les propositions de l’Aréopagite sur l’Essence Divine qui n’a point de nom, mais ceux de Toutes Choses. Or, j’ai réfléchi. Mieux vaut ne pas laisser dans les ombres ce qui nous tourmente. Ayons le courage de tirer au jour ces vautours qui nous rongent le foie, afin que, les ayant éblouis par les lumières de notre raison, nous les jugions dignes d’être oubliés comme des charognes croupissantes.

Jean s’était levé, en souriant avec dédain. Irène crut devoir sourire aussi pour dissimuler sa confusion, ou, du moins, pour paraître railler elle-même les faiblesses que son maître allait lui découvrir. Mais elle eut froid tout à coup ; et sa nuque s’alourdit. Une pomme sembla lui grossir dans sa gorge. Cela l’étouffait. Jean apparut comme un ange terrible. Debout, et la taille prise dans une ceinture de cuir à quoi pendaient son aumônière, son écritoire, par des lanières brodées de soie violette, il était plus redoutable à cause de sa belle stature, de ses sourcils touffus et froncés. Cet homme la méprisait de toutes ses forces manifestes. L’orgueil d’Irène, refoulé en ses entrailles, s’y blottit, les tortura. Chancelante, elle supporta mal les regards de Jean qui plaignaient cette angoisse.

Comme il ne parlait plus, elle se roidit pour rompre ce silence affreux mais indifférent aux papillons qui se poursuivaient le long des parterres rouges et bleus, mais indifférent aux passereaux qui voletaient en foule dans un troène. Et elle dit :

— Ta Sagesse voudra-t-elle soutenir qu’il convient d’abdiquer ma foi en les Saintes Images, puis de l’échanger contre les richesses de l’Empire, ainsi que ton ânier, ô maître, troque ses figues contre mes nomismes ?

Elle s’étonna d’avoir osé introduire le son de la colère dans cette phrase insidieuse et agressive. Stupide, elle restait frémissante, au bord de la fontaine. Elle s’appuya sur la chevelure en plomb du titan qui crachait la vrille d’eau claire.

— Ce n’est point là,… répondit-il ; … ce que ta franchise veut me reprocher, Lèvres de l’Esprit ! Tu me tends des embûches inutiles… Et je suis, pour tes rets fragiles, un oiseau bien robuste.

— N’as-tu pas enseigné pourtant, ô mon maître, que les Saintes Images sont des hiéroglyphes efficaces, que nous pouvons y loger nos idées abstraites des attributs divins, sans répéter l’effort difficile de nous les représenter les yeux clos, comme des forces impondérables et illimitées… N’as-tu pas enseigné pourtant que la contemplation des Saintes Images nous aidait à conquérir l’extase et à nous unir, dans les moments mystiques, avec l’Abyme Indicible ? N’as-tu pas enseigné qu’en méditant la vie d’un saint on gravit un degré du savoir en ascension vers l’Ineffable ? N’as-tu pas enseigné les rapports qu’il importe de concevoir entre les idées Archétypes et leurs Symboles que sont les Saintes Images ?… N’as-tu pas enseigné que détruire les Images c’était aussi supprimer les exhortations des murailles invitant la plèbe étourdie et frivole à se représenter, à chérir, à pratiquer les vertus du Fils, celles de la Très Illuminante Pureté, celles des Anges et des Bienheureux martyrs ?… N’as-tu pas enseigné que détruire les Images c’était aussi corrompre le peuple du Christos, et gouverner pour la gloire du Mauvais Principe ?… Et voici que tu viens dire à la disciple : « Gouverne le monde en brisant les Saintes Images… Laisse oublier les Archétypes dont elles sont les hiéroglyphes efficaces ! Renie la puissance de l’extase qui peut unir la méditation avec l’Abyme. Renonce à gravir l’échelle qui conduit, de science en science, vers l’Ineffable. Impose silence aux murailles qui prêchaient, par l’entremise des Images, les vertus nécessaires… Corromps le peuple du Christos, depuis le plus grossier des marchands de pois secs jusqu’au plus subtil des patriarches. Et alors tu auras agi selon ma parole, sur le trône de Constantin. Alors ce sera ma parole, la parole d’Alexandrie et d’Athènes qui retentira entre les colonnes, là où l’on proclame les édits de l’Autocrator. » Ô mon maître, ta droiture exigera-t-elle de moi que je contredise ta sagesse en sollicitant la couronne des empereurs iconoclastes ?

Irène avait brusquement développé toute cette dialectique comme une longue invective contre le caractère de Bythométrès. Maintenant elle haletait au bout de son discours. Elle redouta de l’avoir trop convaincu. En robe jaune collée sur ses formes, elle mesurait les prestiges de sa personne. Elle se réfugia dans le bleu du voile qui protégeait sa tête, son cou, ses épaules, sa taille ; car le soleil commençait à luire. Machinalement elle enfermait ses bras dans l’étoffe de ce voile qu’elle tordit et serra bientôt autour de ses poignets menus, de ses longues mains. Ensuite elle regarda fixement les petites croix noires peintes sur ses souliers de drap. Jean répliquait :

— Que ton astuce est divertissante, en vérité, fille des Athéniens au langage ambigu. Tu feins de ne point te rappeler ce dont nous convînmes, l’autre matin ; à savoir que le seul moyen de rétablir les Images dans Byzance, c’est de persuader l’empereur, le prince et leurs stratèges. Comment cela, puisque nul ne peut les approcher de qui la langue reste libre ? Toi, du moins, ayant abdiqué pour un temps la foi dans le culte des icones, tu pourras bientôt regretter, chaque jour, hautement, cette abdication, et disserter sur le rôle utile des Images dans l’État. Tu pourras démontrer que les soldats avides de piller les églises sans pâtir des châtiments infligés aux sacrilèges, ont seuls d’abord répandu l’hérésie fructueuse pour leurs exploits, et pour les trafics des juifs qui leur achètent les trophées. Autour de ta puissance se rangeront ceux qui détestent la brutalité des gens de guerre, leur arrogance, leurs séditions. Tous les moines qui enrichissent la solitude de leurs cloîtres en peignant la Face du Iésous sur des plaques de bois dur, marcheront vers toi, acclameront tes pas et ton verbe. Si la prudence conduit tes actes, tu obtiendras que l’on tolère les Images secrètement, dans ton propre oratoire, puis dans l’église élue pour tes dévotions particulières, enfin sur l’ambon, au cœur de toutes les basiliques, les jours de ta visite impériale… Et les ennemis des soldats se réuniront sous ton égide. Ils seront bientôt le nombre de la Faiblesse qui finit par dompter l’unique Force… Mais je parle comme ceux qui racontent les aventures de leurs voyages dans les tavernes du port, et qui ne se souviennent pas de les avoir narrées, la veille, aux mêmes buveurs d’hydromel. En vérité, recevant la couronne des empereurs iconoclastes, tu dois entreprendre la tâche de rallier les partisans de l’Esprit contre la Bestialité des soldats qui désolent l’empire par leurs rivalités sanguinaires. Tu sais que tu peux faire refleurir la Paix incluse en ton nom. C’est là ton devoir de disciple en qui nous avons versé les excellences de notre gnose. Tels les philosophes versent leurs huiles les meilleures dans une lampe d’albâtre afin que la veille de leurs talents assemblés produise des lumières spirituelles précieuses à l’univers et à l’avenir des hommes. Tu es notre lampe, Irène. Nous avons ouvré la magnificence de ton corps et la fécondité de ton esprit afin d’illuminer le monde. Et voici. Ton mariage impérial c’est l’étincelle nécessaire pour te faire briller sur la plus haute colonne de la terre !

— Mais comment nos idées éclaireront-elles les nations s’il me faut les répudier tout d’abord ? Autant dire les éteindre. Et comment moi-même serai-je prise en exemple de sagesse, si mes abjurations ternissent devant l’univers, l’éclat de mes vertus ? Que ton impeccable sagacité explique aussi cela pour les oreilles de ta servante.

Aux derniers mots de cette prière, elle affecta de rire, en moulant son torse juvénile et fort dans le voile bleu plus étroitement serré autour de ses bras. Les longs plis de sa robe jaune à reflets de pourpre se déformèrent et se reformèrent selon les mouvements de la marche sur le sable fin, parsemé de coquillages. Au loin et au-dessus des cyprès droits, l’Acropole étincelait par toutes les arêtes de ses flancs abrupts que dominaient les frontons et les colonnes des temples. Jean regarda la jeune fille. Elle conjectura qu’elle avait ému leurs sens mêmes. Car les yeux du maître la visaient comme visent ceux d’un archer féroce qui découvre à portée son ennemi mortel. Elle sut par là qu’il l’aimait davantage.

Alors elle se courba, sous l’apparence de ramasser une fleur, mais pour que les globes de sa poitrine vinssent en saillie dans la robe légère, et pour que sa croupe parut offerte aux désirs d’invisibles ægipans. Jean se retourna, puis exhala bruyamment un soupir de rage. Ses mains étreignaient les os de ses bras croisés :

— Est-il opportun de répéter encore, Lèvres de l’Esprit, ce que tu n’ignores plus. Ton verbe étonna même les meilleurs de nos maîtres lorsqu’il démontra que le Constructeur assure l’équilibre des choses, opposant le Bien et le Mal. Le Mal est une force que le Théos a constituée. Il paraît donc licite de s’en servir lorsque notre intelligence s’est accrue suffisamment pour user avec modération de cette puissance nécessaire. Si nous devons en interdire l’emploi aux troupeaux niais des hommes, esclaves de leurs instincts et incapables de leur échapper, nous pouvons admettre toutefois que l’être indépendant de ces basses suggestions commette les fautes provisoires et nécessaires à l’avènement du Bien Futur. Ainsi les rois prudents entreprennent des guerres afin d’assurer la paix que leur triomphe seul imposera. Malgré notre foi en l’efficacité des Images, (efficacité pareille à l’efficacité des figures géométriques si favorables aux propositions du sublime Euclide), si tu abjures momentanément leur culte, tu remettras ensuite le sceptre de Byzance au pouvoir des Archétypes que Denys l’Aréopagite, Plotin, Jamblique et Proclus révélèrent, et dont nous sommes, ainsi qu’ils le furent, des organes transitoires. Alors l’Idée régnera sur l’Orient et sur l’Occident, un jour. Nous le croyons. Voilà ce que ton verbe annonçait aux meilleurs d’Athènes lorsqu’ils se furent réunis, le lendemain des Pâques, sur la terrasse de l’Érechtéion à l’ombre des vierges en pierre, moins belles que ta beauté. Tu te sais digne d’asservir le Mal à tes fins, puisque la science t’affranchit de l’instinct… Cesse donc, je t’en prie, de jouer avec des paroles variées, comme tu jouais, petite enfant, avec des boules multicolores sur les marches de la maison fauve où tu reçus, Irène, ma première leçon…

— On dit que la science affranchit de l’instinct !… On dit cela… ; mais c’est un autre jeu de paroles aussi vain que le jeu de mes boules multicolores,… ô Jean, ô Mesureur de l’Abyme.

— Que le Théos étende sur toi sa main propice : tu viens de parler enfin comme il sied à la vaillance de ton esprit…

En agitant ses bras plus glabres que ceux d’une femme, il clama cette phrase victorieuse. Aussitôt Irène mesura le tort qu’elle avait eu de dissimuler avec lui. L’aspect de sa déchéance la désola. Elle se rassit près de la fontaine en s’enveloppant toute dans la pudeur de son voile bleu.

— Avoue donc, Lèvres de l’Esprit, avoue que tu préfères demeurer dans ta maison d’Athènes avec tes volumes uniformément roulés sur les planches de ta bibliothèque, avec tes sphères de bois, tes compas précis, tes billes de calcul, les tortues apprivoisées de ton jardin roussi, et… et… (mon orgueil est mort, je te l’assure !…) et ton maître ! Tu le crois pareil au faune qui saute des buissons, afin de saillir les nymphes endormies mais vigilantes pour guetter le plaisir… Oui, tu es une fille bestialement amoureuse de Jean Bythométrès parce qu’il a fécondé ton intelligence, parce qu’il a pris la virginité de ton ignorance puérile, parce qu’il t’a menée comme une épouse de son effort sur les cimes où l’on aperçoit, dans les fumées du cercle théurgique, le Fils dont les pieds broient le fond des mers et dont la tête reste obscurcie par les vapeurs du zénith… Et tu voudrais, Irène, qu’il te fécondât le ventre aussi, qu’il jetât sa semence humaine dans tes flancs essoufflés ; ô bestialité d’Athènes ! Immondice des païens !… Sœur de Priape !… Fille de tous les dieux morts sous qui sanglota le vice d’Aphrodite… Et pour ce plaisir, tu renoncerais à Byzance, à l’empire du monde, au droit d’établir les Archétypes dans la Magnaure des Autocrators !… Voilà ce que je sais de toi, et ce que tes paroles n’osent proférer, ô lâche Irène !

Elle avait entendu les injures sans remuer une phalange. Seulement elle serrait toujours plus fort, autour de son torse, et sur son visage convulsif, le voile bleu. Tout son corps lui pesait. Ses entrailles et son cœur étaient percés de mille pointes aiguës. Soudain sa douleur se rebiffa. Elle cessa de subir. Sans que sa raison le voulût, son être inconsciemment ripostait :

— Toi-même, ô toi-même, Prince des Hypocrites, toi-même tu soupires, la nuit, derrière ma porte. Ainsi les chevaux hennissent au vent qui disperse le fumet des cavales… Toi-même tu te martyrises, tu te ligottes dans les liens les plus solides de ta sagesse pour ne pas te ruer sur ma chair. Tu charges tes lèvres du plomb de toute la science pour qu’elles ne se tendent pas vers mes seins douloureux. Toi, toi, tu m’aimes, autant que je t’aime ! Et si je suis la fille des dieux morts, tu es leur désir survécu, projeté vers moi, depuis des ans, des ans, depuis le jour où ma main d’enfant, par mégarde, s’appuya contre ta jambe, comme je me penchais sur les papyrus que tu étalais le long de tes genoux, ici, à cette même place couverte par l’ombre courte du cyprès, Jean !… Et depuis, depuis, tu me flaires comme je te flaire. Tu tournes autour de moi comme le chien tourne autour de la lice en folie, comme les astres tournent autour de la terre chaude qui dresse les vagues de ses océans vers le désir des cieux !…

Elle s’arrêta. Tout son corps pantelait sur le cube de pierre ; et elle criait sans découvrir son visage ni ses mains, ni même sa bouche étouffée par le voile bleu.

— Tu hurles comme la vérité, à l’heure du jugement !…

— Ah !… Tu n’ignores plus que je sais lire, à travers tes discours, le réel de toi-même, Jean Bythométrès, amant de ma jeunesse, maître de mes beautés, époux de ma vie.

Valeureuse, elle rejetait son voile, elle éclatait d’un rire joyeux ; elle courait à lui, la robe ouverte sur les lueurs de sa gorge bondissante. Il reculait encore. Les passereaux s’enfuirent du troëne, et les papillons montèrent en tourbillonnant vers le soleil.

Une seconde, les amants s’admirèrent. Les tresses d’or et de bronze, autour du visage d’Irène, de son col ardent, s’éboulaient. Le feu de ses lèvres disertes illuminait la passion de sa face rose, de ses mâchoires têtues. La robe jaune collait aux formes de ce jeune corps tendu vers l’amant. Plus blême qu’un pays blafard au début de l’orage, lui se domptait. De nouveau, l’ironie retroussa le sourire de sa figure contractée :

— Arrête, petite génisse imprudente… ricana-t-il… Tu prends le bœuf pour un taureau. Apprends qu’un Égyptien m’opéra le lendemain de l’heure où je sentis que ma passion pour toi romprait le joug de ma vertu… Car il ne fallait pas que le joug fût détruit. Il fallait que ma puissance te gardât vierge pour dominer l’amour confiant du prince que le Théos promettait clairement à ton destin. J’ai sacrifié mon pouvoir d’amant, afin que tu fusses, entre les mains des philosophes, le sûr moyen de leur pouvoir spirituel… Que ta pudeur réserve pour Léon le Khazar, fils de Constantin, ce que m’offrait ton instinct hâtif et puéril. Et nous régirons le sort du monde, à Byzance, puisque, sans exciter les soupçons, je pourrai toujours être un conseil à ton oreille, un signe devant tes yeux.

— Tu mens, tu mens, répliquait Irène… Tu railles mon innocence…

— Vois donc…

Ayant relevé ses vêtements, il lui montra la cicatrice de sa virilité. Alors les os d’Irène se glacèrent. Son épiderme se crispa par tout le corps. Elle se jeta contre terre. Fervemment, elle couvrit de baisers dévots les chaussures de son maître.

Il ricanait de façon stridente.

Elle pleurait le désastre de ses espoirs.

Ainsi tout était vrai des martyrs, des sacrifiés, de ceux que l’histoire approuve parce qu’ils étouffèrent leur cœur, parce qu’ils égorgèrent la meute de leurs sens aboyants. Cet homme avait anéanti son pouvoir d’aimer et d’être adoré, pour que l’Idée fût transmise, par la disciple Irène, dans l’esprit de l’Autocrator, pour que cette pensée soumît l’Orient et l’Occident, dût-il languir lui, objet d’opprobre et de dérision, avec sa tristesse confidente.

Éperdue, en pleurs, l’élue des évêques et des princes promit d’obéir au maître de son esprit navré.

— Je serai ta chose, ô Mesureur de l’Abyme !… Que ta volonté saisisse mon intelligence comme ma main impériale bientôt saisira le sceptre.

En silence, il se retira sans qu’elle voulût faiblir en le regardant. Elle demeura, prostrée contre terre, avec les angoisses de son âme, pour deviner l’avenir de leurs vœux doubles.

Par delà les parvis de la basilique, l’attendaient le trône, les gardes, la couronne aux deux rangs de perles, aux longues bandelettes chargées de joyaux et qui battent, dans les cérémonies, sur l’incarnat avivé des joues. Vers sa personne symbolique s’exalteraient l’enthousiasme de la foule sujette, et les acclamations des dignitaires. Elle ne résista plus. Elle se promettait supérieure, avec le secours de Jean, aux plus rudes esprits, aux témérités altières. Possédant le levier d’une suprême puissance, elle modifierait le monde selon le gré de leurs théories philosophiques. À la mécanique sociale elle appliquerait les axiomes et les inductions de leur gnose bien autrement révérée, en elle-même, que les potentats de la famille prochaine.

Pour cela, il lui suffisait d’offrir son corps aux caresses du Prince de Byzance que ses effigies montrent de figure affinée, maladive avec les lueurs d’yeux brûlants.

Elle compta qu’elle pâtirait moins en cette extrémité que ne pâtirait Jean. Donc elle n’avait qu’à lui rendre l’hommage de l’obéissance, en acceptant de s’abandonner à ce Léon peut-être absurde et grossier, toutefois dominateur des races.


O

III


r Jean la fit avertir qu’il prenait la robe des moines et qu’elle le reverrait à Byzance, seulement. Irène ne gémit plus. Hautaine et sévère, elle alla vers le messager de l’empereur qui habitait chez le stratège de la province. C’était un homme obèse, revêtu d’un manteau vert, de broderies d’argent qui représentaient plusieurs licornes poursuivies par un dogue. Une capuce écarlate coiffait sa tête mafflue. Solennel, il reçut la promesse qu’elle récita, dans la haute salle aux murs de marbre, la main étendue contre le parchemin de l’Évangile. Alors le gros homme se prosterna pour lui rendre les honneurs dus à la Despoina des Romains.

Bientôt on l’envoya prendre dans Athènes avec un merveilleux équipage de soldats, d’eunuques et d’esclaves arméniennes aux longues tresses noires. Des musiciens en robes bleues, et des bouffons cabriolants, la saluèrent. Une abbesse avec sa crosse d’or, et vingt religieuses, se firent ses gardiennes. Une galère la conduisit jusqu’au palais d’Hieria sis sur le promontoire Sosthenien qui, de l’Asie, fait face aux collines de Byzance.

Bientôt il lui fut loisible de contempler, entre les plaines bleues de la mer et du ciel, la cité de Constantin, l’étincellement de ses dômes, les dorures des édifices, les courbures de ses rues pavoisées le long des grèves que mange la bave des flots éternels. Irène allait donc y régner dans la splendeur des robes aux quadratures de joyaux, des mantes indéfinies qu’on relève sur la main gauche soutenant le globe de l’univers. Elle se plut à voir les préparatifs de fête pour son entrée dans la ville conquise par la seule force de l’esprit.

Et Jean, dans un cloître, pensait aux moyens de cette grandeur.

Un empire aux pieds, l’empire des Romains, avec l’orgueil des monarques adorés comme les anciens dieux, cela destiné à la pure vertu des formes et de l’intelligence ! Bythométrès ne savait d’autre situation analogue, d’autre pouvoir plus rayonnant dans une âme plus apte à goûter, avec le raffinement d’un esprit superbe, toutes les jouissances de la gloire, de la méditation métaphysique, du délire artistique, devant les merveilles humaines, et l’apparat de la terre.

« Ce mois de septembre,… conte le sec Théophane, chroniqueur ecclésiastique,… Irène d’Athènes fut amenée du palais d’Hieria jusque la ville impériale sur un dromon. Sa suite occupait des chelandia ornés de soies magnifiques. Les hommes et les femmes du premier rang vinrent la recevoir parmi un grand concours de peuple, et l’accompagnèrent.

« Le troisième jour de septembre, le patriarche se rendit au Palais, célébra les fiançailles d’Irène et de Léon dans l’église du Phare. Le dix-septième jour de décembre, dans le Triclinion de l’Augusteos, l’impératrice Irène fut couronnée par la main de Constantin V. Puis, ayant cheminé jusqu’à Saint-Étienne de Daphné, elle prit le diadème nuptial avec le Basileus Léon, fils de Constantin. »

Ils couchèrent dans la Magnaure.

Quand on eut ôté les tapis suspendus aux balcons de Byzance ; quand on eut retiré des façades les fleurs déjà flétries, les draps d’or et d’argent, les coffrets d’émaux, les emblèmes et les insignes ; quand on eut abattu les arcs de triomphe, et ramassé en tas les pétales de roses semés deux jours avant sous les pas du cortège ; quand les tavernes, sur le port, se furent vidées de leurs derniers ivrognes ahuris ; quand la foule des pécheresses vint s’accuser dans les églises en se prosternant sous la galerie de l’ambon devant l’iconostase dépeuplée de ses images ; quand les palefreniers de l’Hippodrome recommencèrent à promener par la ville les chevaux parés pour la vente, et les moines à vanter les médecines élaborées dans les couvents célèbres par leurs miracles, puis à les troquer, au coin des rues, contre des légumes frais, des œufs, des volailles grasses ; quand les chameaux persans chargés de marchandises s’agenouillèrent à nouveau devant les boutiques des Arméniens et tendirent vers les enfants amusés les grosses lèvres de leurs museaux dignes ; quand les maçons se reprirent à gâcher du ciment rose en haut des échafaudages, et les commères à babiller en se signant mille fois sur leurs voiles graisseux mais honnêtement croisés ; quand les fonctionnaires du Palais eurent quitté leurs allures d’empressement pour musarder à pas mous le long des colonnades, et se saluer avec des révérences hiérarchiques ; quand les eunuques du Gynécée impérial se furent remis à compter les dépenses avec les billes multicolores de leurs tringles et les jetons d’étain jetés sur les coffres ; quand les esclaves alertes eurent apporté, le surlendemain des noces, les confitures de gingembre et les gâteaux d’anis aux jeunes époux mal éveillés, épuisés encore par les ébats voluptueux, Irène ne se reconnut point.

Elle adorait ce jeune homme accoudé près d’elle et qui l’avait étreinte si fougueusement, qui l’avait étourdie de caresses inimaginables, à la manière des dieux, à la manière des bêtes. Alors elle se railla d’avoir aimé Jean Bythométrès ; et elle conçut une honte singulière.

Pour se faire pardonner, sans le dire, cet amour criminel, elle voulut attirer dans ses bras fragiles, le prince déjà revêtu, par les gros eunuques Papias et Théophane, de sa tunique, déjà chaussé de ses souliers rouges par Pharès, déjà debout.

Mais la figure du jeune homme s’obscurcit. Ses sourcils noirs et touffus se froncèrent. Précipitamment, le flasque Théophane se prosterna vers l’oreille d’Irène, lui murmura :

— Ô Lumière du monde, Ta Sagesse a-t-elle oublié qu’il lui appartient de saluer, la première, l’Œil du Théos, Léon Basileus et fils de l’Autocrator Constantin, qui est l’empereur des Romains, le maître des terres et des mers, le chef souverain des Sept Églises… ? En vérité, Ton Illustre Sagesse aurait-elle oublié ce qu’elle doit à son maître ?

En même temps l’eunuque la recouvrait d’un lourd manteau cérémoniel ; il l’attirait au bas de l’estrade, afin qu’elle s’inclinât profondément vers la mosaïque où un lion d’or dévorait une antilope de lapis.

Irène sentit les feux de la honte rougir sa face, et la vigueur de ses nerfs se rebeller. Impassible, droit, Léon attendait l’hommage au milieu de ses domestiques à genoux. Papias et Théophane tiraient le manteau dans lequel ils l’avaient prise, et qui fit courber les épaules de l’adolescente, tandis que deux larmes obscurcissaient ses yeux furieux.

Balbutiant la formule du salut, elle se comparait à l’antilope de la mosaïque, proie d’un animal sauvage. Léon la releva de la main, quand elle eut achevé le compliment protocolaire, et il la railla d’être émue pour une si petite chose. Après, il s’en fut, svelte et léger, au milieu d’une escorte de commis, d’officiers, de moines iconoclastes, de veneurs qui l’assaillirent dès la porte, l’accablèrent de bénédictions tumultueuses et de louanges hyperboliques. Il se débattait, riait, appelait celui-ci « loup-cervier », celui-là « ours bulgare » et un troisième « peste Sarrasine ». Mais l’Athénienne s’aperçut qu’il était beau, de superbe humeur, et que la dignité du geste, les sons brefs de sa voix ennoblissaient le vulgaire de ses apostrophes. Une rumeur s’éleva dans le palais, grandit, comme si le monde avait attendu pour vivre que le fils de l’Autocrator apparût.

Frémissante et larmoyante encore, elle laissa les douze filles cubiculaires, sourires et révérences, l’asseoir sur un trône de bronze, la dépouiller de son manteau, lui déployer des robes lourdes, lui présenter le miroir encadré de paons d’or, lui laver les pieds dans un bassin clair, la peigner avec des instruments d’ivoire, et la frotter par tout le corps avec des parfums suaves, des eaux teintes, des poudres sèches. Une négresse s’emparait de ses mains qu’elle caressait par l’entremise d’un onguent mousseux et doux. Irène se répétait : « Ce Léon d’Isaurie, ce fils des pirates, serait-il véritablement un maître, le maître de mon corps et de mon esprit… Un maître pour subjuguer la force même de ma science ! Le Paraclet permettra-t-il que je supporte cet affront du matin. »

Sa colère ne fut point calmée par un ordre de l’Empereur qui la manda dans ses appartements. Elle ne l’avait encore vu que parmi les apparats de la souveraineté, et sous le costume de stratège qu’il portait souvent, à l’exemple de son père, afin de flatter le parti des soldats. Une seule heure, le matin des noces, avant que les cortèges l’eussent emmenée vers la Magnaure, Irène l’avait connu familier et affable, sans cuirasse gravée, ni bottines de pourpre, mais en simple tunique de lin bis, et les pieds nus mal attachés à des sandales de feutre. Il lui avait offert un collier de grands émaux représentant les villes de l’empire avec leurs écussons, leurs devises, et leurs animaux symboliques.

Quand Pharès, eunuque cubiculaire, l’eut introduite dans le logis de l’Autocrator, elle le retrouva tel. Aussitôt il la fit asseoir à côté de lui dans une chaire de marbre noire et sculptée de telle manière qu’elle semblait soutenue par deux taureaux. Devant eux, sur une longue table massive, des rouleaux de parchemins et de papyrus étaient plantés debout en de courts cylindres métalliques qui portaient, chacun, le nom d’un thème militaire. Irène regardait cette salle nue aux murailles de pierres bleuâtres, tellement polies qu’elles reflétaient les quatre scribes siégeant sur leurs cubes de bois rouge, les roseaux en main. Une tenture relevée sur le cintre de la fenêtre montrait les mille dômes de Byzance entre les hauts cyprès, et, tout au loin, la blancheur d’une statue équestre par-dessus les feuillages du jardin jauni, roidement taillé.

— Ma fille, il importe que je voie toute ta beauté,… puisque tu es digne de la réputation que te firent les saints évêques de l’empire ! Que ta complaisance accepte l’examen paternel d’un vétéran comme une marque d’affection. Ô félicité de mon fils Léon, ô délices d’Athènes ! Te voilà donc ici, toi de qui les mers chantent la science ! Et tu n’es qu’une petite enfant tendre, pourtant !

En ses mains halées, velues, chargées de bagues, il prit les longs doigts d’Irène. Il s’étonna des nattes fauves et brunes, des épaules potelées sous la robe de soie. Dans la longue figure couperosée, les yeux malins du Copronyme s’émerveillaient à l’ombre du front étroit. Il se voûtait sous une tunique de cuir souple où, de-ci de-là, subsistaient les traces du baudrier. Autour des genoux cagneux se tendait l’étoffe damassée des caleçons. Souvent il prenait, sur la table, un style d’ivoire, afin de gratter ses cheveux gris, rares sur l’occiput, abondants et longs contre les replis de son cou.

Irène tâchait de prévoir les volontés du potentat qui la concernaient. Il la combla d’éloges, la pressa de questions sur son enfance, ses parents, ses maîtres, et sur la théurgie dont il sembla friand.

— Moi d’abord je te confierai ceci, délices d’Athènes. Astolfe le Lombard, Pépin le Franc, Étienne le Pape, enlevèrent à mes légions Ravenne, l’Exarchat et la Pentapole parce qu’ils obligèrent aussi la Très Illuminante Pureté à descendre des cieux vers un bassin rempli de sang infidèle et baptisé. Le pape de Rome a fait, en vue de cette triple opération, décapiter plusieurs captives sarrasines enfermées dans ses forteresses. Accepte cette vérité. La Vierge Marie est descendue trois fois, à leurs trois appels. Pour racheter à l’Enfer le sang qu’ils avaient baptisé, le sang des morts mahométans, elle a promis d’exaucer le vœu qui était celui de notre défaite. Car il fut écrit, Ta Sagesse ne l’ignore pas, que Satan remontera de l’abîme quand le lys aura refleuri sur le sang d’une morte infidèle baptisée par un pape. Et c’est un moine nommé Théophraste, autrefois jardinier dans un couvent de l’île des Princes… ; c’est lui qui a su faire refleurir trois fois le lys, pour Astolfe le Lombard, pour Pépin le Franc, et pour Étienne le Pape… Et il a touché pour sa peine trois fois mille sous d’or avec lesquels il vit, dans Venise, à la manière d’un émir… Tu souris, délices d’Athènes. Douterais-tu de ce que m’affirmèrent tant de saints hommes et dignes de foi ? Ne penses-tu pas que, pour éviter le retour de Satan et son nouveau règne sur le monde, la mère du Iesous se commette jusqu’à servir les intérêts de ceux qui pourraient aplanir les voies au démon ?

Irène se flatta de répliquer :

— D’une part les dieux de lumière sont en équilibre avec les forces de l’ombre. Ils n’ont rien à craindre d’elles. De même les deux plateaux de la balance, s’ils supportent des poids identiques, ne peuvent s’élever à des niveaux différents. D’autre part, le Constructeur dont nous ne pouvons rien dire, sinon qu’il s’affirme et se nie à la fois pour Être, l’Absolu Théos sur qui se fonde l’univers, le Théos vit parce que la lumière et l’ombre demeurent en équilibre constant… Or supposer que celle-ci peut prévaloir sur celle-là, c’est nier le Théos même, son existence inconnaissable et certaine… À mon avis, le moine Théophraste a gagné trois mille sous d’or parce que la sottise d’Astolfe le Lombard, de Pépin le Franc et d’Étienne le Pape était profitable à ce filou sagace, qui doit user du langage mystique. Voilà ce que je déduis, Œil du Théos, et aussi que tu m’as conté cette histoire pour éprouver mon esprit, pour apprendre si je n’étais pas telle que ces Syriens qui, debout sur leurs chameaux noirs, vendent aux flâneurs des baumes miraculeux et des panacées, après avoir étourdi chacun par des discours tantôt retentissants, tantôt melliflus.

Ainsi parlait Irène ; et elle souriait au vétéran chenu dont les petits yeux noirs, dans les poches des paupières molles, s’effaraient. Il lui lâcha les mains. Il poussa tout à coup un bruyant éclat de rire qui montra sa bouche vide dans la mousse argentée de sa barbe. La lourde main brune, d’un geste impérieux, trancha l’air, et les scribes se levèrent ensemble de leurs cubes, s’esquivèrent par l’arcade que fermait une quadruple portière de cuir écarlate. Seul le sourd-muet resta, qui ne comprenait que les signes et qui veillait, la main au cimeterre, sur la personne impériale, durant les colloques secrets. L’Athénienne était là, craintive mais résolue, devant ce grand homme chaussé de bottines pourpres. Il la menaçait d’un doigt cuirassé de joyaux.

— On m’avait bien averti que ta connaissance, pouvait être celle des Gnostiques, et de ces sectes dangereuses qui attribuent la même valeur au Mal, au Bien, et qui ne cherchent, que par l’extase, à s’unir avec l’essence du Théos Absolu… N’interromps pas Ma Souveraineté quand elle s’exprime devant toi que j’ai tirée des ruines de ton Athènes poudreuse pour t’approcher de Nous… Qu’est-ce que ta sagesse si elle nuit à l’empire ? Qu’est-ce que ta vertu si elle ne s’appuie point sur le dogme de l’empire pour se donner en exemple à mes sujets d’Europe et d’Asie, aux barbares d’Occident ?

Irène sentit de nouveau la colère se rebiffer en elle, contracter son cœur. Elle sut qu’elle pâlissait. Ce vieux soldat osseux et crédule la mâtait en grommelant. Il demeurait assis en large. À chaque phrase, il frappait l’un contre l’autre ses poings velus. Les anneaux d’or s’entrechoquaient avec les pierres étranges à feux bleus, à feux verts, à feux rouges, à feux jaunes, alternativement…

— Que Ton Autorité Souveraine permette à l’épouse de Son fils une chose, le droit de te représenter combien elle souhaite seulement servir tes grands desseins avec le secours de son savoir chancelant.

— Petite colombe, je ne veux pas t’étouffer dans mes mains. Tu es blanche comme les ailes du Saint-Esprit Invoqué ; et tu as beaucoup appris sans doute en déchiffrant les grimoires des mathématiciens et en récitant les discours des rhéteurs… Mais je t’avertis, Irène d’Athènes, je t’avertis de prendre garde… Il est des choses qui demeurent hors de ton domaine, quoique les flatteurs et les courtisans t’assurent de ton omnipotence… Quel est ce moine qui sollicite de t’approcher, et à qui tu as donné ton sceau sur un parchemin. Il s’est dit eunuque, ce qui fut vérifié dans Les Nouméra, où il attend notre décision. Qu’est-ce que ce Jean Mesureur de l’Abyme ?

— Le plus érudit et le plus saint des hommes !… Je supplie Ta magnanimité ! Qu’il sorte de cette prison affreuse. C’est un sage sans égal. Tu peux lui poser toutes les questions, il ne manquera point d’y répondre. C’est le maître qui m’instruisit de l’univers.

Irène s’imaginait Jean dans une de ces caves des Nouméra, pleines de reptiles qui disputent aux captifs les aliments de la geôle. Et elle détesta le Copronyme qui se grattait la nuque avec le style d’ivoire en se riant d’elle. Pourtant à comparer l’ancien amour et le nouveau, elle n’hésitait point. Jeune mâle voluptueux et fougueux aux ébats, expert en vices incroyables, Léon avait conquis l’instinct chaleureux de l’épouse. Noble et maître, il la possédait tant par les délices de leurs étreintes que par la joie d’un esprit agressif et moqueur, capable d’émerveiller une fille auparavant accoutumée au sérieux de tous les instants. Jean n’était plus soudain, pour sa disciple, qu’un éducateur morose. Et qu’elle l’eût désiré, ce lui semblait fou. Bien qu’elle réclamât de l’Autocrator la liberté du moine, elle eût souhaité, dans le mystère de sa conscience, ne jamais le revoir, afin de ne pas rougir, honteuse et lâche, devant son passé.

— En vérité, il n’est pas bon,… nota le Copronyme,… qu’une jeune princesse demeure entourée de personnages étrangers aux règles spirituelles du Palais. J’hésite à prescrire que cet eunuque te soit rendu. Pourtant mon fils m’a sollicité de le faire conduire auprès de toi.

— Le basileus Léon est pur comme le feu divin générateur de la vie ; … murmura pieusement Irène dont les lèvres savouraient encore un goût de baisers sanglants.

Constantin éclata de rire. Sa petite panse dansait sous la peau souple de la buffleterie aux épaulettes de vermeil et d’acier. Brusquement ses regards joignirent un volume peu déroulé d’actes publics que les copistes, apparemment, avaient soumis à l’examen de l’Empereur, avant de le livrer aux signatures des fonctionnaires. Oublieux d’Irène, il se leva, se précipita sur les documents, et les lut avec colère. Il fit un geste impératif. Le sourd-muet écarta les tentures de cuir rouge, et les scribes rentrèrent. Irène espéra qu’on la congédiait. Elle s’inclina profondément, les mains sur le cœur qui frémissait de courroux. Distrait, son beau-père traça vers elle le signe de la bénédiction impériale. Pourtant elle dut se retirer à reculons, et se prosterner à demi quand elle eut atteint les portières. Ses dents se serraient. Ses ongles entraient dans ses paumes. Le cortège de ses eunuques et de ses femmes l’étonna comme si elle ne se souvenait plus qu’elle était la bru de l’Autocrator.

— Longue vie à la Très Puissante Irène basilissa des Romains !… prononçaient dans les galeries, en se courbant, ceux qu’elle rencontrait, fonctionnaires aux insignes magnifiques, officiers aux armes tumultueuses, évêques mitrés d’or, patrices en manteaux d’apparat, et qui voilaient les insolences de leurs œillades curieuses sous des cils prompts, sournois.

Dans les coupoles, les griffons des mosaïques semblèrent féroces. Des cours pleines de bavards, une odeur d’encens, de friture et de cuir humide montait jusqu’aux galeries hautes, jusqu’aux colonnades de jaspe, jusqu’à leurs chapiteaux qui étaient des lions écrasés par les arcs trilobés des cintres. Irène marcha vite, le front haut, et dissimulant sa fureur derrière une mine de fierté.

Ainsi, l’intelligence qui l’avait soudain fait élire, entre toutes les femmes de l’Orient et de l’Occident, par les évêques, les patrices et l’empire, cette intelligence qu’elle avait crue propre à dominer les hommes, cette intelligence comptait peu dans le Palais même où elle l’avait introduite. Moqueur et crédule, le vétéran avait tenu cette intelligence pour une faculté plaisante, douteuse, presqu’irréelle. Irène se connaissait l’influence stricte d’une servante choisie comme concubine par le caprice des ministres, puisque Pépin avait refusé sa fille catholique à l’iconoclaste Léon. Caprice regretté maintenant, ou du moins estimé tel qu’un sacrifice à la popularité de la dynastie Isaurienne ; car le peuple vaniteux de s’être allié à ses maîtres militaires les aimait davantage.

Au moment de pénétrer dans ses appartements, Irène aperçut Bythométrès qu’un soldat guidait. Du froid la traversa toute. Elle enjoignit à l’escorte de les laisser. Puis elle s’affaissa, tordue par un sanglot, sur le trône d’ivoire.

— Irène, que ta force est faible !… gronda Jean.

Il employait la langue de la Kabbale, un vieil hébreu, probablement inconnu des cubiculaires espions. Confuse, elle le regarda qui demeurait immobile sous la cagoule de bure, et dans les ailes repliées de son manteau noir. Allait-il parler de l’heure douloureuse où elle avait voulu qu’il l’aimât ? Elle redoutait cette parole. Il dit seulement :

— Puis-je ignorer quels changements se sont accomplis dans ton cœur, Irène ? Ils devaient s’accomplir. Si je ressens quelque tristesse, je n’ai pas demandé au Père que ce calice fût écarté de mes lèvres, moi !… Moi !… Tandis que toi, tu supplies déjà les Éons afin qu’ils détournent de toi la première coupe d’amertume, enfant !… Tu veux jeter le sceptre avant d’avoir appris à manier son poids. Tu ressembles à celui qui, monté dans un char, abandonnerait les rênes dès que le quadrige s’efforcerait de courir, et qui n’aurait pas la prudence de lui laisser finir quelques tours de piste, afin de l’habituer, peu à peu, à subir la volonté du conducteur. Donc il sied que tu exerces ta patience jusqu’à ce que tu aies dompté ton attelage, le jeune étalon et le vieux cheval de bataille. Entends-moi.

Irène se raffermissait. Léon entra.

— Par Bacchus, cria-t-il, voici ton eunuque lâché. Remercie mon obstination, ô maîtresse des Romains. Ensuite, tu danseras. Au sortir du conseil j’aime voir danser une belle femme dont les seins tressautent. Leur lueur éblouit les soucis qui s’envolent comme les oiseaux de nuit aux premiers rayons du soleil… Eh ! Hâte-toi, Irène d’Athènes. Dépouille-toi… Danse, maîtresse des Romains ! L’eunuque gardera la porte.

Mais ce n’était là qu’une facétie.


L

IV

e Copronyme ordonna que tous les solitaires, les religieux et les religieuses s’assemblassent sous les murailles d’Éphèse, dans une grande plaine.

À saluer ces pieux cortèges, les laboureurs et les pâtres du pays crurent que le Christ, pour la seconde fois, ressusciterait. La Rayonnante Douleur saignerait encore ; et cela se passerait à Éphèse. Dans les chaumières de la plaine, des femmes grosses tressaillirent. Sortirait-il de leurs flancs, l’Élu ? Et certaines qui se croyaient près du terme allaient coucher la nuit dans les étables, comme Celle que l’Ange avait fécondée, ne voulant plus savoir si leurs époux les avaient déflorées, un jour.

Quel autre miracle, en effet, eût pu faire accourir de l’horizon cette multitude de bonnes gens, moines, religieuses, solitaires, ceux aux fronts rasés, et ceux vêtus de bure avec de longues barbes, et celles qui ont des manteaux couleur de nuit avec des croix riches comme des couronnes impériales, et celles en tuniques noires avec des voiles bleus ; et celles-là, même, qu’on n’avait jamais vues, qu’on savait seulement vivre dans les cryptes, depuis leur premier vagissement, filles pâles qui portent, rivé par une chaîne de fer, un crâne sous la main dont elles se servent pour prendre la nourriture.

Vers le soir, quand le soleil commençait à rougir la mer, les laboureurs dételaient plus vite les bœufs afin de rejoindre les pâtres sur la plage ; et ils regardaient courir vers eux les galères écarlates, les dromons noirs, les chélandia massifs chargés de monde. Quels cantiques montaient de cette foule dans l’air rose ! La mer Égée se couvrait alors comme d’une neige d’argent que la brise de terre ne cessait d’émouvoir. Quels chants frêles et profonds s’élevèrent avec ces voix pendant les crépuscules.

Il en arriva par les routes de Bithynie, en processions, avec les flammes innombrables des cierges. Quand ils apercevaient les murs illustres de la ville, ils s’arrêtaient. En quelques jours, les collines se trouvèrent peuplées de moines. Ils s’installaient sur les cimes, laissant les creux du terrain aux religieuses, par décence.

Les bourgeois d’Éphèse qui vinrent les visiter leur apprirent qu’on préparait la ville pour l’entrée des dignitaires. Constantin V avait envoyé déjà les hérauts et les scholaires de sa garde. Ces prétoriens détruisaient à coups de hache les dernières images incrustées dans les murailles, ou brûlaient celles faites de bois.

Bientôt, les légions parurent derrière les moines ; et l’on reconnut, évoluant à la lumière, les cuirasses d’or des stratèges, leurs casques à chenilles de pourpre. Michel Lachanodracon les commandait. Envoyé de Constantin, l’eunuque Eutychès surveilla. Il ne portait qu’une robe noire à larges bandes bleues. Son cheval était couvert d’une housse pareille, fendue seulement à la place des yeux et des naseaux. En sorte qu’ils semblaient un même être, centaure à tête de vieille femme, traînant dans les herbes, dans la poussière, des pans d’étoffe sombre.

Les paysans se défiaient des soldats. Cet homme triste inspira de la sympathie. Comme il passait par le hameau le plus proche de la mer, un s’enhardit jusqu’à lui demander quand allait naître le Sauveur…

— Tu attends avec raison le Sauveur…, répondit Eutychès…, car la vérité luira dans la bouche incorruptible de notre très pieux Lachanodracon. Annonce à tes compagnons qu’un miracle les étonnera bientôt.

Et il lui donna des pièces d’or.

Il parcourut les campements des confréries. À son aspect, les religieux se jetaient à genoux, mais les cierges s’éteignaient sous leur souffle hâtif. La nuit, on pouvait suivre sa marche parmi eux, parce que les lueurs liturgiques disparaissaient à son passage, et renaissaient derrière lui.

Il vint une aurore où les buccins des soldats jetèrent au ciel leurs sonorités hardies. La cavalerie essaima sur toute la plaine d’Éphèse en pelotons rapides ; et les laboureurs réveillés montèrent sur les toits des maisons.

La chose parut extraordinaire. Aux cimes des collines, les soldats formèrent un immense cercle hérissé de lances, illuminé par les orbes des boucliers reflétant le jour. Et ce cercle descendit en se rétrécissant, en poussant le peuple monastique vers la mer. Par les chemins d’abord, par les champs ensuite, les religieux se précipitèrent, pris d’affolement, épouvantés, eût-on dit, de la clameur continue des trompettes.

Ce fut d’abord ainsi que mille ruisseaux aux ondes tumultueuses se répandant par les brèches d’une digue rompue. On distinguait bien les costumes, la couleur des manteaux et des robes, le flot brun des frocs, et les lueurs des crânes rasés. Les croix dominaient la foule de leur éclat métallique, et aussi les casques des cavaliers galopant au milieu d’elle, donnant à droite, à gauche, de grands coups avec les hampes de leurs piques selon le geste lointain du sévère Lachanodracon.

Eutychès fendait le torrent, sans gestes, pareil à un léviathan fatal. Autour de lui, les fouets des gardes tournoyaient pour faire le vide.

Cela dura tout le matin. Quand le soleil s’approcha du zénith, les bergers remarquèrent que les lueurs des crânes ras formaient une seule masse. Ils la comparèrent à une plantation de courges mûres. Ils en discernèrent qui émergeaient à peine des eaux, et que le flux venait régulièrement couvrir de son écume, à chaque fin de sa course éternelle.

De l’autre côté, contre l’embouchure du fleuve, les soldats avaient réuni toutes les religieuses. Les voiles bleus ondulaient comme les fleurs des champs.

Dans le vaste espace laissé libre entre ces deux parties de la foule, l’eunuque allait avec son cortège. Des esclaves allumaient de grands feux ; et les bourreaux, reconnaissables aux bêtes peintes sur leurs poitrines, y faisaient rougir les fers qui servent pour aveugler les criminels.

Alors, les laboureurs se dirent :

— Qui suppliciera-t-on ?…

— Des juifs, sans doute…

— On les amènera tout à l’heure de Byzance et on les aveuglera pour qu’ils ne puissent voir la seconde naissance du Iesous.

Cependant, la mer radieuse étendait au loin son ruissellement blanc, et le ciel était comme une gloire de flammes.

Enfin, le chant de mille trompettes, les évolutions des armes étincelant au soleil sur le front des lignes militaires, les galopades des drongaires indiquant quelques ordres suprêmes, la clameur et le hosannah poussés par la multitude des moines avertirent de l’heure tant apprêtée.

Et l’on reconnut sous les murs d’Éphèse les étendards de Michel Lachanodracon, commandant le thème. Il s’avança sur un cheval blanc devant les ailes d’or éployées aux casques de l’escorte. On ne distinguait ni son visage à cause des grosses perles qui pendaient contre ses joues, ni son corps à cause de la chape d’orfroi étendue depuis ses épaules jusqu’à la croupe du coursier, et dont les franges balayaient une coudée du sol.

Et les paysans admiraient cette magnificence, sans dire, lorsque, brusque, un héraut du palais surgit auprès d’eux, parmi les caracolements d’un escadron.

Il prescrivit de faire silence. Il lut un édit enjoignant aux religieux et religieuses de l’empire de s’épouser sur l’heure, à moins qu’ils ne préférassent l’exil dans l’île de Chypre, et le supplice des yeux crevés.

— Que celui qui voudra obéir à l’empereur et à moi se couvre d’une robe blanche et, sur-le-champ, prenne épouse.

Ainsi en ordonnait le très pieux Constantin, détestant l’hérésie du prêtre de Rome, qui se faisait appeler, par orgueil, « successeur de Pierre ».

Le célibat était un péché contre le Iésous, puisqu’Il avait voulu naître dans le sein d’une épouse. Il appartenait au patriarche de Byzance et au très glorieux Constantin, de mettre fin à la coutume impie.

En même temps, et par toute l’étendue de la plaine, cinquante hérauts proclamèrent en divers points le même édit. Et cette lecture sembla provoquer le délire des soldats. Les acclamations roulaient sur leurs lignes comme les voix d’un ouragan. On vit s’agiter les bannières. Michel Lachanodracon calma l’armée d’un signe de son bâton d’ivoire. Une seule trompette sonna devant l’impassible stratège. Les cavaliers bondirent dans les deux foules.
Une seule trompette sonna devant
l’impassible stratège…
Voir le texte.

Les pâtres connurent aussitôt une chose inouïe. Des soldats poussèrent simultanément, les uns vers les autres, des groupes de dix moines et de dix religieuses. On avait dressé un autel où le patriarche de Byzance disait la messe nuptiale ; et, derrière, s’élevait une grande tente. Là, le mariage devait immédiatement se consommer après la bénédiction.

Les bourreaux remuaient leurs fers dans des fournaises.

Les cinq premiers moines tendirent leurs yeux aux pointes brûlantes ; mais le sixième se rejeta en arrière et entra sous la tente. Le septième se fit aveugler. Le huitième aussi. Les deux derniers obéirent à l’édit. Des religieuses, une seule osa subir la douleur. Mais dès que le feu la toucha, elle se tordit avec des plaintes atroces ; et le bourreau lui troua la joue. Elle tomba quasi morte dans les bras des six aveugles barbouillés de sang qui chantaient, en hurlant, la gloire du Théos.

Le second groupe s’offrit tout entier au supplice. C’étaient des ascètes du désert, invincibles pour Satan, depuis bien des années. Alors, les soldats dévêtirent, pour tenter la vertu des autres, les religieuses offertes après eux ; et des eunuques les lavèrent avec le parfum qu’on interdit dans les camps, parce qu’il émeut les cavales. Dix corps chétifs, pauvrement mamelus, aux genoux cagneux, aux têtes rasées, aux faces hagardes s’accotèrent en tressaillant.

L’on choisit dans la foule des moines ceux en adolescence. Sauf un, les dix élus faiblirent, moins par amour de ces corps que par épouvante des martyrs dont les orbites morts regardaient l’infini à travers des ruisseaux rouges collant les barbes pleines de caillots.

Et ce fut ainsi le triomphe de Satan jusqu’à ce que le soleil regagnât les confins de la mer.

Quand l’ombre se fut accroupie sur les bandes vertes et roses du crépuscule, quand la honte put se dissimuler dans la nuit, il y eut moins encore de saints pour résister.

Ébahis les rustres regardèrent, aux premières étoiles, les corps consacrés s’étreindre entre les haies des lances et les lueurs des boucliers reflétant les torches. La foule geignante s’unissait sous les regards de Michel Lachanodracon immobile, parmi les flambeaux des serviteurs. Et c’était, devant lui, rien que le sombre remous des corps dans l’étendue de la plaine, par delà les débris de la tente renversée, un sombre remous des corps indifférents aux vingt-quatre martyrs restés debout derrière les fournaises, et criant, vers le ciel, les psaumes du pardon.

Parmi les couples en luxure, le singulier centaure, à tête de vieille, Eutychès, traînait les flots de ses étoffes sombres. Sa face restait grave et méprisante.

Prévoyant, dès lors, que la lutte leur nuirait, Irène et Jean se confinèrent dans le Gynécée. Ils constituèrent doucement, silencieusement une cour fidèle d’officiers et dignitaires qui, ayant sujet de médire contre le pouvoir, affectaient de craindre pour le salut de leur âme, depuis qu’ils avaient officiellement renoncé au culte des images. Jean et sa disciple les consolèrent en secret, les accueillirent en une intimité particulière. Bientôt tous deux eurent, au Palais, nombre de partisans qui s’assemblaient dans leur école de philosophie. Irène prodigua ses qualités de séduction. Comme elle resta fidèle, les pieuses gens ne redoutèrent pas le prestige de sa beauté.

Les médailles lui attribuent un corps en proportions sculpturales, noble de la majesté des déesses qu’expriment les marbres hellènes, des bras menus, ondulants, une poitrine haute et rude. Dans la tête petite, d’un ovale absolu, priment de grands yeux dominateurs. Une bouche minuscule fixe au visage cette puérilité ravissante propre aux nymphes des bas-reliefs.

Les plaisirs de l’amour prêtaient à son corps une grâce vive qui ne cessa plus d’animer cette forme. Au bout de deux ans, un fils lui naquit. Le vieux Constantin exigea que son nom fût donné à l’enfant.

Quand, après les relevailles, le peuple de Byzance regarda passer la mère de son prince, en char, selon le trot d’un quadrige blanc, les épaules couvertes de quintuples colliers aux lourdes pendeloques de pierreries diverses qui semblaient un camail de feux multicolores, les murmures d’admiration émurent la foule frissonnante et, tout à coup, silencieuse, comme devant un prodige. On oublia la défaite de Michel, stratège des Anatoliques, celle de Petronas, proto-spathaire, stratège des Cibyréotes.

Les habiles de la cour comprirent que cette popularité ne manquerait pas de croître en faveur d’une princesse dont l’intelligence et la force morale ne contrediraient point la faveur publique. Et on commença de se donner à elle occultement.

Cinq années Jean Bythométrès vanta, sur les places de cette ville close qu’on nommait Le Palais, les vertus de sa disciple. Il parlait d’elle comme d’une incarnation du Paraclet, capable de rendre à l’empire, quelque jour, la splendeur d’autrefois, malgré tant de désastres en Syrie, en Chypre, à Sycé. Il flattait les orgueilleux en leur confiant qu’Irène distinguait leurs mérites, les cupides en les entretenant de largesses prochaines, les soldats en la montrant désireuse de châtier, par la guerre, les insolences des Barbares.

Or, Le Copronyme bien qu’il eût obtenu la paix des Bulgares vainqueurs, résolut de venger ses multiples défaites par une incursion inopinée sur leur territoire. En pleine paix, 80,000 Grecs surprirent les garnisons et pillèrent le pays. Aussitôt les ennemis armèrent de toutes parts. La flotte de Byzance envoyée de Varna, sur l’Euxin pour débarquer des troupes, fut battue par la tempête, rejetée au rivage devant Constantin et Léon assistant à la catastrophe avec leur cavalerie qui gardait la frontière. Le roi des Bulgares, Izérig, feignit alors d’être mécontent de ses troupes. Elles conspiraient contre lui, écrivit-il à l’Empereur. Il ajouta que, désirant jouir de la vie privée, il suppliait Constantin de lui livrer des otages afin de pouvoir se fier à l’hospitalité des Grecs, et finir ses jours parmi les magnificences de leur capitale. Le Copronyme accéda, remit les otages. Dès leur arrivée au camp bulgare, ils furent éventrés, en représailles.

Quand il connut l’effet de sa crédulité, l’empereur se désespéra. Toujours il avait eu les humeurs mauvaises. Le sang se corrompit. Il éprouvait d’atroces brûlures aux cuisses. Les soldats le portèrent sur un brancard du camp à la côte. Il y reçut des onguents expédiés par sa bru, et s’en frotta les jambes. Alors le mal s’accrut. Léon embarqua son père pour Byzance. Parvenu près du château de Strongyle, où les attendait Irène, le vieillard se prit à crier effroyablement qu’il brûlait, condamné tout vivant aux flammes éternelles pour ses blasphèmes contre la Vierge Marie. En effet, depuis longtemps il polémiquait afin qu’on la nommât, « Mère du Christos », dans les prières, et non « Mère du Théos ». Hérésie nestorienne dont il se rétracta avant de mourir, en dédiant à la Mère du Théos l’église des Blaquernes, faubourg patricien. Sur le vaisseau rouge des empereurs, il rendit l’âme dans les tortures.

Irène se crut enfin libre. Six ans s’étaient écoulés depuis le mariage. Six ans de plaisirs voluptueux, de vanités triomphantes, de quiétude ; mais six ans d’inaction pour les grands desseins de Bythométrès, pour leurs espoirs dont ils parlaient secrètement, longuement dans la solitude des jardins. Sans doute, Constantin étant défunt, le fils écouterait-il mieux une épouse dont ne se lassaient point sa vigueur sensuelle, ni ses vices inventifs.

Mais, à vingt-six ans, Léon commençait d’avoir l’humeur malade comme son aïeul. La mort de son père le terrifiait. Mélancolique, il se défia d’Irène, de tous. Il se préoccupa seulement de conserver la sympathie des troupes qui maintenaient sa race au trône. Pour les acheter il força le chambellan Théophane à lui livrer le secret des 500 000 livres enfouies par Copronyme à l’intention des autres fils. En retour Léon associa presque au gouvernement ses cinq frères, les Césars Christophe et Nicéphore qui avaient été revêtus de leur dignité le 2 avril 768, dans le tribunal des XIX Lits, et les nobilissimes Nicetas, Anthime, avec Eudocime qu’il devait bientôt revêtir d’une dignité pareille.

Éconduite par ses beaux-frères et son époux, Irène récrimina d’abord. Ses amis l’apaisèrent.

D’ailleurs la nature l’avait pourvue d’un fils. Grâce à lui, et se couvrant de l’affection maternelle, elle se trouvait en meilleure chance de réussir.

Néanmoins les années s’écoulèrent monotones.

Jean prophétisa la mort prochaine de Léon. Ses médecins et ses disciples propagèrent l’opinion. Ils allaient décrivant quels périls l’empire encourrait, sous un très jeune prince, si l’on ne s’empressait de le sacrer à l’avance. Les fonctionnaires et les officiers, heureux sous la dynastie, tremblèrent d’avoir à lutter contre un parti de succession, et la multitude turbulente des moines. Bythométrès entretint leurs craintes. Il fallait, dès l’heure présente, légitimer la souveraineté future de l’hoir, afin que nul ne préparât une restauration des anciennes races ou l’usurpation du pouvoir, en s’excusant par l’exemple du premier Isaurien.

Autour de Jean, les eunuques cubiculaires s’étaient, peu à peu, groupés. La plupart avaient passé le temps que consomme ordinairement l’amour à méditer sur les lois naturelles et politiques du monde. Pharès, Eutychès puis Staurakios, leurs chefs, s’instruisirent volontiers auprès du Mesureur de l’Abyme. Ensuite ils jugèrent bon de réunir leurs sagesses pour le bien de leur sort et celui de l’État. Leurs voix grêles se concertèrent. Leur politique agit.

L’an 774, le chef des Francs, Karl, avait dépossédé le roi des Lombards, Didier, qui lui faisait la guerre. Karl avait répudié la fille de ce prince, les évêques francs ayant annulé le mariage, car elle ne pouvait concevoir, par infirmité corporelle. Didier restait captif dans Corbie. Inquiétés par les succès des Francs en Italie, Jean et Staurakios obtinrent que l’héritier du Lombard, Adalgis, réfugié à Byzance, fût honoré du titre de patrice. C’était une manière de défi pour l’excès de conquête dont ces Barbares menaçaient. Jean maria l’une des parentes d’Irène à Téler, prince des Bulgares, créé patrice également. Ces terribles voisins n’ayant plus les mêmes raisons de dévaster les frontières, Staurakios traita pour qu’ils les défendissent. Dès lors, les Sarrasins, battus partout, laissèrent aux mains des Grecs nombre de prisonniers qu’on répartit dans les cultures de la Thrace. Et cela fut la première œuvre des Eunuques.

Doctement, Irène imposait à la cour leur puissance effective, la sienne. L’an 770, le titre d’Augusta lui fut officiellement dévolu. La foule applaudissait à des actes qu’elle savait inspirés de l’illustre sagesse alexandrine. Plus initiée que Le Copronyme, l’impératrice l’avait vaincu ; et cette fin surnaturelle pouvait bien résulter des charmes de l’Athénienne.

Tant travaillèrent et intriguèrent les admirateurs de Bythométrès que son avis devint bientôt le sentiment général. On citait à tout propos les morts brusques des deux basileis défunts. Les gens épiaient avec inquiétude, sur les traits de l’autocrator, l’envahissement du mal si redouté par l’impératrice. Car elle exagérait, devant chacun, sa crainte. Elle appela des médecins renommés en Perse et en Sicile. Cependant elle ravivait sans cesse, par des pratiques musulmanes et des philtres, le goût de Léon pour les délires de l’amour. Ce qui l’épuisait. Afin de l’assouvir, elle ne le ménageait point. Il s’affaiblit davantage.

Irène ne supportait plus que sa volonté savante demeurât soumise au bon plaisir d’un maître capricieux. Il lui tardait de se paraître concevante et agissante, capable de réaliser les espérances platoniciennes à la face du monde ébloui.

— Ô mon époux…, répétait-elle, sans cesse…, penses-tu vraiment que le mal te domine au point de rester entre mes bras, comme un vieillard las.

Humilié, Léon s’obstina toujours à lui prouver sa vigueur, et à se prouver sa santé. Il acceptait les caresses. Elle savait qu’il ne résistait point à cette manière de défi. Et, l’eunuque Phares composant des aphrodisiaques, l’empereur dépérissait.

Plus aisément Irène attira les ambitieux. Ce fut alors que le parakimomène Théophane, puis Thomas, cubiculaire du Palais, se déclarèrent pour elle. Dès lors les eunuques, amis de Jean, représentèrent au basileus lui-même qu’il importait, pour le salut de l’empire, de couronner l’hoir.

— Mon fils…, répondit, un soir, Léon à Staurakios et à Eutychès…, est dans un âge bien tendre. Ma santé chancelle ; je puis mourir bientôt. Vous souffririez avec peine un enfant sur le trône, ou plutôt vous le chasseriez. Il en coûterait la tête à Constantin pour avoir porté quelque temps le diadème. Je l’aime trop. Je refuse de l’exposer.

Alors Staurakios s’en fut par tout le Palais, disant :

— Notre empereur Léon pleure souvent parce qu’il redoute que, si la mort le touche, vous ne décapitiez son fils, dans le but de mettre sur le trône un stratège de votre choix. Il serait digne de vous, chrétiens, de jurer publiquement fidélité au prince.

Et Jean, sut émouvoir si bien le peuple du Palais, qu’à la fête de l’Épiphanie, Irène présentant le prince, couché sur des étendards, aux troupes et aux fonctionnaires, comme le Iésous avait été présenté dans la crèche aux rois mages, tous jurèrent spontanément d’avoir pour sacrée la vie de Constantin, quoi qu’il pût advenir.

Les voyant si pleins de ferveur, le père n’avait plus de raisons à faire valoir. Il consentit. D’ailleurs sa volonté déclina. L’impératrice se crut très affermie sur le trône. Selon ses avis, Léon résolut d’accomplir cette investiture avec une grande solennité. Une émeute bien machinée par Jean ne cessa de réclamer cet acte depuis le dimanche des Rameaux jusqu’au Vendredi Saint 776.

Ce vendredi avant Pâques, l’empereur gravit les degrés de son tribunal, dans la place qui précède Sainte-Sophie. Montrant Constantin aux lignes brillantes des troupes :

— Voici,… dit-il,… le nouvel empereur que vous avez désiré !

Du peuple pressé mille mains se levèrent. Les gestes de l’enthousiasme secouèrent les manteaux de couleurs sur les épaules, et les boucles brunes autour des visages passionnés. Les métaux des armes cliquetèrent. Devant la face du Théos que masquaient les proportions géantes de l’église, l’assistance psalmodia :

— Iésous qui êtes mort pour nous, recevez aujourd’hui le serment que nous faisons à notre empereur !

Et le patriarche Nicétas découvrit le bras de la vraie croix sous un dais. Les dignitaires, les sénateurs, les tribuns des légions, les principaux du peuple, les maîtres de chaque corporation, même ceux des métiers les plus vils défilèrent devant la céleste relique, jurèrent fidélité au fils d’Irène.

Le lendemain, à son frère Eudocime l’empereur conféra le titre de nobilissime. Les dignitaires resplendissant sous leurs costumes cérémoniels marchèrent en cortège jusqu’à Sainte-Sophie pour assister au sacrifice de la messe accompli sur l’un des trois cent soixante-cinq autels de la célèbre métropolitaine. À l’offrande, les représentants des ordres de l’État vinrent déposer, entre les mains ecclésiastiques, un acte signé de chacun des chefs, et qui confirmait l’engagement de la veille.

La famille entière bénéficiait de ce couronnement. L’élévation d’Eudocime désormais vêtu d’écarlate et de pourpre insignes, ralliait à la combinaison les adversaires d’Irène et de Jean, les princes et le cadet des fils de Copronyme, ceux que Léon avait accueillis dans ses conseils.

Aussi, le jour de Pâques, retentit une immense joie dans Byzance. La fête religieuse ordinairement magnifique fut accrue d’un défilé. En costume impérial, la double couronne en tête, le manteau tissé de pierreries étendu sur la croupe de son cheval, Léon chevaucha, par-devant ses cinq frères et sa maison, autour de l’Hippodrome rempli d’une foule enthousiaste. La cavalcade étincelait sous le pesant soleil comme un léviathan aux écailles de feux colorés.

L’empereur avait une passion, outre Irène : l’amour des gemmes et des perles. Dans l’intérieur des chambres obscurcies, il passait les heures à faire fluer et ruisseler en ses doigts fins les eaux lumineuses des améthystes, des topazes, des rubis, des béryls, des chrysolithes. Pour tenir sans cesse à portée de son regard de telles féeries visuelles, il ordonnait que sa suite et ses ministres eussent leurs hardes couvertes de joyaux. Cela chatoyait sous l’admirable ciel à toutes courbettes des coursiers. Le peuple délirait, remué jusqu’aux fibres par la vertu des pierres.

Après les scholaires porteurs d’étendards, un char parut où se tenait, droite, la très belle Irène exaltant sur ses bras le nouvel empereur. Un rayonnement triomphal se dardait de sa personne quasi divine et qu’on savait si précieusement savante, en intimité avec les essences célestes et magiques. Dès sa venue, les feux des joyaux s’évanouirent, avec la richesse des costumes et la majesté du cortège. Elle passa devant la colonne de bronze aux trois serpents que les Platéens, jadis, avaient déposée dans le temple de Delphes en souvenir de la victoire sur les Perses. Et cela semblait lui convenir comme le signe des prophéties qu’elle réaliserait pour la gloire du Peuple Romain.

Soudain la foule se précipita en un élan d’amour, rompit la ligne des gardes, sauta sur l’arène. Maint et maint y périrent étouffés, piétinés, les os rompus par la hauteur de la chute.

Dans la suite Irène conduisit fréquemment son fils au temple des catéchumènes. Les rues se comblaient sur le parcours de son char à trois chevaux blancs. Elle laissait des paroles enchantées à ceux qui approchaient les franges de sa robe. On se les répétait de rang en rang, de groupe en groupe. On les apprenait ainsi que des devises propitiatoires. Car Jean les avait rythmées.

Les eunuques dépistèrent quelques imprudents qui proposaient la pourpre au César Nicéphore. Pharès parvint à les faire juger par le peuple dans la Magnaure et condamner au dernier supplice. Le César fut avec ses complices, fouetté dans l’Hippodrome, rasé, relégué à Cherson, malgré la promesse reçue jadis par le Copronyme, de ne toucher à nul de ses fils. Et, pour la faction de l’Athénienne, ce parut une victoire surprenante.

Or, sur les avis de Bythométrès, Irène ne négligea plus de manifester combien sa piété orthodoxe regrettait les Images des Saintes Faces en quoi se formulent les idées suprêmes, à quoi s’adressent les aspirations du cœur chrétien. Anthusa, sœur de Léon, osa publiquement la féliciter de ce courage. De ce jour, tout le monde sut dans Byzance que l’impératrice revendiquait, en faveur des femmes et des citoyens, contre la prépondérance des stratèges qui, d’ailleurs, laissaient l’Arabe et le Pape vaincre leurs troupes en Asie comme en Sicile. Inutilement Léon et Constantin triomphèrent à l’Hippodrome, parce qu’en Syrie, cent mille Romains avaient massacré des auxiliaires orientaux soupçonnés de traîtrise, parce que trois mille autres avaient fait lever le siège d’Armorium par le lieutenant du Mahdi. Le peuple, que les soldats pillaient et molestaient de toutes manières approuva l’association d’Anthusa et de l’impératrice pour gagner le plus de cœurs à la cause de la paix.

Même la princesse consacra les trois quarts de son bien, régi par Théophane et Jean, aux œuvres charitables. Un quart servit au rachat des captifs. Ce qui leur vouait la reconnaissance de certaines familles militaires. Un autre quart se dépensa pour l’entretien, la nourriture des pauvres et, principalement, des enfants abandonnés. Théophane fonda en leur faveur refuges et hospices. La populace louait Anthusa pour ce qu’elle donnait ainsi à sa virginité de sainte une merveilleuse fécondité. Princesse, elle reniait la gloire de son rang afin de secourir les humbles.

Si la foule et les familles militaires s’affiliaient à leur parti, Jean lui rendit l’Église favorable en divisant le troisième quart de ce revenu royal entre les monastères et les basiliques ravagés par la fureur iconoclaste. Anthusa distribua ses robes précieuses et rares, ses robes de cour, à qui voulut pour orner les autels et les habits sacerdotaux.

Bien qu’il n’eût jamais autorisé le rétablissement des images, l’empereur montrait, par respect pour sa sœur, une grande tolérance à l’égard des iconolâtres. Le lecteur Paul, devenu patriarche à la mort de Nicétas, admettait l’orthodoxie ancienne. Pourtant Léon ne souffrit pas cette manière de conspiration capable, au moindre éclat, de soulever contre lui des armées mêmes. Ses frères l’avertirent qu’un culte clandestin se pratiquait dans les appartements d’Irène. Un matin, pendant les prières du carême, Léon pénétra dans les chambres, à l’improviste, fit fouiller partout. Sous l’oreiller du lit impérial, on trouva deux images : le Christ, la Vierge. Irène les faisait baiser par ceux que les Eunuques avaient acquis à leur cause, par ceux dont le rang, le mérite, ou le génie méritaient cette faveur secrète et rare.

C’était le cubiculaire, Thomas, qui introduisait là ces amis. Comme il ne seyait, par décence, de s’emporter contre la Despoïna elle-même, ni contre le Mesureur d’Abyme trop révéré, Léon accabla les subalternes. Des espions déclarèrent que Papias et Théophane détenteurs des clefs du palais avaient, pendant la nuit, de concert avec le protospathaire Jacques, apporté ces « idoles ». Ce qui était véritable, du reste, car ils obéissaient à Thomas.

Le Préfet de la Ville les soumit à la torture. Rasés, déchirés du fouet, on les conduisit tout saigneux à dos d’ânes par les rues, jusqu’à la prison du Prétoire. Soumis à la gehenne, Théophane mourut de ses blessures. Thomas et les autres propagandistes allèrent de la basse-fosse au cloître.

Bien qu’elle se gardât de nier sa sympathie pour les icônes, Irène sut éviter la disgrâce entière qui eût compromis son œuvre. Elle protesta qu’on avait, à son insu, dissimulé ces simulacres sous l’oreiller dans l’intention de lui nuire auprès de l’empereur. Elle songeait que le sacrifice de sa franchise était compensé par l’assurance de continuer plus tard son apostolat.

Léon toutefois ne s’y voulut fier. Sur le moment, il la traita mal, l’injuria, lui reprocha de n’avoir ni honneur ni religion, pour violer l’horrible serment fait à l’empereur défunt sur les choses saintes. Elle voulut s’approcher afin de l’adoucir. Elle réussit même à l’attirer dans leur couche. Mais quelles que fussent leurs caresses, elles ne ranimèrent plus la passion morte de Léon. Alors, ayant compris sa faiblesse irrémédiable, il la repoussa avec beaucoup de violence, et s’en fut. Tout l’été, il refusa de la voir.

Ses maux ordinaires le contraignirent à s’aliter. L’émotion lui avait valu de la fièvre ; prétexte pour écarter de ses appartements quiconque déplaisait à ses frères. Irène déplora comme un très grave déboire l’espèce de divorce qui suivit cette rupture bruyante. Jean lui conseilla de faire figure. Ils ne cessèrent pas de rassembler, dans l’École de philosophie, les amis d’Anthusa, de Théophane, de Staurakios et de Pharès. Tous discouraient tour à tour sur la nature des Anges et sur celle du Théos, peut-être inintelligible, sur la science qui fait connaître la Providence, et sur l’extase qui fait connaître l’Un, selon Proclus.

Après ces dissertations, les eunuques s’assuraient que Léon IV Basileus ne vivrait plus vieux. Les humeurs lui décomposeraient le sang.

Lui-même se navrait de sa fin proche. Il s’enferma dans ses chambres obscures, pour jouir de ses joyaux. Il baignait ses mains, son visage, sa barbe, dans le ruisseau de pierreries ; il s’ingéniait à leur découvrir des jeux de lumière inconnus, des qualités médicales.

Bientôt rien ne réfréna plus le délire de cette passion bizarre. Se prévalant de l’hérésie iconoclaste, il fit enlever des sanctuaires les pierres dont il était devenu amoureux, au grand scandale des orthodoxes.

Dans Sainte-Sophie, étincelait une couronne d’or enrichie des plus belles gemmes du monde qu’avaient conquises les empereurs romains aux temps des victoires illustres sur l’ensemble des peuples. L’empereur Héraclius l’avait consacrée à Dieu parce que, trop lourde, nul ne la pouvait coiffer. On l’avait suspendue à la voûte. Dès qu’il se jugea convalescent, Léon qui l’aimait éperdûment, l’alla visiter, chaque jour. Il lui parlait comme à une maîtresse. Il en caressait les formes. Il se laissait éblouir puis endormir par l’éclat merveilleux de ces yeux de pierreries. Incapable de résister davantage, il ne recula plus devant la peur du sacrilège. Il s’appropria l’objet sacré.

La possession occulte ne lui suffit pas. Il prétendit annoncer au monde ce bonheur. Dès la première fête cérémonielle, il apparut au peuple avec, sur le chef, la couronne d’enchantement. Il resplendissait comme le soleil des grimoires alchimiques. La foule ébahie, stupéfaite, l’adora. Quand il se vit radieux, au milieu d’un peuple à genoux, la conscience de sa grandeur lui fut si poignante qu’il faillit s’évanouir. Et la fièvre le ressaisit.

À peine rendu dans le palais, il lui sembla que les feux des mille gemmes incrustées, se fluidifiant sur son front, le brûlaient. Il hurla toute une nuit dans les grandes salles désertées par l’effroi des serviteurs. Il invoqua vainement les saints des mosaïques qu’il avait effacés. Des pustules lui germèrent sur le crâne, violacées, sanguinolentes, et jaunes. Elles grossirent, crevèrent, l’inondèrent de pus infect. La crise, en quelques heures, le tua.


E

V

t voilà. Il en est ainsi. Maîtresse des Romains…, dit Bythométrès, quand il fut admis auprès de sa disciple, passé les funérailles impériales… Et voilà. Il en est ainsi.

Il étendait les mains à plat hors de son manteau noir. Ses robes le grandissaient bien qu’il fût devenu corpulent. Ses joues grasses avaient tendu la peau sous la barbe trop clairsemée, argentée par endroits. Il avait pris coutume de se faire raser le crâne. Mais de sa beauté ancienne, l’air grave et hautain subsistait. Cela suffit pour que, assise dans le trône de marbre noir où Copronyme avait siégé, Irène s’estimât un peu moins sûre de sa puissance. Elle regarda Protargyre, le sourd-muet protecteur de ses mystères, garçon massif, au front surplombant des yeux petits et féroces. Elle eut peur d’apprendre sur cette physionomie qu’il la jugeât moins souveraine devant le moine dur et debout afin de la dominer par la taille.

Le muet crut distinguer un signe avertisseur de l’impératrice. Il guettait en s’appuyant sur sa double hache damasquinée, ainsi que sur un bâton de voyageur.

— Ô Jean Bythométrès, puisque ma confiance s’est reposée sur ta fidélité, tu es curopalate. Mon autorité le confirme aujourd’hui. Voici le sceau et voici l’acte. Es-tu content, mon maître de mathématiques ?

Jean sourit un peu de ses lèvres molles et flétries que des rides entouraient.

— Certes, Irène, le maître de mathématiques, comme tu dis, est content de servir ici ta Majesté, comme il fut content autrefois de servir ton esprit… Et tes yeux me voient à tes pieds dans la posture convenable pour un sujet que gratifie la bonté de légitimes Souverains… Mais ta complaisance ne voudra-t-elle pas écouter le ministre de tes sagesses, tant que l’eau de la clepsydre, montant à l’intérieur du socle, clèvera son niveau jusqu’à la fin de l’heure marquée sur la colonne ?…

— Mes oreilles accueilleront tes paroles. Assieds-toi ; je t’y convie…


… elle s’accouda sur l’appui que soutenait
le taureau de marbre.
Voir le texte.
Inquiète, elle s’accouda sur l’appui que soutenait le taureau de marbre. Elle craignait l’influence de Jean, et qu’il n’exigeât trop en lui rappelant leurs amours anciennes, le sacrifice prudent et cruel, toute l’histoire qu’il avait eu la finesse d’oublier si longtemps. Elle s’encourageait à répondre : « Irène de Byzance ne doit plus connaître d’Irène d’Athènes. Va. » Bien qu’elle eut honte, par avance, de cette phrase cruelle et lâche, elle inventait des motifs de justification. Et cela fit qu’elle n’entendit pas d’abord le discours du moine. Machinalement elle regardait Protargyre dont les larges épaules en justaucorps de samit jaune s’adossaient au mur poli, dont les jambes robustes se cambraient dans le caleçon écarlate.

— Onze ans déjà ! Onze ans, Irène, depuis le jour où la galère impériale du Copronyme te vint quérir au Pirée pour te conduire au promontoire d’Hieria, Toi, Lèvres de l’Esprit, et ma Science que contenait ton âme. Ma Science, à ce qu’il semble, n’a rien trahi des prévisions qu’elle faisait pour ton destin. Souviens-toi : dans le petit jardin, au bord de la fontaine où riait la figure de plomb païen, j’ai averti ta jeunesse…

— Tu m’as dit que je serais comme la lampe remplie d’huile pure par les sages, et qu’ils me placeraient ensuite sur la plus haute colonne du monde pour éclairer l’ignorance des hommes. Voilà ce que tu m’as dit ; et je reconnais que tout cela est advenu pour la gloire de ton esprit, ô Mesureur de l’Abyme !

— En vérité, tout cela est advenu, sauf que la Science n’a pas encore éclairé les cœurs obscurs des hommes…

— Ai-je si mal répandu tes lumières ?

— Ta lumière n’a pas éclairé encore les cœurs obscurs. Et voilà. Il en est ainsi…

— Ai-je pu, je te le demande, censeur téméraire de mes vertus, ai-je pu dompter l’époux que tu m’avais choisi ? Je n’ai pu que mâter ses vigueurs physiques par les fatigues de la volupté. Je n’ai pu soumettre son esprit brutal et orgueilleux à la volonté de ma Science…

— Ta Science !… Tu as prononcé : « Ma Science ! » ô Maîtresse des Romains ! Pèse donc ce qui reste en toi de notre Science ! Pèse ce qui reste d’huile pure dans la lampe allumée aux rayons divins !

— Que pèserai-je ! donc, ô faiseur d’énigmes ? Parleras-tu comme ces rhéteurs de carrefour qui emploient sans mesure les métaphores pour éblouir les palefreniers, leurs arméniennes grossières, ou des catéchumènes nigauds ?

— Je demande seulement à Ta Puissance si elle oserait encore commander aux éléments afin d’obtenir que le Fils descende son escalier de nuages ; si elle oserait, Ta Puissance, proférer la formule qui renferme les sept sciences dans ses lettres ? Si elle oserait la proférer, Ta Puissance, cette formule en tentant de se rappeler, à la fois, les principes et les conséquences des Sept Forces, émanations du Trois qui est Un… ?

Irène hésitait à répondre oui. Le maître ne se fut pas contenté de cette affirmation, et il l’eut aussitôt démentie en lui posant des questions difficiles. Elle mesura son ignorance ; puis et elle dit, astucieuse :

— « La Science ne connaît que la Providence, » a soutenu notre Proclus. Seule l’Extase connaît l’Un.

Elle niait ainsi le pouvoir de ce qu’elle ne possédait plus. Elle feignait de ne vouloir atteindre que le Théos même, et non sa Providence, manifestation inférieure de l’Un.

— Proclus enseigne aussi que notre règle est d’acquérir le savoir, parce que seule la culture de l’intelligence aide à discerner les vrais devoirs, ceux ignorés du vulgaire, ceux mêmes, ô Irène, qui te conseillèrent de renier ta dévotion aux Saintes Images, afin de rétablir, un jour, dans leur splendeur, ces mêmes Images. Et cela Ton Autocratie va l’accomplir malgré les doutes que tu m’exprimais jadis quand le Copronyme envoya solliciter ton alliance pour Léon. Qui donc alors prévoyait ?

— Toi, certes ! Mais j’étais une petite adolescente à peu près sotte.

— Plus de savoir encombrait ta personne. Cependant tu ne devinais même pas que si je m’étais obstiné, depuis ton enfance, à fortifier ton âme, c’était pour un autre dessein que celui de t’inspirer un amour vulgaire.

— Je t’écouterai jusqu’au bout, même si tu risques des paroles imprudentes et punies par les lois. Songe aux lois pourtant.

— Ô Irène ! De quelles lois menaces-tu mon courage ? Et pourquoi ? Mon courage n’est pas de ceux qui s’évanouissent devant les menaces. Ta mémoire le connaît, mon courage !

Trop certainement cette fois il faisait allusion à la vaillance qu’il avait eue de se mutiler pour la garder vierge et digne d’un empereur, malgré toute la fatalité de leurs penchants. Elle demeurait impassible, dans son large trône de marbre froid. Sur ses épaules ruisselait le voile de pourpre qui enveloppait sa tête, et sa chevelure retenue par un bandeau d’émeraudes.

Brodée de serpents bleus qui s’enlaçaient à ses membres, sa robe violette, d’une étoffe persane, se cassait sur la saillie de la gorge, à la taille, et aux genoux des jambes croisées. Elle crut qu’il la désirait, qu’il regrettait. Pour la première fois, Bythométrès était-il devant elle avec un cœur d’homme… ? Il cessait de paraître le pur esprit, insinuant des vérités fécondes dans les âmes en tumulte des cubiculaires, des capitaines et des évêques, de leurs suites, de la foule. Crispé sur le cube de bois écarlate, il se gonflait de colère ou de luxure. Ses joues tremblaient. Ses doigts saccageaient sa barbe rare. Tels ceux qui veulent s’étourdir, il parlait avec précipitation. Il voulut lui démontrer que les Sciences seules assurent la naissance de l’Extase, qu’elles préparent la route vers le Bythos divin. Il leur souvint qu’elle le pensait aussi jadis. Elle le confessa. D’ailleurs toutes les idées sont en le Théos. Elles préexistent avec lui. Et si, conformément à l’avis de Denys l’Aréopagite, l’imagination intuitive l’emporte sur le raisonnement déductif, il n’en est pas moins véritable que l’imagination construit exclusivement ses rêves sur les assises de la Connaissance. Les gnostiques ont écrit assez là-dessus. Aussi bien Proclus lui-même a déclaré que le Pontife de l’Univers ne peut être que le philosophe. Or, qui se peut dire philosophe s’il demeure ignorant de la nature, de ses lois, de ses phénomènes et de ses noumènes. Donc Proclus se trompe en sa conclusion. Mais l’Aréopagite élucide le problème. Jean s’exaltait, sûr de sa logique, de ses victorieuses citations :

— Et moi, disciple de ces grands esprits, qu’ai-je souhaité, Irène, Maîtresse des Romains, sinon créer le Pontife de l’Univers en ton corps. Et voilà. Il en est ainsi. Tu sièges sur le trône de l’Univers déjà. Il t’appartient d’être philosophe pour en devenir la Pontife. Mais tu as oublié la doctrine pendant que tu gagnais la couronne en sacrifiant Léon sur l’autel païen de ta couche. Car telle fut seulement ton œuvre dans notre œuvre, celle de Théophane, le chambellan, qui est mort pour toi, de Thomas qui agonise au cloître, celle d’Eutychès, de Staurakios, de Pharès et de moi. Tu as lentement miné l’obstacle. Onze ans tu as miné l’obstacle. Aujourd’hui l’obstacle est en terre, et les maçons édifient le tombeau. Si notre Pharès sut composer les thériaques secrètement réclamés de lui par ton époux pour accroître indéfiniment sa vigueur et t’aimer indéfiniment, si l’usage de ces aphrodisiaques ont enflammé le sang isaurien, comme il convenait de s’y attendre, Irène, toi, tu as su renouveler ses désirs et les rendre si fiévreux qu’il a préféré mourir à ne pas les satisfaire. Laisse-moi parler encore. Je ne crains pas la double hache de ton sourd-muet qui me guette, ni toi-même, mon écolière ! Maîtresse des Romains, tu demeures, en effet, mon écolière !

— Tu t’abuses, ô Mesureur de l’Abyme ! Tu t’abuses, en vérité ! Que ta sagesse gouverne le Palais, qu’elle attire les auditeurs dans l’École, que mille têtes se pressent dans la salle des Apôtres pour t’entendre pérorer sur l’Un et le Non-Un, lequel est l’Un en tant que soumis à l’action de l’Un, mais Non-Un, par sa propre nature ! Que tu distribues les charges à tes perroquets favoris ! Cela je te le permets parce que tu m’amuses, Jean Bythométrès ; et aussi parce que je t’aime. Je t’aime comme mon aîné mal barbu !

Elle tâchait de paraître à la fois insolente et fraternelle. Elle s’étonnait que de la crainte la gênât, une crainte d’être jugée sans indulgence par celui qui s’était retranché des hommes afin de la mettre au faîte des choses, et de la faire régner sur cette ville immense, sur les galères dont les mâts se hérissaient en une masse par delà les coupoles des édifices et les feuillages taillés des jardins, même sur la flotte marchande éparse à la surface grise et bleue du détroit.

Pourtant, elle souriait, soutenait de ses mains le tableau d’or et d’émail pendu à son col. Deux phœnix affrontés y becquetaient la sphère du monde.

Jean réprima la raillerie de son léger ricanement. Il se leva :

— Nous sommes, tu le sais, par la pensée, la lumière même du Théos, et, par les instincts du corps, l’ombre de la lourde matière. Chacun peut être le reflet blanc du dieu spirituel ou le reflet noir de la matière divine. C’est en nous que se marient le jour et la nuit universels, en nous qu’ils deviennent l’Intelligible. Or qu’estimes-tu être à présent ? Le reflet d’en haut, ou le reflet d’en bas ? Sous quelle apparence le comprends-tu totalement ? Daigne répondre, Maîtresse des Romains, et tu prouveras sans doute la persistance, que je conteste, de ta subtilité ancienne.

Irène hésitait. Ce lui sembla contraire à sa dignité que de subir cette sorte d’examen. Soudain la réminiscence d’une thèse l’aida :

— Avouerai-je que la lumière me semble transformer l’ombre même, si elle est digne du nom de lumière ? L’ombre de mes instincts se dissipe parce qu’ils sont toujours contentés de telle façon que le plaisir de l’assouvissement suscite une pensée neuve.

— Tu crois donc, ô Despoïna, que tu tends à n’être que lumière, si tu ne l’es déjà ?

— Sincèrement je crois m’accroître en lumières. J’espère n’être, un jour, que lumière dans l’Abyme divin que tu m’appris à mesurer, autrefois.

— Et ce jour-là, pourrais-tu te concevoir ?

Elle sentit le piège. Mais elle ne voulut rester muette, ce qui eut été comme l’agenouillement de son intelligence devant un maître :

— Je pourrais me concevoir.

Il secoua la tête.

— As-tu donc oublié, ô Irène de Byzance, que rien de nous n’est sensible à moins que nous ne supposions son contraire. La lumière ne saurait se connaître sans une ombre sœur qui la démontre. As-tu donc oublié, Irène de Byzance, ce que n’ignorait pas Irène d’Athènes ?

Confuse de son erreur patente, elle s’embarrassa dans quelques arguments fragiles. Jean les brisait avant la fin de leur énonciation. Il triomphait. Elle imagina, dans l’intérieur de ce corps monastique, noir comme le manteau, un cœur rouge qui palpitait. Bythométrès se rassit, et murmura :

— On peut renoncer à la possession de son corps, sans renoncer à la possession de son esprit. Ne le crois-tu pas, Maîtresse des Romains ?

— Je pourrais, par la main de ce porte-hache, te faire renoncer à ton corps, en effet, sans que tu sois, pour cela, contraint de renoncer à ton âme immortelle.

Appuyé de l’échine au mur, le sourd-muet se redressa, voyant qu’on le désignait, et il devint plus attentif encore.

Irène se demandait si elle ne ferait pas du moins rejeter l’eunuque dans la basse-fosse des Nouméra d’où l’avait tiré le Copronyme, jadis. Mais Eutychès, Pharès, Staurakios redouteraient pour eux le même sort dans la suite, et ils seraient capables de conspirer, en proclamant le petit Constantin. Alors elle resta dans l’angoisse. Réussirait-elle à secouer le nouveau joug que Jean essayait certainement de substituer à celui du défunt ?

— Qu’il te soit pénible de satisfaire aux devoirs de la gratitude en supposant, une heure, que toi seule n’as pas construit ta fortune, mais aussi mes disciples, moi-même ; je le concède, Irène. Il ne faut pas moins t’y résigner. Les stratèges se rappellent que notre École de philosophie a, par son influence, amené la paix sarrasine, et fait déférer au prince le serment des corporations et des cohortes. Ils toléreront d’être gouvernés par une femme parce qu’ils nous savent auprès de toi, nous qui dirigeons indirectement l’État depuis six ans, malgré les conspirations de tes beaux-frères, les Nobilissimes. Maintenant crains le César Nicéphore. C’est un homme courageux et rusé. Les iconoclastes l’aiment. Plusieurs officiers, et non des moins glorieux, envoient leurs émissaires dans son exil de Chersonèse où nous l’avons fait reléguer par Léon, à si grande peine. Voilà ce que les espions m’apprirent tout à l’heure, et ce pour quoi je suis venu vers ton trône. Là-bas les légions ne t’apprécient guère, ni nous. Leur Lachanodracon vient de tuer le frère d’Othman et de disperser cinquante mille Sarrasins. Cela le comble de suffisance. Accepteront-ils, les vainqueurs, que la balance et l’épée demeurent aux mains d’une femme ? Qu’ils lèvent le camp, qu’ils marchent sur Byzance, aux ordres du César Nicéphore ? Ils satisferont tous les mécontents qui t’accusent d’avoir empoisonné le Copronyme, et d’avoir tué Léon dans les débauches. Car ces gens-là ne veulent pas rendre aux monastères les biens volés, car leur commerce périclite depuis que les soldats ne leur vendent plus les images sacrées à bas prix. Grégoire le logothète du Drome Bardas, le stratège des Arméniaques, Constantin, le domestique des Excubiteurs, tous ceux-là, dis-je, offriront au César les souliers de pourpre et le sceptre, s’ils ne nous redoutent unis contre eux, et plus forts ici que les séditions intérieures… Or, que Ta Toute Puissance nous supprime, et l’École des philosophes entière s’enfuira, laissant le Palais avec son peuple de fonctionnaires, et l’Hippodrome, avec les passions de ses foules sans directeurs écoutés de leur conscience. Alors il y aura bien des ambitieux pour attribuer la régence au César, et pour recevoir, en retour, des charges et des titres.

Il s’arrêta tout essoufflé. La sueur coulait le long de ses joues.

— Jamais,… s’écria-t-il soudain,… jamais tu ne fus en plus terrible danger qu’à cette heure où la sphère du monde repose dans ta main ! Il en est qui conspirent pour te tuer. Même il en est qui veulent…

De sa manche il tira quatre minces rouleaux de parchemin, les déploya, les tendit à l’impératrice. C’étaient de nouveaux pamphlets répandus par un vétéran notoire dans Constantinople. Les chirurgiens lui avaient doctement coupé les deux jambes, une pierre sarrasine les ayant écrasées, durant un assaut. Couvert de décorations, Sarantapichos se traînait en mendiant, sur les degrés de l’Hippodrome. Il interpellait sans vergogne les évêques, les capitaines, les femmes des dignitaires, en leur reprochant tout haut ce que la médisance ou la calomnie colportaient tout bas. Des rhéteurs composaient aussi des satires anonymes, et les lui faisaient tenir sans qu’il put rien savoir d’eux. Alors il les récitait quand il se trouvait ivre, chose fréquente, au milieu des places, et dans les nymphées. Parfois même il vendait secrètement les copies des morceaux qu’on goûtait le plus.

Irène parcourut le premier factum. La colère crispa ses membres, et le sang de la honte brûla sa face. Elle lisait ceci :

Ne croyez pas, Hommes de Byzance, que j’ai combattu
Pour la gloire du nom romain, et du Kazar…
Voyez, tous, ce que m’a coûté mon courage…
Telle une limace immonde je rampe
Mes jambes ayant été détruites au service des Autocraties…

Mais ne croyez pas que cela me soit arrivé afin que l’étendard du Christos règne à jamais sur le monde,

Pour la conversion des Infidèles…
Point… J’ai empêché par ma valeur les cavaliers sarrazins
De déranger la sorcière d’Athènes.
Quand, les mamelles pendantes et les mains actives,
Elle épuisait de caresses lascives notre Léon,
Quand, assise sur les fourrures des tigres persiques,
Elle emprisonnait dans ses bras les petites nonnes arméniennes
Afin que son pâle époux s’exténuât sur leurs corps vierges,
Quand elle rassemblait au Palais, sous prétexte de récompense,
Les écoliers et les écolières et les dénudait
Dix et Dix, puis les mariait
Afin que ce spectacle ranimât la vigueur de l’Isaurien.
Quand elle lâchait son bouc jaune sur l’éthiopienne
Pour réveiller l’ardeur de notre Léon, l’ardeur
Qui l’a mis au tombeau ! Pleurez et frappez vos cœurs,
Sublimes guerriers du Christos !
Le glaive et la balance sont aux mains de la sorcière alexandrine.
Car le petit Constantin tardera-t-il à dépérir comme son père !
Pleurez et frappez vos cœurs
Sublimes guerriers du Christos !

Voilà pourquoi nous avons sacrifié nos forces et nos membres, notre sang pur.

Voilà pourquoi je suis devenu le vétéran hideux
Qui réclame une obole de votre pitié

Si toutefois l’Athénienne et ses eunuques vous ont laissé une obole dans la bourse.

Irène regarda Bythométrès. Derrière ses mains, il avait caché ses yeux comme pour ne pas assister à la honte de sa disciple. Ainsi paraissait-il un amas de bures blanches et noires. Elle-même suffoquait. Certes ce que le pamphlétaire avait écrit n’offensait pas toute la vérité. Qu’on eût osé l’ouïr, y croire et le divulguer, cela vraiment outrait l’impératrice. Il était injurieux qu’on la dévoilât de la sorte devant le peuple. Qui donc avait raconté les délires des vices conjugaux ! Qui donc ? Les écoliers, les écolières ? On les avait pourvus et envoyés au loin dans les cloîtres, dans les îles. Les nègres ? Ils avaient été vendus comme esclaves en Syrie. Les nonnes arméniennes étaient recluses dans un couvent de Sicile. Qui donc avait parlé ? Les cubiculaires, les eunuques, Pharès peut-être ? Et ils laissaient ce misérable propager leurs imprudences !

— Dis-moi : et mon peuple n’a point lapidé le calomniateur ?

— Loin de le lapider, on l’écoutait avec complaisance ! Les bouffons renchérissaient.

— Et il ne s’est pas trouvé un de mes soldats pour le tuer sur place, pour plonger dans cette gorge immonde un glaive purificateur ?

— Les hérauts du préfet voulurent se saisir de lui, mais les palefreniers de l’Hippodrome leur jetèrent des ordures. Sans doute, les amis du César les avaient abreuvés. Pendant la bagarre, on a hissé le cul-de-jatte sur un chameau qui est parti à toute vitesse ; car on lui donnait de l’aiguillon.

— Il importe qu’on le découvre ; qu’il disparaisse… Tu as entendu ma Parole impériale ? Que Sarantapichos disparaisse ! Il a trop vécu pour le renom de Byzance.

— Et pour le tien.

— Mon honneur n’est pas d’étouffer ma vie, mais de l’accroître. Je l’ai accrue en m’initiant à toutes les sensations.

— Tu l’as diminuée en avilissant ton esprit dans la débauche, ô Despoïna.

Elle éclata de rire injurieusement :

— Tu parles comme il te convient, en vérité. Comme il convient aux eunuques, ô mon maître de mathématiques !

— Devais-je attendre de toi cette insulte, Lèvres de l’esprit !

Amèrement il lui rappelait ainsi le surnom qu’il lui donnait jadis dans l’académie d’Athènes, lorsqu’elle émerveillait les philosophes et les théologiens par sa précoce éloquence. Il dit encore :

— Qui t’a aimée plus que moi, non pour moi, mais pour toi seule ? Je ne t’ai pas aimée pour jouir de ta beauté, moi ! Je t’ai chérie pour que ton triomphe s’élevât plus haut que mes espoirs. Léon n’adorait que ta chair et ta splendeur physiques dont il s’est repu. En vérité je suis capable d’un plus grand amour, moi !

— Si tu avais été capable d’amour, tu n’aurais pas mutilé ton sexe. Mais ce ne t’a rien coûté qu’un peu de douleur passagère. Et tu as pensé conquérir un instrument de ta domination sur le monde, ô le plus rusé des renards ! Tais-toi. Tais-toi. Qui donc a révélé les secrets de mon alcôve impériale, sinon les cubiculaires, tes pareils, les Pharès et les Staurakios, afin de me faire voir qu’ils peuvent me courber sous leur joug ? Ne te défends pas. Je ne t’accuse point, ô mon maître. Sans doute ce n’est point toi qui instruisis Sarantapichos. Mais ce sont les bavards investis d’astuce et d’ambition par ta parole. Car tu ne m’aimes pas. Tu aimes que ta sagesse règne, par le moyen de ma personne, et par le succès de mes passions si méprisées de ta morgue. Voilà ce qu’il en est de toi.

Les poings agriffés aux rebords du marbre, elle rugissait féroce et fébrile. Sa belle face était tendue vers le moine qui la considérait avec une paisible tristesse :

— Tu n’as pu te douter de mes douleurs, Irène, de toutes mes douleurs. Onze ans, j’ai souffert, moins cependant qu’à cette heure. Oui, j’ai moins souffert, le jour où, rampant sur mes genoux, j’étais venu vers le seuil de ta chambre, si plein de délire que je voulais t’enlever. Écoute, peut-être te rappelleras-tu : c’était en été, dans le moment des chaleurs… Ta beauté luisait autant que le soleil alors, et Léon ne te quittait plus. Je n’avais pu, depuis une semaine, t’entretenir de nos desseins sur l’État. Et cependant, aux frontières, les légions se révoltaient, le Franc menaçait la Sicile, le calife assiégeait Antioche, les galères apportaient la peste d’Égypte, et les Bulgares refusaient le tribut. Tu ne t’en souciais point. Amenés par l’entremetteur juif, un hermaphrodite persan, trois adolescentes géorgiennes qu’on disait jumelles et un géant éthiopien te divertissaient par leurs luxures monstrueuses. Tu n’écoutais plus rien, ravie de voir Léon se rouler en pleurant à tes pieds, parce qu’il ne pouvait plus obtenir de ses forces ce que l’hermaphrodite obtenait sous les caresses avant d’être contenté par la géorgienne et le nègre. Et si le géant ne s’était mis à rire soudain, je serais entré pour t’arracher enfin à tout ce stupre, rival triomphant de ton amante, mon intelligence ! Imagine, si tu le peux, ce que furent la douleur et la honte de mon esprit, de notre esprit, injurieusement oublié par tes instincts.

— Les tiens ne sont plus, il est vrai, en état d’oublier ta sublime intelligence.

Et elle rit, en feignant de se contenir. Les serpents brodés ondulèrent autour de son corps.

— Ce n’est pas, reprit Bythométrès, qu’en te livrant à tes instincts, en leur prostituant tes heures, onze années durant, pour complaire à ton soldat Léon et à toi-même, ce n’est pas que tu m’aies trahi. Je ne me suis senti trompé que le jour où j’ai commencé d’apercevoir le déclin de ta science, fille de ma science, que le jour où j’ai vu s’effacer lentement mon empreinte sur la cire changeante de ton caractère. Alors j’ai souffert comme les damnés que les feux intérieurs tordent et fondent dans le Centre. De saison en saison, j’entendis ta parole, en notre École du Palais, affaiblir le sens de nos idées. Elles n’étaient plus qu’un souvenir d’Athènes. Tu ne créais plus. Tu ne fortifiais même plus ta mémoire par la lecture ni par les doctes entretiens. Je t’ai vue déchoir ainsi. Je t’ai vue trahir notre esprit en faveur de la volupté. Car Ta Majesté n’était point assez habile pour commander à la fougue des vices qui surent étouffer ta gnose. Ton Autocratie n’était point assez habile pour tenir la balance en équilibre sous le poids de tes plaisirs et sous le poids de tes sagesses. Tu n’ignores plus depuis longtemps cette vérité. Tu ne m’as pas trahi avec Léon. Tu m’as trahi avec tes instincts. Au reste tu sentis bien que l’énergie de ta pensée allait fléchissant toujours, à mesure que tu consacrais mieux ton attention aux plaisirs. L’attente et l’espoir de ces voluptés, le souvenir de leurs joies, cela chassait de ton cerveau toutes les méditations. Depuis que ton époux t’a délaissée, après la mort de Théophane, comme tu n’osais plus, sans lui, t’abandonner aux désirs de la chair, de peur qu’il te fît tondre et cloîtrer…, depuis, le regret de ces heures te ronge. Tes yeux se sont enfoncés dans leurs noires orbites. Ta chair s’est collée sur tes os. Et tu n’as plus manifesté d’indulgence à l’égard de tes serviteurs, de ton fils même, celui qui sera ton maître avant cinq ou six ans, lorsque les légions réclameront un mâle pour chef. Crains donc le César Nicéphore, et d’autres Nicéphores aussi. À partir de cette heure, tu n’avanceras plus que parmi les embûches de tes ennemis, qu’entre les glaives cachés des conspirateurs, que sous l’injure des pamphlets appris par la populace triviale et gaie. Toutes les factions se lèvent déjà pour dire à Nicéphore de couronner l’hoir, et pour lui mettre aux mains le sceptre et l’épée d’un stratège tuteur, en brisant ta quenouille… Bien que tu te serves peu de la quenouille… Irène de Byzance, Irène d’Athènes !

Riant et se récriant tour à tour, l’impératrice simulait l’insolence, le dédain, la bienveillance moqueuse, l’arrogance clémente. Mais elle eût pleuré de rage, en dépit de son orgueil, parce que Bythométrès confirmait de la sorte ce qu’elle appréhendait. Certes, onze ans, elle avait omis, au milieu de ses brutales amours, le soin de servir son âme. Elle n’étonnait plus les évêques, ni les philosophes, ni les voyageurs par ses discours, lorsque, confiants dans une ancienne gloire, ils venaient entendre la merveilleuse Irène. Bien qu’ils lui décernassent leurs éloges de courtisans, elle ne se méprenait pas sur la valeur de ces panégyriques. Sa droiture dialecticienne la persuadait de ne pas démentir Jean. Mais son orgueil offensé par la leçon du moine le destinait aux supplices déjà. La honte même de l’heure où elle s’était, dans le jardin d’Athènes, offerte à lui, et où il l’avait repoussée en lui révélant la mutilation, cette honte de son adolescence étouffait la mère de Constantin, la veuve de Léon, la femme assouvie par tant de luxures asiatiques et grecques. Elle ne pardonnait point à l’eunuque de la connaître autant qu’elle se connaissait. Ce lui fut la pire injure, l’affirmation d’un asservissement éternel à cet homme, à ce maître. Et elle hésitait à faire le signe pour que Protargyre le sourd-muet appelât les fonctionnaires de garde, pour que le violateur de l’âme impériale fût entraîné dans les caves des Nouméra, du moins. Ensuite le poison éteindrait doucement cette vie espionne. Mais Irène s’accusait à l’avance de le frapper lâchement. Pourquoi donc ? Parce que l’Esprit doit triompher au-dessus des monarques ; parce que le souverain ne doit être que le bras de la Sagesse ; parce qu’elle-même, Irène de Byzance, impératrice des Romains, maîtresse d’Orient et d’Occident, parce qu’elle-même ne pouvait, en son cœur, contredire cette vérité autrefois apprise dans le jardin d’Athènes, démontrée par les lèvres des saints et des philosophes ; parce que cette évidence conservait tout son pouvoir sur celle dont la rage s’agriffait au marbre du trône, et tordait la bouche insultante.

— Je t’aime, tu le vois, jusqu’à susciter ta haine contre moi, afin que tu sois sauvée des complots des hommes et du mal de ton cerveau. Je t’aime jusqu’à préférer mourir sous les fers de tes bourreaux, plutôt que de ne pas t’affranchir de tes fautes ! Oui, tu songes au bourreau pour Jean Bythométrès, ô Irène d’Athènes !

Debout il souriait, en secouant la tête. Il soupira, puis dit :

— Qu’Irène d’Athènes juge Irène de Byzance !

— Ou qu’Irène de Byzance juge Irène d’Athènes ?

Ils se regardèrent ; lui triste, elle furibonde. Cela fit qu’elle prit conscience de son infériorité morale. Le calme du moine convenait mieux que la colère de l’impératrice, à la solennité de ces murailles en marbre sombre et limpide, à l’immobilité déférente de Protargyre attentif, sourcilleux sous le bandeau d’acier.

Irène se dressa :

— La clepsydre elle-même te conseille, à présent, le silence. Quant à moi je réfléchirai si les lois doivent punir ton audace, ou si ma bienveillance doit oublier les lois. Cela n’est pas une parole de pardon, mais une parole d’hésitation et d’attente.

— De menace ?

— De menace même. Maintenant souffle au dehors ce qui te reste de folie dans le crâne, ô Mesureur de l’Abyme ; et parle-moi seulement de Nicéphore César, des capitaines hostiles à mon empire, de leurs messagers. Quelles mesures a prises notre logothète du Génikon.

— Staurakios attend, pour répondre, le signe de ton Autocratie…

De la main, l’impératrice ordonna que le sourd-muet ouvrît la porte. Entra Staurakios qui dressait une haute taille sous le manteau à deux angles dont les pointes alourdies d’or lui battaient les genoux et les mollets. À sa suite Pharès se glissa qui était humble bien que logothète du trésor privé. Oublieux de ses magnifiques costumes, il portait d’habitude une sorte de toge brune ceinte par une écharpe noire, et des bottes en feutre. Là dedans il se tenait anxieux, maigre et frissonnant. Ses mains lourdes tripotaient la plaque d’émail pendue à son cou par un cordon, et qui représentait deux lions frisés tirant, l’un vers la droite, l’autre vers la gauche, un char porteur de fruits. Eutychès, logothète de la guerre, était toujours le triste squelette que surmontait une tête de vieille femme grosse et bougonne. Ses joues flétries semblaient mâchonner une éternelle bouillie trop épaisse pour son gosier. Couvert de chaînes et de plaques, d’insignes tintinnabulants, il s’appuyait sur une haute canne vernie d’azur ; et traînait malaisément une simarre persane brodée d’alérions rouges.

Irène les considéra durant qu’ils se relevaient, leurs révérences accomplies. Depuis onze ans ils la secondaient. Autour d’elle, ils avaient été les gestes officieux et qu’on ignore d’esclaves attentifs, prompts, ironiques, tristes. Autrefois ils ouvraient les courtines du lit impérial, pressaient le troupeau des chambrières, précédaient les esclaves apportant les coupes et les coffrets à confitures sur des assiettes d’ivoire.

Eutychès avait toujours mêlé à ces besognes des conseils sentencieux dont Léon riait avant de leur obéir ; car cette espèce de fantôme affreux était le dépositaire des pensées gouvernementales écloses dans le cerveau du Copronyme. Il savait les noms des archontes, des stratèges, des principaux cataphractaires et scholaires, leurs fortunes, leurs ambitions, leurs crimes et leurs vices ; ce par quoi il leur était dangereux. Jadis ses mains crochues avaient livré des captives, contre argent, à tous les soudards revenus gorgés de butin, soit de la Cappadoce, soit de l’Exarchat, après leurs défaites nombreuses, comme après leurs rares succès. Il avait, entre eux, réparti les terres confisquées des moines pendant la période iconoclaste. Ils craignaient sa mémoire. Ils espéraient ses faveurs. C’était l’homme le plus puissant du Palais, celui dont le nom méprisé, redouté, haï sortait de toutes les lèvres militaires : en Thrace où s’exerçaient les réserves de cavalerie, en Illyrie où les fantassins apprenaient l’endurance, en Cilicie sous les tentes menacées par les flèches sarrasines, et en Calabre dans les postes des montagnes où les fruits consolent les archers isauriens des rudes et quotidiennes fatigues que leur valent les Francs du Pape. Les richesses de l’eunuque passaient pour incommensurables. Elles étaient enfouies aux Manganes dans les caves de l’Arsenal. Il régnait là sur un peuple de scribes comptables et de vétérans farouches qui avaient fortifié comme une bastille, ce lieu sis en la Corne d’or, et défendu de trois côtés par les eaux. S’excusant sur l’exemple de David, le vieillard dormait avec de petites vierges esclavones dont il possédait tout un chœur espiègle. Là-dessus Sarantapichos déclamait des vers obscènes à souhait pour la plèbe de l’Hippodrome.

Eutychès était arrogant, comme Pharès était humble. Celui-ci vivait vertueux et probe au milieu des infamies, des crimes, des concussions qu’il ne blâmait point. Dévot, il se rendait nu-pieds, par mortification, dès l’aube, jusqu’à la Sainte-Sagesse pour y prier le Théos d’améliorer les maîtres dont il aidait ensuite les vices, étant subtil pharmacien, élaborateur de poisons inexorables et d’aphrodisiaques merveilleux. Son officine, dans une chambre haute, ressemblait à une chapelle et à un cabinet d’alchimiste. L’athanor dans lequel il dissolvait les métaux et calcinait les plantes, brûlait sous un triptyque dont les panneaux fermés offraient aux yeux les nombres et les symboles d’une table astronomique, tandis qu’ouverts ils montraient l’image du Christos, avec la Panagia sur le volet de droite, et sur le volet de gauche, le Parakletos.

De sa voix en lamentation, il dit aussitôt :

— Que l’illuminante Pureté protège ton Empire, Despoïna. L’ange noir a soufflé l’esprit du mal sur le calife Mahdi, et il a jeté ses Sarrasins dans le thème de Cappadoce. Ils ont ravagé les champs, brûlé douze villages. Daigneras-tu sceller, de ton anneau, cette quittance afin que mon trésorier puise légalement dans les coffres pour expédier les subsides de guerre aux camps de la Comagène ?

— Est-il déjà nécessaire, ô fabricant de thériaques ?

— En vérité c’est absolument nécessaire ! Maîtresse des Romains…, affirma Staurakios avec l’autorité de sa voix frêle mais aiguë, qui sonnait précipitamment comme si tout un chœur de religieuses eussent chanté ses pensées nombreuses et promptes, empressées de sortir.

Irène leur ayant désigné leurs sièges ils s’étaient assis sur les cubes de bois rouge. Et ils se tenaient là silencieux, sévères. Pharès caressait timidement ses lions d’émail. La canne d’Eutychès traçait des cercles imaginaires sur les dalles pareilles à l’eau par leurs reflets profonds ; et ses petits yeux perçants de presbyte apercevaient des poussières sur le marbre de la table où s’alignaient les boisseaux d’argent remplis de rouleaux administratifs. Digne et hautain, Staurakios récapitulait les sciences qui l’avaient conduit à la première place de l’empire, pas à pas, lentement, régulièrement, après des preuves réitérées d’intelligence évidente, unique, mais que ses rivaux discutaient toujours, sans vergogne, alors qu’ils discutaient moins celle de Bythométrès, plus fécond, en maximes et qui en imposait ainsi.

Les contemplant tous quatre, Irène se souvenait des heures où Pharès emportait, sous le manteau, les vases d’urine impériale, dans les premiers temps du mariage. Ce Staurakios alors livrait les petites Arméniennes en larmes au colosse éthiopien que Léon aimait voir agir pendant que lui-même embrassait le corps cambré de son épouse athénienne. Staurakios maintenant décrivait avec une lucidité miraculeuse le caractère du calife ; il supputait les ressources de Bagdad ; il calculait les distances, nommait tous les bourgs, tous les fleuves et toutes les rivières, toutes les collines et tous les monts qui pouvaient servir de remparts aux Grecs. Son esprit se lançait dans mille directions, les parcourait, revenait au centre. Il dit les moissons engrangées, les lieux de leurs amas, et comment la cavalerie s’y ravitaillerait. Il dit les routes capables de supporter le charroi des machines de guerre ; et les sentiers propices aux explorations des éclaireurs. Rien ne lui semblait inconnu de cette région où jamais il n’avait atterri. Entre les phrases il souriait un peu de sa longue figure blême, couverte de rides très fines et jaunâtres. Il souriait en attendant que l’impératrice complétât le renseignement qu’il donnait, afin de ne pas faire trop ostensiblement état de ses connaissances, et de laisser à la souveraine le mérite d’une collaboration à l’œuvre de gouverner.

Mais Irène dut constater sa propre insuffisance. Elle ne savait plus. Du moins ces eunuques cubiculaires, ces entremetteurs avaient, par une étude perpétuelle, dépassé tout son talent. Eutychès aussi la contredit plusieurs fois, lorsqu’elle voulut opiner sur le choix des stratèges, des comtes, du logothète de l’intendance, du domestique commandant la cavalerie. Elle confondit les pères et les fils, les frères entre eux. Elle ignorait que Christophe fût en mission dans la Chersonèse, que l’ingénieur des machines Pierre Pogonat fût mourant dans un monastère du mont Olympe, que le protonotaire Eumène fût déconsidéré depuis qu’il avait gaspillé le trésor de son thème pour couvrir de joyaux un giton égyptien, depuis qu’il avait secrètement vendu les mules des légionnaires aux maquignons. D’autre part, le préfet Anastase venait d’être convaincu d’avoir prostitué ses nièces à des banquiers syriens, afin de soudoyer des faux témoins indispensables au procès de sacrilège que lui intentait le Patriarchat ; et c’était l’affaire du moment. Voilà les hommes auxquels elle proposait de remettre la direction des troupes. Les soldats eussent refusé sinon l’obéissance, du moins le respect de tels chefs.

— Léon les aimait pourtant !

— Il y a trois ans, oui ! Depuis, son Autocratie avait étouffé les scandales de son mieux, et laissé les scélérats en place afin de ne pas ébranler la confiance du peuple dans les grands.

— Je consulterai le stratège de Sicile, Epildios, mon protégé, celui que j’ai distingué entre les héros.

— On a fouillé un émissaire qui portait son sceau parmi d’autres au César !

— Ah ! le César… Il est passé au César, déjà ?

— Ô Maîtresse des Romains, dis-nous quel sera ton choix. Il importe de composer sans retard le conseil militaire qui secondera ton grand Domestique des Scholes d’Orient…

— Qui nommerai-je que vous ne vilipendiez ? Michel de Cos, le glorieux, celui qui, avec des galères, dispersa toute la flotte d’Égypte.

— Que ta volonté soit faite, Despoïna ; mais n’oublies-tu pas que la secte iconoclaste le flatte afin de le compter parmi les siens. Et on dit qu’il écoute leurs louanges, qu’il reçoit leurs présents. Les quatre chevaux scythes de son char, il les a reçus de ton beau-frère Eudocime. Peut-être cette faction l’a-t-elle acquis.

— Le Théos vous confonde ! Cœurs de soupçons et d’envie. À toi Pharès : nomme tes candidats !

— Pour moi j’indiquerai très humblement à ta sagesse Alexis Scleros et Basile de Nicomédie. Autour d’eux ils ont assemblé une clientèle de braves officiers comme Daniel Protikos, Théophile de Samosate, Bardas Botoniate.

— Qui se sont fait battre dans l’Exarchat. Le Copronyme leur a souvent reproché leur maladresse, et il les déposséda de leurs biens.

— Il y a longtemps de cela,… répliqua le vieil Eutychès… Depuis lors, l’âge leur a donné de la prudence et du jugement. Ils brûlent de réparer leur défaite d’Occident par une victoire d’Orient.

— Et ils ne sont pas Iconoclastes !… déclara Staurakios.

— Chose essentielle ; j’en atteste l’Esprit Invoqué !… renchérit Phares.

— Chose plus essentielle que de repousser les Sarrazins, peut-être ?… s’écria l’impératrice.

Et elle vit que les eunuques se regardaient en souriant. Eutychès grommela, redressa sa vieille taille. Toutes ses plaques, tous ses insignes, toutes ses chaînes sonnèrent confusément :

— Chose plus essentielle en effet, à cette heure !

Irène bondit hors de son trône double…

— Voilà ce que l’on me reproche. Vous parlez comme des femmes, vous n’êtes pas des hommes. Il vous manque ce qui fait le cœur mâle et le bras généreux.

— La grâce de la Providence en effet a bien voulu nous épargner la présomption et l’aveuglement brutal des soldats. Nos pensées… déclama Staurakios…

— Vos pensées !…

Irène haussa les épaules ; et elle ricana. Vraiment une rage sincère tordait ses nerfs, vibrait dans sa poitrine, serrait ses dents, étouffait même les accents de sa fureur. C’était à ces lâches qu’il fallait donc obéir. Leurs pensées ! Et où prendre un autre appui. Les iconoclastes qu’elle eût aimés à présent la détestaient et préparaient contre elle des complots. Les iconoclastes et le parti militaire étaient ses ennemis qu’elle eût voulu ses amis.

— Va vers eux, Despoïna, si tu songes que c’est là ta voie… dit Bythométrès, bien qu’elle n’eût point parlé… Et ils nommeront les tuteurs de ton fils qui t’évinceront. Car ils ne te pardonneront ni tes discours dans l’École du Palais, ni ta politique coupable d’avoir fait couronner Constantin sous leur serment. Ils te haïssent à jamais. Ils se défieront à jamais.

— Oui vous m’avez chargée de liens. Ô mes araignées hideuses. Je me débats dans vos toiles perfides, aujourd’hui. Mais je les romprai bientôt.

— Ton Autocratie peut tout. Que sommes-nous à tes pieds, sinon des bestioles chétives…, avoua Pharès.

Et il courbait le dos comme pour recevoir le cinglement des verges. Staurakios ajouta :

— Si nous avons tissé nos toiles dans le Palais, ô Basilissa, toi-même nous fournissais le fil, toi-même as chassé dans nos rets deux grosses mouches : le Copronyme et le Khazar. Et si ta dextre maintenant tient la sphère du monde, c’est que tu laissas ces imprudentes mouches s’embarrasser dans nos fils, dans ces liens. Certes, puisque ta bouche augustale a parlé, nous sommes des araignées hideuses, mais toi-même ne pourrais-tu pas te comparer à une araignée magnifique, à une araignée d’or, à une araignée d’escarboucles, si tu veux, mais à une araignée qui sut épuiser l’Autocrator Léon en lui suçant sinon le sang, du moins ce qui équivaut au sang…

Ainsi parlait Staurakios tranquille, sans que ses gestes fissent même bruire la soie de sa longue robe fauve.

Irène pensa l’étrangler. Elle voulut saisir dans ses mains les fanons de ce cou flétri, et sentir les veines gonfler, le larynx craquer sous ses doigts haineux. Cela l’eût soulagée, tant ses muscles et ses os voulaient agir, tendus, tels des ressorts d’arbalète, par les nerfs qui se contractaient encore. Mais elle se ravisa, préféra sourire, et se rasseoir épuisée, au fond du large trône froid. Dans le silence, les poitrines oppressées haletèrent.

— Qui donc,… reprit-elle…, qui donc battra les Sarrazins ? Lequel de vous réduira le César ; et lequel de vous dispersera les cavaliers du Khalife ?

— Il n’est pas besoin,… énonça Bythométrès,… que les Sarrazins soient vaincus. Daigne, ô Lèvres de l’Esprit, daigne écouter mon discours. Je soutiens que si l’un de tes généraux remporte une éclatante victoire sur les Infidèles, rien de plus terrible ne peut t’advenir, à toi et à l’Empire.

— En vérité Bythométrès a exposé le meilleur avis,… soutint Eutychès.

Et il amassait, autour de ses longues jambes, sa simarre pour les protéger contre le vent coulis. Staurakios approuva. D’ailleurs il claquait de la langue, impatient de ne pas être compris par Irène, ni par son ironie cruelle.

— Ah, les chapons qui dénigrent le chant du coq triomphal. Bacchus rirait de vous entendre, s’il n’était un dieu mort. Ô mes eunuques ! Et comment avez-vous découvert cette merveille, ô mes sophistes.

— Mais…, riposta Staurakios… ; ta sublime intelligence n’a-t-elle point deviné que le vainqueur des Infidèles jouira d’un prestige indéfectible sur les légions. N’a-t-elle pas deviné que ce mortel serait aussitôt appelé par les Iconoclastes à la tutelle du prince ; n’a-t-elle pas deviné qu’il viendrait sans doute ici, prendre possession de cette tutelle avec le pas cadencé de cent mille héros pillards. Alors tu n’auras qu’à tendre la tête aux ciseaux des nonnes, et à t’enfermer dans le cloître. À moins qu’un fer rouge ne crève tes yeux athéniens, pour te mettre hors d’état de régner sur l’avenir.

— Et notre vœu de rétablir les Images serait impossible, comme celui de gouverner le monde avec la sagesse de l’Aréopagite, avec celle de Plotin, avec la force des Éons.

— L’empire serait offert encore à la bestialité des soldats.

— Et la tête de l’enfant Constantin ne tarderait point à rouler sur un échafaud afin que, dans son sang, quelque Michel de Cos, ou quelque César Nicéphore ramasse la couronne de tes Autocraties, puis la ceigne, avec ses émaux sacrés et sa croix mystique.

— Non, Despoïna, il ne convient pas à ta destinée que les Sarrazins soient vaincus.

— Et cela ne convient pas non plus aux Archétypes qui doivent commander avec ton sceptre.

— Seront-ils mieux servis par une armée en fuite, dans Constantinople assiégée, comme elle le fut déjà ?

— Il ne faut pas non plus que la déroute avilisse tes étendards, mais qu’un stratège prudent se contente de tenir les passages du Taurus, avec opiniâtreté, sans livrer bataille en plaine. Voilà ce qu’il faut à notre dessein. Après un hiver d’escarmouches inutiles et dispendieuses, tu feras offrir au Khalife de payer un tribut annuel, pour qu’il garde chez lui ses cavaliers malodorants et ses fantassins pouilleux ! Byzance est assez riche pour jeter quelques os d’or aux chiens hurleurs du Prophète.

— Ainsi, tu ne connaîtras point les hontes du désastre, ni les périls de la compétition. Et tu pourras grandir, en paix, ta puissance…

— Alors les sublimes Entéléchies gouverneront de l’Orient à l’Occident…, espéra Bythométrès.

— Et l’ange descendra comme une étoile qui tombe du ciel sur la terre ; et il donnera la clef de l’Abyme à nos méditations, à nos extases.

— Et l’impératrice Irène sera la femme revêtue de soleil ; elle aura la lune sous les pieds et une couronne de douze astres sur sa tête, parce que c’est écrit ; et qu’elle est l’élue.

Alors, tous quatre se prosternèrent, ayant quitté leurs sièges. Irène vit leurs échines respectueuses ramper, peut-être moqueusement, vers ses souliers de pourpre.

Plusieurs jours ils la convainquirent ainsi de leur excellence. Et, pour la déterminer à suivre les avis de la prudence, il amenaient, avec eux, le prince qui était, par le corps, un garçon solide comme l’aïeul Constantin V, et, par la face, une fille grave semblable à sa mère dans les premières années du mariage. Il aimait les jeux de vigueur. On le voyait partout chevauchant avec son camarade Théoctistos nègre et lippu. Il adorait un paon apprivoisé, cadeau de la ville d’Andrinople. Avec le geste même de son père caressant les joyaux, Constantin lissait continuellement les plumes de l’oiseau majestueux qui se cambrait voluptueusement sous la main adroite et lente. Souvent le prince se couchait au long de la bête accroupie et lui tendait les lèvres. Aussitôt le bec aigu s’y engageait pour se retirer, plein de salive humaine, après une longue succion. Alors le paon levait haut son gosier de saphir, et il savourait la liqueur amicale en gloussant. Ce qui rendait le petit garçon fou d’orgueil et de joie.

À considérer ces jeux, l’impératrice reconnut souvent les manières de Léon le Khazar, et les gestes de leurs ivresses lascives. Ce prince était né de leurs embrassements, de leurs fougueuses débauches. À l’instant où l’oiseau favori insinuait son bec dans la bouche de son ami comme dans une figue ouverte, Irène se voyait, ainsi qu’au miroir, en ses minutes de pâmoison, tant lui ressemblait alors l’enfant de la volupté. À l’ordinaire, il était l’image de son aïeul, bruyant, crédule et brutal. Il entraînait ses précepteurs dans les écuries des cataphractaires, pour admirer indéfiniment les lignes des beaux coursiers. Tous les matins, il se réveillait afin de suivre, solidement assujetti entre les bosses d’un chameau persan, les évolutions de la cavalerie par le champ de manœuvres. Et il rentrait joyeux, chantant à tue-tête des psaumes de victoire. Aussi les soldats iconoclastes le vantaient, le chérissaient comme la descendance de l’Isaurien. Ils élevaient, pour lui, dans leurs casernes, des singes amusants ; ils doraient des grains de maïs réservés à la nourriture du paon.

Les gens du Palais mirent en lui leurs espoirs. Les fauteurs de compétitions persuadèrent mal les troupes. L’opinion s’établit qu’on pouvait bien tolérer, quelque cinq ou six ans, la régence d’Irène et le gouvernement de philosophes éprouvés dans les disputes qui avaient glorieusement illustré l’École du Palais, à tel point que Karl le Franc voulait, au dire des voyageurs, instituer la même en sa cour d’Aix-la-Chapelle. Dans six ans au plus, Constantin règnerait, pour la gloire de Byzance, et la fortune de ses légions.

Le serment du Vendredi-Saint fut renouvelé selon les mêmes termes. Irène se trouva toute-puissante, appuyée sur un parti solide. Disposé parfaitement en sa faveur, déjà, le peuple reçut des largesses considérables, fruit de l’avarice criminelle de la dynastie. Jean stipendia ses amis avec les trésors acquis jadis au prix d’iniquités nombreuses dont la foule gardait rancune. En sorte que cette conduite fut un heureux contraste avec les habitudes cupides des empereurs, sans que l’on s’aperçût qu’Irène accomplissait une simple et peu coûteuse restitution.

Elle eut grand soin de faire ces largesses en son propre nom, et d’écarter, dès le présent, la personnalité de son fils. D’abord les monnaies l’avaient représenté sous un visage niaisement ovale, et soutenant avec son père une croix double. De même, les pièces nouvelles le montrèrent soutenant avec sa mère une haute croix géminée. Cela seulement se modifia dans sa vie.

Irène sollicitait Anthusa de partager le pouvoir. La sainte s’y refusa. Cloîtrée elle attendit la mort et la béatification dans l’austérité monastique. Et l’impératrice domina, sans émule, servie par la modestie même de celle qui l’aidait encore à s’affermir sur le trône.

On put voir en peu de temps, comme les eunuques surpasseraient les espérances publiques.

Le pape Adrien Ier, qui sut préparer le Franc Karl à devenir le Carolus Magnus des écrits ecclésiastiques, et le Charlemagne de l’histoire, devint favorable. Le pontife de Rome pénétra les desseins des orthodoxes. Sûr de ne plus craindre l’absorption grecque maintenant balancée par l’énorme pouvoir des Carolingiens, il transigea dans la querelle canonique. Il s’entendit avec la pompeuse intelligence de Bythométrès. Charlemagne, qu’il menait en épouvantail pour éloigner les maraudeurs du temporel de Saint-Pierre, seconda de tels desseins. Une manière de triple alliance s’établit entre Byzance, le Pape et le Franc décidés à se maintenir contre les Barbares et les ambitions soudaines des généraux rebelles.

Qu’en vingt mois de règne un pareil résultat eût été atteint c’était la marque d’esprits actifs, propres à méditer de grandes choses, et volontaires pour les accomplir.

En même temps, le budget se dégrevait d’impôts. Les richesses illégalement enlevées aux citoyens, aux moines, étaient rendues par Pharès. Une harmonie nouvelle naissait dans l’État, un équilibre de ses forces, de ses facultés. Ce fut la paix si vainement attendue. Les louanges du peuple acclamèrent Irène.

Maintenant Jean, assoupli à la vie de cour par son très long service, savait bien les hommes, leurs passions, leurs faiblesses surtout qui les livrent. Là-dessus, il parachevait l’éducation de Staurakios. Des derniers rangs sociaux, celui-ci s’était élevé par l’unique force de son talent observateur. Il concentrait en sa seule ambition les vigueurs de son être, avec l’espoir vague de soumettre un jour ceux-là qui l’avaient asservi, honteusement mutilé. C’était, à condition de ne pas lui laisser rompre le frein, un auxiliaire sans égal. Jean d’ailleurs le mâtait.

Irène, dit un pieux historien, « les prit pour l’éclairer et non pour la conduire. » Pourtant c’étaient eux qui régentaient la vie du Palais, de cette cité énorme, de ses églises, ses trésors, ses trois mondes militaire, ecclésiastique, administratif, circulant dans l’ensemble des salles immenses, des édifices divers, le long des quais, sous les arcades basses de l’Hippodrome, et sans cesse occupé à s’unir en factions, à tramer des complots avec un art spécial créé pour cela, une sorte de sport aristocratique qui consumait l’existence de cour.

La ville était une tout autre chose, plus inconnue de ces patriciens, de ces eunuques, que les postes militaires des confins asiatiques, où, tour à tour, ils allaient commander, et s’user en tentatives périlleuses afin d’attacher à leur fortune individuelle les mercenaires barbares pour reparaître, un jour, sous les murs de la ville impériale, chaussés de pourpre, la couronne des basileis au front, près de triompher, prêts à subir courageusement le dur supplice des yeux crevés, s’ils ne gagnaient point la partie.

Eutychès n’ignorait aucun système de conjuration. À tous, il avait été mêlé depuis l’adolescence comme agent, comme spectateur, comme espion. Ce fut lui qui saisit de nouvelles lettres adressées par Théophylacte Rhangabé, drongaire des Douze-Îles, et plusieurs officiers iconoclastes, au César, frère de Léon, avant qu’elles parvinssent en Chersonèse.

Sur l’avis de Jean, l’impératrice rappela Nicéphore avec de tels termes qu’il crut sa grâce accordée en l’honneur du joyeux avènement. Il accourut par une pluie mêlée de neige. Mais, dès la première heure de son arrivée, il fallut qu’il se justifiât. On instruisit le procès. Y furent impliqués des sénateurs même.

En d’aussi graves conjonctures, Irène n’hésita point. Les eunuques décidèrent qu’il importait de punir terriblement pour marquer que sa main de femme châtiait de façon virile. Grégoire logothète du Drome, Bardas Stratège des Arméniaques, Constantin domestique des Excubiteurs, Théophylacte Rhangabé drongaire des Douze-Îles, fauteurs du complot, reçurent, sans égard au rang, le fouet. Ils furent tondus puis relégués aux frontières. Les plus illustres de leurs complices durent subir l’internement dans des îles différentes où nul rapport ne leur demeurerait possible.

Quant aux cinq oncles de l’empereur, césars et nobilissimes, Irène leur enjoignit de comparaître en sa présence devant le patriarche Paul. Ils l’y saluèrent superbe et courroucée, revêtue de ses insignes d’Augusta, ayant le diadème surmonté de la croix grecque, et cette sorte de chasuble courte devant, longue derrière qui se retroussait sur la main gauche comme une traîne. Les eunuques et les dignitaires orthodoxes l’entouraient, les scholaires avec leurs masses d’armes. Staurakios lut un réquisitoire contre des prétentions menaçantes pour la paix intérieure. Cela se terminait par une condamnation à mort. On laissait aux conspirateurs une voie de salut : substituer la mort civile à la mort physique par tous les vœux de renoncement. Le patriarche voulait bien les recevoir au nombre des ministres du Iesous, et les ordonner prêtres. Jean ne leur laissait pas le loisir de réflexion. Il fallut qu’ils se résignassent et se fissent sacrer incontinent. Après une abdication de leurs titres et qualités, le patriarche leur conféra les ordres.

Bythométrès exigea que ce premier succès sur les adversaires fût suivi d’une sanction solennelle. Elle instruirait le peuple de la puissance infrangible que possédait Irène. L’influence des manifestations extérieures est suprême sur l’esprit des foules. La magnifique cérémonie du couronnement de Constantin avait, aux yeux du monde, légitimé sans conteste sa qualité d’empereur. Faire officier sacerdotalement par les oncles, devant Byzance, les marquerait ainsi d’un caractère d’onction qui rendrait odieuse à l’avenir toute tentative guerrière ou politique de leur part. Le sentiment religieux des Grecs souffrirait mal de telles profanations. Les nobilissimes resteraient pour jamais déchus de leurs droits de naissance.

À Noël donc, ils donnèrent, en grand appareil, la communion publique, dans l’église de La Sainte-Sagesse. Irène y parut avec un superbe cortège. L’empereur Constantin l’accompagnait, suivi de toute la cour, des officiers, des dignitaires. Les hérauts portaient devant eux la couronne adorée par Léon, cette merveille de joaillerie pour l’amour de laquelle il était mort. Afin d’expier le sacrilège, Pharès l’avait enrichie encore des pierres les plus rares qu’il avait pu réunir. Paul en fit un nouvel hommage au Théos parmi l’allégresse des moines et les acclamations populaires.

Le parti militaire jugea que l’orthodoxie scrupuleuse des eunuques le menaçait. Ce fut une créature de l’impératrice, le vieux stratège Elpidios, gouverneur de Sicile, et déjà compromis, qui, le premier, fomenta la révolte.

Dans son gouvernement, il blâma la cérémonie de Noël. Les Siciliens l’approuvèrent excités par les milices. Ils rapportaient immédiatement à l’intervention d’Elpidios les améliorations administratives appliquées selon les ordres de Bythométrès. Et ils offrirent au César-prêtre de le proclamer. Ils se levèrent en armes.

Nicéphore concevait que, si la Despoïna avait entièrement mené à bien son œuvre de répression, le peuple de Byzance pensait avec elle et pour elle, et que, rien n’était qui méritât les hasards d’un soulèvement. Aussi prévint-il, de lui-même, Irène sur les choses de Sicile.

Théophane, capitaine des gardes, aussitôt expédié à Messine pour signifier à Elpidios son rappel, manqua d’être écharpé par la populace. Il dut fuir. Dès son retour, Irène commanda l’arrestation de la famille d’Elpidios. Au milieu de l’Hippodrome, sous la colonne serpentine des Platéens, les verges des soldats firent voler le sang de la mère obèse, qui hurlait entre des mèches grises, des adolescents flexueux et maigres dont les miaulements excitèrent les risées de la foule égayée par le soleil d’avril.

Eutychès les enferma au cloître, puis en prison, comme otages.

La nouvelle de la révolte détermina certains troubles dans l’esprit des thèmes militaires. À quelque temps de là les eunuques purent redouter qu’elle se généralisât.

Ils organisèrent une diversion. Jean, comme Chef du Palais, émanation directe du trône, rejoignit le grand domestique des Scholes d’Orient dans les camps de la Comagène. La cavalerie du Khalife tentait de franchir le Taurus. Elle ignorait que le Mesureur de l’Abyme eût amené les machines et le feu grégeois. S’étant hasardée par un défilé, elle fut surprise dans une embuscade. La poix brûlante et le soufre corrodèrent les corps tordus. Des chevaux enflammés s’enfuirent par toutes les pentes, incendièrent les bois, bondirent dans les précipices. Des forêts flambèrent.

À cette nouvelle l’enthousiasme des Byzantins se fit tellement aveugle que la victoire finale du Khalife El-Mahdi en ce même pays de Comagène, fut alors tenue pour peu de chose, encore qu’on dut promettre de payer tribut, avant qu’il évacuât les territoires du thème. Le prestige des Eunuques auprès des troupes n’en fut pas moins confirmé.

La faveur d’Elpidios baissa.

Irène ne laissa pas languir ce sentiment de l’opinion. Avec les sommes accumulées par la prudence des empereurs iconoclastes, elle arma la flotte. Et ce lui attira les cœurs belliqueux davantage. Seule après tant de maîtres, elle savait vaincre sans fouiller les bourses. Elpidios ne devait pas résister aux légions d’Eutychès, de Théodore, son lieutenant, eunuque et patrice. En 782 il s’enfuira chez les Sarrasins, emportant pour toute fortune ce titre apocryphe de basileus décerné par les soldats séditieux. Les Infidèles le lui reconnaîtront et l’honoreront. Mais nul historien ne dira quelle fin il eut. Sans doute, mourut-il exilé, misérable, occupé à de vaines intrigues pour persuader ses hôtes d’aller combattre sa patrie, et de l’installer sur le trône. À Byzance, le Palais jugera les Siciliens suffisamment punis par l’humiliation de la défaite. Nul autre châtiment ne les frappera.

Malheureusement, Staurakios fut livré aux Sarrasins victorieux du Lachanodracon. Le Palais dut payer cher la rançon. Staurakios compensa cet échec en soumettant les Slavons de Grèce et de Thessalie. En janvier 784 il revint toucher le milliaire d’or d’où rayonnaient les routes impériales. Sur la place intérieure du Palais, à la joie de la classe négociante certaine d’accroître ses trafics dans ces provinces rouvertes, il chevaucha parmi la majesté des étendards déclos et le poudroiement de la cavalerie. La Régente le reçut avec beaucoup d’honneur. Jean voulut que l’on fêtât extraordinairement l’habile ministre qui le secondait. Staurakios triompha solennellement dans l’Hippodrome avec une splendeur inaccoutumée. Byzance n’avait rien vu de pareil depuis Bélisaire.

Irène comptait alors deux ans de pouvoir.

Ses adversaires semblaient partout défaits aussi bien par l’opiniâtreté de ses armes que par l’adresse de sa politique et l’énorme activité de ses eunuques. Au pouvoir précaire d’autrefois, maintenu contre l’hostilité du peuple selon la faveur instable des troupes, succédait un gouvernement en équilibre sur ces deux forces, sachant acquérir les sympathies des masses au moyen d’une économie sociale admirablement improvisée, sachant, de plus, occuper l’inquiète brutalité des soldats par des expéditions militaires, avant de la réprimer par d’énergiques coups d’État.

Byzance n’armait que contrainte, et pour conclure les querelles au moyen d’alliances commerciales.

La prospérité accrut étrangement sous cette administration. Les excellences du règne de Justinien se renouvelèrent. Partout la culture des champs occupait les bras des captifs. Les routes sûres se creusaient d’ornières sous le faix des chariots colportant les richesses qui passaient d’Orient en Occident. La vertu géographique de Byzance en faisait le comptoir du monde le plus achalandé entre la civilisation de l’Asie et la barbarie de l’Europe.

Irène alors se remit à l’étude. Bythométrès chargea de parchemins les mains propices de l’initiée. Les sciences incluses aux anciens livres de l’hermétisme alexandrin révélaient les conseils nécessaires pour établir l’harmonie des éléments humains en présence dans le corps de l’empire. Irène reconquit sa précellence intellectuelle.

Assise sous les tendelets impériaux, à l’extrême pointe d’un promontoire dominant les eaux rapides du Bosphore, elle passait les soirs, avec le Mesureur de l’Abyme, devant l’immortelle splendeur du ciel levantin. À se voir reflétée dans les vasques de métal, et resplendissante comme la Mère du Iésous en la châsse pompeuse de ses vêtements qui miraient les scintillantes étoiles sur chaque facette de leurs joyaux, elle écouta chanter ses espoirs de triomphe. Sa mémoire reconstituait les enseignements logiques d’autrefois que précisait l’eunuque à la voix changeante. Elle se demandait pourquoi les arbitres du monde négligent si facilement la joie de sentir leur esprit, vivifier les âmes de millions d’êtres, et leur imprimer une cadence d’efforts réalisant le principe même qui les suscita. Renoncer à cela pour sacrifier à des appétits ! Irène ne comprenait plus son erreur. Les monarques des temps défunts défilaient, devant son souvenir, courbés sous le ridicule de passions humbles pour l’assouvissement desquelles le pouvoir ne leur avait paru qu’un moyen. Elle éprouvait de la honte à songer qu’elle compterait un jour, aux pages des annales, dans la série de ces princes.

Le désir de faire vibrer un peuple au souffle de son esprit la tenait haletante et pâmée quand la foule approbative poussait vers elle ses flots humains secoués de clameurs favorables. Elle imaginait que tout cet élan de la multitude pénétrait sa chair tressaillante. Elle communiait, presque sous les espèces sensuelles, elle, principe actif et fécondant, avec cette foule passive, enthousiaste comme une amante, et palpitant comme l’épouse à l’approche de l’époux.

Ce délire d’élue, elle l’éprouva surtout durant le voyage qu’elle accomplit à travers ses États. Dans tout l’éclat d’une gloire récente dont le peuple s’était déshabitué, elle parut aux foules pieuses ainsi qu’une seconde incarnation de la Panagia. L’or des réserves isauriennes alimentait ses perpétuelles largesses. Elle semait, sous les sandales des passants, les monnaies nombreuses, symboles infaillibles pour enchanter les âmes.

Sa marche d’ailleurs fut marquée par des œuvres. Elle reconstruisit les villes que les guerres avaient détruites. Elle fonda des colonies pour les pauvres. Elle dota les monastères communistes. Ainsi confia-t-elle à l’économie des moines, la ville de Berrhoë qu’elle releva parmi ses ruines, et qu’elle nomma Eirenopolis.



E

VI


n 781, Rotrude, fille du Franc, avait été fiancée au prince. Elle était la sœur de Louis et de Pépin, sacrés récemment rois d’Aquitaine et d’Italie. L’ambassade solennelle envoyée près de Karl revint avec l’acquiescement. Ce que n’avaient obtenu ni l’Isaurien, ni le Copronyme malgré tant de démarches et d’humiliations, Irène, par l’initiative de ses ministres, et la grâce que projetait au loin sa gloire, se l’était fait en quelque sorte solliciter comme un honneur.

Les Grecs chérissaient déjà leur future impératrice. Ils la baptisèrent Érythro, dans la vivacité de leur allégresse, lui donnant le nom de la mer qui se mariait au sol de l’Empire.

La Régente et Jean élurent un eunuque. Il partit vers la princesse afin de l’instruire dans la coutume et dans la langue de ses futurs sujets ; de l’initier au cérémonial, aux subtilités du dogme byzantin.

Cette fois, les évêques des Gaules ne s’opposaient plus. Certainement Bythométrès avait offert les gages d’une prochaine conversion durant les ententes nuptiales. La précieuse amitié de Rome secondait alors les eunuques iconolâtres.

— Rotrude est-elle aussi belle que le paon ?… demandait Constantin non sans inquiétude… Et comment devrai-je l’embrasser ?

Dans les soucis d’une politique complexe, le jeune prince avait été quelque peu négligé par l’affection maternelle. Si, jusqu’à la mort de Léon, Irène l’avait choyé comme le motif de ses plus ardentes brigues, l’empereur mort, elle commit aux moines et aux eunuques éducateurs le soin de cultiver la croissance de Constantin. Quand se posa la question du mariage franc la régente s’étonna de voir s’enfiévrer l’adolescent. Loin de sa puérilité première, il envisageait l’avenir déjà comme une proche expérience à mener soi-même. Il se révéla soudain très amoureux de Rotrude. Excitée par l’enthousiasme des gens, sa naïve prolixité se promit de conduire le monde avec cette fille de la grande race combattante. Le Maître des Offices, Pierre, lui donna une paonne qu’ils nommèrent Rotrude aussi.

Irène devina qu’il lui siérait bientôt de s’effacer devant le pouvoir de l’empereur devenu l’homme d’État. Son autorité de régente était chose intérimaire, et pis aller de tutelle durant la viduité de la patrie.

Il arriva que cette femme altière se rendît à ce raisonnement vers l’heure même où la combinaison de ses plans aboutissait. Il lui fallut admettre qu’un rôle de vieillesse allait lui convenir dans la retraite du monastère, ou dans les salles du Gynécée. Plus elle ne commanderait ni ne goûterait l’ivresse de sentir lui battre au cœur la faveur publique, de suivre, haletante, le jeu des empereurs où les vies humaines sont les points de dés, et la terre, avec les mers, le plateau d’enjeux.

Constantin avait douze ans. L’extrême jeunesse de l’héritière franque laissait encore du répit.

Irène se vit, à trente ans, près de ne retenir que son titre. Peu lui importait la dignité sans le pouvoir. Cela parut aux eunuques une souveraine injustice du sort. Comment un garçon sot et inexpérimenté saurait-il assumer l’œuvre gigantesque ? Ne croulerait-il pas dans l’ordure de ses vices juvéniles comme ses aïeux mémorables ? Irène le regardait courir avec des chiens molosses dont il possédait au juste l’esprit.

La régente se révolta. Jean lui permit de ne pas céder à la coutume des cours. Et, pour reculer au moins l’échéance d’un si funeste avenir, Staurakios guida sa diplomatie de manière à refroidir les relations actives entre les deux pays. D’abord Irène allégua l’âge des fiancés pour prétexte à son refus de fixer la date des noces, puis tergiversa sur le détail des actes officiels. Ainsi, peu à peu, les négociateurs se lasseraient. Eutychès laissa tomber les questions de date, de contrat, sans rupture apparente, néanmoins.

Mais, de cette secousse morale, il demeurait au cœur d’Irène un étrange sentiment de méfiance à l’égard de ce fils qui la pouvait anéantir, du soir au matin, par un coup de force aussitôt légitimé. Elle le voyait en proie aux conseils de vieux libertins, d’audacieux jouvenceaux aptes à tout tenter pour obtenir la direction des affaires. Déjà Pharès trouvait que le Maître des Offices flattait exagérément son élève, en lui prédisant les victoires de l’Isaurien, du Copronyme, de Léon même, en oubliant de lui dire leurs défaites, en présentant chez le prince telles femmes de la cour réputées pour leurs vices.

Hors le désir de régner, aucun signe d’intelligence ne semblait éclore dans ce cerveau embryonnaire attaché à connaître les plaisirs extérieurs, les futilités de la vie, à livrer et à retirer sa confiance aux plus méprisables favoris. Toute la hideur d’âme propre aux jeunes garçons se manifestait en ce petit-fils du Copronyme. Rien qui fit pressentir en lui un génie du gouvernement ou de la guerre. Il n’aimait que les paons, les biches, les chevaux, les chiens, les athlètes, les filles parées étrangement, la musique violente et langoureuse.

Les eunuques s’assurèrent qu’il importait de ravir Byzance à ses mains.

Ils n’avaient d’autre moyen d’y réussir que de se faire plus indispensables encore aux destinées du pays, que de pousser leur tâche plus outre, et de séduire le monde par le bonheur de leurs entreprises.

Contre leurs adversaires, contre ceux qui, patiemment, résolument, attendaient l’émancipation de Constantin, contre les iconoclastes du parti militaire, il fallait férir et gagner. La seule chance de salut c’était la déchéance de ce parti. Ensuite les orthodoxes devraient aux eunuques leur liberté religieuse, les moines leur richesse territoriale et leur sécurité, les femmes l’accomplissement d’un vœu très cher. Cela raffermirait l’alliance avec le Pape et l’Occident. Cela vaudrait au trône les subventions du clergé, la reconnaissance des classes agricoles ennemies des soldats, et qui payaient l’impôt. Irène entama rapidement la lutte. Pour grandir encore le prestige de la cause qu’elle secondait, Pharès lui ménagea un miracle.

Très à propos, un paysan de Thrace dégagea le sépulcre d’un géant enfoui dans la terre avec cette inscription : « Le Christ naîtra de la Vierge Marie et je crois en lui. Soleil tu me verras encore un jour sous l’empire de Constantin et d’Irène. »

La stèle fut amenée dans Byzance. Elle y produisit grand effet. Elle confirma les réfutations de l’hérésie nestorienne sur quoi se fondait la doctrine des iconoclastes. Ceux-ci refusaient toute adoration aux images de la Panagia, en prétendant qu’elle conçut la forme charnelle du Iésous, et non l’Esprit du Iésous, lequel préexiste au ciel, à la terre, à l’humanité, donc à l’épouse du charpentier Joseph. Le dogme du Copronyme soutenait que l’énergie divine créatrice des mondes n’avait pu être l’œuvre d’une femme née de ce monde. Le Iésous n’avait fait que reconnaître, en Soi, l’âme du Père éternelle en son Fils même.

Préparés depuis longtemps à la résistance par les encouragements du Palais, les moines divulguèrent bruyamment la légende. Ils se déclarèrent en public adorateurs des images. Hardiment tout ce qui n’était pas militaire arbora l’opinion de la régente élue du Théos. Seuls les évêques jadis présents au conciliabule du Copronyme n’osèrent se rétracter par amour-propre.

Le peuple manifestant ainsi, la tâche se facilitait. Un édit décréta la liberté de conscience et la faculté, pour chacun, de suivre le culte qui lui plairait. Aussitôt l’orthodoxie fut prêchée dans les églises. On officia publiquement selon le vieux rite.

Beaucoup n’étaient devenus ardents iconoclastes que par crainte des vexations et des supplices. Le culte de la Vierge se rétablit partout. Les femmes triomphaient par le moyen d’une femme, pour l’adoration d’une divinité féminine. Le parti d’Irène vécut au grand jour. Les soldats le purent dénombrer. Parce que ses forces leur semblèrent considérables, ils n’agirent plus à l’encontre.

Ce premier résultat encourageait les eunuques. Jean s’attendait à une émeute, à la révolte ouverte. Voici que leur fermeté seule en imposait à la multitude brutale. Pour eux-mêmes, pour leurs ambitions secrètes, c’était la victoire en somme de l’élément contraire à Léon l’Isaurien et à Constantin V ; un présage de leur suprématie future sur le prince.

Jean Bythométrès ne laissa point de repos à l’ennemi et porta de nouveaux coups.

Paul, le patriarche de Léon IV, malgré les apparences nécessaires à sa charge, n’avait pas démenti ses préférences pour l’orthodoxie. Il restait fidèle à Irène, l’ayant prouvé en ordonnant les oncles du prince, lors de circonstances périlleuses.

Lorsque le goût populaire fut bien évident, la régente lui persuada de se retirer au monastère de Florus, pour y accomplir une pénitence publique de ses errements. Paul obéit à ce désir vers le milieu d’août. À peine fut-il en cellule, la maladie l’assaillit, une de ces maladies qui secouraient les eunuques à propos. Sans qu’on sût bien si leurs vagues souhaits avaient autorisé Pharès à composer un venin opportun, on déclara bientôt le patriarche perdu.

En compagnie de l’empereur, la régente alla rendre visite au malheureux. Devant leur suite, Paul remercia très haut le ciel d’avoir quitté une charge hérétique avant la mort. Cela seul lui permettait l’espoir du repos éternel. Dès ces paroles, Irène fit mander les principaux patrices et sénateurs iconoclastes. Elle leur suggéra de saluer le patriarche, de l’exhorter à reprendre la direction de l’église. Quand il les reçut, Paul les supplia de garantir leur salut par une prompte abjuration. En outre, il proposa de réunir un concile œcuménique qui résoudrait la question des Images. Ces personnes ne manquèrent pas de lui reprocher son consentement de naguère à l’hérésie. À cela il répondit par des pleurs et des plaintes de contrition. Il répéta que c’était précisément la cause de sa douleur, et pour quoi il s’efforçait de faire rude pénitence. Pendant cette crise de désespoir tragique, il trépassa. Ce ne fut plus qu’une chair inerte, mal barbue, et la bouche béante ; une chair raidie dans un froc sur les cendres que l’agonisant avait fait répandre dans son lit plaqué d’ivoire, veillé par des lions de bronze qui relevaient les courtines. Et il parut aux assistants que c’était la mort aussi du parti militaire. Constantin sanglota si fort qu’on dut l’emporter hors de la chambre.

Bythométrès tenait un édit tout prêt autorisant à prêcher la réfutation des théories iconoclastes. Cet acte fut aussitôt promulgué. Paul ne croyait sans doute pas jouer au réel la comédie du repentir in extremis. Pharès ne dédaignait pas l’office de machiniste suprême dans les drames de palais. Le doucereux Eutychès, avait pensé qu’une mort parfaite allouerait une autre importance à la conversion du patriarche.

D’ailleurs on ne perdit plus un instant. Les délégués des ordres de l’État réunis, par commandement impérial, dans la Magnaure du palais des Blaquernes, virent la régente, l’empereur arborant le sceptre et le globe, tous les dignitaires en costumes présider cette séance extraordinaire. Lorsque le silence se fut établi, Irène, en de belles périodes, invita les personnes présentes à élire un nouveau patriarche qui égalât Paul par ses qualités :

— L’empereur…, ajouta-t-elle…, considère cette dignité comme la plus haute de l’empire puisqu’il s’agit du service du Théos et du salut des citoyens. Aussi veut-il que vous l’aidiez à choisir celui que vous estimerez le plus digne et le plus capable de remplir ces devoirs ; en telle sorte qu’ayant contribué, pour votre part, à l’élection du Patriarche, vous vous soumettiez d’autant mieux à son pouvoir que vous l’aurez vous-mêmes jugé le plus capable de vous gouverner. Or, à la cour, vit un sujet dont chacun prise le mérite. On n’a pu d’abord s’empêcher de jeter les yeux sur lui. C’est Tarasios ; mais…

Ainsi que dans toute assemblée soumise au sentiment de son humble confiance, les gens se hâtèrent d’interrompre Irène, et de crier le plus haut possible le nom de Tarasios, à l’exemple des meneurs postés par Pharès de-ci, de-là.

Satisfaite de cette docilité, Irène continua :

— C’est celui-là même que nous distinguons et que nous voulons pour patriarche. Mais, comme j’allais vous l’apprendre, il refuse cette charge. Or il sied, devant cette manifestation, qu’il expose ici les motifs qu’il a de s’opposer à une élection inspirée, pour ainsi parler, par le Théos même puisqu’elle vient de la voix du peuple, après celle de l’Empereur.

On connaissait Tarasios issu de patrices, réputé homme de talent et de caractère. Ainsi que saint Ambroise avant son élévation au patriarcat, il était laïque. Mais Eutychès le savait orthodoxe intransigeant. Il le tenait pour l’énergique exécuteur de la restauration prochaine, l’homme d’âme robuste qui ne reculerait, ni ne trahirait. Tarasios attendait que l’assemblée le désignât, ne voulant qu’on ne pût lui reprocher plus tard d’avoir obtenu sa charge par faveur.

Devant l’acclamation publique, avec lenteur, il se leva. On vit un homme pâle et corpulent, en manteau brodé de léopards. Ses yeux luisaient. Après les révérences d’étiquette vers l’Empereur, vers l’Impératrice, il discourut.

Son exorde déclina une si grande responsabilité dans une église que l’anathème séparait des autres confessions d’Orient et d’Occident. Il avoua n’admettre qu’une foi unique dans le Iésous et dans son Esprit. Par suite, il n’agréerait la charge que si la réunion d’un concile général statuait bientôt sur le différend des Images, et rétablissait, par ce jugement, l’unité du christianisme.

La houle des têtes chevelues, coiffées de bonnets rouges, verts, jaunes, s’émut et vociféra. L’assemblée sanctionna, de ses cris, l’attitude approbative d’Irène. Puis elle s’écoula dans un grand tumulte, traînant ses sandales et ses bottines, bavarde, sans respect pour la magnificence du lieu qui répétait en échos la rumeur humaine.

Alors les eunuques et Tarasios convinrent d’envoyer un message au pape Adrien. Les maîtres de Byzance le priaient de venir lui-même tenir la présidence du concile œcuménique projeté. Ils lui promirent des honneurs inouïs, outre la satisfaction de ses plus chères visées.

Trop fin pour ne pas soupçonner quel parti la politique d’Irène tirerait de ce voyage pontifical, Adrien préféra envoyer deux légats porteurs d’une lettre fulminatoire contre l’hérésie iconoclaste. Il félicita Tarasios de sa profession de foi et de son élection, encore que celle-ci fût proclamée contre les canons. Les églises d’Alexandrie et d’Antioche déléguèrent aussi des évêques.

L’année suivante, 786, au mois d’août, commença, dans l’église des Saints-Apôtres, le concile annoncé bruyamment à toutes les sociétés ecclésiastiques du monde.

Dans les galeries du pourtour haut tendues, pour la circonstance, d’étoffes impériales quadrillées, de broderies précieusement métalliques enchâssant les pierreries, Irène et Constantin trônèrent. Près d’eux, l’eunuque à tête de vieille appuyait son menton grommeleur contre ses mains tachées et unies au milieu de la canne d’azur. Bythométrès siégeait, fier de tenir enfin l’Orient courbé sous son esprit. Avec sa mine jaune et finement ridée, Staurakios se faisait noble, sévère. Pharès murmurait des oraisons, des actions de grâce en baissant les yeux. Irène dirigeait l’expression bienveillante de sa face vers les évêques resplendissant comme des joyaux par les cornes de leurs mitres, et les dalmatiques orfévrées. Ils étaient déjà résolus, à voter la restauration du culte ancien. Par apparat officiel ils échangeaient quelques propos de la discussion convenue qui précéderait l’accord unanime, lorsque d’effroyables bruits et des clameurs de meurtre grandirent au dehors.

Inquiètes, les têtes se tournèrent vers les portes ouvrant sur la colonnade du narthex. Un groupe se précipitait dans la foule des citoyens et des clercs. Hagard et chauve, les mains en l’air, un moine ventru cria que des séditieux en armes manifestaient pour le maintien du dogme établi par le conciliabule du Copronyme trente-trois années auparavant.

Bientôt on signale les gardes du Palais qui accourent, l’épée nue. Des cris lugubres, des hurlements de guerre épouvantent les Pères de l’Église. Irène pâlit et impose en vain l’autorité de son geste consacré. Un instant refermées, les portes cèdent. Couverts de casques écailleux, les scholaires pénètrent menaçants parmi les cliquetis de fer. Leurs bouches rasées, livides, profèrent qu’ils ne laisseront pas outrager, par un désaveu public, la mémoire des monarques militaires dont ils reçurent leurs enseignes honorifiques. Les échos des clameurs rebondissent dans la coupole. Les officiers de l’escorte qu’envoie l’Impératrice pour rétablir le calme sont brusquement bousculés, chavirés dans leurs manteaux, repoussés, contraints de se réfugier dans la croix de la nef, autour de l’intrépide Tarasios. Lui, vêtu de l’habit patriarcal, monte à l’autel et commence, parmi ce tumulte de bataille, le symbolique sacrifice non sanglant.

Néanmoins le concile se dispersa. Ce fut une débandade. Les doigts liturgiques levés avec leurs anneaux, les mains brandissant leurs crosses pastorales, ordonnaient qu’on livrât passage. Et la foule se ruait à l’encontre. Irène, merveilleusement dédaigneuse sortit au côté de son fils. Devant elle les menaces s’évanouirent. Son courage altier troubla les protestataires. Après son départ, ils rivalisèrent d’insultes envers le patriarche. Les évêques iconoclastes les vinrent joindre. Ensemble, avec la jactance du succès, ils vantèrent les axiomes théologiques du conciliabule. Ils couvrirent de leur dérision les orthodoxes réactionnaires, dont la fermeté ne se démentit pas. Sous l’ambon, l’eunuque à tête de vieille grognait, furieux et rouge, debout dans sa simarre ; et ses gestes secouaient les métaux de ses insignes. Pharès suppliait. Bythométrès raisonnait par grandes phrases, le visage tendu vers les fers des piques. Staurakios gardait le silence, en se peignant les boucles avec des ongles rageurs.

Revenus au Palais, ils ne perdirent pas le temps. Ils n’essayèrent point non plus d’une répression dangereuse, à cette heure de défaite. La violence de la soldatesque triomphait trop pour qu’il fût prudent de refréner alors son délire. Irène se priva de sortir, ne parut plus au dehors.

Bientôt, Staurakios, ayant reçu les dépêches de Cappadoce, les communiqua. Elles annonçaient que le calife Haroun-Al-Raschid successeur d’El-Mahdi et de Hadi se proposait d’envahir la province. Pharès renchérit sur les pires nouvelles des stratèges d’Orient. Un bruit courut la ville : les Sarrasins se jetaient sur les thèmes d’Asie. Des messages rendus publics immédiatement signalèrent les progrès de l’incursion de lieu en lieu, de bourg en bourg.

Les crieurs publics et les tibicinaires sonnaient sur les places la calamité nouvelle. Sur l’ordre d’Eutychès, les troupes commencèrent à passer le Bosphore avec les enseignes, les bagages. La guerre étant prévue terrible et longue, maintes phalanges de l’élite briguèrent la faveur de partir. D’énormes préparatifs agitaient les gens. Pour la première fois, le jeune empereur allait prendre le commandement et déployer en étendard le voile de la Très Illuminante Pureté contre le Croissant des infidèles. Irène le déclara, montrant son fils aux scholaires et aux candidats un matin de revue.

Enchanté de la subite importance dévolue à sa personne, le prince hâta les choses. Il voulut que ses équipages gagnassent tout de suite la Bithynie afin de donner au monde chrétien cette preuve d’une bravoure qui ne pourrait tiédir. Or, c’était coutume et privilège des gardes impériaux de suivre en tous lieux les équipages du souverain. Comme on ne les y conviait pas assez vite, ils réclamèrent cet honneur imprescriptible.

La régente autorisa leur départ. Ils sortirent de Byzance.

Les eunuques n’espéraient rien tant que cette marche. Staurakios se rendit auprès des légions de Thrace sous prétexte de les dénombrer. Il offrit à leurs officiers la défense du trône, et les ramena convertis à Irène, glorieux de leur nouveau titre, de leur riche solde. Ils occupèrent les casernes des gardes impériaux dispersés déjà dans les camps et dans les postes d’Asie.

En même temps, Pharès annonçait la retraite subite des Sarrasins. Les motifs de guerre n’existaient plus. Les équipages de Constantin repassèrent le Bosphore, laissant les troupes iconoclastes sans vivres, sans places fortes dans la Cappadoce. Byzance était au pouvoir des orthodoxes, tout entière. Pris au piège de la Régente les gardes s’inquiétèrent.

En effet, Eutychès les licencia par décret. Dépourvus d’argent, de ressources, ils se dissipèrent, en quête chacun d’un abri, du gain indispensable. Deux semaines après, un ordre suprême expulsait de Byzance tous leurs partisans, leurs familles, leurs serviteurs. Le titre de « gardes » fut aussitôt dévolu à l’élite des légions de Thrace. La panique sarrasine avait délivré les eunuques de leurs ennemis.

Irène n’attendit guère pour consacrer sa victoire.

Dans la ville même où Constantin le Grand avait réuni le grand concile qui formula les principales vérités de la Foi, à Nicée, en Bithynie, l’impératrice convoqua les évêques l’an 787. Du lieu, de son nom historique, l’assemblée sainte devait acquérir un prestige. Une confusion s’établirait dans les esprits chrétiens ; et l’on ne saurait quelle fut la plus importante de ces diètes orthodoxes.

La cérémonie fut extraordinaire. Nombre de religieux mutilés lors des persécutions iconoclastes, s’y montrèrent, palmes humaines du martyre de l’Église. Et dans la poussière des routes ils exhibaient leurs moignons gélatineux, leurs visages sans nez, sans oreilles ; ils ouvraient leurs bouches sans langues ; ils décoiffaient leurs crânes scalpés, zébrés de cicatrices brunes. Trois cent cinquante Pères de l’Église s’assemblèrent le 24 septembre. Le pape Adrien y fit prédire à Irène un règne de victoires si elle restituait le temporel napolitain et sicilien du Saint-Siège. L’Orient et l’Occident allaient enfin s’épouser.

Un prodige ne pouvait faillir à sanctifier une époque si pieuse. Des Juifs de Béryte ayant crucifié une image du Sauveur, le sang et l’eau jaillirent sous le coup de lance qu’ils lui portèrent, et tant qu’on put distribuer ces liquides saints à toutes les basiliques du monde.

Le Théos donnait raison aux eunuques contre le parti militaire. Les miracles affermissaient leur pouvoir. Irène fut béatifiée par l’âme admirante du peuple grec.

Le vingt-troisième jour d’octobre, ce 787, le patriarche Tarasios mena les Pères du concile à Byzance dans la grand’salle du Palais. Irène, l’empereur, les magistrats de la cour, les corporations et la multitude s’étageaient hiérarchiquement de l’intérieur à l’extérieur, vers l’extrémité du faubourg noble. Sur un trône, merveille des orfèvres studieux, la Régente en sa châsse d’habits d’or et de pourpre, présida la lecture du Décret de Foi.

Tous les dignitaires durent y apposer leur seing. Au coup de trompette, des clercs apostés relevèrent les images d’or, les rétablirent dans les niches ; et le peuple, se ruant par la ville avec des acclamations, alla chercher, au fond des cachettes, les statues de piété. On les érigea en grand honneur partout, dans les palais, les églises, aux angles des rues, sur les portes où elles avaient jadis donné.

Bénie par la reconnaissance des femmes, l’impératrice rouvrit le trésor des Isauriens ; elle répandit les largesses. De somptueux présents récompensèrent les hommes de bonne volonté qui l’avaient servie, et consolèrent les ralliés tardifs que les fervents de la première heure avaient querellés aux séances du concile.

En effet, un moment les évêques orthodoxes refusèrent d’y recevoir les pénitents iconoclastes souillés du sang chrétien. Grâce à l’intervention du Palais, le conflit s’apaisa. Toutefois ceux qui avaient tenu le conciliabule du Copronyme durent en relire publiquement tous les articles, puis la réfutation dernière.

Irène se connut à la tête des pouvoirs religieux. Elle inspira désormais la faction majeure du peuple. Si les eunuques demeuraient la pensée directrice, la foule contente de réaliser son vœu, imputait à l’Impératrice seule la restauration du culte libre. Le prince ne comptait guère, sinon comme symbole humain, sorte de maître des cérémonies paraissant à tous les galas publics avec la tenue des Basileis.

Alors Irène l’aima davantage. Elle avait à se faire pardonner, en le chérissant, en le choyant, en favorisant son goût de beaux costumes, des animaux nobles, des coursiers, des paons, et des cortèges superbes. Ce fut une mère dont l’exemple édifia les familles. Le titre de Très-Pieuse lui resta pour le triomphe de l’Église orthodoxe obtenu, par son courage et son intelligence, sur les plus redoutables hérétiques de l’histoire.

À voir perpétuellement le territoire supporter les incursions des Sarrasins ou des Bulgares, les eunuques s’avisèrent qu’un accord entre les peuples du vieux monde s’opposerait seul utilement à l’immigration orientale, à ses conséquences. Il fallait donc oublier la politique exclusive préconisée par les vieux théoriciens de Palais. Au contraire, des rapprochements, des alliances s’imposaient avec les races nordiques d’Occident plus âpres à la lutte, mieux fournies en valeur, innombrables, amantes de la guerre. Dès ce huitième siècle, Staurakios prévit la définitive invasion de 1453, la chute de l’Empire immergé, sans soutien, par l’afflux de la cavalerie turque, toute la civilisation des Césars, tout le souvenir de la gloire romaine émiettés sous la furie du Barbare mongol qui s’installera, hors de ses déserts inféconds, dans la fertile, l’opulente Europe.

Constantin semblait l’obstacle. Les eunuques comprirent qu’il n’échapperait pas à l’individualisme brutal d’ascendants occupés, dans leur orgueil puéril, à se brouiller, par des extravagances religieuses ou politiques, avec le pouvoir occidental. Les dix-neuf années de l’éducation impériale n’avaient pas formé un être supérieur. Le souci d’une débauche quotidienne, une arrogance facile, le mépris des sciences, le goût du beau plastique trahissaient l’âme du futur souverain. Sans doute, Irène dut se reprocher le manque de vigilance. Aux heures de sincérité intime, elle s’avouait certes qu’elle avait jadis constaté sans déplaisir les absurdes penchants de l’héritier. S’avilissant ainsi lui-même, il laissait moins à craindre pour l’avenir. Témoignerait-il jamais de ses aptitudes à régir seul l’empire des Romains ? Esclave d’opiniâtres appétits sensuels, il ne tarderait pas, s’il essayait le despotisme, à lasser le peuple par la fréquence des impôts et l’odieux de ses allures. Déjà ses entremetteurs enlevaient les adolescentes et les jeunes garçons pour les mêler aux orgies du Palais. Des parents ameutaient la canaille parfois jusque dans l’Hippodrome où le cul-de-jatte Serantapichos chantait. Autour d’Irène ses amis attestèrent l’incapacité de l’hoir. Ils disaient comme l’Empire en de telles mains serait confusion et misère !

Une seule de ses qualités s’affermit quand Constantin atteignit l’adolescence : le courage militaire. C’était précisément la plus dangereuse pour les eunuques. Ami du soldat, manieur d’armes, visiteur de camps, le prince pouvait toujours réveiller les partis séditieux. Aussi lorsque les Sarrasins assaillirent, sérieusement cette fois, les frontières, Staurakios mit en œuvre ses intrigues et son influence afin de lui ôter le commandement de l’expédition. Irène simula l’amour maternel, déclara le prince bien trop frêle malgré ses dix-neuf ans pour affronter les fatigues d’une campagne en Asie. Les soldats protestaient. Jean constitua leur état-major avec ceux-là même qui, dans l’entourage impérial, cherchaient à stimuler l’insubordination de Constantin contre l’inflexible autorité de sa mère. Plusieurs batailles malheureuses déconsidérèrent ces intrigants.

Dépité l’empereur pressait sa mère de conclure enfin le mariage avec la fille du Franc. Les portraits qu’il reçut de Rotrude, encourageaient son désir. La Régente ne pouvait offrir de motif valable qui prolongeât le retard de cette union tant souhaitée par le sentiment de son fils et par la diplomatie de la cour. Le récent concile de Nicée avait même réduit l’hostilité du pape.

Une ambassade grecque partit. Elle trouva Karl à Capoue dans sa gloire de conquérant organisateur. Selon les conseils et les ordres du vieil Eutychès, les ministres de Byzance réclamèrent avec hauteur l’accomplissement des promesses nuptiales faites sept années auparavant. En outre, ils élevèrent, sur la Pouille et le duché de Bénévent, des prétentions intransigeantes que l’on savait inadmissibles pour la politique de Rome. Blessé par les tergiversations antérieures des eunuques, les évêques francs évincèrent les cupides. Ainsi que l’avait espéré l’Impératrice, le mariage fut rompu définitivement.

Dès que la nouvelle en parut sûre, elle invoqua l’exemple du Copronyme. Dès le refus de Pépin d’unir sa fille à Léon le Khazar, l’aïeul avait immédiatement fiancé ce prince à une Grecque distinguée d’esprit : Irène. Il seyait d’agir pareillement pour sauvegarder l’honneur de la cour byzantine.

En ce temps vivait, dans la Paphlagonie, un saint homme, nommé Philarète, célèbre par sa charité et ses autres vertus. Il élevait ses filles et ses petites-filles, que l’on disait belles, selon les sévères principes de la piété. Irène affirma que cette éducation les désignait pour le trône, encore que leur naissance fût médiocre. Elle envoya, sous la conduite de Jean, une légation quérir ces vierges, et d’autres, en ordonnant que l’on vérifiât si leurs corps étaient à la mesure esthétique des statues.

« Les fourriers arrivèrent, dit le chroniqueur, dans un pays appelé Amnia, dépendant de la capitale Gangra, et où l’homme miséricordieux habitait. Ils virent de loin la maison de Philarète, peinte en bleu, couverte d’un large toit fleuri. Pensant que c’était la demeure d’un parmi les premiers de l’État, ils ordonnèrent la halte à leurs serviteurs.

« Et les gens du pays leur dirent :

— Seigneurs, n’allez pas vers la maison que voici. Car si du dehors elle paraît grande et belle, il ne s’y trouve rien au dedans. C’est un vieillard misérable qui loge là.

« Bythométrès étant survenu dans sa litière avec le gros de l’escorte, imagina que ces gens parlaient ainsi pour obéir au maître de cette maison, riche, sans doute, puissant, et qui voulait se soustraire aux obligations de l’accueil.

« Vraiment hospitalier et pieux, Philarète prit son bâton et marcha à la rencontre de l’eunuque. Il le serra dans ses bras, disant :

— Dieu a très bien fait de conduire mes seigneurs vers le gîte de leur esclave. C’est un grand honneur pour moi que vous ayez jugé à propos de vous arrêter en la cabane d’un pauvre.

« Or il prescrivit à son épouse droite, fière dans ses voiles bruns et orangés :

— Prépare un bon repas, chère femme, pour que nous traitions les seigneurs.

— Tu administres ta maison de telle manière que nous n’avons pas même une poule. Apprête des légumes sauvages et reçois tes amis…, répondit la matrone.

— Prépare seulement le feu. Mets en état la grande salle à trois lits. Nettoie la table d’ivoire. Alors le Iésous nous enverra de quoi manger, assura-t-il.
… les légats admirèrent la beauté parfaite
de la pièce.
Voir le texte.

« Ainsi l’épouse agit-elle. Et, comme la Providence ne néglige jamais ceux qui ont confiance en elle, voici que, par une porte de côté, survinrent les premiers du village apportant au serviteur du Iésous, leurs béliers, des agneaux, des poules, des pigeons, du pain, du vin vieux, et tout le nécessaire. Le couvert ayant été dressé dans la grande salle, les légats admirèrent la beauté parfaite de la pièce, la table d’ivoire incrustée d’or, table ronde très large et très ancienne, capable de contenir trente-six noms de convives. Les mets furent dignes d’un repas royal. L’homme vénérable, ressemblait vraiment au patriarche Abraham non seulement par les sentiments hospitaliers, mais encore par le visage. Les voyageurs étaient complètement charmés. Pendant le repas, le fils du vieillard, nommé Johannès vint saluer Bythométrès. Il avait la démarche et la taille de Saül, la chevelure de Samson, la beauté de Joseph. Les autres descendants de l’hôte se présentèrent aussi, servant et desservant la table, tous radieux.

« Jean et les convives contemplaient la belle apparence des jeunes hommes.

— Oui, mes seigneurs…, affirmait le vieillard…, tous ces jeunes enfants sont mes petits-fils.

— Fais venir ton épouse afin qu’elle nous accueille…, pria l’eunuque.

Elle accourut, éblouissante de beauté, bien qu’âgée déjà. Jean demanda :

— Vous avez des filles ?

— J’ai deux filles, mères des jeunes hommes que vous voyez.

— Ces enfants ont sans doute des sœurs ?

L’aïeul répondit :

— L’aînée de mes filles a trois filles.

— Que les jeunes filles se montrent…, commanda Bythométrès…, afin que nous les jugions, selon la volonté de nos Princes couronnés par la grâce du Christ. Car ils nous ont ordonné, à nous leurs esclaves indignes, de faire en sorte qu’aucune adolescente ne reste dans l’empire romain que nous ne l’ayons appréciée.

— Mangeons et buvons ce que le Théos nous a donné, et que demain sa volonté soit faite…, répondit l’hôte.

« Levés de bon matin, Jean et ses officiers appelèrent les jeunes filles. Le vieillard leur représenta :

— Seigneurs, bien que nous soyons misérables, cependant nos vierges ne sont jamais sorties de notre humble chaumière. Si vous le désirez, maîtres, venez vers l’appartement intérieur ; et vous les verrez.

« Ils s’y rendirent avec empressement. Les deux filles du vieillard accompagnées de leurs enfants marchèrent très fièrement à la rencontre des légats saisis d’un religieux respect. À connaître la vigueur de ces femmes, l’extraordinaire fraîcheur de leur visage, la grâce de leur maintien, tous s’arrêtèrent muets. Ne sachant distinguer les mères des filles égales par les lignes des visages et la grandeur de leur taille, Jean demanda :

— Père, quelles sont les filles, quelles sont les mères et les petites-filles ?

« Et, l’hôte, les désigna. Alors, les officiers mesurèrent la taille de la première selon les indications impériales ; et ils la trouvèrent comme il convenait. Ayant examiné ensuite la tête ils la trouvèrent conforme aux canons esthétiques ; ayant considéré la chaussure du pied, ils la trouvèrent encore de parfaite dimension.

« Satisfaits, ils emmenèrent les vierges avec leur mère, les autres enfants et toute la famille, au nombre de trente, à Constantinople. Voici les noms des enfants de Philarète : Johannès son fils aîné ; sa fille aînée Hypatia, veuve avec deux filles, Marie et Myranthéia ; sa seconde fille Énanthéia avait deux filles Kosmô et Hypatia de qui le père s’appelait Michel.

« Les envoyés impériaux réunirent ensuite dix autres adolescentes en différentes provinces. Parmi elles se trouvait la fille d’un riche stratège, Gérontianos. Superbe, elle avait l’esprit naturellement porté vers l’amour de la richesse.

« Marie, la petite-fille du miséricordieux Philarète regardait ses émules d’un œil timide, et leur proposa :

— Mes sœurs, faisons un traité d’union : que celle d’entre nous que le Théos désignera pour être reine, se charge des autres.

« La fille du stratège Gérontianos répondit :

— Je suis assurée que le prince me prendra pour épouse, car j’ai la démarche noble, le visage délicat, et je suis plus riche, de meilleure naissance que vous. Quant à vous, les pauvres, qui n’avez d’autre défense que votre mine, il vous sied de perdre vos espérances.

« Entendant ces paroles, Marie rougit et garda le silence. Intérieurement elle fit des vœux pour être secourue par l’affection de son aïeul.

« Dès qu’ils furent arrivés à Constantinople, Jean conduisit d’abord la fille de Gérontianos près de Staurakios, logothète du prince, qui administrait toutes les affaires du Palais. Quand celui-ci l’eut examinée, il décida :

— Certes, tu es belle et gracieuse, mais tu ne peux faire l’épouse d’un empereur.

« Après lui avoir donné de nombreux présents, il la congédia. La dernière de toutes, Marie, descendante du juste, sa mère, ses sœurs et Philarète furent introduits. Leur magnificence physique séduisit le Prince Constantin et l’Augusta Irène. Pour cet air modeste et intelligent, pour cette noblesse de la démarche, le Prince choisit Marie. La deuxième fut épousée par l’un des plus notables archontes, Constantiniakos, honoré de la dignité de patrice. Quant à la troisième, elle fut destinée, parmi de nombreux présents, au vieil Argousès, roi des Lombards. Car cet Argousès désirait en mariage une vierge de Constantinople, à condition qu’elle fût superbe, même si elle était pauvre.

« Le prince choya avec beaucoup d’amitiés la famille du pieux Philarète. Il leur offrit à chacun, depuis le vieillard jusqu’à l’enfant à la mamelle, des richesses, des biens, des vêtements, de l’or, des ouvrages de grand prix ornés de pierres précieuses et de perles, quelques spacieuses maisons sises près du Palais. »

Si le refus du Franc servait l’ambition de la Régente, il blessait fort son orgueil. La Despoïna permit au Lombard Adalgis de passer en Italie par les provinces grecques afin de reprendre la couronne de son père, captif des Francs. Elle nantit son allié d’argent et d’hommes. Les spathaires impériaux préparèrent en Calabre une expédition contre Ravenne avec le concours des gens de Naples, Amalfi, Sorrente. Trésorier général des guerres et curopalate, Jean Bythométrès concentra les troupes, leur adjoignit les garnisons de Sicile, et marcha sur le duché de Bénévent soumis à la suzeraineté du Franc. Par malheur, Adalgis obtint de commander, pendant qu’une grosse fièvre paludéenne enlevait au Mesureur de l’Abyme toutes les vigueurs de son esprit. Le duc de Bénévent, Grimoald, accourut, si prompt, à leur rencontre qu’il les surprit pendant une manœuvre nocturne. Son infanterie demi-nue dégringola des cimes, jaillit des buissons, surgit des ravins, poussant des cris de hiboux, dardant les pointes de ses lances au visage des Byzantins effarés. Le sang ruissela sur les écailles des armures. Les crânes fendus par les haches bayèrent. Les corps grecs s’emmêlaient en tombant sur les cailloux. Ainsi Grimoald détruisit les colonnes. Endormi dans sa litière, le Mesureur de l’Abyme fut capturé par le baron d’un fief voisin.

La promesse d’une copieuse rançon tenta ce pillard. Il ne livra point Jean à son suzerain. Mais, ayant habillé le cadavre d’un eunuque avec les vêtements du prisonnier, il déclara que c’était là le corps de Bythométrès ; puis emmena le curopalate dans un repli de l’Apennin où s’érigeait le donjon. Irène avertie, racheta secrètement l’ami qu’elle avait cru tué, plus de six mois, sans autre douleur que celle de perdre un auxiliaire précieux, déjà remplacé par Staurakios, disciple et continuateur.

Adalgis ramena péniblement à Byzance les débris de l’expédition. Il dépérit là, sans honneur, au long d’une existence obscure.

Soucieux de mettre l’Italie grecque aux mains de ses alliés, Karl choisit pour prétexte de guerre les propositions hérésiarques du récent concile de Nicée. Il tenait à paraître le fléau du Pape. Cette attitude lui prêtait une sorte de caractère sacré justifiant la chance de ses armes. Pourtant Adrien craignait une nouvelle scission des Églises. Il écrivit au Franc une longue lettre. Les vainqueurs d’Adalgis ne terminèrent pas moins la conquête des possessions grecques en Italie, et ils préparèrent ainsi le sacre de leur roi comme empereur, titre que Byzance ne lui pouvait plus guère disputer.


C

VII


onstantin atteignait alors vingt ans. Sa situation demeurait piteuse. Les ministres le méprisaient avec affectation. Son étourderie l’avilissait au milieu d’une cour érudite, rhétoricienne, éprise de brillants syllogistes. Occupé de satisfaire quotidiennement ses

instincts, il sollicitait de Pharès l’argent nécessaire. Cela le rendait d’autant plus infâme aux yeux des courtisans qui le découvraient parmi les quémandeurs habituels, et sans plus de vergogne. Eutychès, Pharès, Staurakios distribuaient les emplois, les faveurs, les grâces et les charges, sans le consulter même pour la forme. Tout se décidait à son insu.

L’indolence du prince ne pouvait soutenir la lutte contre de si habiles personnages, contre ce Staurakios à la face rusée, fine, au nez fort de flaireur, aux yeux perçants, à la pénétrante ironie, plus évidente, vers les plis de la bouche dont les commissures s’accusaient ; la barbe élégamment bifide allongeait cette figure plate.

Toutefois, quand il apprit les défaites d’Italie, Constantin reprocha ces malheurs avec une arrogance inusitée et de menaces sous-entendues. À son retour, Jean ne fut pas moins invectivé. Ce suffit pour que les astucieux conseillers d’Irène en vinssent à soupçonner quelque conspiration latente. Certainement des téméraires excitaient l’empereur. Eutychès fit espionner les parasites du prince.

On s’étonnait, depuis quelques semaines, de l’assiduité de l’Autocrator chez sa femme qu’il avait trop négligée après les premiers mois nuptiaux. On crut qu’une affection, ou, du moins, un caprice s’éveillait en faveur de l’épouse. Seule, une cubiculaire attirait Constantin. Vif, puéril, d’autant plus aigu qu’il fut d’abord contrarié, ce désir le posséda. Théodote avait seize ans. L’empereur ne perdit aucune occasion de la rencontrer, de la flatter. Faute d’argent il ne pouvait la corrompre par des cadeaux. Sa colère de mâle s’exaspérait.

Le drongaire Alexis, précepteur et confident, profita de cette passion délirante. Il représenta que les eunuques et Irène détenaient indûment le trésor impérial, qu’ils le dérobaient au juste contrôle du souverain, qu’eux-mêmes en profitaient pour leurs vices. Irène comblait ses religieuses aux mœurs de Gomorrhe. Pharès achetait des poudres rares et des pierres qu’il faisait dissoudre dans son athanor. Eutychès entassait des richesses dans les caves de l’Arsenal. Staurakios soudoyait des partisans. Aussi ne restait-il plus d’argent pour entretenir des troupes suffisantes en Sicile, ni mener campagne contre les redoutables armées des Francs. À l’empereur il appartenait de sauver Byzance, de mettre ordre à ces dilapidations, de régner enfin.

Alexis n’eut aucune peine à persuader son élève. Il recrutait prudemment, parmi leurs familiers, des hommes d’importance prêts à le servir ; et il invitait à ses festins nombre d’officiers autrefois iconoclastes, avec des courtisanes accortes qui servaient d’appeaux.

Eutychès ne tarda pas à découvrir que Pierre, Maître des Offices, et Théodore Camulianos, patrice, méditaient de surprendre les eunuques, de les charger de fers, de les reléguer, avec Irène, en Sicile.

Théodore et Pierre avaient un autre complice, Damianos, cocher illustre à l’Hippodrome. Un dimanche, comme celui-ci figurait dans une course, les événements se déterminèrent.

Il faut imaginer ce cirque immense, toute la vie d’un peuple passionné, cosmopolite et palpitant.

De l’édifice ovale, une rumeur du peuple monte et s’évase dans l’air bleu, jusqu’aux vols des pigeons teints qui évoluent entre les banderolles des grands mâts verts. Les touffes de fleurs que les femmes élèvent devant leurs yeux, pour les garantir du soleil, font un immense chatoiement sur les gradins encombrés. La foule y grouille en pourpre, en indigo, en blanc. Les métaux des bijoux flambent aux agrafes sur les poitrines, aux cercles d’argent parmi les chevelures, aux pommeaux des glaives, aux casques des soldats en armures lumineuses et appuyés contre leurs piques. Ainsi brille le peuple romain étagé sur les zones oblongues de l’amphithéâtre autour de la Spina, digue énorme et centrale qu’enveloppe la piste sablée de brun. Le long de cette digue, se dresse la succession des colonnes enlevées jadis aux temples des vaincus, plusieurs chapelles et des édicules, maints trépieds où fument des parfums, quelques mâts écarlates contre quoi battent les bannières représentant, par reliefs de broderies, les figures géantes des saints. À une extrémité, le colosse de bronze qui supporte sur son épaule le poids doré de l’Enfant-Jésus, domine la borne effleurée par l’essor des quadriges. À l’autre bout, une statue non moins grande de la Théotokos recueille tout le soleil dans son auréole.

Tel est le lointain aperçu du pont en marbre qui réunit un étage des gradins à la tribune militaire du Pi et au vestibule du Cathisma, loge impériale, dont la porte, entre deux groupes de colonnettes, découvre une perspective de murailles en porphyre. Sur ce pont, des privilégiés bavardent et circulent, entre les rangs des gardes. Ce sont des courtisanes en robes étroites, en tuniques peintes de scènes pieuses. La marche d’une femme plisse son manteau violâtre où l’on voit figurée la Madeleine lavant les pieds du Christ. Elle sourit aux eunuques qui l’admirent, aux gardes coiffés de casques écailleux, au changeur arménien qui a une belle barbe bouclée, de grands yeux doux, une ceinture faite d’émaux ajustés, une tunique bleue, des cnémides en cuir blanc, une petite calotte en feutre gris.

Voici qu’une querelle divise les marchandes de fruits et les bouquetières. Sous l’emblème de ces commerces aimables, les hétaïres dissimulaient leur art lascif. De leurs bouches, s’épanche toute la vase des injures populaires.

— Poche à poison !… crie Zoé, dont se fripe le voile jaune.

— Pastèque pourrie !… riposte Eudoxie, et les franges bleues de sa robe entravent son élan.

— Le pain des prisons enfle encore tes joues !

— Rôdeuse d’hôtellerie, tu attires les pèlerins dans les embuscades sous prétexte d’amour.

— Manichéenne !…

— Fille de lépreux, tu perds ta peau par lanières ; ça se voit, malgré ton fard !…

— Tu dérobes les hosties saintes, tu les réduis en poudre ; tu casses les croix en morceaux et tu les mêles à du sang de rat.

Sophia s’approche dans la majesté de son camail brodé de chiens blancs. Elle interroge ironiquement Eudoxie :

— Tu composes des remèdes païens ?…

— Afin de soigner tes pustules sarrasines ?… renchérit Maximo.

Eudoxie se tourne vers elles, les poings sur les hanches :

— Favorise-nous de ton silence, auberge à Bulgares.

Une voix, celle de Pulchérie :

— Va, va vendre ailleurs tes melons et tes oranges… N’empoisonne pas plus longtemps des chrétiennes… Ordure de Manès…

— Toi… hurle Maximo, levant son chasse-mouches de plumes roses,… Christ te pulvérisera comme tu pulvérises son corps consacré !

— Tu peux sceller ta bouche, coiffeuse de juments… réplique Eudoxie, qui veut s’éloigner.

Maximo s’avance sur elle :

— Je te coifferai avec ta corbeille, moi…

Très calme, intervient l’épistate du Cathisma :

— Là, là…, Colombe de Patras. Recule. Les quadriges courent. Ils atteignent la borne. Tu jetteras en retard ta couronne.

— Toi, la marchande,… dit Pharès attiré par le bruit,… donne-moi une pastèque fraîche, une bien rose dans le cœur…

Sophia se prit à rire gentiment :

— Tu veux donc t’empoisonner, père de… rien…

— Lui aussi est manichéen…, dit Maximo… On l’a vu tourner dans l’Hippodrome, autour de la Spina, avec un diadème en boyaux d’âne, tout frais. Le bourreau menait le cortège.

Pulchérie se tourna vers lui :

— Abjure, eunuque. Et puis, tu me rendras mère.

— Moi aussi, hein, tu me rendras mère, dis, figue fripée… Choisis entre nous la source de ta postérité.

Et Eudoxie d’ajouter :

— Tiens, Pharès, prends cette pastèque… Elle saigne. Ça te consolera…

Pharès eut un sourire :

— À vous entendre, je me consolerais de n’être pas mâle, si jamais le désir m’en était venu.

— Euh ! euh ! fit Eudoxie, tu craches sur les perles, parce que tu n’as pas d’oboles dans ta ceinture.

L’épistate Nicéphore détourna l’entretien :

— Vois plutôt. Damianos garde la tête de la course… Distingue les sabots écarlates de ses étalons…

Tous, courant au parapet, se penchèrent. Sophia reconnut les coureurs :

— Damianos !… Photios le suit… Leurs chars se frôlent : on dirait un bruit de flammes…

— Damianos !… Il est livide au bout des rênes… il est plus bleu que sa tunique bleue.

Maximo commanda :

— Lance la couronne… il évite la borne…

Sophia obéit :

— À toi, Damianos ! vainqueur !

Au bruit des trompettes, Ourmanian, banquier Arménien, s’était approché de l’épistate, et, le tirant par la manche :

— Ô Nicéphore, fils de Décapolitès, tu prétends que je livrais à l’intendance de l’orge moisie… Dis maintenant si ces chevaux ont l’air d’avoir mangé des fourrages de rebut.

L’autre le repoussa doucement :

— Je ne dis rien… je ne parle pas… Quand j’ai visité ta nef au Pélagion, ton orge était moisie… Le préfet de la ville m’a ordonné de la prendre. J’ai obéi. Ça te regarde. Tu auras payé pour ça.

Le banquier prit à témoins les femmes :

— Je vous le demande, mes gracieuses, les bêtes de Damianos semblent-elles avoir mangé de l’orge moisie, depuis Pâques ?

Sophia répondit, ironique :

— L’agrafe arabe que tu m’as donnée, pour mon entremise dans le marché des chaussures militaires…

— Parle, mon petit pigeon blanc !

Elle se fit brusque et rieuse :

— Elle n’est pas en béryl, voleur !… Ne crois plus que j’aille embrasser à ton bénéfice le préfet… Tu peux emballer tes marchandises et faire mettre à la voile tes bateaux… Ils emporteront un joli pourceau arménien !

Toutes éclatèrent de rire.

— Ne ronge pas ta barbe… bouc noir,… conseilla Maximo.

Ourmanian, piteux, revint à l’épistate :

— Ô Nicéphore, vois comme tu corromps leur esprit avec tes propos imprudents…

Celui-ci mit la main sur son pectoral :

— Je ne corromps personne : Je suis un pauvre serviteur du Palais, le dernier des serviteurs. Là !… rangez-vous… Ne bouchez pas le passage impérial…

Tout en parlant, il fit aligner les soldats de la garde. Ourmanian levait devant l’accusatrice son doigt et ses bagues :

— Sophia, tu méconnais ton ami.

Il tira de sa manche une cassette d’ivoire. Sophia simulait la défiance :

— Je n’accepte rien de toi qu’un talent d’or et je le ferai peser, fraudeur !

Mais il l’enveloppa de gestes doux :

— Écoute, belle de festins, le marchand de Bagdad aura volé mon matelot pour ce qui concerne l’agrafe. Ces Sarrasins sont devenus si impudents depuis leurs victoires sur les enfants du Christ… Mais cette cassette… Tu vois : le couvercle se lève aisément. Tu peux y mettre de la myrrhe, tes pâtes de fard, ou ta compote de gingembre… Accepte en souvenir de ton Ourmanian.

Il adressa deux baisers. Maximo prit l’objet, le retourna, le fit tinter par des pichenettes de ses beaux ongles :

— La boîte est jolie.

— On se mire dans son ivoire,… observa Zoé qui approcha sa figure et ses grosses lèvres écarlates.

Pulchérie vint se coller à la hanche de l’Arménien :

— Tu sais, Ourmanian, je suis du souper des grenades. Le Drongaire de la Veille m’invite… Si tu as une autre cassette…

Elle prit sa lourde gorge dans ses deux mains et sembla l’offrir.

— Dis-lui donc à ton Alexis, entre tes baisers, ceci,… insinua le financier : … Qu’il achète à l’intention des Cataphractaires, les dix mille lames d’airain que débarque mon vaisseau. Tu auras un diadème comme celui de l’Augusta.

Ce disant, il montrait le Cathisma derrière les gardes.

— Silence ! Silence !… clama Nicéphore impérieux… On peut vous entendre. Sur ce gradin, il y a des barbares.

S’étant retournés, tous regardèrent le degré où se tenaient de tels spectateurs :

— Le grand, avec des yeux bleus… ? fit Eudoxie.

Pharès haussa les épaules, méprisant :

— Le légat franc. Un soldat de Karl. Il se nomme Clotaire. Et ils l’appellent Comte, absolument comme s’il était né d’un patrice romain.

La colère emportait Zoé :

— Et on le laisse faire ici, à Byzance, dans la ville de notre pieuse Irène.

Eudoxie tapa de sa sandale le pavé :

— Honte ! Un barbare porter un titre romain !

— Ah ! quand les femmes gouvernent !… gémit Nicéphore, amer.

Brutal, Pharès l’interpella :

— Serviteur de l’Augusta, tu devrais te taire !

— Je me tais, Pharès, je me tais… répondit en saluant Nicéphore,… je suis un pauvre homme moi.

Et Ourmanian se campa la main sur la ceinture.

— D’autres aussi pensent que l’empereur Constantin, si sa mère n’étouffait pas son esprit, rendrait du prestige au nom romain…

Pharès, malicieux, glissa :

— En emmenant les soldats piller les églises !

— Piller !… répondit Nicéphore en haussant les épaules,… les soldats du Christ ne pillent pas les églises, d’une part !

L’eunuque effaça du geste cette protestation :

— Ils ne s’en privaient pas quand Léon eut décrété l’abolition des images. Pieux soldats ! Ils en ont fondu des statues, pour vendre le métal aux Arméniens. Hein, Ourmanian, tu as fait ta fortune, alors ?

— Il vient d’en refaire une autre,… affirma Pulchérie,… en fabriquant les images neuves depuis que notre très pieuse Irène a rétabli le culte ancien !

— Renard Scythe !… siffla Zoé en se courbant et en faisant les cornes.

Pulchérie caressa la barbe du banquier :

— Gros sournois de Cappadoce !

— Tu exagères, Sophia, tu exagères ! Je gagne peu… Je suis riche selon la lune et les caprices du vent…

— Dehors… commanda soudain le fausset de Pharès, dehors… Si tu ne veux être mis au frais dans les basses-fosses. Hors d’ici. Tous !

Ils obéirent. Des gardes repoussèrent la foule vers les gradins. Le pont fut vide en un instant. L’impératrice entrait. On la vit sortir du Cathisma à la suite de Constantin que la colère secouait. Maria d’Arménie essayait de le contenir. Mais l’empereur bouscula Pharès et marcha vers les gradins du peuple. Il tiraillait sa chasuble, violemment :

— En vérité, devant le peuple, ma mère, devant le peuple, je crierai cela.

Il écarta Pharès encore une fois :

— Toi, disparais ! Urne d’infamies ! ordure sous les deux espèces !

Maria qui perdait son voile bleu constellé ajouta doucement :

— Hâte-toi, Nicéphore ! Que l’on donne le signal de l’autre course. Byzance ne verra pas la colère de l’Autocrator, si le galop des quadriges accapare ses yeux !

Irène s’interposait entre Constantin et la foule lointaine :

— Ton peuple !…

— Au nom sacré du Christ !… hurla-t-il… Que Byzance voie ! Que Byzance juge ! Qu’on juge entre la mère qui ordonne aux eunuques d’insulter le fils, et ce fils, empereur des Romains. Ah ! l’empereur des Romains ! Écoute, Byzance… Écoute !

Il tenta de se montrer au peuple, malgré sa femme qui, suppliante, le retenait par les vêtements, et gémissait :

— Œil du Théos !

Lui, la repoussa, furieux :

— Retire-toi, retire-toi. Tu sais que je ne puis te supporter, quand Théodote cesse de suivre tes pas et de sourire à mes lèvres. Va, va, pleure. Tu pleures comme un mime selon le cri de la flûte.

Marie s’enveloppa de son voile, et recula dans l’intérieur du Cathisma, parmi les suivantes qui la consolèrent. De loin elle regardait les gestes de la mère et du fils. Irène se faisait tour à tour ferme, puis aimante, ironique :

— Cesse, Constantin, de la meurtrir, cesse. Oh ! Toi que j’enfantai pour la gloire du monde…

— La gloire du monde me donnera-t-elle les soixante talents d’or qu’il me faut pour soutenir l’honneur de mon auguste parole, Despoïna ?

Irène répliqua :

— Tu as promis à tes parasites, à tes courtisanes.

— Certes !

Elle le regarda longtemps puis le prit aux épaules :

— Consens à m’entendre en silence, Rayon du Christ, et si, m’ayant écoutée, tu persistes à vouloir prodiguer des largesses…

— Je mourrai subitement comme mon aïeul Copronyme et mon père Léon… C’est cela que Ta Piété veut dire ?

— Non… répondit froidement la mère.

— Quoi donc alors ? Me feras-tu battre de verges par tes eunuques ou aveugler par tes scholaires… ou tondre et jeter au couvent par ton patriarche Tarasios ? On dit qu’ensemble, dans les souterrains d’Éleuthérion…

Mauvais, il hésita, puis se prit à rire. Irène ne se troubla guère :

— Ose achever… ose… Tu n’oses pas répéter les calomnies que les ivrognes échangent vers la fin des orgies à tes oreilles impériales, et devant les danseuses vautrées au milieu du vin…

Surprise de le dompter, elle insista :

— Tu n’oses, mon fils… Il persiste donc encore au fond de toi un peu de la grâce que le Théos dispense aux fils imprudents, un peu de la grâce…

Elle marchait vers lui, et, par ce geste, le forçait doucement à reculer dans le Cathisma.

Peu à peu ils y rentrèrent, en discutant, seuls.

— Constantin ! mon fils !

Elle s’attendrissait :

— Constantin… fleur de mes yeux vieillis, mon enfant, mon cher enfant… oh !

Brusquement, s’étant écartée, elle se troubla, très sincère. L’empereur lui baisa la main :

— Je ne demande pas que ton âme se désole : je demande qu’elle ordonne à l’eunuque Staurakios de peser soixante talents d’or.

À voix sourde, la mère répliqua, les yeux vers le Cirque :

— Pour en faire don à ton Alexis, à Damianos, et ils distribueront la monnaie à la populace qui mendie sous les arcades de l’Hippodrome, afin qu’elle insulte les ministres au passage, afin qu’elle excite à l’émeute les soldats iconoclastes, afin qu’Alexis, illustre par ses vols, triomphe contre ma force, sous ton nom.

Elle le toisait, lui saisissait le bras, grondait :

— Voilà pourquoi tu veux soixante talents !…

Dédaigneux et perfide, il sourit :

— Tu as peur, maîtresse des Romains ?…

— Pour toi… Tu vis avec le crime… Tu écoutes rire le crime…

Il feignit l’innocence :

— Tu redoutes un crime de moi ?…

Elle le regarda, prophétique :

— Je pense que tu succomberas sous des mains criminelles…

— Celles de tes eunuques…

Elle parla lentement :

— Celles de tes convives. Je vois le cachot des Nouméra où te garderont des cavaliers barbares qui n’entendront pas tes plaintes… Je vois venir, à pas sourds, les nègres portant le réchaud et les fers rougis… Je vois ta pauvre figure où ruisselle un sang noir… Je vois le traître, chausser, dans la Sainte-Sagesse, les souliers de pourpre aux acclamations des légionnaires révoltés. Et parmi les sons victorieux des simandres j’écoute ton agonie geindre dans la mare hideuse. Oh ! cela me donne une angoisse sans nom, une douleur qui étrangle, une peine qui racornit les paupières sur mes yeux douloureux,… une peur qui vide ma chair de toute chaleur, parce que tu es la chair de ma chair ; parce qu’en moi ruisselle déjà le sang de tes pauvres yeux crevés, de ton cher col entamé. Cela m’étouffe… cela me… me…

Elle s’arrêtait, haletante, les regards vers la terre. Constantin doutait :

— À connaître l’insolence de tes ministres, Despoïna… je n’imaginais pas cette affection…

L’impératrice se mit à marcher à grands pas. Elle revint, prit son fils au cou, le secoua, maternelle et vigoureuse dans le couloir de marbre rouge déserté par la discrétion des courtisans.

— Tu n’imaginais pas… tu n’imaginais pas ! mais dis, dis ce qui put t’induire à penser que je fusse dépourvue d’amour envers toi ! Dis !… Tout enfant, je te montrais au bout de mes bras, lorsque le char impérial m’emmenait à La Sainte-Sagesse, par les rues pleines de cris de fête ! J’entourai ton jeune âge de savants illustres. Je voulus que leur science nourrît ta mémoire. Ah ! oui ! oui !… j’espérais alors de toi autre chose, autre chose que ta noblesse, j’espérais ton intelligence…

Elle s’interrompit, dans un rire d’indignation. Mais le jeune homme, les lèvres gaies, pirouetta :

— Je suis l’Elle-même Ignorance et l’Elle-même Sottise ; je ne le méconnais pas. Tes eunuques me le font assez comprendre. Et ton rhéteur Jean donc ! Je sais : ce n’est point l’intelligence que chérir les belles formes des femmes, des chevaux, des coureurs, les nuances développées des étendards et le tumulte majestueux des cavaleries en marche ; ce n’est pas l’intelligence de se plaire dans les camps, de préparer à Byzance des destins immortels. Ah ! certes ! ce n’est pas l’intelligence des eunuques, ni des prêtres, ni des femmes…

Et, comique, il salua profondément sa mère. Irène leva les bras :

— Byzance ! Tu as dit Byzance ! Tu nommes son destin !

Il déclama :

— Je veux, par le courage de nos soldats, illustrer sa gloire ! Toi tu veux, par les quenouilles de tes eunuques, tisser son linceul.
Et, de toute l’attitude, il accusait sa mère. Voir le texte.

Et, de toute l’attitude il accusait sa mère. Elle montra l’Hippodrome, là-bas :

— Ah ! Byzance ! Pour quels autres que pour elle et pour toi ai-je accumulé l’or dans les caves d’Éleuthérion, ai-je étendu sur les mers l’effort de ses navigateurs, ai-je imposé des temps pacifiques aux Sarrasins et aux Bulgares ?… Byzance ! La voilà ! Ce peuple qui braille en l’honneur des cochers, et qui se vend aux enchères. Tu parlais de troupes, de légions. As-tu seulement une cohorte de Romains ? Une seule ?

Le souffle dans le souffle elle s’arrêta. Mais l’empereur continuait, majestueux et grave :

— Rome absorbe le monde dans son nom. Les enfants du monde sont des Romains…

Irène cependant l’admirait tout rouge de colère, et les yeux en lueurs. Doucement elle l’attira contre elle :

— Pourtant je t’aime ainsi, rude et téméraire enfant, mon enfant ! Pourquoi faut-il que la force de ton cœur fonde entre les mains des prostituées ? Pourquoi l’instinct a-t-il mis sa chaîne autour de ton corps robuste… Pourquoi n’ai-je pas su chasser de ton âme tous les vices comme une meute de chiens hargneux ?… Je me sens coupable devant toi.

Lui, revint à son idée qu’il trouva plaisante :

— Parce que tu ne fais pas peser soixante talents. Fais-les donner, tu ne seras plus coupable. Tu dormiras sur ta conscience en paix.

Désolée, la mère se détacha de son fils :

— Je parle, je parle de toute ma peine, et tu songes seulement à ce qui fera rire des femmes ivres.

— Je suis jeune et fort,… proclama-t-il avec orgueil… Je veux plier les femmes sous mon bras et le monde sous mon glaive.

Elle l’admirait encore :

— Comme tu es beau tout de même, Constantin.

Il en convint :

— Elles me le répètent. Il est vrai que je dore leur louange.

— Et tu ne te lasses pas,… répliqua-t-elle, pleine d’étonnement sincère… Elles ne te lassent pas, la paresse de ces hommes aux rires absurdes, la vénalité de ces épouses courtisanes qui, adultère par adultère, obtiennent, pour leurs maris, les commandements des thèmes et des éparchies, celui des flottes et des armées ? Ça ne te lasse pas de meurtrir l’âme de ta tendre épouse Marie ? Le mal ne te lasse pas ?

— Se lasse-t-on de vivre ? Je vis par tous les sens. Je veux vivre le plus…

Il devint impérieux.

— Il me faut soixante talents ;… et la punition de ton eunuque, qui me les refusa.

Irène voulut encore le raisonner :

— Sais-tu le prix de l’or, mon enfant ? Sais-tu que par ce seul élixir Byzance survit à son histoire ? Une goutte d’or, c’est une parcelle de l’empire… Mais tu ne vois donc rien, tu ne comprends donc rien ?

— Je vois des femmes qui veulent de l’amour, et des hommes qui veulent des combats…

Il avait dit cela en poète, mais il acheva, rageur, frappant la colonne de son poing fermé :

— Quand l’or manquera, nous irons en reprendre dans les villes des Sarrasins, ou dans celles des Lombards, avec nos armes et avec nos aigles !

La mère répondit, pitoyable :

— Enfant ! Tu ne connais rien de Byzance !… Mais, de toutes parts, le flot des hommes se rue sur la proie.

Et elle l’entraînait sur un balcon, lui désignait les spectateurs, éloquente et fiévreuse :

— Regarde là-haut, au faîte des gradins, ces barbares ! Le Franc vient chercher la rançon des captifs qui agonisent en Italie. L’émir somme les logothètes de lui verser le tribut, sinon sa cavalerie passe en Cappadoce. Le légat du pape veut de l’or aussi pour convertir les Saxons ! Si on ne lui en donne, il déchaîne sur notre frontière les Francs de Karl… Toutes ces lamproies aspirent l’or de ton empire… Ah ! oui ! tes soldats ! tes armées !… nos soldats ! Ces Khazars ! ces Arméniens ! ces Lombards ! Pas un Romain ! Ils ne sont alertes que pour la fuite !

Et elle le ramenait dans l’obscur, par la main ; elle le brusquait comme un enfant :

— Et alors, toi aussi, tu veux boire le sang de Byzance, jusqu’à ce que son corps tombe en lambeaux… Tu le veux, dis ?

Elle lui avait craché ces derniers mots dans la figure. Il se redressa, furieux :

— Pourquoi tes eunuques s’opposent-ils à la guerre ?… Laisse Alexis prendre, avec moi, la tête des légions… Tu verras…

— Je verrais la déroute !

— Non… Tiens, donne-moi ce que ton trésorier destine au Franc : je me charge de le faire payer avec du fer… Tu refuses ? Tu ne veux pas que je vive, que ma vaillance vive ?…

Cependant, Marie vers eux s’était avancée, les mains tendues. Et Irène, câline, couchait la tête de son fils sur son épaule. Et elle l’embrassait. Et elle lui répétait à satiété :

— Mais je t’aime, moi, je t’aime de tout le sang qui engendra ton sang. Tu ne veux cependant pas, afin de satisfaire des prostituées et de la populace, livrer aux barbares la Pensée Romaine.

Fatigué il se libéra de l’étreinte et dit :

— Je voudrais qu’il y eût moins de lâcheté au cœur de tes ministres.

Elle s’obstina :

— Ces hommes qui te conseillent dans la débauche, ils mentent… je t’assure, ils mentent. Ils mènent au désastre, à la défaite, à la mort.

Le silence dura. Marie fit quelques pas encore et, timidement :

— Ne faut-il pas sauver Byzance de la barbarie du monde ?

Elle entourait la taille de son époux, et d’une voix adorante, murmurait :

— Oh ! si nous pouvions ensemble nous donner à cette tâche, avec nos trois cœurs, nos trois corps, nos trois vies, maître…

Il se taisait. Irène crut le convaincre :

— Compte quelle sera cette tâche ! Il faut que l’idée, l’idée seule, sans glaives, sans soldats, triomphe de la force des peuples barbares qui bruissent autour de nous jusqu’aux confins du monde, en une seule forêt de fer…

Il marcha vers la fin du couloir, vers la clarté de la loge impériale pleine de gens.

— Nous y pourvoirons, Despoïna… Marie ! Voici la splendeur parmi tes femmes.

C’était la claire Théodote serrée dans une tunique de léger tissu rose et vert. Avec ses compagnes, elle gravissait les marches conduisant de l’arène au Cathisma.

Marie simplement se résignait :

— Chéris donc sa beauté ! Vraiment, tant que tu aimeras mon âme seule entre les âmes…

L’empereur, tout à son désir, ne l’entendit point.

Irène demanda rudement si la beauté de l’œuvre romaine ne valait pas mieux qu’une beauté charnelle. Constantin douta :

— Qui pourrait dire, si la magnificence d’un beau corps ne l’emporte pas sur la beauté d’une idée grande ?

— Tu parles toujours comme un marchand d’esclaves.

— Hé ! ma mère, les marchands ne parlent pas si mal, avant de verser dans tes trésors d’Éleuthérion l’argent par lequel ils achètent ta politique…

Irène fut blessée de sa cruauté plus que de l’allusion.

— Qui achète et qui se vend, ici ?

Marie supplia :

— Ô maître du monde !

Il s’excita :

— Je suis entre vos mains un moine sans pouvoir.

— Tous…, affirma froidement Irène…, nous sommes entre les mains du Théos comme des faibles sans pouvoir.

Constantin se précipita :

— La course finit… Regarde, Augusta, Damianos l’emporte encore ! Il tourne la borne…

Et pendant que le peuple acclamait, que les trompettes sonnaient, Constantin enthousiaste ne cessa plus de répéter :

— J’aime Damianos ! Quelle main ! Alexis, nous avons la victoire : nous aurons les talents !

Ce fonctionnaire replet, trapu, venait de l’amphithéâtre. Il se prosternait à distance !

— Ton Autocratie peut-elle ne pas triompher ?

Et il se prosternait aussi devant Irène qui, ne daignant pas l’apercevoir, contemplait au loin l’agitation ovale du peuple :

— Maîtresse des Romains !… Le Théos commande par ton Verbe… Sagesse du monde.

Il s’inclinait devant Marie :

— Despoïna, Tour de splendeur.

— Que l’Esprit t’éclaire, Alexis, comme il éclaire les Saints Apôtres : je le souhaite.

Alexis s’étant reculé, pâle, Constantin réprimanda son épouse :

— Tu reçois mal ceux qui m’aiment… L’Esprit peut éclairer ta prudence aussi…

Et pour se venger il désignait à son précepteur, avec dévotion, Théodote, les suivantes :

— Voici la lumière du jour… Trop longtemps nous vivions à l’ombre…

— Despoïna…, dit l’enfant…, le peuple jette à Damianos des fleurs, des fruits, des parures… Les femmes se dépouillent et lui lancent leurs colliers… C’est un tumulte qui retarda notre marche, car les écorces de pastèques pleuvent aussi sur la honte des cochers vaincus…

Marie très amène, répondit :

— Théodote, tu es un joyau mis par le Iésous, sur le front de Byzance…

Le compliment fut corrigé par la rudesse d’Irène :

— Théodote, tu souffriras bientôt, car certains te veulent pervertir… Garde-toi !

— Ô Despoïna…, dit la jeune fille craintive…, que ton verbe ne mêle pas de mauvais présages à la joie du jour… Des cigognes ont passé à ma droite en criant…

— Cela signifie que ta fortune va grandir. Tu deviendras puissante, Théodote… promit Constantin.

— Contemple notre très pieuse Irène…, murmura le Drongaire de la Veille… Elle était seulement belle et la plus savante entre les vierges athéniennes. Cela suffît pour que l’aïeul de notre empereur la choisît, et qu’elle commandât aux princes de la Terre, sans qu’elle descendît d’une noble race.

— Je ne suis pas savante…, dit Théodote, modeste.

— Ni prudente… aggrava sévèrement Irène.

— Oh ! elle pleure, l’enfant…

C’était Marie qui se penchait affectueusement :

— Il ne faut pas la meurtrir avec des reproches… Théodote, on te pardonnera.

Constantin s’indigna :

— Vous ne lui pardonnerez pas sa grâce… parce qu’elle m’enchante et que vous me haïssez… vous.

Humblement, Marie crut devoir se justifier :

— Je m’enchante aussi de sa grâce. Nous ne te haïssons point.

— Tous le savent… Tu redoutes de me voir relever le destin de Byzance… Parce que les soldats m’aiment, parce que l’injustice se répare, parce que les eunuques sont réprouvés, vous accusez ma jeunesse et mes amis, toutes deux.

— J’accuse tes instincts et leur bassesse…, répliquait Irène.

— Comment chérir cette arménienne…, demanda-t-il cruellement…, cette arménienne qui abîme son corps avec des cilices, et dont les macérations flétrissent la gorge ?… J’adore la force de la vie et la splendeur de la nature… Iésous, tu nous offres la beauté pour que notre gratitude te remercie en se réjouissant… Théodote est un signe de Ta magnificence… ; je l’encenserai comme toi-même.

— Notre maître parle avec abondance,… railla légèrement Alexis… Voilà une prosopopée de grammairien érudit, ne trouves-tu pas, Nicéphore ?

L’épistate se contenta d’un geste évasif, mais Irène moqueuse :

— Tu blasphèmes, mon fils, sans manquer aux préceptes de la rhétorique. Pourquoi ta force et ton intelligence ne servent-elles que tes appétits ?

Et elle farda ces paroles d’un sourire. Marie, adorante, ajoutait :

— Le peuple se tait, tout stupide d’admiration quand passe l’empereur. Il oublie sa joie de crier…

— A-t-il des yeux héroïques !

— Ses cheveux semblent ciselés dans le fer bleuâtre, comme ceux des antiques statues.

— Le maître est très beau…, concluait la dévotion de Théodote, cependant que les suivantes, malicieuses et coquines, disaient en chœur, sans commentaires :

— Il est beau.

Irène soupira :

— Voici la foule qui se replace… Occupe ton trône ; pour la troisième course.

Avant de s’asseoir il eut l’idée de mettre une condition :

— J’aurai les soixante talents d’or ?

Maternelle et vaincue, Irène, de nouveau l’attira dans l’obscur de la galerie, le reprit en ses bras comme un petit, et lui baisa les joues :

— Byzance peut-elle te refuser quelque chose, Byzance et moi pourrions-nous te déplaire ?… De la cité et de ta mère tu fais les servantes de tes volontés. Oh ! je ne te châtierai pas longtemps ; comment châtier tes yeux… tes chers beaux yeux quand ils veulent…

— Tu ne voudrais pas me châtier, Despoïna, en lui refusant,… implora Marie, joyeuse d’espoir.

Elle se tourna vers la fille d’honneur :

— Théodote, sais-tu comme tu m’es précieuse, depuis que tu lui plais ?

Confuse, l’enfant baissa les yeux :

— Ton indulgence m’aime ?…

L’épouse répliqua sincèrement :

— Oui, puisqu’il t’admire, lui…

Enfin, elles obtinrent que l’empereur trônât. Environné par ce cortège de femmes flatteuses, il fut reprendre sa place protocolaire. Pharès, se perdait en conjectures :

— Est-ce une sainte, l’Augusta Marie, ou une de ces stryges froides qui aiment les hommes sans jalousie ?

Nicéphore, qui réfléchissait, se tut un instant, puis haussa les épaules :

— On ne sait. Je ne sais pas, en vérité. D’autre part, nous vivons dans une époque de folie et de corruption… Il y a des vents qui donnent de la démence aux peuples et aux grands ; moi, j’ai un bonnet solide, par chance…

Et tous deux éclatèrent de rire. Nicéphore regagna le pont qui reliait aux gradins publics le Cathisma.

La voix d’Ourmanian déclamait :

— J’ai perdu encore une nef que la tempête a poussée près de la montagne d’aimant.

— Vrai ?… demanda la grasse Maximo.

Du haut du gradin où il était juché, Ourmanian affirma :

— En vérité, je vous le dis. La montagne attira les clous et l’airain. Les ferrures s’envolaient pour se coller contre son flanc : alors les planches de la nef se sont disjointes : tout a péri les hommes et le chargement…

D’en bas, Nicéphore grincheux lui lança :

— Pour un pauvre, tu n’en traînes pas moins un manteau de riche… Ne t’irrite pas. Je ne veux rien prétendre. Je suis un pécheur, un humble adorateur du Christ ! Seulement, aucun du palais ne l’ignore : l’impératrice a rétabli le culte des images, parce que vous tous, les orfèvres, les fabricants d’icônes, les vendeurs d’auréoles et de pierreries, vous tous, vous étiez associés pour doubler le trésor enfoui dans son palais d’Éleuthérion… Vous lui aviez imposé cette clause !

— Par la Très Illuminante Pureté, on peut le dire, les riches et les grands sont pires d’âmes que les misérables !… conclut Zoé.

— Rappelez-vous…, gronda Eudoxie…, on m’a battue de verges, attachée à la queue d’un âne, pour avoir frappé le capitaine des scholaires lorsqu’il jetait les images à bas…

Zoé, facétieuse, et qui ne redoutait pas les querelles, lui rappela :

— Sous l’empereur Léon… ?

Et toutes les spectatrices de renchérir :

— Tu comptes tes années, ma tante ?

— Et tu craches une dent à chaque grande fête !

— Et tu sèmes un cheveu à l’aube, au midi, à vêpres.

Eudoxie devint furibonde. Elle tendit le poing vers Maximo, vers Pulchérie, vers Zoé :

— Pour qu’il en pousse du foin qui vous étouffe, ânesses…

L’envoyé du Khalife passait au milieu d’elles. Toutes se rassemblèrent autour de l’émir, et rivalisèrent de minauderies.

Les diamants les fascinaient sur l’aigrette du turban, Hassan gratta le menton de Zoé avec son index :

— Dis, sourire du matin, Byzance t’a vu naître ?

— Moi ? Je naquis Arménienne : mais on m’a baptisée Zoé. Je suis orthodoxe et Grecque.

Un franc survint, qui riait d’elles sous sa longue moustache tombante. Il dit à son compagnon :

— Celle qui vend des oranges ressemble à une jouvencelle des Gaules.

Pulchérie rectifia :

— Ma mère est venue des Gaules, et mon père était un officier de la garde souveraine… On m’a baptisée Pulchérie… je suis orthodoxe et par conséquent Romaine.

Boniface, légat du pape, agaçait Maximo :

— Celle-ci semble originaire des Monts Siciliens.

Maximo s’inclina :

— Ta Sainteté devine exactement : ma mère est revenue grosse de Sicile, avec la flotte. Les fils du Seigneur m’ont nommée Maximo. Je sais tresser les couronnes, allumer les parfums, et si ton lit semble dur, j’ai une gorge douce pour te faire un coussin de tète…

Le comte Clotaire fut plus hilare encore. Les poings sur les hanches il les dévisageait toutes, et faisait, en latin, des réflexions pour le légat du pape.

Eudoxie s’offrait au musulman :

— Moi, je puis te dénommer tous les chevaux, te faire voir Byzance, les quartiers du port, ceux de la colline, et le beau faubourg des Blaquernes. Là est ma maison. Des servantes éthiopiennes servent les vins des îles grecques pour parfumer la bouche.

— Étoile dans la nuit, ta maison me plairait… Et toi, fleur épanouie de la grenade… ?

Sophia montra ses formes, dans un geste de mime.

— Moi, je sais par cœur les chants agrestes du vieil Hésiode ; je peux te réciter trois dialogues de Platon et les versets de Jamblique, jusqu’à ce que, bercé dans la merveille des Idées, tu cherches à les étreindre à travers la douceur de mes membres.

— Voilà bien une grecque !

— Excuse-moi, Seigneur : malgré mon nom de Sophia, je suis Égyptienne d’Alexandrie ; mais depuis que le Khalife Omar détruisit la ville, mes ancêtres habitent Athènes, patrie de l’Augusta. Je suis fille adoptive de l’Empire romain.

Clotaire s’inquiétait :

— Alors tu connus Irène avant le trône. C’est elle, là-bas.

Il désignait le balcon du Cathisma.

— Oui, c’est elle. Toute petite je l’ai vue réciter sur la colline de l’Acropole, devant nos philosophes, les poèmes d’Homère, avec une palme dans la main, un peu avant l’automne où l’empereur Copronyme, averti de sa science et de sa beauté, la fiançait à son fils Léon.

— Est-il vrai qu’elle ne descend pas d’une famille noble ?

— C’est vrai.

Clotaire éclata de rire :

— Et on l’a mariée au prince ?

— Tu es un barbare… Tu ne comprends pas comme, pour nous, la rhétorique et le savoir l’emportent en excellence sur l’orgueil brutal d’un soldat victorieux. Autant descendre d’un boucher scythe… ou du bourreau bulgare, alors…

Une foule se formait autour de cette fille brune, un peu velue aux ouvertures de ses hardes coruscantes et de ses voiles défaits, tandis qu’elle insultait au dédain de Hassan, à la fureur de Clotaire en manteau rouge et en braies vertes, à la superbe du prêtre en soutane violette, et portant le joyau d’une croix pectorale.

Le comte fronçait le sourcil :

— Le vainqueur, le brave manifeste la volonté du destin, celle de Dieu, en conquérant. Il est le bras de Dieu.

Sophia ne se laissa guère intimider :

— Il est l’instrument, la chose de Dieu, mais le penseur est le Théos lui-même, le saint Plérôme, l’Universalité des Forces.

Le légat d’Adrien fit un pas :

— Ne blasphème pas, marchande de ta chair… Tu vas tomber dans l’hérésie… Et tu mériteras à ton tour que le bourreau perce ta langue…

Pendant cette dialectique Hassan bâillait. Il demanda :

— Ta bouche voluptueuse, pourquoi dit-elle des choses qui fatiguent ? La femme doit penser seulement à l’amour.

— Oui… pour s’enrichir.

Maximo la tira par sa robe :

— Laisse les Barbares, Sophia.

— Ce sont des enfants barbouillés…, jugea Pulchérie.

Maximo, dédaigneusement levait les épaules :

— Un peu plus que des bêtes de ménagerie.

Zoé développa une moue lippue :

— Tu mords, dis, Franc ?…

Eudoxie tendit deux doigts en forme de fourche :

— Tu déchires, Léopard du Désert ! Avec tes griffes ?

Et Zoé :

— Attends, on va chercher les belluaires… Ils leur donneront de l’âne cru et des tiges de maïs.

Dégoûté de ces basses invectives, Boniface menaça du geste l’Hippodrome :

— Race de vipères… Tant de fois tu fis mentir le Verbe de Dieu, race infâme des Nestorius, des Valentin et de Manès, race qui altère la vérité des Écritures, par l’orgueil de l’esprit.

Clotaire se joignait à lui :

— Race de lâches qui achète la paix au poids de son or.

Hassan s’était lentement rapproché des deux autres. Il dit :

— Près de Bagdad, le chef des Émirs veille à la construction d’une cité. Seul, l’or du tribut grec a payé les pierres, les colonnes, les quais de l’Euphrate et les cent galères du port… Quand on entreprendra l’édification des mosquées, nous enverrons jusqu’aux portes de cette ville-ci quelques cavaliers porteurs de cimeterres ; et leurs légions auront fui devant eux, comme le sable que le vent fait courir… Alors Byzance paiera.

Sophia glapit :

— Byzance ne vous juge pas assez nobles pour combattre contre vous, Barbares ; vous êtes des hommes vils et pauvres. Vous mendiez à sa porte, en criant comme des chiens stupides, en grattant le seuil avec les griffes de vos glaives… Byzance se détourne pour vous jeter un os ; et puis elle se reprend à penser.

— Tais-toi,… rugit Clotaire… N’élève pas la voix devant des hommes nobles !

— Le bourreau n’est pas noble ici…, riposta l’autre… Mais il doit l’être dans les Gaules, alors, et à Bagdad…

Maximo dansait :

— Eia ! L’Esprit parle en toi… Baise ma bouche !

Boniface dévisageait insolemment la courtisane :

— Dis, si tu veux t’offrir à mon lévrier, je te donnerai cinq oboles, six, une drachme, cent drachmes, un talent !

Ce proposant, il jetait les pièces sur le pont.

Sophia s’exaltait :

— Brute latine, écume de Suburre, sandale de schismatique !

— Nous vendons notre corps qui nous appartient, fit Maximo… Son pape vend le paradis qui ne lui appartient pas, contre la dîme… Et il s’estime meilleur !

Zoé leur glapit au visage :

— Cachez vos mufles, barbares ! Hou ! Hou ! Le trident du belluaire vous fouaillerait à travers les barreaux…

Pulchérie balançait une ordure :

— Tiens, une orange pourrie, Franc ! attrape !

Eudoxie lançait une banane :

— Si tu aimes les bananes, Latin…

La bouquetière détachait sa chaussure :

— Et l’odeur d’une sandale, bourreau sarrasin.

Narquois, Nicéphore les contint :

— Arrête, toi… ne frappe pas l’étranger.

— Saisis ces femmes, Épistate…, ordonna Clotaire majestueux… ; elles insultent le féal du roi Karl, le légat du pape et l’envoyé du calife.

Mais Nicéphore impassible :

— Je ne puis les faire saisir. Elles ignoraient vos titres, seigneurs !

— Veux-tu que je me venge moi-même ? gronda le Franc ?

La colère de l’étranger n’émut pas Nicéphore :

— Je suis un simple fonctionnaire : je puis seulement faire respecter le décret impérial sur l’ordre dans l’Hippodrome. Or, tu ne dois pas quitter ta place, Étranger, avant la fin d’une course. Si tu le tentes, les gardes t’enfermeront jusqu’à demain.

Sur un signe de sa main, les gardes remuèrent :

— Les lois romaines s’imposent à tous les Barbares !

Clotaire, fou, pensa tirer son glaive.

— Mort !

Hassan le retint :

— Laisse-les, Franc ! Calme ta colère. Moi, je secouerai paisiblement la poudre de mes chaussures sur ces poules bruyantes.

Cependant Boniface déclamait, à haute voix, du côté du peuple dont la rumeur acclamait la course des chars :

— Dieu confondra votre jactance, hommes de Byzance, et vous aussi, prostituées. C’est contre toi, Byzance, que l’apôtre Jean criait : « Et elle sera brûlée par le feu, parce que Dieu la condamnera qui est puissant. »

Mais il était le seul qui ne se penchât point vers le spectacle. Les courtisanes, Nicéphore et la foule, se vautrèrent sur le parapet du pont. Damianos courait.

— « Les rois de la terre qui se sont corrompus avec elle pleureront sur elle et frapperont leur poitrine en voyant la fumée de son embrasement. Les marchands de la terre pleureront et gémiront sur elle, parce que personne n’achètera plus leurs marchandises d’or, d’argent, de pierreries, de perles, de lin fin… »

Eudoxie, impatiente, tourna la tête :

— Tais-toi, moine. Damianos arrive.

Zoé jeta des fleurs sur la piste :

— Damianos !

— Damianos !… répétait Sophia nerveuse.

Nicéphore se penchait :

— Non !… Photios !… Il dépasse.

— La roue touche la roue…

— Vite : les couronnes !

Et les cris, les hurlements d’angoisse se croisèrent :

— Gare à la borne ! Les chars semblent collés !

— Photios passe entre la borne et le quadrige !

— Bleu !

— Vert !

— La borne ?

Zoé se dressa, et l’épouvante de chacun répéta son cri :

— Christ ! La roue éclate ! Photios tombe. Les chevaux s’abattent !

— Tu as vu…, fit Maximo ardente…, il a passé comme une flèche scythe par-dessus le quadrige.

Sophia lança sa couronne :

— À Damianos vainqueur !

— Photios est tué !

Et Maximo, excitée, allongeait le doigt :

— Regarde comme le sang fuit sous l’amas des chevaux !

De fait, sous l’éperon de la digue, en un amas de ruades, de crinières mêlées, de naseaux hennissants, deux quadriges se débattaient, étouffaient leurs conducteurs, tandis que, debout sur l’ovale du cirque, la foule en couleurs, grouillait, gesticulait, attestait le ciel et les statues impassibles des saints, l’attitude hiératique d’Irène dorée.

Pulchérie, les autres ne voyaient que le triomphateur qui parada sous l’acclamation des trompettes.

— À Damianos vainqueur !

— Maintenant, Étranger, proposa Nicéphore très calme à Clotaire,… tu peux quitter ton gradin, si tu en as encore l’envie… Mais je te conseille d’attendre la septième épreuve… Elle sera plus belle. Il ne courra que des étalons.

Clotaire, haineux, répondit :

— Je te mesurerai quelque jour le ventre avec mon glaive.

— Pourquoi ?… interrogea l’autre avec tristesse… Que retirerais-tu de ma mort ?

Clotaire le regarda, finit par rire bruyamment.

— Prends garde, Franc…, avertit Nicéphore…, ton rire va faire crouler l’édifice… Et toi, garde, ordonne qu’on repousse ceux-ci sur les gradins… L’Autocrator peut vouloir traverser par ici…

— Allez ! Allez ! à vos places ! marchands ! à vos places, les marchandes ! Pousse-les, toi, Platon, et toi aussi, Théodore. Il y a des jours de cachot pour qui ne se sauve pas lestement.

Tandis que s’écoulait la cohue, refoulée par les gardes, Alexis, inquiet, s’approcha de Nicéphore et brièvement :

— Nicéphore, écoute, vieil ami. As-tu vent de quelque nouvelle ? L’Augusta ne m’a point souri quand je baisai sa robe. Staurakios se détourne lorsque je vais, pour mon service, dans la loge impériale ; et j’ai dû me réfugier derrière l’empereur… Je ne sais quel soupçon augmentait le dédain de ces eunuques.

Nicéphore branla la tête :

— On aura surpris tes discours… Ton courage ne sait pas voiler ta parole. Tu as trop parlé de ce festin des grenades, de ceux que tu inviterais…, de la présence probable de Constantin. Bythométrès veille. Eutychès a des oreilles partout, dans l’air. Baisse la voix.

Un cubiculaire s’était glissé vers eux. Alexis l’aperçut, le bouscula :

— Encore un eunuque, là. Allons, écarte-toi.

— Pardon, stratège…, dit le cubiculaire, obséquieux…, je voudrais obéir, mais vois mon insigne. Je demeure ici par ordre. Je dois ouvrir le passage… derrière ton Honneur.

Alexis s’irrita :

— Et cet Arménien-là !… A-t-il aussi un insigne cubiculaire ?

Ourmanian, aimable s’inclinait :

— Seigneur, laisse-moi parmi ces colombes, pour contempler la splendeur de notre Constantin, Rayon du Christ.

— Laisse-le, Alexis…, priait Sophia, gentiment… Il m’a donné une cassette d’ivoire.

Nicéphore grommela :

— Vous verrez, il finira par acheter le monde. Son père vendait de la saumure dans un tonneau, sous un auvent de bois, près de la taverne des Sarmates, et maintenant le fils possède des galères qui vont rançonner le pays d’Ophir…

Le banquier s’effara :

— Seigneur, tu plaisantes, vraiment.

— Sophia…, priait Alexis…, je compte sur toi pour le souper des grenades. Et sur toi, Pulchérie, et aussi sur toi, Maximo. Amène tes Éthiopiennes, Eudoxie, mais, ne l’oubliez pas, la présence de notre Constantin nous honorera sans doute. Donc, n’omettez point les plus splendides entre vos joyaux et vos robes.

Zoé allongea sa face entre les groupes :

— Tu n’auras pas besoin d’une bouquetière, Seigneur ?

— Ni d’une marchande de pastèques ? Emmène-nous,… fit une autre.

Pharès surgit hors du Cathisma et sourit avant de conseiller.

— Invite-les, Drongaire… : pour ce que te coûtera ton souper, tu peux ne pas mesurer la dépense…

— Que veut-il dire ? interrogea Zoé.

Brutalement Alexis se précipita.

— Explique-toi !

Les deux hommes s’examinèrent depuis le bonnet jusqu’aux bottines, la haine sur la face noire et lourde d’Alexis, l’envie sur la face blême et fine de Pharès. Ils se mesuraient.

L’eunuque se contenta de hausser les épaules.

— Il veut prendre l’air d’un homme qui sait quelque chose…, conclut Nicéphore.

Peu après, la voix du héraut retentit à la porte du Cathisma :

— Voilà venu le Rayon du Christ, Prospérité des Romains. Son œil reflète l’éclat du soleil. Vous ! adorez !…

Devant la foule prosternée, bousculée par les gardes, le cortège impérial entra sur le pont. L’empereur menait Damianos par la main. Derrière se pressait la cohorte des dignitaires. Le patrice Théodore, le Maître des offices, Pierre, gesticulaient. Et le jeune César, exalté, s’écria :

— Par la Pureté, je le jure, Damianos, tu étais beau comme un dieu d’apostat derrière le quadrige blanc maintenu dans la force de tes bras robustes.

Le triomphateur se confondait en actions de grâce :

— Rayon du Christ, je suis indigne, vraiment, tout indigne.

Clotaire demandait brutalement à Nicéphore :

— Lequel est l’empereur ?

Sophia, Zoé, Maximo, toutes les femmes jetaient leurs fleurs au cocher :

— À Damianos vainqueur !

Et la voix du peuple répétait :

— À Damianos vainqueur !

Soit par erreur, soit par moquerie, Clotaire se prosterna devant le cocher :

— Salut, empereur des Romains…

— Tu te trompes…, fit Damianos surpris.

Mais Constantin approuva :

— Non, vraiment, tu ne te trompes pas de beaucoup, Étranger. Damianos est de race de patrices, et par sa force, par sa beauté, par l’art équestre, il est le premier des Romains !

Hassan feignit l’empressement :

— Quelle victoire son cimeterre a-t-il remportée et contre quel peuple ? Contre les Bulgares ?

— A-t-il converti les Manichéens ?… interrogeait ironiquement le légat.

Ce fut Alexis qui répondit :

— Damianos, le patrice, ne perd pas sa force à combattre des Barbares vils ou des hérétiques sans loyauté. Il triomphe sur le sable de l’Hippodrome par la vitesse de ses chevaux, la légèreté de son char, l’art de son fouet…

Clotaire leva la tête, insolent :

— Par l’odeur du crottin encore !

— Il est vainqueur du Temps, Barbare !… admira Nicéphore… Cesse de rire…

Le monarque continua sa marche vers le Palais, sans vouloir congédier l’automédon :

— Est-il vrai que ta fortune soit si petite, toi qui couvres Byzance de gloire, toi que le peuple romain acclame ?… Je veux que tu deviennes somptueux… La patrie te doit un hommage exemplaire. Que Pharès appelle Staurakios.

Cependant, le peuple s’étant écoulé derrière les gardes, Damianos baisa la manche du maître, lui dit :

— Rayon du Christ, quelle justice tu sais rendre aux héros !

— La gloire des joyaux…, disait Constantin…, la manœuvre des soldats, la vitesse des chevaux, le déroulement des cortèges, la danse des femmes, les sourires fardés, ce sont les faces du Théos… Tu fus beau…, je t’honore… Et notre souper, Alexis ?…

— Tout s’apprête ! Nous aurons les hommes les plus braves, les femmes les plus belles, des fruits surprenants…

Ils allaient le long des galeries du Palais entre les murs de marbre, et suivis par les échos de leurs voix. Au-dessus des corniches et dans les voussures, les anges gigantesques des mosaïques se courbaient sur leurs propos :

— Ourmanian l’Arménien a reçu du pays d’Ophir les poudres d’émeraude pour sabler le marbre des salles.

La tête large et barbue de Théodore Camulianos saillit dans la lumière. Il annonça :

— Les soldats du Nord seront campés dans mes jardins. Tu sais, Rayon du Christ, ces mangeurs de bœuf cru ne craignent pas dix fois leur nombre d’hommes. On les enivrera avec du vin poisseux.

Le préfet de la ville ajouta :

— Je ferai clore de bonne heure les portes de Byzance. Ainsi les cataphractaires cantonnés dans Hebdomon, depuis qu’un bienheureux tremblement de terre détruisit leurs écuries, ne pourront venir au secours des eunuques.

L’empereur interrogea Nicéphore :

— Et toi, que prépares-tu ?

Nicéphore hésita :

— Tu sais, Rayon du Christ, Œil de Dieu, je suis un pauvre homme, moi. On commande, j’obéis. On commandera, j’obéirai.

— Que pensent les soldats ?… questionnait Alexis.

— Ils ne savent pas. Ils iront où tu diras de les conduire. Tu leur as dit que l’Autocrator décréterait contre le culte des images, déposerait Tarasios, et ordonnerait ensuite de porter la guerre en Sicile pour reprendre ce pays sur les Francs. Il faudrait être simple pour ne pas prévoir leur désir de piller les églises latines sans sacrilège, d’encombrer leurs chariots de statues riches, de tableaux précieux. Répète-leur ces choses, Drongaire de la Veille. Ils te serviront. À moins que notre pieuse Irène paraisse devant eux d’abord, et ne leur promette plus…

— Ma mère ?… Tu ne la connais pas !… Au premier bruit, elle courra se mettre dans son palais d’Éleuthérion, dans ses caves à trésors qui ne s’ouvrent que par secret. Elle fera monter les eaux de l’Aqueduc par les conduites souterraines pour noyer ses richesses et les registres des impôts… Mon épouse impériale l’aidera… Voilà comme on m’aime… moi, infortuné, moi !

Théodore décida promptement :

— Alors il convient de marcher contre Éleuthérion, d’abord…

— Moi,… put interrompre Damianos,… j’arrêterais immédiatement les trois eunuques… si j’étais ta main puissante, Bras de Dieu… J’enverrais notre très pieuse Irène dans les îles des Princes, filer avec les religieuses du couvent qu’elle fonda… Je me mettrais à la tête des troupes ensuite. Je sommerais le Franc Karl, préfet des Gaules, par notre bonne grâce, de nous remettre la Sicile, la Grande Grèce et ses filles en otages… Sinon : les glaives, les étendards, les légions, les cohortes, le fer, le feu…

Cet aplomb enchantait Constantin :

— Comme il parle noblement, hein ! par le Christ ! il est digne de l’Empire. Voilà le vrai conseil, l’avis de la sagesse.

— On voit bien,… dit Nicéphore,… que le patrice Damianos n’a jamais vu les Francs que sur les degrés du Cirque, lorsqu’ils viennent ici en légation. Il parlerait avec plus de prudence.

— Qui es-tu, toi qui me contredis ?… grogna le cocher furieux.

— Je ne suis rien. Je suis un œil et une oreille ; et voilà : je viens d’être une bouche, mais tu peux ne pas m’écouter.

— Laisse-le, patrice,… dit l’empereur… Il bougonne, mais il reste attaché à son devoir.

Dans le Triclinion des Candidats où ils parvinrent, les esclaves avaient mis en monts des fruits d’Afrique autour de cratères remplis.

Constantin et ses amis s’étant échauffés en buvant, décidèrent de mander Bythométrès aussitôt. Il se rendit, impassible, parmi ces gens excités. Tout de suite l’empereur exigea :

— J’ai promis à Damianos, s’il gagnait les sept courses, de lui transmettre le collier d’or et la couronne que mon père Léon fit forger entre ma naissance et mon baptême.

— Ta Sagesse a parlé,… répondit le curopalate.

— Sur la couronne on gravera : À Damianos, patrice, vainqueur de l’Espace. À Damianos, patrice, vainqueur du Temps, Constantin, fils d’Irène et empereur des Romains.

— Ta Sagesse a parlé.

— Pour cela mes ordres furent transmis, avant la course, au gardien de notre trésor. Envoie-lui ton sceau, afin qu’il sache comment ton obéissance suit mon ordre.

Jean s’inclina puis se redressa. Les traînes de son ample manteau firent un flot à ses pieds. Il réprima son émotion, et prononça nettement :

— Rayon du Christ, mon sceau lui sera remis si tu ne me commandes pas de surseoir à l’accomplissement de ta volonté. Tu le sais, fils de Dieu, bras du Tout-Puissant, le trésor de l’Empereur Léon doit servir de garantie pour le prêt de mille talents d’or que vont consentir les marchands. Ces mille talents d’or sont réclamés par l’émir Hassan, au nom de son maître, Haroun-al-Raschid, le commandeur des Infidèles, à la suite de la paix conclue naguère. Si nous n’observions point cette clause du traité, les Sarrasins viendraient sûrement insulter les poteaux de la frontière et porter l’incendie dans les villages de Cappadoce. La Despoïna, ta mère sacrée, te prie, par mon humble entremise, de reculer l’époque des largesses.

— Cela ne peut être remis. Donne ton sceau à Théodore.

Déjà Théodore avançait son mufle barbu en retenant sa simarre historiée, comme s’il eût craint de frôler l’eunuque. Jean ne bougea point la main crispée sur le sceau :

— Je le donnerai, maître, si tu n’en ordonnes pas autrement ; mais je te supplie d’observer que moi, ministre des volontés souveraines, j’agirai contrairement aux intentions de notre pieuse Despoïna, Irène, avec toi impératrice des Romains, par le décret du Sénat.

— Livre à Théodore le sceau.

— Je le livrerai donc, dès que la Despoïna m’aura relevé de sa promesse envers Sa Majesté souveraine.

— Livre-le maintenant.

— La loi s’y oppose, Rayon du Christ. Le Sénat ne permet point que le sceau soit appliqué sur un acte de donation, sans l’une et l’autre signature, celle de Ta majesté bénie et celle de notre Très Pieuse Irène dont le Seigneur protège la sagesse et les jours.

— Tu opposes à la mienne la volonté de ma mère… Réponds… Tu ne dis rien… Il ne dit rien… Voyez… il ne dit rien, en vérité…

Blêmi par la colère, Théodore déclama :

— Qui résiste à la volonté de l’Empereur est sacrilège.

— Qui résiste à la volonté de l’Empereur, je le déclare sacrilège et rebelle,… rugit Alexis en se précipitant.

Le cocher se frappa la poitrine :

— Celui qui résiste à la volonté de notre basileus, par la grâce de Dieu, maître du monde, celui-là mérite la mort.

Le Maître des Offices, levant la main, décréta :

— Le sénatus-consulte le voue à la déchéance…

Mais Jean, paisible, les dévisageait :

— Vous m’étonnez, seigneurs. Personne de vous n’ignore la fortune de Byzance, le sort des batailles où Dieu pour perdre, en leur orgueil, les Barbares, leur donna, contre nos aigles, l’avantage. Je le répète : le trésor de l’empereur Léon est demandé comme garantie par les prêteurs. Toucher à cette garantie, c’est refuser de satisfaire au traité, c’est jeter la multitude des Arabes sur les riantes vallées de Cappadoce, sur la fertilité des campagnes, sur les richesses des granges ; c’est livrer les femmes grecques à l’insulte des mécréants ; c’est perdre la grandeur du nom romain !

— Rentre en toi, eunuque, ces lâches paroles de femme, ô le plus méprisable des êtres,… proféra l’orgueil d’Alexis… Si le Khalife et son peuple veulent l’or romain, qu’ils viennent le prendre derrière nos glaives.

— Au fond de nos poitrines,… fit Damianos, qui brandit ses poings velus.

— Au manche de nos lances.

— Au bout de notre courage.

— À la crête de mes aigles,… vociféra Constantin.

Jean souriait toujours :

— Ô basileus, tu es un maître vaillant, et Dieu multiplie la force de ton bras… Mais ceux-ci n’ont-ils pas fui devant tous les barbares depuis des lustres ?

Alexis s’emporta. Du haut de sa taille, il commandait avec les cris d’un chef dirigeant les escadrons :

— Tais-toi, lâche eunuque… ou que ma colère t’éventre.

Nicéphore, sournois, tournait ses pouces en ricanant, en haussant un peu les épaules.

— Anathème sur qui insulte la grandeur du nom romain… prononça Pierre, le bras levé.

Le Drongaire de la Veille se tourna vers l’empereur :

— Ta mémoire se souvienne ! J’ai fait réparer la prison du quartier juif…

— Il n’en est pas moins vrai,… insinua doucereusement Nicéphore,… que vous avez battu en retraite, et que Staurakios, seul, est revenu, vainqueur, triompher dans l’Hippodrome.

Constantin le saisit au pectoral :

— L’eunuque, homme ignorant, avait aussi acheté la retraite des Sarrasins.

— Il s’est glorifié,… accusa Théodore,… d’une victoire acquise avec de l’or, non avec du sang.

Bythométrès, fort et ironique, croisa les bras :

— Vous, du moins, vous m’avez laissé, à Bénévent, aux mains du barbare Grimoald. Or, pendant qu’on m’emmenait dans le donjon du pillard, vous galopiez en déroute jusqu’aux grandes galères rouges, avec vos courtisanes et vos moutons favoris. Glorieux capitaines, depuis qu’il n’est plus de statues d’or à piller dans les églises, vous combattez en montrant à l’ennemi le dorsal de vos cuirasses…

À ces mots, ils restèrent interloqués, et se bornèrent à grogner des injures immondes. Constantin eut honte. Il leur imposa le silence, puis :

— Qu’il se taise et qu’il livre le sceau !

— Rayon du Christ ! tu me punirais justement si je désobéissais à la loi.

Théodore dégaina, vert, et les yeux sanglants :

— Le sceau !… allons… ou voici, à la pointe de ce fer, la fin de ta vie !

Alexis l’encourageait :

— Prends-lui le sceau… Que ce soit un peu plus tôt, ou un peu plus tard, le glas doit sonner pour ses funérailles.

Jean laissa trembler ses os dans sa chair impassible. Il releva la tête.

Mais Nicéphore avait déjà rabattu le glaive du patrice.

— Arrête, patrice, par cette épée. Je suis ici pour empêcher la lutte dans les édifices impériaux.

Et il se plaça, devant Bythométrès, comme une protection vivante. L’eunuque souriait, méprisait :

— Christ ! Vous arrangiez déjà ma mort. Quelle hâte !… Et avant la fête des grenades, encore !… Hein, Alexis ! cache cette épée, va, et toi, Théodore, recule… Ton haleine me gêne. Nicéphore, tu feras mettre du pain dans les chambres de la nouvelle prison maritime. On l’habitera sans doute avant peu. Des enfants sots et bavards l’habiteront ;… et on laissera les moineaux ridicules piailler avec eux entre les barreaux… N’oublie pas de faire porter une grenade fraîche dans chaque chambre. Je ne veux pas priver ces joyeux convives de leur espoir.

Alexis, ébaubi, balbutia :

— Oseras-tu quelque chose contre notre Empereur ?

Il avait promis d’assister au festin.

— Qui blasphème ici le nom de notre maître, s’écria violemment le Mesureur de l’Abyme… Qui donc ose dire que le Basileus, fils des Césars, se mêlerait à des bravaches imbéciles et à des courtisanes d’Hippodrome dans l’ivresse d’une orgie où se fomente la conspiration contre notre Très Pieuse Despoïna, Irène d’Athènes ? À celui qui osera le dire, à cet imposteur vil, que les yeux soient arrachés et coupée la langue, que son nom sept fois maudit meure avec le spasme suprême de son sang écoulé… Arrière, vous, soldats stupides, fuyards alertes, corbeaux de la déroute ! Christ n’est pas mort pour vous sur la Croix de rédemption, pour vous qui arrachez les yeux de ses images, lorsqu’ils sont en escarboucles et les clous de son supplice divin, lorsqu’ils sont d’onyx et d’argent ; pour vous, qui, les mains souillées du sang des moines, jetez à terre les hosties afin d’emporter les ciboires, pour vous qui détruisez les récoltes et incendiez les granges et drapez dans l’incendie les chaumières bonnes au repos des pauvres… Ah ! si la virilité est la cause de tous ces crimes, Béni sois-tu, Très-Haut, qui retranchas de mon corps, avec la fécondité matérielle, le goût de haïr, de tuer, de mentir, et de vomir le vin des orgies sur des poitrines de prostituées !

Damianos fit le geste du meurtre.

— Tu seras retranché !…

Mais Jean s’exalta, sûr de sa force et de son savoir. Il se croyait la statue de l’Esprit devant les démons illogiques. Il siffla. Trente scholaires, avec leur comte, pénétrèrent dans la salle ; puis, s’arrêtèrent en silence.

L’empereur avait blêmi. Pourtant il ne voulut point craindre et cria :

— Donne le sceau… si tu espères ta grâce…

— Lumière de l’Esprit, je préfère ta justice, si dure qu’elle puisse être, à l’injustice dont il faudrait ensuite me repentir en cédant à la bêtise de ce cocher, le salut de Byzance… Et moi, le curopalate, moi, dispensateur de l’encre rouge et des signatures souveraines, j’ordonne, comte, de boucher les issues avec la force des gardes, de former une haie d’honneur entre notre maître et ces traîtres : Alexis, Drongaire de la Veille ; Pierre, Maître des Offices, patrice ; Théodore patrice ; Damianos patrice et cocher. Ainsi soit-il.

Il en fut ainsi tout aussitôt. Constantin, séparé de ses familiers, balbutia :

— Et moi… et moi… j’ordonne,…

Jean lui coupa la parole :

— Sonnez, tibicinaires !

Le comte jugea prudent d’obéir.

L’impuissance rageuse de l’empereur s’épancha en injures :

— Brute, lâche, père de rien, esclave, poussière de sandale !

Et tandis que sonnaient les trompettes, il trépignait, il pleurait niaisement. C’est en cet état que le trouvèrent sa mère et sa femme qui avaient suivi jusqu’au seuil du Triclinion le Mesureur de l’Abyme, afin de lui prêter l’appui du pouvoir augustal au moment décisif.

— Vois comme il souffre, Despoïna… gémit doucement Marie, accrochée au bras d’Irène.

— Reste à ma droite,… prescrivit sévèrement la mère.

Théodote, bouleversée, répétait aux cubiculaires :

— Le maître crie, le maître est pâle. Oh ! moi, j’ai peur !

— Mère, hurlait l’Empereur,… contemple ma honte. Ris. Je suis un jouet dérisoire, le prisonnier des eunuques, moi ! Que me réserves-tu ? Le poison qui tua mon aïeul Copronyme ou celui qui détruisit mon père ?… Parle !

— Je ne puis te comprendre ;… répondit froidement Irène… Ces gens que l’on emmène t’ont calomnié. Ils allaient prétendant qu’avec eux tu préparais des manœuvres pour reléguer ta mère et l’Impératrice en exil, au cloître, pour livrer au bourreau le curopalate et les logothètes, mes serviteurs glorieux, le Patriarche aussi. Comment Ta Majesté, Ta Force peut-elle être confondue avec ces fous.

Théodore, en rage, crispait ses doigts vers le ciel :

— Triomphent les eunuques et les femmes !

Les prisonniers sortirent parmi les gardes.

Doucement Théodote pria :

— Comme il a chaud, notre maître ! Puis-je essuyer son visage ?…

Constantin ressaisit quelque peu de sa dignité :

— Mère, si le Sénat te concède une partie du pouvoir impérial, il ne te permet pas de régir seule le destin du monde. Je voulais te l’apprendre.

Irène simula la surprise :

— Par la violence, mon enfant ?

— Par les moyens que le Théos indique !… Les temps changeront !

Irène frappa du pied, serra les poings :

— Tais-toi, statue d’ignorance et de sottise.

Marie s’approcha doucement :

— Trop de courage t’éblouit, Constantin : tu veux vaincre le monde avec des soldats sans vaillance.

— Trop de lâcheté vous abat, vous ! Allons, l’eunuque, qu’on cesse la parade. Qu’on ramène ici les miens…

Furieux, il voulut avancer.

— Cubiculaires, maintenez l’empereur,… enjoignit Irène… Curopalate, tu l’as en ta garde…

— Grâce, Despoïna, grâce !… implora Théodote, cependant que Marie s’opposait à l’exécution de l’ordre maternel :

— Ils lui froissent les mains… Ils vont lui faire mal.

— Ah ! ah !… gémissait Constantin,… il ne me reste plus qu’à boire le poison de Copronyme maintenant.

Moqueuse, l’air détaché, Irène soupira :

— L’enfant est malade. Il convient de le mettre au lit.

Et elle sortit avec les suivantes.

— Seigneur, irai-je avec toi ?… suppliait Marie.

— Suis donc la Très Pieuse Irène, protectrice des marchands de saumure, Augusta des eunuques ! Ta face me déplaît.

Elle insista :

— Je prendrai soin de toi, malgré ma figure.

— Et moi, ne puis-je te servir, maître ?… ajouta Théodote, timide.

— Toi, je ne veux point que tu t’exposes à des colères dangereuses. Suis l’Arménienne… fille de lumière. Je veux te conserver pour mes jours de triomphe…

— Viens Théodote… invita l’épouse.

La vierge s’éloigna disant :

— Je vais pleurer aussi moi…

— Rayon du Christ, ordonneras-tu que l’escorte avance ?… demanda Jean incliné.

En même temps, parut l’escorte des excubiteurs colossaux, portant leurs haches doubles et dorées, des candidats aux tuniques blanches, amis d’Irène. Constantin, tel un fou, bégayait :

— Que le ciel croule ! Hideurs de la mer !

Et il suivit Jean, tandis que montaient des cours les immenses acclamations de dix mille fonctionnaires, soldats, moines, courtisans, tandis que la voix du héraut criait :

— Voici venir le Rayon du Christ. Mort pâle des Sarrasins ! Son œil reflète le soleil ! Peuples ! adorez !

Prisonnier de son triomphal cortège, l’empereur se débattait ridiculement derrière les gardes.


O

VIII


r la terre trembla sous Byzance, tout à coup, sous les maisons bleues, sous les maisons roses, sous les parvis des églises, sous les seuils des palais, sous la Spina de l’Hippodrome. Les cailloux cimentés des rues se disjoignirent. Maintes façades se fêlèrent. Les poutres apparentes des bâtisses furent déchaussées dans les murs d’argile et de chaux. Les amphores tombèrent des balcons soudain détachés, et se rompirent en morceaux contre les têtes des fuyards, contre les épaules des vieilles glapissantes, au milieu des enfants qui pleuraient, des chiens éperdus, de la poussière en nuages après la chute d’innombrables plâtras. Les chameaux s’évadaient allongeant leurs jambes griffues, leurs mufles mous. Des écuries effondrées, mille chevaux et mulets s’échappèrent, coururent, renversèrent les marchandes, sautèrent les haies, piétinèrent les jardins que jonchaient les arbres s’abattant. Autour des puits des crevasses s’ouvrirent, avalèrent des enfants étourdis et des femmes folles. Les icones s’élancèrent de leurs niches pour frapper les pécheresses. Le sol ondulait comme l’échine du Léviathan que l’on dit réfugié aux profondeurs de l’enfer depuis la mort du Christ. Des familles hurlaient sous les décombres de leurs demeures. Les vantaux arrachés des portes encombrèrent les voies publiques que traversait au galop la panique des coursiers réunis en troupeaux par l’instinct de défense. Maintes ruades tuaient les gens surpris et renversés sur le corps de leurs parents qu’ils secouraient en hâte. La poussière et le vent tourbillonnaient, aveuglaient, bousculaient.

Au Pelagion la mer entre-choqua les navires. Elle brisait les rames. Elle se rua sur les dunettes. Elle emplit les dromons et les chelandia qui sombrèrent par centaines dans la Chrysokeras. Les noyés se débattirent à la cime des vagues écumeuses. Rejaillies sur les quais, elles crevèrent, de leur assaut liquide, les magasins et les hangars, pour emporter au large les ballots, les caisses, les barils. Des matelots furent immergés dans les tavernes du port. Une eau saumâtre les gorgea, les étrangla, les asphyxia, la coupe à la main, la gouge sur le cœur.

À l’intérieur des logis les plus solides, beaucoup périrent au même instant, écrasés par les coffres, estomaqués par les bancs, brûlés par les feux des cuisines et des lampes qui brusquement incendièrent les quartiers. Elles drapèrent la ville dans les flammes sifflantes, étouffantes. Leur élan d’or enveloppa les coupoles dorées des basiliques où se réfugiaient les foules en lamentations. Dans le narthex du temple des Blachernes deux couples manichéens furent reconnus. On accusa leur hérésie d’attirer le châtiment du ciel. Ils furent sacrifiés sur les bornes par la fureur des soldats heureux d’enfoncer le glaive dans les poitrines halées, râlantes, fleuries de gerbes vermeilles qui ruisselèrent, coulèrent sur les dalles et s’épaissirent en flaques rouges, pendant que se recroquevillaient les orteils des victimes expiatoires en leurs chaussures de toile bleue.

Cependant les pierres d’émail formant les mosaïques des voûtes s’égrenèrent sur l’ambon. Les saints et les anges, là-haut figurés, semblèrent lapider ainsi, de leur propre substance, les dévots à genoux, qui psalmodiaient cette peine, et se heurtaient la poitrine à coups sincères. Soudain les flammes secouées dans les lampes des icones s’agitèrent avec la trépidation du sol. Elles s’éteignirent empestant l’air du chœur. Alors tous levèrent les bras au ciel. Ils proféraient leur désespoir. Le Théos, par ce signe manifeste, livrait à l’odeur du Sathan nauséabond le peuple coupable. Une nouvelle secousse ayant fait trembler les statues des saintes sur leurs socles, dans leurs niches, la plupart s’épouvanta. Chacun protesta qu’il avait vu les martyrs, les évangélistes s’animer, vivre et menacer, du geste, la cohue des impénitents.

On se rua dehors parce que les couronnes des lustres oscillaient furieusement au bout de leurs chaînes. Certaines s’abîmèrent avec grand bruit sur les mosaïques du pavage, blessant des catéchumènes et des vieillards maladroits pour fuir le choc. Mais dans les rues, les attelages emportés chargeaient une multitude hagarde, lamentable. Les bras serraient les cassettes précieuses, les icones tutélaires, les bijoux et les sacs pleins de monnaies. Les femmes protégeaient leurs poitrines dans la bousculade, ou bien élevaient leurs enfants au-dessus des épaules pressées, des têtes méchantes, des poings agressifs. La brise de février poussa sur cette cohue les fumées suffocantes des incendies et les vols éblouissants d’étincelles. Alors chassée de ses maisons en flammes, de ses églises empuanties et frissonnantes, de ses rues qui s’entr’ouvraient, la populace se prit à fuir éperdument vers la porte des Blachernes. Elle donnait accès dans la campagne nue de Saint-Mamas, par delà le Chysokéras dont le fléau ravageait les rues riveraines. Pêle-mêle, chevaux, dromadaires, mules et chiens, familles humaines, pies apprivoisées aux mains des écolières, tout ce qui respirait sur ces bords néfastes s’élança dans la campagne.

Puis le cataclysme ébranla le quartier Sphorakion proche de l’Hippodrome et de la partie du Palais Sacré qu’on nomme Octogone. L’effroi gagna les serviteurs des monarques. En Daphné, les femmes du gynécée supplièrent Irène de fuir aussi.

Eutychès présent approuva ce conseil qui donnait à l’impératrice un prétexte pour ne point assister aux châtiments des conspirateurs, pour arracher son fils à ceux qu’on n’avait pu séquestrer, comme Alexis, par crainte d’émeute militaire. Incontinent Irène et Constantin gagnèrent leur château de Saint-Mamas que déjà, dressées au hasard, les tentes des fugitifs entouraient. À se sentir éprouvés ensemble par la même catastrophe, les Byzantins s’apitoyèrent sur leur souveraine, l’aimèrent, témoignèrent de leur loyalisme tumultueusement.

Staurakios profita de cette popularité bruyante, afin d’instruire rapidement le procès de la conjuration. Il s’avéra que Pierre et Damianos avaient prétendu désigner la Sicile pour lieu d’exil à la Régente. Une lettre saisie confondit le protospathaire même avec Théodore Camulianos. Jugés, condamnés sur l’heure par les magistrats du Prétoire, ils tournèrent autour de la Spina les épaules nues et sanglantes sous les fouets actifs des bourreaux, aux yeux de quelques spectateurs indifférents, tout abrutis encore par la catastrophe naturelle, et blottis, stupides, le long des gradins à demi vides. Ensuite un navire conduisit les rebelles en Sicile dans un lieu triste et décrié.

Irène supporta mal l’idée de la conjuration. Elle s’était crue, pour toujours, assurée de l’inertie de Constantin. L’événement démentait cette confiance. Du moins, on usait de l’empereur pour anéantir le pouvoir de la régente. Dès qu’elle connut les détails de l’aventure, elle n’épargna plus son fils. Il l’avait honnie, répudiée, offerte en dérision à ses parasites, vouée au bannissement. Et non pas une heure, pendant le délire d’une ivresse ou d’un dépit, mais durant de longues semaines, avec opiniâtreté. D’abord elle ne put lui pardonner cette série d’offenses et de haines. L’ambition étouffa le sens de la maternité. Constantin ne lui fut que le rival pernicieux capable de la priver du commandement, de livrer l’empire à l’imprudence des soldats. Irène s’oublia jusqu’à vouloir qu’on enfermât son fils dans une salle du Palais Sacré, jusqu’à l’aller injurier là de la pire façon ; et, comme il n’était pas en peine de cracher aussi des invectives, elle le fit, sous ses yeux, fustiger par Pharès et les cubiculaires qui, entre chaque coup, se prosternaient, implorant le pardon de leur hardiesse docile à la veuve de Léon le Khazar. Elle laissa Constantin en larmes, fou de rage et qui se mordait les poings, et qui cachait, dans les coussins de son lit, un visage enflé par les ecchymoses.

Personne ne put le voir de longtemps. Seule Marie d’Arménie obtint l’autorisation de le panser. Les eunuques le disaient en proie à la fièvre, et soumis aux prescriptions des médecins.

Cette rigueur indigna les Byzantins. Ils donnèrent raison à Tarasios qui, de sa main, nourrissait l’un des conspirateurs ayant requis le privilège d’asyle dans l’église patriarcale. En vain les soldats investirent l’édifice. Redoutant l’excommunication, ils n’osèrent arrêter le coupable qui finit par s’évader.
… elle sortit de la Grande Église parmi
les prêtres…
Voir le texte.

Quand Irène revint définitivement de Saint-Mamas, elle se rendit en grande pompe à la Sainte-Sagesse. Elle remercia le Iésous de l’avoir sauvée tant de la malice de la terre que de celle de son fils. Cataphractaires, excubiteurs, candidats, scholaires la suivirent sous leurs armures dorées, leurs casques à chenilles écarlates, leurs étendards portant brodée l’effigie épaisse et polychrome de saint Théodore. Après le sacrifice d’actions de grâces, l’impératrice sortit de la Grande Église parmi les prêtres élevant, au bout de perches écarlates, un essaim de séraphins dorés. L’armée tout entière acclama sans hésitation. Théodore Camulianos et Pierre s’étaient auparavant aliéné les légions par la sévérité de leurs réformes disciplinaires. Les soldats saluaient leur libératrice.

Pharès, Staurakios, Jean estimèrent le moment propice pour dégrader le prince de sa dignité impériale, et soustraire les destins du pays à ses dangereux caprices, aux avidités de ses amis. Depuis quelques mois un des eunuques cubiculaires, Aétios, avait pris rang parmi les logothètes. C’était un homme d’une logique rude et audacieuse, prompt aux décisions et aux actes. Optimiste, il annonça que jamais le règne de l’Esprit n’avait eu meilleure chance de s’établir à perpétuité sur le monde. Inutilement le vieil Eutychès, branlant de la tête, tapant les dalles de sa canne vernie, ramenant sa capuce rouge sur ses rides innombrables, exposait les périls d’un coup d’état, dans un pays où s’apaisaient lentement les agitations de l’ère iconoclaste. Irène aimait Aétios pour cette énergie qu’il montrait, jeune et vigoureux, imberbe, sec, pareil à une svelte paysanne de Sicile, et comme elle, adorné d’une lourde chevelure noire, toujours pressé, nerveux, fécond en éloquences diverses. Il arpentait les galeries et les cours du Palais Sacré, tête nue, en simarre de soie noire bordée d’un large galon vert, en souliers d’argent. Les phalères dansaient sur sa poitrine au bout de leurs chaînes d’or ; et leur bruit le précédait au loin. Eutychès trop vénérable, Pharès trop avili par des besognes louches, Jean trop ergoteur, Staurakios trop dédaigneux des contradictions furent, un temps, effacés par cette sorte d’ange robuste aux paroles claires et franches. Irène disait de lui qu’il avait toujours l’air d’annoncer à la Panagia la descente du Paraclet, la naissance du Iésous, tant il admirait d’enthousiasme ses propres discours. Ce fut ce personnage qui détermina la souveraine à réclamer des troupes la prestation du nouveau serment. Elles promettraient de ne pas souffrir que Constantin régnât, tant que vivrait sa mère. Les légions de la garde amenées de Thrace à Byzance la proclamèrent aussitôt Basilissa et seule digne de l’être. Et, stylés par Bythométrès, les moines allèrent paraphrasant les prophéties, commentant les écritures saintes où il était prédit qu’une femme présiderait seule aux destins du peuple élu.

La foule admira, reçut des largesses. Puisque le prince était captif, les favoris en exil, nul enclin à tenter leur délivrance, la multitude jura de n’obéir qu’à cette incarnation de la force intelligente.

Certaine de la soumission générale à l’intérieur, Irène voulut châtier les Sarrasins qui, débarqués en Chypre, y manœuvraient. Staurakios arma la flotte. Eutychès envoya dans toutes les provinces des mandataires qui rayaient officiellement des actes publics le nom de Constantin.

Mais cet acte objectif étonna les gens. Éprises de la tradition, les familles s’indignèrent dans les thèmes, et réagirent. Plusieurs archontes écrivirent à l’impératrice, la priant d’éclairer le prince sur ses devoirs, mais la blâmant de le réduire à rien. Quelques magistrats refusèrent de prêter main forte aux radiations imposées. D’autres les imitèrent en protestant. « C’est Constantin seul que le Théos a établi maître sur nous… » Expédiés en toute hâte près de ces irréductibles, les messagers n’obtinrent pas d’autres réponses. Irène ne céda point. Les eunuques considéraient se dédire comme dangereux maintenant. S’ils reculaient, leurs adversaires encouragés par un tel avantage provoqueraient des séditions. Les ministres dirigèrent une troisième mission d’officiers vers les camps des provinces.

Le Drongaire de la Veille qu’on n’avait pas osé naguère arrêter avec les fauteurs de la conjuration, simula du dévouement pour l’impératrice. Quand il brigua la légation auprès des légions Arméniaques, Pharès crut prudent de le contenter afin de l’acquérir.

Arrivé en Bithynie, Alexis nota vite que tout le monde haïssait Irène, et qu’il ne pourrait évidemment s’acquitter de son office sans difficultés. Devant ces dispositions publiques, il jeta le masque, conçut l’ambition de guider la révolte, et d’être porté au trône par la victoire des soldats. Il trahit cyniquement les eunuques.

Ayant réuni les turmarques, il leur tint ce langage : « Je viens vous annoncer la honte du nom Romain et vous proposer de vous en faire les complices. Une femme audacieuse m’a chargé de vous apporter de l’or et des fers. » Suivirent quelques propos sur la politique des eunuques et sur leur façon criminelle d’évincer la personne de Constantin. Il acheva : « Les trésors de ce malheureux ont servi à corrompre la cour et les soldats. Voulez-vous vendre sa liberté et sa couronne ?… Désormais le sceptre appartiendra nécessairement à qui voudra l’acheter ; et les soldats romains apprendront à trembler sous des mains de femme. »

Avec une certaine prudence les turmarques excusèrent Irène et les ministres ; mais les soldats excités par Alexis, promirent des chaînes à leurs chefs. Quand on apprit la défaite de la flotte dans les eaux de Chypre, tous accusèrent l’incapacité d’Irène, les concussions des eunuques, l’ignorance des stratèges choisis par la faveur du palais. Ils imputèrent à Staurakios la responsabilité du désastre. Le soulèvement conseillé par les meneurs s’opéra. Cet exemple séduisit les légions de Cappadoce qui se joignirent à celles d’Arménie. Alexis prit le commandement et marcha vers les rives du Bosphore. L’armée d’Asie se mit en mouvement sous ses ordres. Les avant-coureurs annoncèrent quels pillages sans pardon puniraient la résistance. Ils incendièrent les bourgs fidèles aux eunuques.

Dans Constantinople, les milices elles-mêmes s’agitèrent. Les vieux iconoclastes s’assemblèrent sous les feuillages roussis des jardins de septembre. Hissé sur un chameau, Serantopichos déclama des satires abominables. Car la populace de l’Hippodrome n’avait point permis qu’on le gardât longtemps au fond des Noumera. Elle avait même écharpé le bourreau qu’on avait cru, certain jour, coupable d’exécution clandestine. Le cul-de-jatte chantait à tue-tête dans les carrefours les vertus d’Alexis, la sagesse de Constantin, l’ignominie d’Irène et la malice des eunuques. Les patrouilles évitaient une rencontre qui les eût mises dans la nécessité de sévir contre le pamphlétaire, et dans le cas d’être alors accostées par une foule téméraire, avide de compter les incendies qui, jaillissant autour de Chrysopolis sur la rive d’Asie, révélaient la marche triomphale des Arméniaques.

Bien qu’il exagérât son énergie, qu’il passât en revue les gardes réunis dans les cours du Palais, sur ces terrasses qui s’étagent entre Chalcé l’opulente et Daphné la mystérieuse, bien qu’il réconfortât les officiers des candidats, des scholaires et des excubiteurs indécis, déjà, par l’esprit, sinon par les mots de leurs protestations ordinaires, Aétios dut secrètement convenir, avec Staurakios et Bythométrès, qu’il était temps de laisser Pharès détruire les archives compromettantes, et Eutychès déchirer les registres des impôts. Cela donc s’accomplit dans une cave du gynécée, malgré la colère d’Irène leur disputant les lambeaux de parchemins. Fine et fébrile, osseuse un peu, les yeux foudroyants sous la broussaille de ses cheveux roussâtres, elle se démenait en robe de filigrane cliquetante, retenue par une ceinture d’émaux et d’ivoires sculptés. Soudain Marie d’Arménie entra, que Théodote éperdue ne voulait plus quitter. Leur indiscrétion parut intolérable à l’impératrice. Brusque, elle s’élance sur sa bru, la saisit par ses voiles, l’attire contre sa figure insultante, lui crie dans la face que les Arméniens se soulèvent en l’honneur, sans doute, de leur compatriote traîtresse, amoureuse comme une lice en folie, bêtement… Et, à grands coups de ses bras nerveux elle chasse les deux créatures en effroi vers la hauteur de Daphné, jusqu’à perdre haleine.
Elle tomba essoufflée au bout d’une longue
salle…
Voir le texte.

Théodote a couru plus vite. Elle tombe essoufflée au bout d’une galerie, devant le spectacle du Bosphore.

Verte et bleuâtre, luit la mer qu’encadrent les vantaux écarlates repliés à l’intérieur. Plus loin que les agitations des eaux, brillent, sur la côte asiatique, les façades des palais et les feuillages des jardins. Entre les collines noires de leurs cyprès, mille incendies se développent. Des fumées tourbillonnent, s’accumulent et planent contre le ciel radieux.

— Comme les iconoclastes avancent vite, avec l’incendie !… pleure Théodote… Là, là, toute la rive de Bithynie pétille ainsi qu’une seule torche…

Marie l’Arménienne se résigna :

— Bientôt ils atteindront les jardins de Saint-Mamas ; et le palais aussi flambera.

Silencieuses, accoudées l’une auprès de l’autre, dans l’énorme baie ouverte sur l’espace, Théodote et Marie grelottent. Leurs grands voiles les enveloppent, se mélangent, celui de Marie bleu, sans garniture, celui de Théodote orangé avec une frange d’olives violettes. Leurs robes se confondent, l’une de losanges en fils d’or, l’autre de lin blanc, où jouent les broderies de licornes rouges. Toutes deux étouffent leurs plaintes dans les plis des étoffes qui serrent leurs épaules sanglotantes, leurs têtes penchées, leurs tailles et leurs hanches secouées de frissons. L’écho d’un gémissement, parfois rebondit dans les voûtes comme si les bêtes des mosaïques incrustées là-haut voulaient répondre.

Alors la jeune fille, elle, ne put contenir des plaintes :

— Oh ! nos jardins, et les pommes d’or des vergers… Mais pourquoi ? Pourquoi le feu aux églises saintes et aux délices des jardins ; pourquoi ?

— Afin que le peuple de Byzance, craignant la ruine de la ville, ne résiste plus aux cohortes d’Alexis. Ah, Constantin, ta présomption s’est détournée des paroles de la Mère, et des paroles de l’Épouse ! Et voilà…

Son doigt désignait l’incendie.

— Toutes les nuits,… avoua la suivante,… je l’entends crier dans ses appartements contre Pharès et les dignitaires… Il dit qu’on veut l’empoisonner… Notre très pieuse Irène va-t-elle lui faire ouvrir les portes, enfin ?

— Je l’en supplie depuis tant de jours… Mais il aurait rejoint les rebelles ; et c’était, plus tôt, la fin de Byzance…

Au dehors, vers la droite, Byzance étale les terrasses de ses maisons, la forêt des mâtures au port, les colonnes élevant des saints de bronze debout sur les animaux symboliques. À l’horizon, la ville s’élargit, blanche et rousse, emplie des frondaisons de ses parcs, parée de ses coupoles assises, par quatre, par cinq, au faîte des églises. Plus près, des lauriers et des orangers arrondis, des ifs taillés en forme de coq ou de dragon, maints buissons de fleurs éclatantes montent jusqu’au cintre de la baie ouverte sur l’espace.

— Compte la multitude de barques,… pria Théodote en montrant la mer… Compte les dromons, les chélandias, les nacelles rapides… Comme une armée de fourmis actives, cela court et noircit le tapis des eaux !

— Sans doute,… soupira Marie,… les corporations de la cité portent leur hommage aux victorieux ! Le Théos donne au peuple une âme abjecte.

Théodote s’épouvanta :

— Que feront de nous les Iconoclastes ?… Nous vieillirons derrière les murailles d’un couvent. C’est écrit, à cette heure…

— À moins que le délire des soldats ne se rue ici ; qu’ils ne nous confondent avec les servantes affolées, qu’ils ne nous outragent avant la mort.

Il y a dans la galerie des sièges de bois écarlate recouverts avec des cuirs dorés, des coffres d’ivoire aux serrures d’orfèvrerie, une large table de porphyre chargeant quatre aigles de bronze et qu’encombrent les rouleaux de papyrus, une porte épaisse est close que signale le relief d’une croix grecque.

En face de cet huis, une lampe brille sous l’icone, où le Christ lève deux doigts de sa dextre, et tient, en la senestre, la sphère des forces universelles.

— Si l’on pouvait fuir ?

— Ne viens-tu pas de l’essayer en vain ? Pour les gens du palais, pour les Candidats, pour les scholaires, pour toute la domesticité impériale, nous sommes les otages qu’ils livreront au victorieux contre la promesse de places et de largesses. À toutes les portes tu as heurté les regards des espions, les armes des soldats, les bras étendus des cubiculaires.

Théodote, en sanglots, s’affaissa contre terre :

— La main du Théos s’alourdit sur ma jeunesse… Ô mon verger de Patras ; et les cheveux de ma mère !

L’Arménienne joignait les mains :

— Pleurez, pleurez, les yeux… Sanglotez, les bouches !…

Soudain Théodote se releva. La terreur écarquillait ses pupilles :

— Écoute la rumeur dans l’Hippodrome… La rumeur de la foule… Si cette populace entrait ici… Notre mort !

Elle se prit à geindre. L’impératrice la recueillit dans ses bras, l’apaisa :

— Petite colombe tremblante… Il ne faut pas craindre la mort… Pourquoi crains-tu la mort ?… Pourquoi crains-tu la face du Théos ?… Aurais-tu péché ?… Parle, tu pleures, tu pleures. Tu as beaucoup péché ?

Théodote se cacha la figure dans le sein de la consolatrice :

— Vilainement…

— Il faut que tu regrettes, et que tu demandes le pardon à ceux que tu offensas… Le Théos est miséricordieux aux repentants. Accepte mon baiser de paix, petite sœur. Pleure dans mes bras, petite sœur fragile… Nous subirons ensemble La Volonté…

— Oh ! oh ! ton âme impériale m’aime… Et si elle savait… Si elle savait !… Voilà, je suis au seuil de la mort… Et qui voudra m’accueillir parmi les hiérarchies angéliques… moi, l’infâme, la mauvaise… moi, la honte. Je fondrai comme une cire dans les feux vengeurs de l’Hadès…

— Le Théos pardonne aux enfants imprudentes, petite sœur… Si tu regrettes tes fautes, sincèrement, le Théos te placera entre ses élus…

L’adolescente avait trop peur de l’enfer. Elle insista :

— Mon crime est grand…

— Contre qui as-tu péché ?…

— Ne me le fais pas dire…

— Oh ! Oh !… Ce que murmuraient les méchants… serait véritable… Toi ! Toi !… Tu as péché… Parle… Contre qui ?… contre qui ?…

Marie la saisit aux poignets.

La jeune fille se cacha la face dans son voile orangé.

— Ne me le fais pas avouer, si tu te souviens d’avoir chéri une enfant…

Le soupçon mordit le cœur de l’épouse, ravagea ses entrailles :

— Contre qui… contre qui as-tu péché ?… As-tu péché par la chair ?… Non ?

Théodote dans un murmure, avoua :

— Tu l’as dit… par la chair…

Violemment Marie la repoussait :

— Vraiment, la faute immonde ! Contre qui ?

Théodote tomba sur les genoux :

— Oh !… oh !… tu le devines… tu le sais… toi qui m’aimais. Consolatrice… Lumière du Christ, fille de la Rayonnante Pureté… J’ai péché contre ta confiance…

Le silence fut lugubre. Ensuite Marie poussa des cris inarticulés. La suivante pleurait devant l’icône.

D’abord Marie la tint éloignée, puis elle se rapprocha et lui cria avec fureur dans le visage :

— Va… Va… reste loin… corrompue… fornicatrice… urne d’infamie… toi ! Ah… Toi !… Et je t’embrassais les yeux… tes yeux qui… oh !… Et je te caressais les mains… tes mains… tes mains de crime… Ah ! souillée ! Honte du jour… Et je nouais tes tresses qu’il déliait, lui… Et je chérissais ton visage… et… oh ! Pourquoi, pourquoi, as-tu fait cela… pourquoi ?… Je t’avais prise entre les pauvres et les humbles… Je t’avais élevée dans les pavillons de marbre, j’avais, avec toi, partagé mes joies… mes piétés… ma science… mon cœur… Pourquoi le crime, pourquoi ?

La voix déchirante de Théodote s’éleva :

— Arrache mes cheveux. Piétine l’ordure de mon corps… Devance la mort qui menace… Va… j’ai tout mérité…

— Pourquoi ? Je veux, tu m’entends,… je veux que tu dises pourquoi.

— Qui se taira si Ta vertu commande… Attends… Attends un peu que je réprime mon sanglot… Là… ta douleur m’étouffe… Oui, je dénoncerai l’abomination… Tu sais… Il est beau ; d’abord…

L’épouse l’empoignait au voile, la secouait.

— Oui… mais dis pourquoi ?

— Tu sais… (et elle retenait l’étoile contre son visage). Il était le Maître, le Rayon du Christ… Celui qu’on ne peut pas contredire… tu sais !

— Il t’a demandé cela, Constantin ! C’est lui qui t’a demandé ?…

La pécheresse douta même.

— M’a-t-il demandé ?… Il riait… Il jouait avec mes membres… Il me touchait comme on touche une émeraude en la lumière… Il vantait mon corps… Une fois il a pris ma bouche dans sa bouche.

Marie brûlait :

— Ah ! Il a pris ta bouche dans sa bouche… Et tu ne t’es pas dérobée, et tu ne t’es pas arrachée de lui ?… Et tu vis encore ?… Là… oh !…

Elle leva la main, et la battit forcenément.

Théodote se préservait :

— Ne me fais pas tuer… Ne me fais pas tuer… Attends encore…

Alors Marie interpella le Christ de l’icone :

— Ô Théos ! c’est donc pour cette récompense que je porte ton image sur ma poitrine, et qu’un cilice râpe mes reins !… Théos !… Théos !… Tu as menti… Christ !… Christ ! tu as menti… Christ !

Et se ruant sur l’icone, elle la jeta contre terre, la brisa sous ses pieds. Théodote se releva, s’enfuit jusqu’à la baie ouverte sur l’espace :

— Oh !… oh ! Ta Vertu blasphème… oh !… oh !… Le monde va s’entr’ouvrir… Le peuple hurle… Encore un incendie !… Comme la rive flambe !… Augusta, Augusta… Lumière des Lumières, fille de la Pureté… Ne foule pas aux pieds la sainte image… ou le Palais s’écroulera… Écoute déjà comme le peuple hurle et comme mugit la mer !…

Marie délirait :

— Hurle, peuple ! Et mugis, mer ! Et toi, prostituée, meurs !… meurs donc !… Tonne, Théos… Écrase-la… mais écrase-la, Justice des justices… Ou bien… tu as menti… Tu as menti sur la croix, Fils de l’Homme ! À bas, le cilice… À bas, l’effigie de ta face.

Elle arracha ses vêtements d’or, le cilice et la médaille qui volèrent aux quatre coins de la salle.

Épouvantée, Théodote se signa :

— Oh… oh !…

L’épouse courut sur l’Ennemie, l’étrangla de ses mains hargneuses :

— Toi…

Le petit visage bleuit sur le collier des doigts vengeurs. Les beaux yeux saillirent comme des boules entre les cils recourbés.

— Ne me tue pas, Toute-Puissance, Colonne divine… Tour de candeur… ne me tue pas… Il était si beau, Constantin !… si beau !

L’autre reconnut l’évidence de l’excuse, et relâcha son étreinte :

— C’est vrai… Il est si beau, Constantin… Mais tu ne devais pas. Non… non ! non !…

L’enfant s’était réfugiée dans le coin de la baie :

— Ne souille pas tes mains pures avec du sang de pécheresse… Attends que les soldats d’Alexis entrent… Tiens… vois… Saint-Mamas aussi flambe… maintenant… L’heure de ta vengeance approche… Patiente… je t’en supplie !

Marie sanglotait :

— Je ne sais pas tuer… je ne sais pas… Si le Théos épargne ta vie… je l’épargnerai… Et puis, te frapper… non… C’est Christ qui a menti !…

Théodote, vautrée, lui baisa la robe :

— Ne jette pas ton âme au feu de l’Hadès, en blasphémant… Je te plains avec mon cœur déchiré.

Elle releva l’image et ralluma la lampe. Marie furieuse, blasphéma :

— Il n’y a pas de feu dans l’Hadès. Il n’y eut pas de Christ sur la croix. Il n’est pas de vertu. Il n’est pas de justice. Il n’est rien, rien… rien… rien… rien…

Elle alla jusqu’au vantail et regarda pétiller l’incendie.

— À la place de Byzance, il n’y aura plus rien bientôt, rien… La mort efface.

Théodote restait à terre étendue, parmi sa robe aux licornes écarlates ; et la tête dans ses mains.

Marie se laissa choir devant l’autre :

— Elle efface. Voilà… Il faut attendre la fin… sans savoir. Mieux vaut ne pas savoir, ne pas espérer, ne pas craindre… Lève-toi, prostituée ! Ferme le vantail… Je ne veux plus apercevoir la mer, ni Byzance… ni toi…

Docilement Théodote alla fermer le vantail, puis s’agenouilla devant l’icone, et d’une voix palpitante :

— Ô Théos… dieu tout-puissant en trois hypostases, qui contiens les substantiabilités du monde, et les potentialités infiniment successives de l’Esprit, Cause des Archanges et des Éons, Consubstantialité du Fils et du Père, de l’effet et de l’origine ! Triple lumière qui éclaire les mondes ! Simultanéité des époques ; ô Théos, tu t’incarnes pour souffrir en nous… pour souffrir en nous… en nous… en nous…

Marie montrait le poing au Iésous :

— Tu souffres en nous, le menteur, l’injuste ; Christ… tu souffres en nous !…

Et elle s’effondra sous l’icone. Elle criait si fort qu’elle n’entendit pas arriver dans les vestibules Irène ni ses eunuques.

— Cependant… conseillait Staurakios, très calme… il vaudrait mieux que l’Autocrator allât, revêtu des insignes, au-devant des légions. Ce serait plus sûr. Alexis devra recevoir son empereur dans la posture d’un sujet ; tandis que si le traître entre à Byzance, il s’affirmera seul maître.

À voix basse Irène répondit :

— N’appelle pas la mort sur mon fils par des paroles de mauvais présage.

— Toutes les galères nagent au-devant des usurpateurs vers la côte de Bithynie,… murmurait Jean… Ô vase fêlé, Byzance tu laisses fuir ton peuple jusqu’au nouveau pouvoir.

Irène implora le Christ de l’icone. À prévoir Constantin près de l’humiliation, de la déchéance, peut-être de la mort, l’amour maternel renaissait. Elle appréhendait comme pour sa propre chair et sa propre fortune. D’ailleurs n’était-il pas la raison de leur double souveraineté ? Elle se prosterna :

— Le Théos est dur s’il ne sauve pas mon fils !

— Les péchés sont innombrables, aussi !… riposta Pharès, cruel, tandis que des rumeurs de révolte grondaient au dehors et qu’ils se prosternaient tous.

— S’ils tuent mon fils !

L’ange fort, Aétios manifesta toute son énergie :

— Il faut qu’il se montre. Alors, ils n’oseront pas. Mais il faut qu’il se montre. Ta Piété le persuadera de prendre les insignes.

Humble et sinistre, Eutychès rendait compte :

— Comme Ta Piété l’avait prescrit, les eaux du Bosphore noient à cette heure les caves d’Éleuthérion. Le trésor de ton palais, ils ne le découvriront pas.

Elle répondit dans une angoisse brusque :

— Mais ils peuvent le tuer celui en qui je reconnais mon sourire et ma voix.

Et cela lui parut alors plus injuste, plus atroce, plus insultant que tout, que la perte du trône, que l’anéantissement des espoirs, que la ruine de Byzance. La maternité reconquit Irène, la posséda, la tortura.

Du fond de ses voiles bleus, et dans sa posture abîmée, l’Arménienne gémit :

— Était-il ton sourire ? Était-il ta voix ?

— Nous aussi pouvons mourir… avertit Staurakios.

Irène répliqua :

— Vous, vous !… Vous n’êtes pas un danger pour Alexis. Il ne vous craint plus. Mais il redoutera Constantin.

À genoux Eutychès répétait en se cramponnant à sa canne bleue :

— Comme Ta Piété l’avait prescrit, les registres des impôts sont noyés dans les caves d’Éleuthérion.

Pharès se signa coup sur coup :

— Du moins, ils ne pourront pas ruiner la chrétienté de tes peuples. Ils percevront injustement les dîmes.

— Et leur tyrannie excitera l’émeute dans les thèmes,… prophétisait Jean avec un espoir.

Couvert de ses habits patriarcaux, la crosse en main pour en imposer aux foules, prêt à tout héroïsme, Tarasios entrait :

— Alors nous te rappellerons, et le peuple te rapportera les insignes à genoux.

— Mais s’ils ont aveuglé mon fils, celui aux yeux de qui je contemple mon regard !

L’épouse protesta :

— Ce n’est pas son regard que Ta Piété reconnaît dans le sien…

— Ils ne toucheront pas l’empereur revêtu de ses insignes,… promit Eutychès ; et sa tête de vieille branlait.

— A-t-on préparé les insignes ?… interrogea vivement Irène.

— Il est plus beau que les insignes,… pleura Marie… À quoi bon les insignes ?

Irène s’impatientait :

— Que l’on se hâte donc…

— Je vois appareiller la trirème impériale dans le port !… dit Aétios… Il faut que l’Autocrator sorte… Le peuple hurle… Les torches sautent de main en main…

Lamentablement, Théodote balbutia :

— Si nous pouvions être sauvées !

Alors Irène alla baiser fiévreusement l’icone :

— Ô Théos, sauve mon fils, Constantin, fils de Léon,… miroir de ma vie…

Marie s’acharna :

— Ce n’est pas la Piété de ta vie dans ce miroir-là.

De toute son angoisse Jean interrogeait le Iésous de l’icone :

— Sauvera-t-il notre œuvre de paix. Sauvera-t-il Byzance, joyau de paix sur le monde ?

— Le sang de mon fils ! Sera-t-il dit que j’en verrai la couleur ?

L’Arménienne durement rappela :

— Le sang ne lave rien.

— À cette heure de désespoir,… demanda Staurakios, grave,… que Ta Piété dise si nous l’avons trahie !

Irène se redressa :

— Les logothètes ne m’ont pas trahie. Les soldats m’ont trahie. Mais si : les eunuques m’ont trahie puisqu’ils livrent mon fils !

— Nous n’avons pas trahi,… objecta Jean… parce que les passions ont été retranchées de notre corps ; et que seules les idées allumèrent nos espérances. Nous sommes devant Ta Piété des serviteurs diligents. Des âmes sans reproche.

— Des serviteurs diligents !… ricanait Irène… Des âmes sans reproche ! Et vous laissez tuer mon fils !

Obsédée, l’épouse cria :

— L’Autocrator a péché avec les femmes…

— Devant Ta Piété, Irène d’Athènes,… dit Staurakios en redressant toute sa taille géante,… Basilissa des Romains, nous remettons nos pouvoirs, pour que la force des soldats les recueille.

Tarasios désespéra.

— Ils détruiront les icones et les statues de La Pureté, et ils gratteront les Saintes sur les fresques.

La voix rauque de Marie, encore, accusa :

— Parce que l’Autocrator a péché !

— Nous avions rêvé pour lui un empire étendu,… gémit Staurakios, qui tendit ses bras dorés.

Assis sur ses talons, Aétios évoqua leur rêve fini :

— Un empire sans autre limite que l’anneau du vieil Océan…

— Qui entoure d’un horizon glauque les pays bons pour les hommes dignes de prier,… poursuivit Tarasios.

Et Bythométrès continua :

— Qui borne la marche des soldats, les voyages des marins, l’expérience des philosophes.

— Où les peuples eussent été comme des troupeaux dociles et blancs.

Ainsi conclut Staurakios ; et il haussa les épaules.

Ensemble ils regardèrent la balustrade par-dessus quoi l’empire et Byzance apparaissaient tenant l’Europe avec l’Asie en leurs cent mains qui étaient des citadelles et des villes, une flotte pavoisée, des cathédrales retentissantes.

Fervent de foi, le patriarche supplia le ciel :

— Pour la pensée du Théos dont tu es, Despoïna, le rayon éblouissant ; pour la pensée d’amour du Théos…

Les mains levées, Jean, invoqua l’Esprit :

— Pour l’intelligence la plus haute des Éons qui sont aussi les Nombres, par qui vit l’Harmonie universelle… Et tu aurais été le dernier Éon, sur l’échelle des Idées qui remontent vers l’Origine.

Amer, Aétios prétendit :

— Les guerres auraient fini de retentir. L’or aurait séché le sang. Les rebelles n’auraient pas menacé ton fils de mort.

Staurakios enrageait :

— Moi, j’ai obtenu la paix des Sarrasins, la paix des Francs, la paix des Bulgares.

— Moi,… déclara l’orgueil d’Aétios,… j’ai réussi à ce que le bruissement de fer de la guerre ne fût plus entendu par delà la Cappadoce, ni sur la rive rocheuse du Danube, ni passé les tristes flots adriatiques.

Et Tarasios :

— Du moins, j’ai rétabli le culte des images. Le Iésous a souri de nouveau entre les pierreries des icones pour consoler la douleur des femmes, pour réconforter le désespoir des vaincus. Le pape Adrien se réconcilia. L’Église d’Orient et l’Église d’Occident s’embrassent comme les sœurs du Théos apaisé.

Jean compta ses œuvres :

— Moi, j’ai instruit l’âme des matelots. Nos galères ont franchi les colonnes ibériques. Elles ont tourné vers le Ponant. Elles ont découvert d’autres astres, des pierres nouvelles pour la gloire de ta couronne. Elles ont atteint le pays doré d’Ophir. Elles rapportent l’ambre et les teintures précieuses, et des fruits savoureux à la bouche.

Irène sans indulgence les écarta :

— Byzance a grandi par vous… Mais vous ne savez pas sauver mon fils ! Vous avez nourri le corps, et vous laissez mourir la tête !

Cependant, Aétios glorifia l’œuvre :

— Le vainqueur des Lombards, le vainqueur des Saxons, Karl le Franc, admire Byzance et Ta Piété, Irène. Et vos mains, en s’unissant, eussent assemblé deux mondes.

— Ô Théos, ne diras-tu pas que tu veux sauver mon fils Constantin ?

Résigné, Pharès indiqua la ville et l’espace :

— Or, voilà l’œuvre. Et voici la destruction.

Alors Bythométrès crut aimer parce qu’il vit Irène souffrir. Il fit un pas vers la mère douloureuse :

— Nous t’adorons, Despoïna. Lèvres de l’Esprit, Éon sur terre, idée de paix.

— Comment les eunuques peuvent-ils dire qu’ils m’aiment. Ils ont fécondé mon esprit avec leur esprit, oui. Mais ils n’aiment pas la chair de ma chair, Constantin mon fils.

Elle s’accusa d’être une marâtre punie par le Ciel. Le châtiment semblait le pire : la défaite de toutes les ambitions. Dans le désastre de Constantin, s’abîmerait le prestige d’Irène. Sauver le fils c’eût été sauver les espoirs suprêmes de la mère.

Il devenait comme le symbole en vie de tout le bonheur encore possible, par miracle. Aimant son fils, elle ne cédait pas la chance dernière, elle ne cédait pas l’avenir.

Tarasios prêta l’oreille aux rumeurs du dehors :

— L’œuvre qui se brise ! La guerre va rougir le monde.

— S’ils tuent mon fils ! S’ils tuent mon fils !

Pharès tâcha d’apaiser Irène :

— Derrière cette porte, il entend peut-être ta parole, Despoïna. Laisse-moi le prévenir de ta visite pour qu’il s’effraye moins. Après, nous mènerons vers lui les porteurs d’insignes…

En ce moment le Préposite entra suivi de ceux qui disposent les ornements impériaux. Marie, tout à coup, poussa dehors Théodote en clamant :

— La prostituée doit sortir d’ici…

Et la chétive silhouette se laissa bousculer, inerte, pauvre chose tressaillante, emmaillotée de licornes écarlates. Alors tous se relevèrent devant l’icone inerte.

Pharès ouvrit une porte latérale. Les pas retentirent dans une galerie de pierre grise. On chuchotait les mêmes choses. Des gardes, au signe de Pharès, tirèrent les verrous d’un huis. Constantin le poussa du dedans et, hagard, parut, les dévisagea tous. Il était comme une bête aux abois :

— Ces cris de fureur, Despoïna ?… C’est pour cela que tu machines ma délivrance ?

Irène lui toucha les mains :

— Vois mon visage qui a souri devant ton premier regard de petit enfant, Constantin, vois la tristesse de mon visage…

Le fils recula :

— Je vois une larme en ton œil, ô mère, qui jamais ne pleuras jusqu’à cette heure… Me voici donc près du châtiment.

— Oui, oui, les Éons le veulent, le Théos accable ton destin…

— Une lourde peine pour ta jeune autocratie,… annonça Staurakios avec une sincère compassion.

Et les autres d’ajouter en chœur :

— Une lourde peine, une peine…

— Une peine, en vérité.

— Qu’on ouvre ce vantail,… commandait Irène sans forces… Que du moins Byzance entière contemple l’empereur.

Pharès marcha jusqu’au vantail. Constantin se précipita, et couvrit l’ouverture de son corps :

— Arrête, Pharès… Toute la nuit, j’ai entendu construire avec du bois ; j’ai entendu tinter des armes et des outils. Par un pont, à cette baie sans doute, les travailleurs ont relié l’échafaud.

La face ridée de Pharès semblait ahurie :

— Aucun échafaud ne fut construit.

— Quel échafaud ?… Les scholaires et les candidats, toute la milice du palais préparent un pavois pour ta dignité, mon fils… Car tu es leur otage devant l’exigence de l’usurpateur.

Constantin s’agriffait aux vantaux :

— Mère, mère ! On assure que du château de Strongyle on entendait les cris de mon aïeul agonisant sur la nef qui le ramena dans Byzance. On peut entendre les miens à cette heure…

— Tu m’accuses encore ! Tu m’accuses à l’heure où il ne convient plus d’accuser.

Indignés par cette vieille calomnie, les eunuques ensemble énuméraient les fautes des Isauriens qui avaient appelé les châtiments du Ciel.

Constantin ne se laissait pas convaincre. Évidemment, il craignait, en dépit de toutes les objurgations, que les bourreaux ne l’attendissent sur l’ordre des eunuques, au moins pour lui crever les yeux. Et, toujours agriffé et adossé au vantail clos il résistait à Pharès qui, doucement, essaya de lui faire lâcher prise :

— Cesse, Eutychès, d’insulter une mémoire d’empereur. Immonde !… proférait le prince… Je ne veux pas entendre déjà ce que ta bouche crachera sur mon cadavre !

À deux mains, Irène contenait les sauts de son cœur. Cette accusation d’assassinat dirigée contre elle, par son fils, décevait son amour maternel, tout à l’heure au paroxysme. Elle se reprit à sa pitié :

— Tu penses à mourir parce que tu crois avoir mérité la mort, ô mon fils. Non, va, il n’en est rien. Et cependant qui sait l’avenir prêt derrière ce vantail. Qui sait : la mort, la vie ?… Qui sait… Mais ce n’est pas, pour la mort, que nous sommes venus vers toi…

L’âme faible du jeune homme suppliait :

— Parle, mère. Tu as la puissance, la force, le glaive et la couronne. Le monde tourne dans ta main. Parle donc. Quel supplice attend, par delà…

Elle permit à ses larmes de couler sur ses joues plates :

— Comment peux-tu supposer qu’un supplice t’attende, tant que je demeure celle qui signe, avec l’encre de pourpre, le Décret.

— Des supplices ne m’ont-ils pas atteint déjà ? Ta Puissance m’a fait battre de verges ; elle m’a enfermé dans cette chambre du Palais ; elle a envoyé pourrir, sans doute, dans les cachots de Nouméra, mes amis et mes stratèges.

Irène protesta :

— Tes amis ! Leur gloire flambe de village en village sur la côte d’Asie. Alexis les mène… Que peux-tu redouter ?

Constantin la regarda en face :

— Que tu les achètes… N’as-tu pas acheté la paix aux Francs, l’amitié du Pape, l’alliance des Sarrasins, la retraite du Bulgare ?… L’épouse stérile, ton Arménienne, a bien pu acheter en son nom les armées d’Arméniaques… Me penses-tu sot au point de ne pas entrevoir les desseins de tes eunuques ?… Ah ! mère Très Pieuse, le vieux Constantin est mort, Léon est mort, le nouveau Constantin doit mourir, puisque le Théos entend que tu mènes seule le destin des peuples… Je le sais, Constantin aussi doit périr… périr…

Et les sanglots l’étouffèrent. Ses pieds battaient les dalles. Il écrasait ses joues avec ses poings serrés. Sa mère le méprisa :

— Pourquoi me répéter à cette heure, les propos abjects des bouffons, des mimes, des courtisanes, tes amis ! Pourquoi répéter ces accusations de la populace ?…

Les rumeurs, au dehors grandirent.

— Mon clergé… dit Tarasios avec un geste pacifique,… te mènera tout à l’heure devant le parvis de la Sainte-Sagesse, afin d’obéir aux vœux du peuple et des soldats qui t’appellent.

— Que le Protovestiaire pare le Basileus de ses insignes,… ordonna Staurakios aux paroles rapides… Il convient qu’il les revête.

Aussitôt Constantin trépigna, brama. Sa mère le voulut embrasser :

— Pourquoi pâlir ? Est-ce de colère ? Penses-tu aux vengeances à tirer de moi, penses-tu toujours à me reléguer en Sicile avec mes ministres. Ou bien de plus durs supplices me seraient-ils réservés, à moi ? Ah ! mon enfant, tu trembles aujourd’hui. Tu redoutes ceux mêmes qui t’acclament. Tu connais trop leurs cœurs pour te confier à leurs cris.

L’empereur dardait des regards fous autour de lui :

— Ce sont des cris de mort et de fureur…

— Contre moi ; non contre toi,… répliquait Irène, violente… Tu as protégé les complots, accueilli les traîtres… Voici le succès de ton œuvre !

— Ta langue est perfide, Despoïna,… dit Constantin avec angoisse ;… et ta moquerie facile.

— Tu hésites à paraître devant le peuple ?…

— J’hésite ; c’est vrai… Je ne devrais pas hésiter. Il ne m’appartient plus d’hésiter.

Irène s’abandonnait à ses fureurs justes :

— Afin de connaître toute débauche, tout avilissement, tu livres Byzance aux factions des soldats iconoclastes… Salue ton œuvre, aujourd’hui. Aie le courage de ton désir. Prends les insignes, empereur des prostituées et des gitons… Cesse de blêmir, donc ! Salue ton œuvre… courageusement.

Le fils baissa les yeux :

— Les insignes !

— Oui,… insistait Irène, sur un ton ferme,… il convient de les revêtir.

Constantin vociféra :

— Ce sera une somptuosité inouïe pour la nation de Byzance. Un basileus, le bandeau contre le front, le globe dans une main, l’épée dans l’autre, et, là-dessus, sans doute, le bras levé du bourreau. Vraiment ce sera une somptuosité digne de vous, très pieuse Despoïna, ma mère…, et de l’Augusta, ma femme. Les petits enfants des enfants qui vont voir cela… pourront le dire… au siècle futur… Vraiment, ce sera une magnificence.

À le voir sincère en cette terreur, Irène eut pitié :

— Tu délires, Constantin.

Il feignit une vaillance noble :

— Je ne faiblirai pas, rassure ton âme. Protovestiaire, approche.

Le protovestiaire se prosterna et lui posa la pourpre :

— L’étoffe sera plus vermeille tout à l’heure,… prévit le prince livide et majestueux.

Marie et l’époux se regardèrent. Lui, se détournant, ordonna :

— À toi, Préposite.

Le fonctionnaire se prosterna, lui remit le globe de l’univers, et la croix du Christ.

Constantin fit mouvoir le globe dans sa main.

— L’univers de justice roulera en même temps que ma tête jeune sur l’échafaud. Augusta Marie, tâche de voir mon sourire alors. Il sera digne, je l’espère, d’un empereur.

Irène le pressa :

— Le peuple crie, Constantin. Hâte-toi. Le peuple attend que Ta Majesté paraisse… Honore Byzance, mon fils… si tu le peux.

— Pourquoi dire ces choses, Despoïna… Je suis un homme. Seuls les eunuques et les femmes craignent… Avance, toi.

Le Grand Domestique se prosterna, remit le glaive à son maître tremblant et souriant :

— Me voilà donc paré pour la cérémonie… Vous me regardez tous ; et votre tristesse m’épouvanterait si je…

Il se tut. Il écouta les clameurs plus obstinées du peuple. Irène lui saisit le bras :

— Voici l’instant de paraître. Honore le nom romain s’il se peut encore que tu n’aies pas perdu toute mon âme.

En se dégageant, il la repoussa :

— Je l’honorerai, Despoïna. Empêche seulement l’Augusta de pleurer ainsi, elle m’enlève mon courage… Pourquoi pleurer, femme ?

— Je vois le pouvoir des traîtres entourer ta justice… Et tu m’as reniée, et tu m’as rejetée, tu m’as abattue sous les pieds des prostituées…

— Tais-toi !

Revêtu des insignes, le jeune homme se tenait rigide le dos au vantail, le glaive d’une main, le monde dans l’autre. Les simandres retentissaient éperdument sur la ville.

— Les simandres t’appellent… suppliait Irène.

— Elles appellent…, ricana Constantin.

Irène le secoua :

— Ordonne, que le vantail s’ouvre sur Byzance.

— Attends encore. Mais ne me regardez pas ainsi tous, tous… Car si je cessais de consentir… Si je cessais… Ô Théos !!… J’aurais pu me repentir… J’aurais pu t’élever des églises somptueuses… Et tu laisses le faible sans secours aux mains des féroces, aux mains impies des magiciennes. Oui, oui, toi, ma mère, dans les caves d’Éleuthérion, tous le savent, tu évoques des fantômes sanglants qui fument sur les cercles tracés dans la poudre d’os humains… Tu fais aussi tressaillir la terre. Les villes s’écroulent,… quand avec deux doigts levés, tu vises la face de la lune, en prononçant des mots anciens. Ton patriarche, et Jean, ton philosophe, achètent des petits enfants pour faire cailler leur sang vierge.

Des rumeurs, au dehors, le firent pâlir.

Pharès lui baisa la dalmatique :

— Écoute, Basileus, le peuple te veut voir… Permets que j’ouvre ce vantail.

— Non… non… je ne veux pas encore.

Il le renversa d’un coup de pied.

— Je veux chérir encore les êtres ! Je veux voir encore des splendeurs, je veux entendre des musiques suaves… et saisir dans mes mains le battement des cœurs de femmes. Au loin, les insignes ! Au loin, vous autres ! Au loin, la mort !

Et tout en déclamant, il se dépouillait. Marie se traîna sur les genoux, lui étreignit les jambes :

— Mais écoute-moi, écoute… Laisse ouvrir ce vantail, tu verras le peuple. Il t’acclame…

— Sa fureur ne gronde que contre moi !… jurait Irène.

Le fils se récria :

— Et que t’importe la fureur des foules ! Tu l’as toujours domptée. Tu veux me faire sortir pour que je tombe à l’heure annoncée sous le bras du bourreau. Mais je ne veux pas. Je mourrai, dans cette chambre, le glaive au poing, comme un basileus, non comme un traître, sur l’échafaud. Arrière… Ne touchez pas au vantail. Le peuple hurle en vain à la mort. Il n’aura que le spectacle du cadavre, non celle de l’angoisse !… J’attends que ton sortilège, ô mère, brise l’arme dans ma main.

— Tu deviens fou…

Marie répétait :

— Mais, écoute… On t’acclame… Alexis et ses légions passent le Bosphore. La garde palatiale te veut à sa tête… Sors donc, pour triompher !

Il hurla :

— Pour périr, horreurs de l’Hadès ! Afin que vous meniez seules le destin du monde. Mais votre ruse ne me fera point paraître, victime admirable, le bandeau en tête, près du billot… Ah ! ah ! vous attendez que je me livre comme un bélier docile dont on a doré les cornes pour le festin de Pâques. Il n’en sera rien…

L’épouse tomba, les mains jointes. Une plainte s’échappa de ses lèvres :

Irène haussait les épaules :

— Les destins m’ont vaincue. Tu deviens le maître de Byzance et du monde.

— Tes légions se révoltent contre le pouvoir de la Despoïna,… répétait Marie… Crois-moi… Permets que j’ouvre. Tu verras. Tu entendras.

— Arrière, donc !… interdit Constantin en l’écartant… Passé ceci il y a la mort pour moi, et l’âme ignoble d’une populace qui attend le drame de la mort. Et vous ne tremblez pas, l’une ou l’autre, devant ce mystère… Et vous ne craignez pas…

Les clameurs retentirent plus.

— Oui, oui, je sais. Ils finiront bien par me prendre. Tu ne sens donc pas, ô mère, l’abomination de détruire ce que tu as conçu dans le frémissement de l’amour ?… Mère !…

Irène s’assit, lasse et dédaigneuse :

— Tu es fou, Basileus !

Et Marie, hagarde :

— Permets donc que j’ouvre.

— Non… non,… Je sais. J’ai eu des bras adultères pour beaucoup de femmes. Et tu te venges, à présent, Arménienne ! Envoyez des candidats, des scholaires, même des eunuques… Que je meure au moins en combattant… Ce vantail ne sera pas ouvert, tant qu’il me restera de la vie…

Tous le contemplaient en silence, sans oser un pas de lèse-majesté.

— Pourquoi cette terreur sur vos faces ? Elle ne sera pas longue la lutte !

Il haletait !

— Un homme seul contre vous dix… Et cependant, mère, tu aurais pu simplement me faire tondre, m’enfermer au cloître, comme tu fis pour mes oncles qui se révoltèrent contre toi. J’aurais donné humblement la communion aux pauvres dans un monastère. Jamais, je te le jure, je n’aurais tenté de fuir le couvent, mais j’aurais gardé la douce vie, le spectacle joli des saisons. J’aurais pu continuer de voir bondir la beauté des bêtes et des femmes. Ô mère, pourquoi m’as-tu condamné durement… Je suis encore enfant presque… J’aime l’existence, moi… Pardonne, pardonne… Je te jure par la Pureté, par le Verbe Sacré du Christ, par tout… Là, me voici à terre, prosterné devant Ta Gloire. Tiens, voici mon épée, et puis le diadème, et puis la pourpre ! Gouverne, commande aux flottes des mers, aux cohortes de cavalerie, aux calculs des marchands, aux voix des prêtres. Oui, oui, tu avais raison. Ta seule sagesse peut régir l’État ; moi je suis une brute, un Bulgare, un de ces Francs stupides qui rient toujours. J’aime les baisers vils des courtisanes, les propos obscènes des parasites, les vantardises de ceux qui courent sur les chars… Je suis un pourceau et un âne, un âne. Un âne… un âne, devant ta pensée, devant ta sagesse, devant ta pitié… Mais est-ce que l’on tue un âne, s’il butte, ou s’il se roule sur la charogne, est-ce qu’on le tue ?… Non, n’est-ce pas ?… Alors… alors laisse-moi la vie, mère. Je sais bien tu me l’as donnée, tu peux la reprendre… Tu es la Puissance… Tu es l’Esprit. Ne me condamne pas. Ne me condamne pas !… Épargne ma misère, mère, mère !…

Elle gémit :

— Il faut me croire… Laisse ouvrir le vantail.

Et lui, d’une voix tonnante :

— Non…

— Constantin…, pleurait Marie, on te l’assure…, le peuple t’acclame, là…

— Le pavois est dressé sur les épaules des scholaires pour porter ta Puissance au-devant d’Alexis…, affirma le vieil Eutychès.

L’empereur tapa du pied :

— Non, non, menteuses, menteuses. Oh ! il faut donc que ce soit, que mon sang se répande… Ô ma mère, souviens-toi, quand mon père Léon m’a confié aux dignitaires, comme tu me l’as conté…

— En qui donc aurait-il foi ?… gémissait Marie.

— Le Théos l’a rendu fou, fou, fou… Le Théos le punit, en le rendant fou ;… marmottait Irène les yeux fixés au sol.

Marie tendait les bras au ciel :

— Le Théos l’a rendu fou.

Irène interrogea l’icone :

— Théos, tu punis, en le rendant fou, mon pauvre fils ! Fou, fou… Constantin… Constantin !! Mais tu sais que je t’aime… Tu le sais… Rappelle-toi… petit enfant, je te portais dans mes bras, je te montrais au peuple du haut du Cathisma, dans l’Hippodrome, et tu emmêlais tes mains aux pierreries de mon camail… Et depuis encore…

Elle se leva, l’embrassa :

— Oui, oui, tu m’aimes Despoïna, tu m’aimes…, répondit-il en grelottant… Je le sais ; si tu me condamnes aujourd’hui, c’est contre ton cœur, et tu souffriras plus que moi, tout à l’heure, quand le bourreau fera rouler ma tête… Je sais ? Seulement, ma mort est nécessaire au salut de Byzance. Les soldats s’insurgent à cause de moi, et tu ne peux plus gouverner le monde, tant que je demeurerai l’Autocrator… Je sais bien que tu m’aimes, puisque tu me caches l’épouvante de la vérité ; puisque tu me dis, par un pieux mensonge, qu’on m’acclame… Je sais bien que tu m’aimes… Oui… oui.

Il acheva dans les pleurs. Irène l’enlaçait à la taille :

— Alors-crois-moi, crois-nous… Laisse ouvrir le vantail.

— Non, non.

Irène l’enveloppait de son corps :

— Je t’en supplie… Tu verras… L’iconomaque triomphe… Tes soldats te porteront sur le pavois. Viens avec nous dans les galeries supérieures, si tu aimes mieux. De là tu apercevras Byzance en fête.

Et Marie confirmait :

— En fête. Les marchands déroulent les tapis précieux le long de leurs façades.

Pharès ajouta :

— Ils exposent les châsses et les reliquaires… Que Ta sagesse nous entende, qu’elle daigne monter aux galeries de Daphné…

Irène entraînait son fils :

— Viens.

Et lui, résista parmi ses sanglots :

— Non, non, pas encore… Laissez-moi vivre un moment en plus, Mère ! Mère !… puisque tu m’aimes.

Il se jeta dans son giron.

Elle le câlina parce qu’il ressemblait à un petit garçon trop durement puni :

— Le Théos ne cessera donc pas de te donner de l’épouvante ?… Et cependant, il faut que tu paraisses… Comment peux-tu imaginer que je te voue à la mort ?

— Oui, oui, mère, tu fus bonne… Tu fus la consolatrice… tu fus la douceur… Par toi Byzance a refleuri sur le monde… Moi qui voulus détruire cela, cette beauté, moi je mérite la mort. Épargne-moi, cependant, ma mère !

Marie tâtait ses joues :

— La fièvre, la fièvre… le brûle…

Irène palpa sa poitrine :

— Où as-tu mal ?… Comme ton cœur saute, mon pauvre enfant…

Ayant jusqu’à lui, rampé, l’épouse posa la main sur le verrou :

— Permets qu’on ouvre le vantail.

Il la bousculait :

— Non, non ; un instant…

Irène redouta la foule :

— Comme le peuple hurle… Tout à l’heure il franchira les grilles, il abattra les portes.

— Voilà les haches qui retentissent sur les linteaux…, criait Marie.

Irène porta la main au front de l’empereur :

— Où est ton mal, fils ? À la tête ?

Il sembla repris de frénésie :

— À la tête ! À la tête ! Tu veux qu’elle tombe ma tête…

Il chassa brusquement Irène et Marie qui s’affaissèrent.

Dans le Palais, le bruit de chuchotements s’accrut. Au dehors, l’émeute s’exaspéra. Les simandres retentissaient, les unes vivement, celles des basiliques favorables à Alexis, les autres lugubrement.

Pharès avertit :

— Ne tarde plus, Despoïna… Les soldats crient que tu le soumets à la torture… Ils massacreront tout, s’ils entrent.

Constantin sardonique, éclata de rire :

— L’eunuque récite une parole apprise pour me tromper et me faire sortir… Oh !… oh !… les menteurs.

— Personne ne le persuadera…, constatait Irène qui s’assit de nouveau.

— Nous ne persuaderons pas sa défiance…, répéta l’Arménienne, comme un écho.

— Nous, ni personne…

— Il en est une qui persuaderait sa défiance…

Cela fut dit par l’épouse avec douleur. Irène demanda :

— Une ?… Nomme-la…

Marie se frappa la tête.

— Théos, faut-il que je la nomme… ?

Irène bondit, la prit aux épaules :

— En vérité, tu la nommeras…

— Tu ne sais pas ce que Ta Piété demande à ma faiblesse… Car alors, alors ; il sera clair que Constantin n’aime pas seulement le corps de la prostituée, mais qu’il adore son âme aussi…

— Quelle âme, dis… ma fille ?…

— Une âme qui l’emporte sur la mienne… une âme de prostituée… je te le dis… une âme qu’il croit… tandis qu’il ne croit pas les nôtres…

— Nomme cette âme, je t’en prie, si tu ne veux pas que les scholaires épanchent notre vie sur ces dalles…

— Il vaut mieux, vois-tu, Despoïna, il vaut mieux que nos vies soient épanchées sur ces dalles par la fureur des soldats… Sinon il deviendrait clair qu’une âme de prostituée est chérie par l’Autocrator plus que nos âmes… Et non pas le corps de cette prostituée, ni sa chair, ni sa beauté, mais son âme, tu entends, Despoïna : l’âme d’une prostituée…

— Obéis, Augusta, obéis… nomme-la…

Irène secoua rudement sa bru :

— Nomme cette âme…

— En vérité, je ne la nommerai pas…

— Ma fille… Écoute la mort approcher de nous… Nomme l’âme…

Marie tenta de le dire :

— C’est… Non, je ne peux pas…

Alors Constantin les entendit, et aussitôt il proféra :

— Oui, je croirai l’âme de Théodote… tandis que je ne crois pas la tienne…

Irène commanda :

— Qu’on cherche Théodote !… qu’on l’amène !…

Marie se révoltait :

— Non… je ne veux pas que cela devienne clair à mes yeux… Je ne veux pas…

Elle se rua contre le vantail et tenta de tirer elle-même le verrou… Constantin la battit en l’écartant par les cheveux.

— Alors, alors, tu aimes son âme aussi… son âme aussi… oh ! oh !…

Et l’épouse retomba sur les genoux en sanglotant :

— Pleure… va… Pleure… répétait Irène, pitoyable et brusque… Tu as bu toute la coupe d’infortune… Tu l’as bue… toute…

— Et tu es ivre… ricana l’empereur très méchant.

De longs instants ils demeurèrent ainsi. Constantin essoufflé, dément, s’adossait toujours à la baie close. Sa poitrine soulevait le manteau cérémoniel à demi arraché de ses épaules.

À terre avaient roulé la sphère et le sceptre. Irène le regardait, assise de nouveau sur le siège d’ivoire le menton dans sa main. Marie se convulsait, étendue sur le marbre des dalles, en se lamentant. Contre le mur de jaspe, les eunuques se pressaient silencieux.

Enfin l’adolescente accourue par la porte se prosterna :

— En adoration, Autocrator, Rayon du Christ, Empereur des Romains !

Théodote baisa les souliers de pourpre :

— Par le dernier éclair de mes yeux, je te salue, Beauté du monde,… répondit-il avec passion.

— Maître !

Elle ne sut rien dire. Elle restait, pâle et muette, dans sa robe aux licornes salies.

Constantin la releva, la dressa devant la baie :

— Demeure ainsi… Tu me cacheras le bourreau et la hache, de toute ta splendeur… Et quand aura roulé ma tête, tu la baiseras aux lèvres…

Épouvantée Théodote recula :

— Je ne comprends pas ton Verbe, bouche du Théos !

— Tu vas comprendre… Approche… Place-toi devant les panneaux du vantail. Étends les bras… Je verrai Byzance derrière la croix de tes bras… Et ta splendeur cachera l’échafaud. Tu souris ; ce sont les fleurs de Pâques… Ma mère, j’obéis au sort de Byzance. Ô toi, Beauté !

— Ouvre donc, Pharès !… enjoignit Irène debout.

Cependant que Marie s’effondrait en soupirant :

— Ah ! c’est vrai, Despoïna : il l’aime. Il l’aime, puisqu’elle seule peut lui cacher la mort…


C

IX


ontent surtout de parader en tête des troupes, parmi les acclamations, de signer, hors de tutelle, les édits, de jouer le rôle impérial avec les costumes, les insignes, de donner son avis, d’exercer le pouvoir sans partage, le jeune souverain eût négligé de punir les eunuques ses précepteurs et, du reste, ses plus anciens compagnons. Mais Alexis redoutait trop leurs adresses. Il soudoya des vétérans qui, au cours des premières revues, et après les litanies vouées à Constantin, terminaient l’ovation par ce souhait opiniâtre :

— Meurent Staurakios et Aétios, ennemis du nom romain… Que Jean Bythométrès périsse dans les supplices infligés aux magiciens !

L’empereur céda. Dans Éleuthérion, Irène se tenait coite. Avec Pharès elle dénombrait les trésors qu’elle y avait peu à peu enfouis, noyés au creux de profondes cachettes où l’enquête de son fils ne sut les découvrir. En sorte qu’il aperçut tout de suite la fin prochaine de ses ressources financières. Alexis, ses amis, les Arméniaques avaient de forts appétits. Ceux qu’ils rappelèrent d’exil obtinrent le dédommagement de leurs peines. L’Athénienne attendait le moment de la déception qu’éprouveraient bientôt les protagonistes du parti militaire, lorsque, les coffres de la Magnaure étant vides, ces ambitieux accuseraient d’ingratitude leur maître.

Mais elle ne put empêcher qu’un jour de course, avant l’arrivée de Constantin dans le Cathisma de l’Hippodrome, Aétios et Staurakios fussent promenés autour de la Spina et fouettés publiquement. La sueur et le sang barbouillèrent le torse blet de celui-ci, la magnifique musculature de celui-là, les habits rabattus contre les hanches. Ce furent les huées de vingt mille adversaires hargneux, l’avalanche des écorces, des crachats, des cailloux, des vieilles sandales, des fruits pourris et des fleurs fanées. Ensuite les condamnés durent rejoindre le convoi qui poussait Bythométrès, Eutychès et les gens assidus à l’École du Palais vers les couvents de déportation, dans les montagnes du Taurus. Sous la bure des moines, les eunuques cultivèrent les mélancolies de la défaite en grignotant des salades crues et des galettes dures, à l’ombre des murailles mal crépies, ou dans les sentes de maigres vergers. Autour d’eux veillaient d’implacables sentinelles, de sévères geôliers ecclésiastiques. Les saisons des années 791 et 792 se succédèrent sans prêter à leur ironie, d’autres décors, que ceux de la neige, de la verdure, des soleils brûlants et des pluies monotones, sans que leur sort se modifiât, sinon par les conquêtes philosophiques de leurs âmes logiciennes et polémistes.

À Byzance, l’hiver qui suivit leur déconvenue ne fut pas clément pour le peuple. Les familles pauvres grelottèrent sous les appentis. Beaucoup durent creuser la terre gelée, afin de s’y blottir, tant les préservaient peu les parois des masures. Auparavant Irène avait coutume de faire distribuer des vêtements et des fagots par ses moines. Cette fois toutes les offrandes de ce genre furent destinées aux troupes venues d’Asie pour le coup d’État, et qui campaient dans les faubourgs. Une mère, ses quatre enfants furent trouvés morts dans leur bicoque. Tout le quartier Sphorakion s’émut, s’éplora, s’indigna. La puissante corporation des foulons, fidèle à l’impératrice, organisa les funérailles de ces infortunés. Des milliers de faméliques y assistèrent, en faisant retentir l’air de leurs lamentations, de leurs menaces mêmes. Et il advint qu’une cohorte d’Arméniaques ayant allumé un grand feu sur une place publique, pour se réchauffer, avant la manœuvre, le vent se leva soudain, coucha les flammes du bivouac vers les chariots de fourrage qui brûlèrent incontinent, avec deux ou trois baraques de taverniers. L’incendie se propagea, gagnant des tentes, des guérites, des voitures, les litières des écuries provisoires, les boutiques de bois, les maisons voisines d’où s’échappèrent les habitants affolés, furieux, ruinés en un instant. Au lieu de porter secours, ces Arméniaques s’occupèrent de sauver leurs chevaux et les chassèrent promptement hors de la ville. Les fumées, les étincelles, les tourbillons de pourpre et d’or se développèrent à l’aise sur les quartiers riches entourant le Palais du Patriarche. Les solives tombaient sur les fugitifs. Les toits s’effondraient à grand fracas. Partout des brasiers naquirent, s’activèrent, consumant les boiseries et les meubles, rôtissant les mules dans les étables, tordant et carbonisant les retardataires pris sous l’écroulement des façades. L’une après l’autre les poutres des maisons fumaient, puis rougissaient sous une lèpre d’étincelles devenues bientôt flamboyantes et dévoratrices.

En vain, les processions accoururent des églises, croix au ciel, bannières au vent, icones aux mains, chants aux bouches ferventes déjà suffoquées par les gaz de la combustion. La demeure du pontife que mordirent les volutes du fléau, s’abattit au milieu de la fournaise pleine de malheureux brûlant et grésillant à l’exemple des damnés.

Ensuite, les dévotes allèrent disant que le Théos ouvrait une porte de l’Hadès dans la partie de Byzance, chère aux favoris d’Alexis et de Constantin, aux débauchés, aux propriétaires de quadriges, aux courtisanes opulentes, et que la sainteté de Tarasios n’avait pu soustraire ces impies à la colère du ciel.

Cependant le basileus goûtait les amours de sa maîtresse Théodote, pour laquelle il aimait paraître à cheval devant un corps de cavalerie, presque quotidiennement. Alexis conservait alors son prestige en réunissant les plus beaux escadrons, en faisant venir de tous les pays des chevaux admirables, en inventant des étendards plus magnifiques, des cimiers plus somptueux, des trompettes plus tonitruantes, en agençant des évolutions hippiques auparavant inconnues. Michel Lachanodracon achetait jusque chez les Sarrasins des bêtes superbes qu’il envoyait au stratège des Arméniaques. Byzance n’était plus qu’un immense quartier de cavalerie tout sonore de fanfares militaires. L’arrogance des soldats royalement vêtus et pourvus d’armes ciselées, dorées, exaspéra le peuple dont ils déshonoraient les femmes et les filles, dont ils battaient les maris, les pères, les frères.

D’autre part, n’ayant pu s’approprier les registres des contributions que l’on avait détruits, sauf quelques exemplaires cachés sur l’ordre de Staurakios, les nouveaux percepteurs réclamaient à tort l’impôt, et molestaient, sans raison équitable, les marchands, les propriétaires, les cultivateurs. Dépourvus de renseignements précis, égarés dans ce désordre administratif, malmenés par les accusations des citoyens, harcelés par les cupidités de la cour, les fonctionnaires prirent le parti de la rapine afin de fournir au fisc les sommes nécessaires. Le mécontentement s’accrut. Serantopichos fut lui-même bafoué dans la rue un matin qu’il voulut entonner l’éloge d’Alexis.

Mais le Drongaire était homme de ressources. D’abord il s’associa pour administrer les finances, Nicéphore, de Séleucie, cet obscur épistate de l’Hippodrome qui, sans titre évident, régissait, depuis quelques mois, par la seule influence de son habileté reconnue, les choses du cirque. Pharès l’ayant distingué, l’avait commis aux dépenses spéciales que nécessitait l’entretien du Pî, de ses gardes et de ses hérauts. On ignorait tout du bonhomme, sinon qu’il était la ruse et la prudence mêmes, la clairvoyance aussi. Plutôt ami des Iconoclastes, sans blâmer d’ailleurs trop le gouvernement d’Irène, il jugeait pertinemment et drôlement les actes des uns, des autres. Frappé de son astuce, Alexis pensa qu’il serait l’Euthychès du nouveau régime. Tout d’un coup et pour se l’attacher par la reconnaissance, en l’intronisant dans une charge inespérée, il l’amena de l’Hippodrome aux bureaux du grand Sacellaire.

Nicéphore ne se laissa point éblouir. Remerciant l’Empereur, il fit comprendre, dès la première audience, que son emploi n’était guère facile à remplir dans de pareilles conditions, et que, l’honneur à part, il eut préféré ses calculs anciens relatifs aux travaux des maçons, aux devis des architectes, aux fourrages des grainetiers, aux fournitures des carrossiers et selliers. Le dos rond, l’air morose, l’œil petit et perspicace sous les touffes de sourcils épais, il inspectait malicieusement les visages de ses interlocuteurs, puis faisait l’humble et le confus, se fardait de tristesse et d’ennui.

Il réussit, toutefois, à rassembler les sommes indispensables pour une expédition de printemps contre les Bulgares. Alexis préconisait cette diversion au deuil public. Constantin voulut essayer les forces de sa cavalerie. Elle rencontra les Bulgares non loin du château de Probaton au bord du fleuve de Saint-Georges, mais ne put se déployer sur la rive trop étroite. Les masses de ses escadrons furent décimées par les flèches des archers. Maints pelotons culbutèrent dans les fosses creusées à l’avance, ou s’enlisèrent dans les prairies marécageuses. Nul ne put atteindre un ennemi défendu par les eaux, et solidement établi dans les broussailles de la berge adverse. On ne sut forcer le passage. Il fallut retourner sans honneur à Byzance.

Nicéphore dut s’évertuer afin de réunir les fonds nécessaires à une seconde campagne. Cette fois Alexis conseilla d’attaquer les Sarrazins plus commodes à vaincre, estimait-il. L’empereur lui pardonnait mal son échec et l’humiliation d’un retour fâcheux, après une manœuvre manquée. Il se cacha de nouveau dans le gynécée, entre les bras de Théodote, unique consolatrice. Marie d’Arménie consumait les heures dans les différentes églises et chapelles du Palais Sacré, à supplier les icones de rendre son mari vertueux.

Quand on crut les troupes en état et les munitions prêtes, Constantin et Alexis passèrent avec les Arméniaques en Cilicie, dans la vallée du Cydnus. Ils séjournèrent à Tarse où les légions vinrent se concentrer. Mais, pendant de longues marches sur la frontière de Syrie, elles perdirent beaucoup des leurs qu’éprouvaient les pluies d’hiver et une mauvaise alimentation. Par ses habiles mouvements, l’ennemi qui se dérobait, et tout à coup surgissait formidable contre les corps peu nombreux, prolongea ce supplice. Des convois furent enlevés à plusieurs reprises. Faute de vivres et de santé, les légions durent battre en retraite, mécontentes, accusant l’incapacité de l’Empereur et des intendants, acclamant, par contre, Alexis qui laissait grandir sa popularité, sans mesure.

Vers la fin d’une revue, les soldats ayant manifesté de cette manière, Constantin quitta brusquement les bivouacs. Dans Byzance, il trouva Nicéphore ironique et démuni, Marie l’Arménienne trop résignée à toutes les catastrophes, et trop encline à lui faire comprendre les évidentes faiblesses d’une science stratégique en défaut. Irène refusa de le recevoir dans Éleuthérion, sauf en cérémonie, puis l’accabla d’allusions blessantes. Seule Théodote lui fut l’amante extasiée, fraîche, voluptueuse, attendrie. Il fut s’enfermer avec elle.

Nicéphore le dérangea bientôt pour lui confirmer le péril de l’agitation entretenue par Alexis dans les thèmes d’Asie. Les troupes réclamaient leur solde en retard avec insolence, et menaçaient de la venir chercher dans le trésor même des Basilèis. Pour le fourrage et les vivres, la cavalerie rançonnait impitoyablement les bourgs, les petites cités, les couvents solitaires. Plusieurs députations d’archontes et d’honorables arrivés en hâte, protestaient respectueusement contre les conséquences ruineuses de l’audace militaire.

Les bras en croix sur la robe de son costume gemmé, le dos rond et les yeux sournois, le chartulaire s’amusa tout un matin de la colère impériale. De ses poings l’autocrate battait les couvertures de pourpre, en invectivant contre Alexis et contre Irène. Entortillée au hasard dans ceux de ses voiles qui s’étaient trouvés non loin du lit, Théodote debout réprimait une envie de pleurer. Sa bouche se gonflait sous une moue de chagrin. Pourtant elle essaya de cacher ses menus bras très blancs, puis de nouer sur un front clair les amples mèches de sa chevelure abondante, rebelle et noire. Ses yeux d’antilope bayaient au porteur de mauvaises nouvelles, tandis que, les mosaïques de la muraille, les apôtres du Iesous, semblaient se suivre à la file sur la cimaise, pour rejoindre un christ de beauté arménienne, brun, avec une auréole cruciale, et une main roidement levée. Dans plusieurs coffres d’ivoire aux bas-reliefs populeux et tragiques, dont elle ouvrait maladroitement les couvercles bombés, la favorite chercha les épitres d’Alexis que son maître exigeait à grands cris, pour le convaincre de trahison sur le champ, le faire condamner par le peuple de l’Hippodrome, et lui envoyer les bourreaux. Elle ne trouva rien dans les évangéliaires. En vain, elle dégrafait les fermoirs d’or précipitamment. Et sa chevelure déboula de sa tête penchée, voila ses regards naïfs. L’Empereur furieux sauta du lit, puis de l’estrade. Son corps mat et velu se démena sans plus du succès. Alors il jura qu’il allait rappeler sa mère au pouvoir, aussi bien que les eunuques. Ensuite des calamités vengeresses aboliraient l’orgueil des Judas…

— En vérité, Nicéphore. Ceci contente ma volonté ! Va promptement jusqu’au palais d’Éleuthérion… Avertis la Très Pieuse Irène que son trône sera replacé dans la Magnaure, avant ce soir, qu’elle y pourra siéger avec les insignes, pour confondre ses ennemis et les miens… En vérité… Cours, galope, emprunte un cheval aux cataphractaires… Et reviens plus vite que la flèche bulgare.

Ainsi l’impératrice Irène fut conviée par le chartulaire du logothète universel à reprendre sa place de Despoïna. Tout d’abord elle fit mine de refuser. Son fils dut lui rendre visite en grande pompe, avec Marie d’Arménie.

— Tu m’as punie du bien que je répandais parmi ton peuple !… Et tu veux que j’encoure de nouveau le courroux de tes boudons ?… Ô ignorant de toutes choses, et que seuls les ignorants conseillent ! Constantin avoua son erreur. Il vanta la sagesse de sa mère, des eunuques. Il rédigea le texte de l’édit qui leur restituait leurs charges. Déjà les courriers galopaient vers les couvents d’Arménie.

— Ô mère délivre-moi de mes maux ! Que ta science auguste me protège, que la puissance du Paraclet me défende par ta bouche et par ton geste bénis !

Et il lui baisait les épaules en s’émouvant jusqu’aux larmes. Elle consentit.

Quinze mois de liberté totale avaient suffi pour que l’imprudent se trouvât aux extrémités. Irène rentra dans le Palais Sacré au milieu d’une multitude enthousiaste jetant ses manteaux sous les pas des chevaux qui traînaient le char.

Aussitôt elle décerna la dignité de patrice au douteux Alexis, mais en le rappelant à Byzance. Ensuite, elle déclara que les Arméniaques ne toucheraient leur solde qu’après l’avoir requise d’elle-même, car elle puisait dans les caves opulentes d’Éleuthérion. Les Arméniaques, en réponse, refusèrent l’acclamation à l’usurpatrice. Ils rappelaient Alexis. Mais les légions du thème de Paphlagonie comblées d’or, s’ébranlèrent au nom d’Irène. Les chefs des Arméniaques insurgés voulurent prévenir cette attaque, et se précipitèrent sur elles, avec leur cavalerie seule. Elle ne put rien contre les remparts de Gangra qu’elle comptait surprendre. Les machines de guerre la couvrirent de projectiles inopinément. Le désordre se mit dans les escadrons que les archers piquèrent de mille traits à courte distance. Il eût été habile de battre en retraite. L’orgueil des révoltés ne le souffrit pas. Tournés durant la nuit, par un corps de fantassins, ils se virent, au matin, assiégés dans leur camp que tout aussitôt des coureurs réussirent à incendier.

Le vent seconda l’infanterie en poussant les flammes aux naseaux des cohortes. Les Arméniaques se débandèrent. Leurs chefs furent cernés dans une combe. Autour d’eux les chevaux atteints par les flèches périrent un à un.

Selon les ordres du Palais, Alexis sous l’inculpation de connivence fut, sur place, tondu, puis transféré dans les cachots du Prétoire. De là cependant, il put expédier un message recommandant aux Arméniaques de proclamer le césar Nicéphore que soutiendraient ses trois frères nobilissimes avec toute leur clientèle et les iconomaques. Quand Irène eut apprit cette opiniâtreté à lui nuire, elle ordonna l’arrestation de l’ancien maître des Offices, Pierre, et du cocher Damianos ; complices. Tous trois furent aveuglés dans la prison.

Pourvu d’argent, Constantin s’obstinait à vouloir refouler les Bulgares dans leurs montagnes. Au mois de juin, il appela près de lui le Lachanodracon, lui composa le meilleur état-major avec le protospathaire Étienne, Chaméas, les stratèges Nicetas, Théognoste et le devin Pancrace. Le génie de ces hommes de guerre échoua dans les défilés des Balkans. Au cours de combats engagés sur des terrains défavorables au déploiement de la cavalerie et à la manœuvre géométrique des légions, ces personnages, malgré les prédictions de Pancrace, perdirent tous la vie. Les barbares conservèrent leurs positions.

À cette nouvelle, les Arméniaques proclamèrent le César Nicéphore. Irène n’hésita point à le faire arrêter avant qu’il eût rejoint ses partisans, ainsi que les nobilissimes ses frères. Presqu’aussitôt, l’empereur penaud ayant d’ailleurs consenti, des bourreaux présentèrent aux yeux d’Alexis et de Nicéphore, les lames de fer incandescentes dont l’éclat les aveuglèrent à jamais, après que les conspirateurs eurent pour la dernière fois admiré la face estivale et radieuse de l’univers, au son des simandres invoquant la pitié du Théos. D’autres tortionnaires furent trancher les langues de Christophe, Nicetas, Anthime et Eudocime, les frères séditieux de Léon le Khazar.

Eutychès réalisait par ce moyen, l’espoir d’entendre l’opinion flétrir aussitôt la loyauté de Constantin qui livrait à d’odieux supplices les plus ardents zélateurs de son pouvoir viril. Pharès et Aétios acquirent bientôt la conviction du résultat. Bythométrès les remercia d’avoir ainsi replacé sa disciple Irène au faîte de la vénération publique. L’empereur sembla déchu dans l’esprit de la foule, comme stratège et comme ami.

Il ne fut pas sans, lui-même, s’apercevoir de ce changement. Furibond, il rendit les Arméniaques responsables de tous ses déboires. Il laissa le ministre d’Irène préparer longuement la répression que méritaient ces prétoriens ; car ils ne craignirent pas, en novembre 792, d’emprisonner leur nouveau stratège, d’aveugler un protospathaire et le chef des Bucellaires, Chrysocheir. En avril 793, les légions insurgées se trouvèrent, de toutes parts cernées et durent offrir leur soumission en livrant les meneurs. Solennellement, en face de leurs lignes, rebondirent les têtes coupées des turmarques agitateurs, Andronic et Théophile, puis de Grégoire, évêque de Sinope. Mille des plus compromis parmi les soldats furent ramenés. Introduits à Byzance par la porte des Blaquernes, au milieu d’une foule énorme applaudissant leur défaite sous l’ardeur du soleil de juillet, ils furent marqués au front de trous noircis qui formaient les caractères : Arménien traître. D’ailleurs, les Arabes, grâce au désordre de la révolte, s’emparaient de Comanum et de Thebasa. Dès lors, la haine du peuple fut définitive, et elle approuva que les militaires incorrigibles fussent bannis en Sicile. Enfin, Irène et Jean respirèrent. Ils tenaient à merci leurs adversaires après quatre ans de luttes implacables et tragiques. Ils s’assurèrent ainsi que nul ne conspirerait plus au nom de Constantin, puisque nul ne se fierait en lui. Par de cruels exemples, le monde demeurerait instruit de l’ingratitude qui punissait les partisans téméraires du Basileus. Alexis, Pierre et Damianos aveuglés, puis rappelés au Palais et pourvus de charges inférieures, ils y servirent d’exemples aux ambitieux Téméraires.

Déconsidérant le prince par l’ostentation de cette sottise et de cette faiblesse, les eunuques comptaient le rendre inhabile à commander. Ils résolurent de le dégrader devant les prêtres comme ils l’avaient dégradé devant les soldats.

Irène tranquille, cessa pourtant de le haïr. Leur réconciliation officielle fut complétée par des ententes intimes. Peut-être, l’ayant privé du pouvoir, la mère attendrie s’apitoyait-elle sur les chagrins de son enfant, et voulait-elle, du moins, lui donner la compensation de satisfaire des désirs d’une âme débile. Peut-être aussi n’ignorait-elle pas qu’on avilit les hommes en les mettant sous le joug souhaité de honteuses passions. Pleine de douceur et d’indulgence, elle prodigua l’argent utile aux dépenses de son fils, à ses folies érotiques, cependant qu’elle-même apparemment chaste et dédaigneuse, ferme dans les lignes de sa beauté rigide, excusait les vices qui, pour son avantage, abaissaient le jeune souverain devant l’élite de leur peuple. L’an 795, Constantin commit la faute suprême qui le condamna, lui, ses partisans, leur politique et leurs espérances.

Au mois de janvier, comme il était coutume lors de chaque grande fête, il fut communier sous la Sainte-Sagesse. Revenu dans le Palais il s’occupa comme c’était l’usage, de distribuer solennellement à ses officiers, à ses fonctionnaires, à ses proches, à ses serviteurs, à ses eunuques, les gâteaux de sa propre collation.

Il franchit l’Augustéon qu’entourent des loges pleines de statues, il y salua l’image du Fondateur élevée sur une colonne de porphyre, et celle de Justinien sur un cheval de bronze. Dans Chalcé il donna le pain d’anis aux candidats en uniformes blancs. Il favorisa les scholaires aux lourdes haches dorées, les cataphractaires enfermés dans leurs armures complètes. Ensuite, traversant le Consistoire, il harangua les fonctionnaires de sa maison par une longue homélie pleine d’allusions aux morts violentes et singulières de son père Léon, de son aïeul Copronyme ; il insinua que les traîtres menaçaient toujours la vie du souverain ; il réclama le dévouement de tous ceux qui portaient les insignes à leur bonnet, sur leurs manteaux, au milieu de la poitrine. Dans le Triclinion il renouvela les assurances pacifiques de sa mère Irène aux ambassadeurs et aux légats. On écouta le cortège se dérouler par Daphné, avec un bruit confus de sandales qui claquèrent, de piques reposées sur les dalles, d’écailles de fer bruissant aux pas militaires. Parfois montaient les répons d’une litanie psalmodiée par les castrats de la chapelle impériale. Et puis tout redevint rumeur confuse mais qui se réveilla dans les galeries supérieures dominant les cours.

De ces galeries descendait un vaste escalier de pierre verte aux degrés assez larges pour que sur chacun se pût prosterner un dignitaire prêt à recevoir le pain de l’empereur. Vers ces degrés Pharès guida les oncles de Constantin superbement vêtus de leurs vêtements ecclésiastiques.

Empotés dans leurs dalmatiques, Christophe, Nicétas, Anthime et Eudocime, sous les railleries de l’eunuque se parlaient par signes à la manière des muets. Fiers, ils se faisaient des gestes de résignation désespérée. Ils s’offrirent les confitures de leurs drageoirs et qu’avec une spatule d’or ils entamèrent.

— Nobilissimes… narguait l’eunuque… Vos Honneurs daigneront-elles me montrer si le goût de la girofle et du gingembre flatte autant leurs palais depuis que notre très pieuse Irène leur fit couper la langue ?

Eudocime nia de sa tête chenue. Christophe haussa les bosses de ses épaules. Le gros Nicétas roula des yeux de colère et avança sur Pharès comme pour le prendre à la gorge. Eudocime retint le furieux :

— Là ! là ! petit père sans langue… poursuivait Pharès,… ne m’achève pas… Ne charge pas ta conscience d’homicide… À genoux, petits oncles sans langues, déchets de la révolte !

En quatre tas d’or et de broderies, ils s’accroupirent malaisément sous la verge d’un héraut :

— Voici vos frères vaincus et leurs grandeurs aveugles !

Pharès reçut de leurs gardiens Alexis, Pierre, Damianos, aux yeux troués.

— Saisis le pan de ma dalmatique, Drongaire. Par ici, Préfet de la Ville, que Ta Vigilance prenne garde : elle va heurter la colonne. Appuie sur ta dextre, Alexis… Tu vas trébucher contre le rebord de la marche. Et toi, Damianos, tourne aussi la borne… C’est moins facile à présent qu’au temps où tu menais ton char dans l’Hippodrome sur les roues brûlantes… Ne lâchez pas les bouts de vos dalmatiques, nous arrivons. Là, notre maître offrira de ses friandises à ses serviteurs les plus chers.

— Le Théos seul nous aime… protesta Pierre, dévot.

— On ne peut pas dire cependant…, constatait Pharès… que le Théos vous encouragea, petits pères… Ça, on ne peut pas le dire.

Alexis espérait et menaçait toujours :

— Sa droite peut encore briller pour nous…

— Si elle brille, gros pigeon,… déduisit le logothète du Trésor privé,… avoue que tu ne pourras le savoir, puisque tu n’y vois plus… Salue les nobilissimes, ici présents, nos oncles sans langue…

Alors Damianos s’écria :

— Ô muets, ne verrez-vous pas, au lieu de nous, le jour de vengeance !

Alexis affirma solennellement :

— Les muets le verront pour nous…

Les muets approuvèrent de la tête. Nicéphore de Séleucie se plaça non loin d’eux, en observant :

— Mais il sera difficile, qu’ils vous crient bien haut leurs impressions.

— Ce Nicéphore,… grogna Damianos,… reste douteux comme un denier de taverne… Il passe dans tous les comptes, sans qu’on sache s’il est faux ou de bon aloi…

— Quand l’Autocrator vint me recevoir,… rappelait Alexis,… avec le peuple et les iconoclastes, celui-ci laissa crier : « Mort pour les eunuques et les femmes… » et il excitait la voix du héraut. Maintenant le voilà dans l’ombre de la magicienne.

— Entends-tu cliqueter sa robe,… nota Pierre méprisant… La très pieuse Irène et notre maître Constantin ont logé de fameux joyaux dans les alvéoles des broderies…

Doctoral Nicéphore les blâma :

— D’une part vous êtes des oiseaux imprudents. D’autre part si, comme moi, vous auscultiez avec sagesse l’esprit des maîtres et celui du peuple, vous n’auriez pas été vous compromettre avec vos Arméniaques, lorsqu’il semblait clair que ceux de Byzance se retournaient vers notre pieuse Irène.

— C’est nous maintenant,… déplora Pierre,… qui n’avons plus de gemmes précieuses dans les alvéoles de nos broderies, mais des morceaux d’émail vil :

— Ni d’œil dans la paupière,… fit Alexis.

Pharès, pour les muets, compléta :

— Ni de langue dans la bouche…

Les muets haussèrent les épaules.

— Or, c’est le destin,… proclamait le fatalisme de Nicéphore… La monnaie passe d’une ceinture dans l’autre.

— Et la pointe du bourreau d’une paupière dans l’autre, selon les cris de la populace… remarqua Pharès… Il faut s’en remettre à la Consubstantialité du Verbe et du Père.

— Va, va,… contredit Damianos… Irène fait cailler le sang des petits chrétiens. Elle jette des parcelles d’hosties dans l’urine de licorne, pour faire rougir la lune… Voilà ce qui nous a vaincus !

— On affirme,… murmura Pierre,… craintif, qu’elle attache douze vierges par les cheveux aux douze signes du zodiaque gravés sur une sphère, et, elle les offre, enivrées avec de la rue, aux incubes Astaroth, Baalzebub, Appolon, Mercurus, Zeus et Adonaï, pour qu’elles enfantent des sirènes…

— On a toujours prétendu qu’elle commandait aux éléments…, répondit sournoisement Nicéphore… Moi je demeure un pauvre homme qui ne sait rien.

Et Pharès humble, confessait :

— Elle est au-dessus de toi, et de moi, et de vous tous, petits pères aveugles, petits oncles sans langues…

— Ceci est certain,… conclut Alexis, gravement… ! elle a suscité un tremblement de terre, il y a cinq ans.

— Et quelques jours après, advint notre malechance… confirmait Damianos.

Pierre conclut avec bon sens :

— D’autre part celui qui compte sur la gratitude des maîtres peut se croire plus bète qu’un Franc.

— Jamais plus,… pleura Damianos… je ne conduirai mon quadrige dans l’Hippodrome, quand les femmes se préservent du soleil, avec des touffes de roses et d’œillets…

Mais cette lâcheté impatienta Pierre.

— Ne parle plus d’une voix lamentable…

— Tu attires les larmes à nos paupières,… gémit Alexis, et, comme les plaies se cicatrisent lentement, c’est une douleur cuisante… Tais-toi.

Et Pierre :

— Oui le sel des larmes brûle mes paupières !

— Voici les muets qui pleurent aussi. Regarde, Nicéphore : nos oncles pleurent,… dit Pharès.

— Mais ça les pique moins… Écoute, Damianos ; je te donnerai du baume de Corinthe pour calmer l’irritation de ta plaie…

Damianos s’enivrait de colère sourde :

— Je ne veux rien… sinon chercher avec mes ongles la place de ta gorge et t’étrangler.

— Ne péchez pas,… répartit Pharès,… les aveugles, ni les muets, en désirant un homicide…

— Silence… là ! Silence, tous !… avertit le héraut, j’entends venir notre maître… À genoux… Humiliez vos fronts !

En haut de l’escalier apparurent les fonctionnaires de la Chambre, puis, telles des statues vivantes d’or et de joyaux, le patriarche Tarasios sous un dais, Constantin, Irène, Marie, Staurakios, Aétios et Jean. Le peuple du palais se hissait le long d’une barrière.

Un gros intendant disait à son voisin.

— Ne me serre pas si fort, toi, tu frippes mon manteau…

— Pour ce qu’il te coûte… Tu en rachèteras un autre en volant davantage.

— Ah je vois la figure de la sainte Augusta,… dit une femme… Regarde comme elle prie, l’Arménienne.

— On dit qu’elle a piétiné les images. Il faut se méfier des Arméniens…

Un Franc à longues moustaches et à brayes vertes constatait :

— Pour la quatrième fois, je reviens à Byzance. Il y a plus de langues coupées, plus d’yeux crevés, mais le reste ne change pas.

— Dis-moi Sidi,… priait un arabe grave et ardent ;… peux-tu désigner dans le cortège cette fleur d’oasis, dont parlent toutes les lèvres, cette Théodote !

— On ne la voit plus,… répondit un caloyer dont la mine sévère flétrit le vice de cette parole indiscrète !… La concubine a dû être reléguée dans les îles, en attendant les feux de l’enfer.

— Elle semblait malade au reste. Elles n’ont pas de sang sous la peau, ces filles du palais. J’ai chaud, moi !

— Silence… barbare… ordonna le héraut.

Mais le Franc cria plus fort :

— J’ai chaud… eunuque… j’ai chaud…

La cohue le hua.

Le cortège approchait. Il descendit les marches vertes de l’escalier. Déjà tout ivre de gaîté, malgré les splendeurs de la chappe et des ornements impériaux, l’autocrator parle aux dignitaires à genoux :

— Je vous salue, Nobilissimes… Bons oncles… vous persuadiez les légions arméniennes contre la chrétienté. Votre éloquence a, paraît-il, usé vos langues jusqu’à la racine… Que le Christ les fasse repousser… Nobilissimes… les fasse repousser, vos langues comme je vous pardonne en partageant mon pain avec vous.

Ayant pris les gâteaux d’anis sur un plat d’or tendu par les chambellans il les distribue. Mais à mesure que les dignitaires y mordent leurs visages sont secoués nerveusement, à cause d’un excès de poivre dans la pâte.

— Alexis, admire la clémence du Sauveur qui voulut que tu perdisses les yeux à temps, afin de ne pas voir les conséquences de ta défaite.

Il leur donne les gâteaux.

— Quelle maladie agite les aveugles ?… se demande l’assistance.

— Ils éternuent tous.

— L’Empereur a fait sans doute augmenter la dose d’épices.

— Pour se moquer de leurs figures…

Et les éternuements répétés d’Alexis font éclater de rire les étrangers admis à la fête.

— Souffle, stratège !… ordonne très haut une jolie cubiculaire, flatteuse à l’égard de Constantin qu’elle voit se divertir… Souffle, et tu expulseras de ton nez… une basilique…

— Et l’oncle Nicétas,… présume une autre… Deux hippogryphes vont sortir de ses narines, certainement… Reprends haleine, oncle…

— Bon, ils pleurent tous… Les larmes débordent les paupière des aveugles…

L’hilarité secoue la multitude en voiles de couleurs, en diadèmes de perles, en manteaux brodés d’insignes.

— Ça les fait souffrir, tu sais… Rien ne cicatrise entièrement leurs plaies…

— Ils font des grimaces plaisantes… Ah ! celui-là plus gros qu’une jarre de saumure…

Constantin déclame :

— Damianos, à toi qui allumais les villages sur la côte de Bithynie, afin d’épouvanter ceux de Byzance, Notre très pieuse mère et Moi-même, afin qu’Alexis devînt le Basileus des Romains et que tu fusses son logothète… ; et à toi, Pierre, toi qui ne verras plus rien avant les flammes de l’Hadès en signe de mon pardon je t’offre à manger de mon mets impérial…

Les aveugles grimacent et éternuent. La foule ricane :

— Ah ! ils pleurent tous…

— Ton caprice,… proteste Alexis,… peut faire rouler nos têtes dans le sang de nos veines coupées, Rayon du Christ, cependant…

— Qui parle sans être interrogé ?… gronde le héraut durement.

Or la cubiculaire espiègle murmure afin d’amuser l’entourage :

— Ils se taisent par la bouche, mais non par le nez…

— Vois le vieil Eudocime. Il éternue comme une catapulte quand elle lance des pierres.

— Et cet Alexis. Il secoue son arrogance sur la poussière à présent.

Une vieille en noble colère, se hausse et s’écrie :

— Je ne suis qu’une pauvre femme, moi ; cependant, à la place de l’Autocrator je n’insulterais pas ainsi ceux qui furent mes amis.

— Garde-toi de paroles imprudentes, femme ;… conseille un officier… On gèle dans les basses-fosses des Nouméra…

— Nous voici en été. Ça m’évitera la chaleur.

Les aveugles et les muets continuent d’éternuer, le peuple de s’esbaudir.

Constantin atteste l’approbation de la foule.

— Ils n’aiment pas les épices… mes amis !…

— Laisse,… ô mon maître,… intercède Marie,… laisse maintenant ces humbles sans te réjouir de leur défaite. Les uns sont tes parents, les autres des patrices…

— Il ne convient pas,… ajoute Irène,… de les abaisser davantage…

Alors Constantin solennellement déclare :

— Ils voulurent abaisser Notre Force, détruire Ta Piété, ruiner La Ville. Ta sagesse seule nous préserva de leurs embûches !

— Ta personne reniera-t-elle ceux qui voulurent la délivrer au prix de leur sang ?… hurla Damianos.

— Ceux qui luttèrent en ton nom contre les maléfices des magiciennes ?… rappela Pierre.

Et Damianos, plus hardi :

— Contre l’Hadès, et la fille de l’Hadès…

— Contre la lâcheté des eunuques et des idolâtres qui adorent les images.

— Contre les esclaves des barbares.

— Ton Autocratie nous a reniés. Et nous heurtons notre courage à la nuit…

— À la nuit perpétuelle…

— Le bourreau a fouillé nos yeux avec le fer rouge.

— Et les larmes brûlent nos paupières… Rayon du Christ !

Ainsi se déchaînèrent tous ces désespoirs, toutes ces douleurs.

Hors la foule une voix tremblante de rage anathématisa.

— Celui qui abandonne ses amis, que le Théos l’écrase !

Alors Staurakios ordonna.

— Chassez les femmes…

Constantin frappa du pied :

— Chassez-les tous… Chassez la populace et les aveugles.

Les gardes écartèrent les uns et les autres.

— Par où sortir ?… demandait Alexis, au soldat qui le bousculait… Ne frappe pas un Drongaire, candidat.

— Est-ce la colonne de la porte que je touche… interrogea Théodore, à tâtons.

Le héraut l’arrêta brutalement !

— Non, tu touches à l’Empereur… sacrilège…

Damianos, fier, se retourna :

— Guide mes pas sans me frapper… je suis patrice.

Les muets saisirent les aveugles par la main et les entraînèrent. Un officier les houspilla :

— Dehors, dehors que vos mains, Nobilissimes, prennent les mains des hommes sans yeux…

Les soldats expulsèrent en même temps le peuple qui grognait et se débattait jusque dans les jardins.

Solennels, l’empereur et son cortège quittèrent le lieu de l’algarade, et remontèrent aux galeries de Daphné. Là Constantin s’arrêta pour dire :

— Mère : tes ennemis, les crois-tu suffisamment abaissés ?

— Il ne faut pas qu’ils le soient plus.

Le fils et la mère se regardèrent, puis quelques instants se promenèrent, dans la splendeur de leurs costumes cérémoniels, parmi les hommages de la cohue vivante d’escarboucles et d’or.

Quand on se fut arrêté pour une seconde fois, Marie baisa la main de son époux :

— Rends-toi semblable au Théos par l’abondance de ta miséricorde.

— Ta sagesse veut-elle peser ceci,… insinua la prévoyance d’Eutychès… : beaucoup parmi le peuple révèrent encore les Aveugles et les Muets.

Le cortège continua sa marche sans que l’empereur répondît :

— Leurs voix viennent de s’élever, ici même, vers ton visage,… ajouta Staurakios.

— On plaint leur humiliation ;… dit Pharès.

Constantin, répliqua :

— Plaignait-on notre détresse, lorsque leur cupidité eut vidé le trésor à ce point que nous dûmes cesser la guerre faute d’argent pour le transport des fourrages ?

— La multitude est stupide,… objectait Irène, jouant avec les crépines de sa manche… Elle plaint les peines physiques et visibles. La douleur intellectuelle l’apitoie moins parce qu’elle ne la comprend pas.

La pitié de Marie renchérissait :

— Laisse en paix les aveugles et les muets, maintenant, Constantin.

Aétios sourit avec indulgence :

— Laisse-les dans le palais comme un témoignage honoré de notre force victorieuse.

Et Pharès, branlant de la tête :

— Tant que les séditieux attendront d’eux seuls le signal, rien ne deviendra redoutable.

Jean haussa les épaules, dédaigneux :

— Ce sont des humanités dérisoires pour justifier des espérances dérisoires.

Sur la plus haute terrasse de Daphné, le cortège parvint. Irène s’assit en un trône de pierre brute :

— Aussi gardons-nous de les humilier davantage, de peur que, devenus digne de pitié, ils réunissent plus de sympathies.

Staurakios s’accoudait derrière elle :

— Il semble utile que nous les montrions au peuple couverts de leurs insignes, entourés de serviteurs, hôtes du Palais.

— Il sera dit qu’Irène et Constantin respectent le malheur de l’adversaire soumis,… prévit Pharès sentencieux.

— Car les peuples se gouvernent avec des mots,… énonça Jean.

— Avec des mots et des cortèges,… complétait Aétios éloquent… Les aveugles et les muets forment un cortège ; et notre clémence est un mot favorable pour la vénération de Vos Majestés.

Constantin se gaussa :

— Rhéteurs grimpez sur la borne, on écoute…

L’inquiétude de Marie s’obstinait cependant :

— Ton oreille a-t-elle écouté tout à l’heure le sentiment du peuple, en faveur des aveugles ?

— Elle a entendu,… accorda l’époux complaisant.

Irène toucha la main de son fils.

— Il importe de craindre qu’un autre n’efface leur prestige de nobles victimes, qu’un autre ne leur succède dans l’imagination du peuple, les visées des ambitieux et la confiance des soldats.

Alors Aétios, levant le doigt, effleura ses paupières et sa bouche.

— Un qui, lui, aurait des yeux pour voir et une langue pour persuader.

Et Pharès, malicieux, timide :

— Un, comme deviendra le sacellaire Nicéphore, si l’on veut dire.

L’Empereur tourna les yeux vers sa mère :

— Ta Piété l’achètera.

— Déjà, Nicéphore a reçu des insignes qui valent cinq talents d’or.

Jean sourit :

— On les achète, mais ils se remettent aussitôt en vente.

— Quel trésor ne s’épuiserait ?… craignit Aétios.

Irène secoua la tête :

— Nous l’avons éprouvé avec toi, Constantin, et beaucoup. Avant que tu eusses atteint l’âge viril, c’était toi l’espoir des capitaines endettés…

— Mais,… dit Jean,… ils attendirent la proclamation de ta majorité, pour agir.

— Et jusqu’à ce temps l’État profitait de leur patience.

Staurakios étalait les mains comme pour aplanir les difficultés :

— Si tu avais un fils, nous pourrions compter quinze ans d’ordre intérieur.

Constantin fit une moue en montrant Marie.

— Par malédiction, notre Augusta n’enfante que des filles.

— C’est une infortune après d’autres infortunes,… gémissait Marie en baissant les yeux.

Eutychès aggrava cette appréciation :

— Un malheur, certainement…

— La sûreté de l’État exigerait la naissance d’un fils,… déduisit Aétios en lissant les plis de sa robe.

— Mieux vaudrait cela.

La voix de l’Arménienne tremblait. Ses regards se voilèrent. Elle tendit pitoyablement les deux mains vers son époux :

— Je suis encore très jeune, moi ; on dit que les chances de maternité nombreuse augmentent avec l’âge…

Constantin l’interrompit :

— Depuis sept ans Byzance et le monde attendent un hoir. Qu’en pense le Patriarche ?

— Ce que le Théos a noué, rien ne peut le délier… décréta Tarasios, gravement.

— Est-ce une épouse, celle qui n’enfante pas de fils ?… demandait l’empereur à l’assistance.

Staurakios marcha sur le patriarche.

— Ta Sainteté probablement estime que le sacrement de mariage fut institué afin de prémunir la perpétuité de la race contre l’intrusion du sang étranger ?

— Je le pense,… affirma Tarasios.

Aétios comptait sur ses doigts les arguments :

— Afin de constituer une seule chair avec deux chairs, afin de créer ainsi la vigueur d’une race, qui, de génération en génération, ferait accroître, dans son essence, la même substance de sang chrétien, de foi chrétienne toujours plus robuste pour confesser à travers les siècles la divinité triple et une…

Tarasios approuvait de la tête :

— Consubstantiellement.

Sur ce mot, il se signait avec deux doigts.

Tous murmurèrent :

— Consubstantiellement ;… et se signèrent.

— Et si cette condition de la perpétuité de la vie mâle, but du mariage, semble ne pas devoir être remplie ?… opposait Eutychès.

Tarasios pressentit la déduction qui devait aboutir au vœu du divorce. Il se défendit fermement :

— Ce que le Théos a lié, aucune force humaine ne le peut délier.

— Pas même la sagesse de Ta Sainteté ?… offrit Pharès, flatteur.

Tarasios secoue la tête :

— Ma Sainteté est impuissante à délier cela !

Constantin se croisait les bras, pour ricaner.

— Alors tu es moindre que le Pape latin qui lie et qui délie… ?

— Le Pape latin trafique de la vérité et du mensonge,… riposta, méprisant, Tarasios.

Il se leva, s’éloigna.

Aétios le poursuivit :

— Le Décret de Foi te donne cependant tout pouvoir dans les choses spirituelles.

Staurakios insistait en gesticulant avec son reliquaire d’émaux bleuâtres :

— Il te donne le pouvoir absolu…

L’un et l’autre arrêtèrent Tarasios par les pans de la dalmatique :

— Ne laissez pas sortir le patriarche avant qu’il nous ait entendus.

Pharès rassemblait sa robe d’apparat pour les rejoindre :

— Il parlera dans la salle de porphyre, devant les Icones impériales…

Eutychès s’emportait en toussant, en frappant de sa haute canne bleue le sol dallé.

— Il nous trahit, celui que nous avons élevé au pontificat.

Et les eunuques, en tumulte, sortirent derrière lui.

Feignant d’indifférence Constantin resta seul avec sa mère et sa femme. Éperdue, Marie embrassa les genoux de l’empereur, et sanglotait :

— Tu m’as délaissée, tu m’as mise sous les pieds des prostituées, tu m’as ôtée de ta présence… Et maintenant tu veux que le titre d’épouse même me soit enlevé…

Constantin, froidement, résumait le problème :

— Ton Augustalité a entendu. Le manque d’héritier mâle excite les espérances des séditieux… Tout dépérit à cause de ta stérilité.

Marie joignait les mains :

— Ô Despoïna, ne direz-vous rien qui me défende

Irène, pitoyable, répondit cependant à sa bru :

— Le Théos se détourne de toi, lui-même. Tu sais : je t’ai choisie sans naissance pour la sainteté de ton aïeul Philarète, et pour les vertus de ton esprit ; mais les défauts de ton corps nuisent au destin de l’État…

— Peut-il naître une pitié en vos cœurs… Je t’adore, Constantin… Te voir, c’est la lumière… Te quitter, c’est l’ombre… Tu me précipiteras dans la nuit…

Implacable, il niait :

— Tu me hais, toi…

— Ah !… criait Marie, comme blessée par le fer.

Caressant les accoudoirs de son trône, il accusa :

— Tu me hais certainement… Que ta sincérité m’écoute… Tu as suivi mes pas… Tu as épié mes gestes… Tu as été l’espion de mes pensées.

— Je t’aime. Je voulais que rien de toi ne fût étranger à mon âme ; je voulais souffrir toutes tes douleurs, me réjouir de toutes tes joies…

— N’utilise pas la grammaire des rhéteurs. Aucune de mes joies ne te réjouissait. Tu ne veux pas boire, et tu baisses les yeux quand les danseuses retirent leur écharpe.

L’épouse, du regard, implora l’impératrice qui détourna son visage :

— Il convient que je me critique. En vous unissant, je me suis trompée.

Marie rectifia.

— Tu ne t’es pas trompée pour moi.

— Je me suis trompée pour toi, pour lui. Mon espoir était que ta vertu l’influençât.

— Sa vertu me rend plus ivrogne qu’un Scythe, et plus voluptueux qu’un Sarrasin, tant elle semble l’ennuyer elle-même…

L’épouse s’affaissa sur le siège de pierre :

— Je ne crois pas avoir de torts.

Croisant les mains contre son ventre lui conclut :

— Tu as le tort de rester stérile… Tu n’engendres ni les fils, ni la joie, ni la vertu. Depuis que tu es mon épouse, j’acquiers des vices.

— Il est vrai…, constatait Irène…, tristement.

Constantin ne ménagea plus rien :

— Tu flétris ta beauté par les jeûnes, les veilles. Tu refuses d’employer les onguents, l’art des masseuses, les parfums ; et tu sembles te désoler dans ta dévotion…

— Je me désole du mensonge que la vie révèle… Je suis malheureuse…

Maussade, Irène haussa les épaules :

— Ce n’excuse rien. Tu es une femme sans force pour résister à la peine, pour propager le bien, pour engendrer les empereurs… Faible, tu es indigne de ton rang…

— Voilà longtemps que je l’affirme. Ma mère, enfin, m’approuve.

Irène interrogea brusquement sa bru :

— On dit aussi que tu blasphèmes… que tu piétines les saintes images.

— Il suffit qu’un serviteur t’ait entendue… appuie l’empereur.

— Je comprends. Vous recueillez des témoignages contre moi.

— Tout témoigne contre toi : le ciel et les hommes !

— Les prostituées aussi !… proféra l’épouse.

— Ne jette pas d’injures au hasard. Tu apportas le malheur dans le palais. Sois humble devant toutes…

— Certainement depuis que ton pied innocent a foulé les dalles du seuil…, précisait Irène,… l’ouragan du malheur a sifflé par ici.

— J’ai failli, depuis lors, me séparer de ma bonne mère,… s’écria Constantin… J’écoutais les conseils pernicieux des iconoclastes.

Marie se releva lentement :

— Tu séduisis la simplicité de mes cubiculaires, à cause de moi, sans doute…

— Parce que tout ce qui pouvait te déplaire me parut excellent !

— Tu l’entends,… fit Irène, résignée à cela :… tu n’as pas su te faire aimer.

— Oh ! le Théos lui-même ne peut m’aimer…

— Et, à cause de cela, tu hais le Théos, tu blasphèmes Christ comme une païenne ; tu détestes ma vie…

— Je déteste ta vie, moi ?…

Elle dit cela, navrée. Son mari s’approcha d’elle, et à voix sourde :

— Faut-il le dire ?… On assure que tu prépares des liqueurs mortelles et que tu les mêleras à mes aliments, un jour.

Irène s’enfonçait dans son trône de pierre brute :

— Je l’ai entendu dire aussi. Mais rien ne le prouve. J’ignorais cependant tes blasphèmes… Écoute-moi, aimes-tu Constantin ?

— Je l’aime.

— Alors, avoue que tu fabriques des liqueurs mortelles.

Marie se redressa, bondit, fut debout, et ses mains battaient l’air. L’Impératrice elle-même lui commandait le mensonge atroce, ou bien la soupçonnait de meurtre. L’amante suffoqua. Constantin se promenait impatiemment, depuis les lauriers jusqu’aux balustres de la terrasse, jusqu’aux spectacles de la ville, du Bosphore, de la côte d’Asie, rose et bleue, dont brillaient les villas blanches étagées.

— Comment avouer une chose fausse ; pour me perdre ?… demanda Marie qui s’étrangla.

Constantin la pressa :

— Si tu m’aimes, avoue.

Marie se cachait la figure dans les bras :

— Ensuite, le patriarche prononcera le divorce ; n’est-ce pas ?

— Pense !… démontre Irène… Les ambitieux reporteraient sur l’héritier futur leurs espoirs. L’empire, pendant quinze années, jouirait du calme. Nous assurerons la prospérité des villes. Nous enrichirons les thèmes. Les récoltes seront nombreuses, et les coffres des marchands devront être agrandis. Nous entretiendrons des armées barbares qui repousseront les Sarrasins loin des frontières… Au lieu de servir à l’achat des ambitieux, l’or de Byzance maintiendra sa force.

Constantin saisit les poignets de Marie et la secoua :

— Parle. Tu portes sur ta langue la victoire de l’empire, ou sa déchéance.

L’Impératrice dissertait :

— Si tu aimes Constantin, tu dois avouer, afin que la gloire de Byzance devienne sa gloire. Si tu ne l’aimes pas, tu dois avouer, afin que la chrétienté triomphe des Sarrasins… Écoute ton âme. Elle te conseille d’avouer dans l’un et l’autre cas, soit que tu aimes Constantin, soit que tu révères le nom de Christ…

L’épouse laissa fléchir ses bras qui masquaient son visage :

— Mon âme ne me dit pas de rechercher le malheur.

Constantin la brutalisait.

— Elle te dit de piétiner la figure du Christ.

Irène attira Marie contre son trône :

— Avoue, Marie, pour moi qui t’ai donné des jours de triomphe…

— Il ne fallait pas me donner des jours de triomphe ! Mieux valait me permettre de vivre auprès de Philarète, le saint, sans amour, sans gloire, sans mission… Je ne puis avouer le crime que je n’ai pas commis.

Alors Constantin la menaça, les yeux contre les yeux.

— Il en est qui peuvent te convaincre…

— Il en est beaucoup qui vendent leur témoignage pour un peu d’argent.

— N’accuse pas lorsque l’on t’accuse. Il faut te disculper d’abord.

— Avoue courageusement…, conseillait la mère… On te donnera un monastère dans les îles… Et tu vivras au milieu d’une paix somptueuse.

Marie se frappa la poitrine.

— Comment, moi qui t’aime, Constantin, moi !… puis-je confesser le crime de vouloir ta mort ?…

L’empereur rit méchamment.

— Tu m’aimes ?

— Regarde ma figure, amaigrie par la peine, et calcule combien chacune de tes duretés creusa de rides autour de mes paupières… Calcule, et dis, après si je t’aime, ou non…

— Tu souffres dans ta vanité, uniquement… Moi je souffre dans tout le corps de l’Empire que ton obstination menace de ruine.

Dépitée, Irène lâcha la main de Marie :

— Tu ne nous aimes pas, ni lui, ni moi, ni Christ, ni Byzance. Tu es sans force contre ta vanité, Marie…

— Je suis sans force contre la vérité.

Constantin se promenait à grands pas.

— Je te l’ai toujours dit, mère : elle n’avouera point.

Irène empoigna les voiles de sa bru :

— Et pourtant tu m’avais promis obéissance, tu m’avais dit : « Je serai dans ta main comme un baume qui assainit. Tu m’emploieras pour guérir le malade. Ensuite tu me cacheras au fond d’un coffre, jusqu’à ce que tu aies à nouveau besoin de ma vertu. »

L’empereur trépignait et serrait les poings :

— Elle n’avouera plus… elle n’avouera plus !… Me voici sans espoir dans la vie, sans espoir de postérité mâle ni de gloire, ni de force. L’Arménienne détruit tout, tout !…

Irène s’agriffait aux bras de Marie.

— Avais-tu dit ces mots ?

— Je les avais dits, reconnut la jeune femme loyalement. Tu as usé du baume.

— Et le malade n’est pas guéri !… Avoue que tu fabriques des liqueurs mystérieuses ; et tu tiendras ta promesse… comme une fille de Christ… Aie la force du sacrifice utile à la chrétienté des peuples.

Les yeux clos, Marie refuse.

— Je demeure sans force contre la vérité…

— Puisse une pierre s’écrouler par accident sur ta tête… quelque jour… crie l’empereur.

Irène se lève de son siège et terrible :

— Il y a des pierres qui tombent par accident des vieux murs… Marie !

L’Arménienne se réfugie loin de la mère et du fils.

L’amant de Théodote s’écriait :

— Tu la détestes aussi, mère !

Irène s’avança vers la jeune femme, la main tendue.

— La personne de Marie me reste chère. J’aime sa faiblesse et sa douceur, comme je les aimai. La condamnant, je m’attriste.

Marie baisa les doigts offerts et sanglota.

— Tu t’abuses sur ses mérites… protestait l’empereur… Par l’affectation de sa vertu elle veut acquérir les sympathies utiles du patriarche. Elle veut mettre son attitude en contraste avec mon amour de la vie. Ainsi elle détournera de nous le parti des « montreurs de sainteté ». Elle gagne l’approbation de ces moines mendiants, qui, de borne en borne, lui acquièrent dans les rues la renommée populaire par leurs homélies. Elle intrigue partout, l’Arménienne !

Irène réfuta l’injustice :

— Marie n’est qu’une pauvre femme désespérée de ne point plaire à son maître.

— Comment ? Tu l’as tirée de rien ! Elle a connu la dignité suprême ! elle obtient tout ce que lui refusaient sa naissance et son destin. Voici que nous lui demandons le sacrifice momentané de ces avantages ; et celle à qui ce caprice de notre mansuétude donna les heures inespérées de l’empire, celle-là veut garder indûment ce qui lui fut prêté, dussent périr Byzance et notre race, et toi, et moi… Et tu prétends qu’elle nous aime !

— Qui accomplirait sans hésitation un pareil sacrifice ?… réplique Irène… Toi, sans doute ?

— Moi ?… balbutie Constantin, ahuri.

Sa mère sourit :

— Ne blâme pas une faiblesse que tu ressentirais plus lâchement.

— Tu vas recommencer à me haïr, maintenant que, pour te plaire, j’ai laissé crever les yeux de mes amis et couper les langues de mes oncles… Ta Piété a toujours raison. Je suis un âne, un âne ; et tu me mènes avec le bâton.

Il proféra ces derniers mots en partant. Toutes deux le virent qui courait presque dans l’essor de ses manches dorées, et qui soulevait la poussière avec ses bottines rouges. Il gesticula beaucoup avant de disparaître.

Dès qu’il fut loin, sa femme s’éplora davantage, s’étant alanguie près d’Irène qui songeait :

— Pourquoi cesses-tu de m’aimer, Despoïna ? Pourquoi retires-tu ta main de ma main ?

— Tant que ta vie fut un espoir pour Byzance,… avouait Irène, douce et sérieuse,… je la chérissais. Si tu deviens un obstacle au triomphe, je me dresserai contre toi !

— Alors, je ne fus rien qu’un instrument pour ta force… questionna l’épouse avec une humilité infinie ?

Irène s’humilia davantage :

— Moi-même je ne suis que l’instrument d’une pensée.

— Tu le dis !

Alors, évoquant les tristesses de sa mémoire, l’Athénienne soupira :

— Tu me juges sans équité.

— Pour la grandeur de l’État, tu sacrifierais ton fils lui-même, toi !
Irène, lentement, attira Marie contre sa
poitrine…
Voir le texte.

Irène, lentement, attira Marie contre sa poitrine et lui murmura d’une voix grave.

— Rien n’est plus haut que la grandeur d’une idée… Il faut que l’empire d’Orient et celui d’Occident s’épousent. Alors la guerre des siècles finira. J’ai conçu de faire Byzance assez belle pour que le Franc la demande en union. J’atteindrai ce but ; et ni ton cœur fragile, ni les instincts de mon fils ne prévaudront contre cela.

Elles restèrent silencieuses ; elles examinèrent leurs sincérités, jusqu’à ce que Marie tentât encore la compassion :

— Tu exiges que je brise mon sort, que je relègue au cloître mes désespoirs.

Irène, sans faiblesse, prononça :

— Je l’exige. Tu dois obéir si tu respectes ta promesse de chrétienne.

— Tu n’as donc jamais aimé, toi ; tu n’as donc jamais frémi de joie en désirant qu’une vie d’homme tremble dans ta vie ?

Irène baissait le visage, et se protégeait avec les plis de son manteau.

— Prends garde : tu touches à ma douleur.

Soudain, Marie espéra :

— Si tu as aimé, tu ne me condamneras plus !

— À moins que je ne me sois condamnée d’abord.

Irène fixait les yeux à terre pour ne point voir ni s’attendrir.

Et Marie, de toute son angoisse :

— Tu n’aimais pas, si tu t’es condamnée, ainsi que tu me condamneras !

— Ma fille !… ma fille !…

La mère, étroitement, étreignit sa bru.

— Tu n’as pas aimé… Despoïna,… accusait toujours Marie… Oh !… me voici déjà une chose morte.

Ayant dit, elle se jeta contre terre.

— Ta peine me fait mal.

La victime voulut éviter cette forme impériale enveloppée de voiles et d’or qui se penchait vers sa misère :

— N’approche pas… N’approche pas ta cruauté de ma faiblesse…

— Lève ton visage vers moi,… commanda l’impératrice, les mains offertes.

L’épouse s’enveloppait la figure dans son voile.

— Regarde, Marie, regarde :… mes yeux larmoient.

Elle délia les bras de Marie et la contraignit à la voir, doucement.

— Ah ! tu as donc aimé, toi… Maîtresse du monde ! Essence des Éons, Langue du Théos ! Oh ! tu as aimé.

— Tu le vois, puisque je pleure avec toi.

— Tu as aimé et tu me demandes d’obéir, d’abolir pour jamais la félicité de le voir !…

— Je te le demande… ; mais j’ai le droit de te le demander.

Irène dit cela d’un ton ferme et noble, malgré le grelottement des mots.

— Toi aussi tu as cessé de le voir ?… demanda Marie, qui crut deviner… Mais il n’est plus vivant, l’empereur Léon !

L’Athénienne secoua la tête :

— Ce n’était pas l’empereur Léon.

Avide de savoir, Marie, encore à genoux, s’écarta.

— Aurais-tu péché ?

— Ma chair n’a pas péché,… dit la veuve, simplement.

La chaste se dérobait au regard, et doutait :

— Ta Sagesse veut me détourner de ma peine au moyen de fables.

Sans parler, elles gémirent un instant toutes deux, l’âme dans l’âme.

— Tu le sauras par sa bouche aussi,… promit tout à coup Irène.

Elle frappa dans ses mains. Un serviteur parut qui sortit aussitôt pour obéir au signe de trois doigts levés.

— Tu ne cesses pas de le voir, toi !… fit l’Arménienne presqu’envieuse.

— Nos esprits s’entendent, mais loin de nos corps. Écoute-moi. Il enseignait dans Athènes, quand on commença de vanter mon adolescence. Il portait une jeunesse imberbe. Les plis de sa tunique parfumaient l’air. À ses lèvres, les paroles de science bruissaient comme le vol des abeilles légères et laborieuses… Il expliquait le cours des astres, les vertus des nombres, la vie de la mer. Bien qu’il eut l’âge d’un disciple, les vieillards caressaient, en l’écoutant, leurs barbes. Il mesurait les sphères avec le compas ; et ses doigts resplendissaient de grâce… Oh ! j’ai vu l’univers sur ses yeux forts, à travers le rythme de sa parole cadencée… Et j’aimai l’univers en lui qui l’exprimait !

Elle s’interrompit, pâmée en sa passion ressouvenue, devant l’admiration de la jeune reine :

— Comme tu es heureuse, en te rappelant !

Irène alors continua, et elle assistait à la magnificence de sa jeunesse :

— Écoute. Il encouragea ma beauté. Il peupla mon intelligence ébahie. Auparavant j’étais comme une campagne déserte… Dès que je le connus, les oiseaux lumineux du savoir commencèrent à voler sur toutes les fleurs qui s’épanouirent. La lumière grandissait en moi… Pareilles aux essaims blancs des nymphes, les idées nouvelles accoururent. Je me sentis pleine d’espoirs actifs. Ensuite mon âme fut une large route où passèrent avec leurs dieux, leurs armes et les images de leurs villes, les peuples d’autrefois. De chaque cortège se détachaient des héros, des poètes, des philosophes, pour demeurer en ma mémoire avec leurs maximes et leurs hauts faits. Bientôt ils s’assemblèrent comme les habitants d’un bourg ombragé qui écoutent les conteurs auprès de la fontaine. Ce fut comme un camp : les bruits de l’histoire y retentirent. Plus tard, il éleva, dans mon intelligence, un temple où les Philosophies dissertèrent. Et le peuple d’idées grandit toujours. Je finis par me connaître ainsi qu’une ville impériale, dorée par ses dômes, pavoisée par tous ses étendards, traversée en mille sens par des voies diverses où se pressent des cohues de souvenirs, où triomphent des cortèges de visions, où se hâte une humble populace de syllogismes.

— Vraiment, tu te sentais comme une grande ville, quand tu l’aimais ?

— La ville regarda le ciel de tous ses visages haussés,… répond l’extase d’Irène à la dévotion de Marie… La ville admira les Forces. Elle vit à la face du Théos le sourire de l’homme qui le nommait.

— Oh ! oui, tu l’aimas… Tu l’aimes…, balbutie Marie conquise.

Et Irène, ravie :

— Il m’aima davantage, lui !…

La bru se penche davantage, avide d’écouter ;

— Dis encore !

Irène lève les deux doigts de sa dextre.

— Il voulut qu’un empire devint le reflet réel de notre intelligence, le corps de notre âme double.

Marie comprend :

— Byzance !

Irène se rassied dans le trône et sourit.

— Ses poèmes illustres vantèrent ma beauté savante ; ils l’annoncèrent aux hommes jusqu’à ce que l’Empereur averti m’envoyât des émissaires.

— Tu l’aimais,… s’étonne Marie… : et tu consentis à épouser Léon !

Enivrée de son récit, Irène lui met la main sur la bouche :

— Écoute, écoute en silence. Par peur de céder à sa passion envers moi, afin que je fusse une épouse loyale et vierge dans le lit impérial, une épouse qui dominerait son maître, noblement, il repoussa mes offres d’amour.

Comme elle prononce ce mot, extasiée, Jean Bvthométrès vieux et lourd dans sa bure noire, arrive sur la terrasse derrière l’esclave. Il s’arrête, et attend. Elle poursuit :

— Mes offres d’union, mes offres et mes prières, cet homme-ci les a repoussées, lui qui m’a créée toute, qui engendra mon esprit. Cet homme-ci que tu vois, Jean l’eunuque, se retrancha volontairement et par mutilation du nombre des mâles : ainsi la faiblesse de notre chair ne put trahir la grandeur de nos desseins…

Déclamant cela, elle en impose violente et superbe, radieuse de leur sacrifice.

Jean s’approche :

— Ta Piété demande son serviteur ?

La haute voix dominatrice d’Irène ordonne :

— Témoigne du sacrifice qui fut fait à notre idée du monde par ta passion et par ma passion.

— Tes paroles ne mentent pas,… affirme l’eunuque simplement.

L’impératrice s’incline alors vers le visage épouvanté de l’Augusta.

— Penses-tu maintenant que je puisse te demander un sacrifice moindre, à toi qui connus le bonheur de blêmir sous le baiser de l’époux.

— Le Théos m’éclaire !… hurle le désespoir de Marie qui s’écroule la face contre le sol.

— Que Ton Équité pèse notre œuvre !… prie Jean, sévère… Qu’elle-même juge si une passion humaine doit compromettre le sort du monde en perpétuant la guerre intestine.

Marie frappe la terre de ses poings.

— Comment moi, chétive, puis-je, en aimant parmi les douleurs, perpétuer la guerre ?

— Tu l’as entendu,… reprend Irène persuasive… : si l’impératrice ne donne point d’espoirs lointains aux factieux, demain ils se ligueront contre notre œuvre. Ils renforceront le parti des iconoclastes ; ils persuaderont à la populace que c’est honte de s’allier au Franc ; et Byzance demeurera sans force contre les Sarrasins. Karl tournera ses armées contre nous.

— Vienne au contraire la mère d’un fils,… annonce Jean,… les factieux reportent sur l’héritier leurs espoirs. Ils s’endorment dans l’attente. Ta générosité achève l’édifice de notre œuvre. Les empires chrétiens se réunissent. Notre très pieuse Irène, veuve, peut un jour échanger son anneau avec Karl le Franc… Byzance, cerveau du monde, commande aux efforts du monde, ainsi que le désire la Loi des Choses.

Irène attire dans ses mains les mains de Marie, et lui soulève le buste, la tête penchée.

— Pèse ton destin et celui des peuples. Compare. Décide.

— Si tu t’opposes au salut des hommes, comment oseras-tu reparaître devant ta conscience ?… lui demande Jean.

Et Marie, pleine de crainte jalouse :

— Mais où trouverez-vous l’épouse féconde ?

— Elle est ici,… murmure le Mesureur de l’Abyme.

Un cri furieux convulse l’épouse trahie :

— Théodote, la prostituée !

— N’insulte pas celle qui sera demain l’Augusta,… commande Irène.

Marie s’abîme encore, et frappe le sol de ses poings.

— C’est elle, c’est elle donc… Oh !… oh… Le Théos a voulu qu’elle devînt féconde encore !

Elle se roule à terre ; ses dents grincent.

— Vois, nous te supplions,… dit Irène s’agenouillant auprès d’elle, et la redressant… Lui le sacrifié, moi la sacrifiée… nous te supplions. Moi la maîtresse des Romains, j’embrasse tes genoux de sainte, moi qui t’ai tirée de l’obscur pour que tu connaisses les joies du Palais avec celles de l’amour.

— Comment avouer un crime faux ?… pleure Marie, persuadée, désespérée… Ne plus le voir aussi ; ne plus le voir jamais !… Et puis quel signe observez-vous de cette fécondité ?… Non ! Que ce soit une autre, une autre que Théodote, une autre dont il n’aime point l’âme, mais dont il aime seulement le corps !… Quel signe avez-vous de sa fécondité ?… Quel signe ?

— Elle-même prouve sa maternité… répond Irène triste de l’accabler.

Marie sanglote.

— Ta Piété se trompe !…

— Elle a prouvé sa maternité, là, devant le patriarche et les dignitaires. Les matrones appuyèrent sa déclaration, comme l’Autocrator l’avait ordonné, afin de convaincre, en sa présence, le patriarche sur l’urgence du divorce…

L’épouse alors suffoque :

— Ah !… ah !… Oh ! quelle faute de mes ancêtres faut-il donc expier, aujourd’hui, moi sans forces, moi sans vices, moi misérable !…

— Ne te lamente pas vainement,… dit Bythométrès, consolateur… Accepte en chrétienne la malédiction du Verbe. Tu pardonneras le mal que nous te faisons, si tu mesures la magnificence de l’œuvre au nom de laquelle tu souffres.

— Pourquoi celle-ci usurpe-t-elle mes joies,… crie Marie révoltée ;… celle-ci que j’ai choyée de mon affection de sœur…

Irène la prend à la taille et l’embrasse à la joue :

— Tu recherches ce qui augmentera ta peine.

— Si, du moins, je pouvais mourir de ma peine.

— Pourquoi mourir,… demande Jean ?… Espère devenir comme Sa Piété, et comme Ma Dignité, un esprit plus fort que ses passions. Retranche aussi de toi la bassesse de l’amour, la sottise du sentiment. Élève-toi jusque la contemplation d’une œuvre.

— Écoute. Il te montrera l’Harmonie des Forces.

Et Irène, tout en lui parlant, se fait câline, la dorlote :

— Il peuplera ton cerveau d’idées différentes, comme les gens de toutes les nations peuplent Byzance, tête du monde. Et tu sentiras des jouissances indicibles.

— Que Ton Esprit devienne la complice de notre œuvre !

— Et tu auras deux cœurs pour te chérir,… poursuit Irène aimante,… deux âmes pour te penser, deux pouvoirs pour te rendre semblable aux puissants.

— Je ne veux qu’aimer Constantin.

— Il te hait !… gronde Irène, la serrant plus dans ses bras.

— Je l’aime. Je le ramènerai jusqu’à moi lorsqu’il sera vieux et que ses instincts auront perdu leur vigueur.

— Il t’a menacée de mort. Il a parlé de pierres qui tombent à propos du haut des murs lézardés.

— Je l’aime pour le jour où il cessera de vouloir ma mort.

— Si tu l’aimes, cesse de le faire souffrir,… conseille Jean, logique… Ce matin encore il se roulait à terre, dans sa rage, parce que Théodote lui refuse des baisers depuis qu’elle se croit mère. Les pêcheurs arrêtent leur barque afin de l’entendre se lamenter.

Marie saccage sa chevelure :

— Il faudra que je mente en avouant le crime faux ; il faudra que je perde à jamais la vue de Constantin.

Irène l’étreint mieux contre son cœur.

— Ta raison va consentir.

Jean exploite la menace de César :

— Si la pierre tombe du vieux mur, par hasard, tu n’auras plus la chance de revoir jamais l’Autocrator. Mais, si tu avoues, tu sortiras du cloître, plus tard. Vieux, il reconnaîtra ton dévouement, il te rendra sa confiance.

Irène recueille dans des baisers les sanglots de la malheureuse.

— Ta raison va consentir, Marie ?

L’Arménienne se débat pour douter.

— Théodote est-elle vraiment féconde ? Ne masque pas la vérité ?

— Si Ton Augustalité le veut, elle-même te le jurera,… déclare Jean, résolu aux cruautés nécessaires.

Marie se débarrasse de leurs gestes, écarte ses cheveux :

— Laisse-moi la voir seule à seule, et, si elle me promet une chose, j’avouerai… Dis, Maîtresse des Romains : dans quelle île serai-je reléguée ?

— Dans celle que tu nommeras ;… promet Irène, soumise.

Alors, l’Arménienne dicte sa volonté.

— Une île du Bosphore, la plus proche du palais… veux-tu ? À travers les feuillages des jardins, je pourrai, en temps clair, apercevoir ces murs derrière lesquels il respire.

— Je te le promets… répond Irène franchement… Deviens plus robuste que ta douleur, ma fille !

À peine Irène, l’a-t-elle encouragée que la jeune femme se précipite dans ses bras. Doucement l’impératrice se détache et sort.

Marie demeura, le front posé contre l’appui du siège en pierre.

Deux jours plus tard, dans une salle de Daphné, Théodote s’avancait la tête basse. Elle fit clignoter les franges de sa robe, s’étant mise à genoux.

Marie qui priait se retourna, la regarda, étrangla et murmura :

— Parle… — De la vie s’agite dans mes flancs. Je le confirme devant Ta Majesté…

— Je saluerai donc l’insolence de ton bonheur…

De ses mains tendues vers la rage de l’épouse, Théodote se protégeait :

— Ne veuille pas me confondre au moyen de paroles amères… D’abord, j’ai réclamé la paix du cloître.

— Tu mens,… s’écria Marie. Brusque, les poings serrés, elle s’élança même.

Théodote s’enfermait dans son voile :

— On ne te l’a pas dit ?

— Je ne sors plus du gynécée depuis qu’il me chassa un jour jusqu’à la rue…

— On ne t’a rien dit parce que l’on craignait que tu n’aidasses mon désir.

— Ton désir n’était pas sincère.

— Pardonne. Il l’était… Devenue mère, sans noces légitimes, comment paraître devant tous ? Ma faute donnait du scandale. C’était peu d’une vie entière consacrée au Théos pour expier. Christ a réprouvé le scandale dans maintes paroles des saints livres, parce que le scandale corrompt les simples. Alors le maître a déclaré me prendre pour épouse… Que Ta confiance le croie ? Je t’en supplie, que Ta confiance le croie ! J’obéis seulement au maître…

— Ton ambition et ton intrigue obéissent.

La haine de Marie n’épargnait pas la honte de Théodote qui, pourtant, continua :

— Si l’on ne t’a pas dit mon désir sincère d’expiation, tu as, du moins, entendu l’Autocrator pleurer et gémir durant les nuits, durant les jours, parce que, esclave de mon vœu, déjà je refusais son approche… Il est impossible que Ta perspicacité ne l’ait pas entendu.

— Du gynécée, j’écoutais geindre ce chagrin. Ainsi tu avivais, hypocrite, son désir ! Pour toi, il brame comme un cerf au printemps. Pour moi, il hurle comme un loup, avide de sang.

Souple et timide la cubiculaire s’efforça d’apaiser cette rancune.

— Il est le Maître, l’œil du Théos, celui auquel on ne résiste pas.

— Tu t’accommodes de ne pas résister.

— Le Théos mène le destin de tous…, protestait la pieuse concubine… Si tu prétends me haïr, tu offenseras le ciel qui m’a visiblement élue…

— Visiblement ?

— Tu te révolterais en vain…

— En vain ; oui.

— Alors,… acheva Théodote sur un ton de confidence…, aie pitié de Constantin qui heurte sa tête contre ma porte, depuis que je refuse son approche. Aie pitié de lui, si tu penses l’aimer. Avoue le secret des poisons. L’enfant qui frémit dans mes entrailles bénira plus tard ton aveu, et tu auras une vieillesse chérie par tous.

La suppliante se baissa. Ses lèvres, effleurèrent la robe de Marie qui, après l’avoir considérée, la releva :

— Tu ne sens pas les blessures que tu déchires… C’est toi… Laisse-moi te voir… Toi que le Théos protège, toi dont il pare la vie de toutes les félicités… La beauté t’a servie… Pourquoi enseigne-t-on que c’est un bien médiocre et périssable ?… Elle t’a donné ce que me refusent ma piété, ma vertu, tout ce que ma piété et ma vertu,… les mots dérisoires !… n’empêchèrent pas de follement souhaiter ! Ô Théos, tu promets d’écarter les tentations… Et voici : je pantèle ainsi qu’une gouje ivre, au nom de Constantin. Et voici : je rirais de joie folle si je voyais le sabre du bourreau voler sur ce col frêle, si le sang de cette femme s’épanchait et fuyait comme une horde de vipères rouges jusqu’aux coins extrêmes de la salle…

Elle repoussa Théodote et s’enfuit comme devant la peur de tuer. Mais celle-ci fut perfide :

— Crains que la démence ne justifie, en outre, le divorce !

Contre elle, Marie se rua, la saisit dans ses griffes :

— Oh ! ta bouche, ta gorge,… ce qu’il a saisi de ses mains fiévreuses… Je hais ta bouche, je hais tes mains que ses mains cherchèrent.

Effrayée, Théodote se dégagea.

— Reste loin, sinon j’appellerai.

L’Arménienne dut s’apaiser :

— N’aie pas peur ; car il faut que je t’implore…

— Tu vois, c’est ton tour d’implorer…, risqua Théodote, doucement.

Sous l’outrage, la souveraine frissonna :

— Oui… Fais attention à mes paroles… Si je consentais à l’aveu pour que lui cesse de souffrir en te désirant, si je consentais…

— Oui, si tu consentais…

— Fais le serment, jure, que tu mèneras Constantin, tous les samedis, sur la terrasse de Chalcé, à l’heure du crépuscule. Jure sur l’icone pendue à mon cou.

— Je le jure !…

— … Et que tu prononceras mon nom, au cours d’une phrase, devant lui.

— Je le jure… en vérité.

— Et que tu feras, à ce moment précis, lâcher par ta suivante, une de ces colombes qui volent à tire-d’aile vers les îles du Bosphore, dès que la liberté leur est rendue.

Sincère et solennelle Théodote affirma :

— Je ferai cela, je le jure sur la face de Christ mort pour nous acheter.

— Ainsi, je saurai que mon image aura traversé un instant sa pensée, pendant le vol rapide de la colombe revenant à l’île où je prierai.

Attendrie, Théodote embrassait les genoux de l’Augusta :

— Ne pleure pas, afin que je ne pleure pas non plus…

— Mais si tu manques au serment,… je te le jure également sur la face de Christ,… tu connaîtras le courroux du Théos.

— Je ne la crains plus, car je tiendrai le serment.

— Alors je t’aimerai dans ma prière… peut-être.

— Tu consens donc à l’aveu ?… s’écria Théodote illuminée de joie naïve.

L’épouse, ferma les yeux :

— Puisqu’il continuera de souffrir si je n’y consens pas…

— Ah !… Ah !… tu avoues !… Oh oui, tu l’aimes aussi.

Théodote, ivre de bonheur, courut vers Chalcé, avec des accents de gloire :

— Marie l’Arménienne avoue le secret du poison… Elle avoue !…

On entendit la voix se prolonger dans les couloirs.

— Ô victorieuse, oh !

Longtemps, la parole exécrée retentit. Des rumeurs lui répondirent.

— Tu m’écrases, Théos !… sanglotait l’Augusta, en se frappant la tête.

À partir de cette heure, Constantin alla par tout le Palais montrant à quiconque des vases remplis d’une liqueur infecte qu’il prétendait être le poison cuisiné par sa femme jalouse et meurtrière. Irène ne démentit pas cette allégation. Elle laissait entendre que sa bru, affolée par les peines sentimentales, avait, dans une heure d’égarement, cédé aux suggestions de la vengeance. Les gens de cour estimèrent adroit de déserter les appartements où ils rendaient hommage d’ordinaire à l’Arménienne. Bientôt cent bavards se trouvèrent pour confirmer les imputations. Fort de cette opinion générale, l’empereur fut harceler Tarasios. Il exigea qu’il fût remédié à cet excès d’infortune en voilant la pécheresse et en annulant le mariage. Le patriarche s’y refusa, publia même hautement l’imposture. Toutefois les faux témoins contredisaient à loisir.

Théodote ne cessa point de se dérober aux caresses de son amant. Esclave de son instinct, lui-même résolut d’expédier au patriarche un ordre formel. Tarasios renvoya les émissaires. Le peuple tenait pour son pontife, comme le clergé. Les courtisans au contraire, mettaient tout en œuvre pour transférer à la concubine les pouvoirs et le sceptre, pour faciliter au souverain l’assouvissement de sa passion. De ce secours important ils espéraient la récompense. Le spectacle était bizarre de ces stratèges, chefs de gardes impériaux, officiers, eunuques et palefreniers aux abois. Férus de rapprocher la couronne et la favorite, de rouvrir son lit à l’instinct du maître, tous s’entremettaient. Quelques officiers dégainèrent et voulurent passer au fil de l’épée le légat des monastères de Palestine bruyant approbateur de Tarasios, puis le syncelle du patriarche, lui-même.

Soumis à la plus méchante humeur, Constantin n’accordait nulle grâce. Il vouait les gens à la prison et aux supplices sur les rapports les moins sûrs. Il détestait les hommes, les moines particulièrement. À l’opposé de sa coutume, il ne quitta plus les salles de conseil. Examinant les pièces administratives méticuleusement, il relevait les erreurs sur l’avis de fonctionnaires humbles, intègres, sévères et méconnus qui se jouaient ainsi de leurs tyrans, tout à coup. Les concussionnaires et les agioteurs du Palais furent malmenés, destitués, punis, sans miséricorde. Nouveauté terrible et qui donna de l’angoisse à toute la foule des aigrefins, des écornifleurs, des intrigants, des intermédiaires, des suborneurs, des entremetteuses, des fonctionnaires, des soldats, des intendants ou des cubiculaires, lesquels trafiquaient clandestinement de toutes choses matérielles et morales.

Bien que les eunuques n’ignorassent rien de ces divers commerces, ils les toléraient, chassant toute illusion favorable à la probité de ces hommes avides et ambitieux. Pharès répétait qu’un malandrin avisé sert mieux l’État qu’un honnête imbécile. S’il prélève sur les bénéfices du trésor son larcin, il remplit du moins ingénieusement, avec le reste, les caisses officielles ; tandis que le sot impeccable appauvrit, par ses scrupules inopportuns, et l’empire et lui-même. En outre, Eutychès professait qu’un personnage équivoque appartient mieux aux chefs capables de le menacer de révélations, s’il n’obéit. Quiconque a commis un obscur méfait, par cela même, demeure au pouvoir de celui qui s’en doute à point. D’après ces judicieux principes, les logothètes gouvernaient le monde rétif et nombreux du Palais. Le rigorisme soudain de l’empereur les sépara brusquement de leurs auxiliaires les plus adroits, mécontenta la clientèle des dignitaires déshonorés, et menaça chacun dans sa place. Une conspiration grave était à craindre. Irène circonvint Marie d’Arménie pour qu’elle ne retardât plus l’aveu public dont l’infortunée, chaque jour, suppliait qu’on éloignât la date. Théodote exposait, du matin au soir, à tout venant, l’ingratitude souveraine. L’héritier du trône qu’elle portait dans ses flancs ne serait donc pas légitime ? À quels désastres prochains, l’empereur vouait Byzance ! Et elle adoptait le langage des prophètes, entrevoyant les ruines et les cataclysmes des Babylones impénitentes. Cela redoublait la fureur de Constantin à qui l’on ne manquait pas de rapporter le propos.

Lors, il fit prévenir Tarasios que, revenant à la foi de son père, il allait prononcer une palinodie solennelle, décréter de nouveau l’abolition des images, et condamner aux supplices les principaux orthodoxes. Le Théos détestait les idoles puisque, depuis leur restauration, les armées grecques ne connaissaient plus la victoire. À l’ouïr, le vieux parti militaire s’agita, recruta les mécontents, les déçus. Ce devint périlleux. Pourtant, au dehors, le peuple blâmait le Basileus. Les aveugles et les muets furent applaudis obstinément chaque fois qu’ils parurent dans les rues, par manière d’opposition. Jean Bythométrès pensa que c’était l’heure d’immoler la victime. Une plus longue compassion eût déterminé les pires catastrophes. La félicité d’une seule femme ne pouvait être cause d’émeutes, de conflits, de bagarres et de morts. Irène se décida.

Le dernier jour des fêtes religieuses consacrées à l’Épiphanie, comme Tarasios officiait dans l’église de Chalcé patriarcalement, et en présence de toute la cour, Eutychès attendit la fin du service, puis, s’étant incliné devant Irène, devant Marie d’Arménie assises sur leurs trônes aux côtés de l’autocrator, il les pria de confier au pontife ce qu’elles savaient sur les poisons.

Un murmure agita toutes les bouches. Ensuite il se fit un silence tragique rompu par le gémissement de la jeune femme. Irène dit à haute voix :

— Marie, tu ne nies plus ?

— Tu ne nies plus ?… répéta Constantin, oppressé… Parle.

— Il ne faut pas que je nie…, prononça Marie désolée…, car tu continuerais à souffrir.

Aussitôt, Constantin cria :

— Ta Sainteté a-t-elle entendu l’aveu ?

Le patriarche voulut se défendre contre une surprise :

— J’ai entendu… Je n’ai pas entendu un aveu spontané.

— Songe à ce que tu as promis, ma fille !… adjurait Irène montrant le ciel.

— Ton courage doit avouer… supplia Bythométrès, sans réticences.

Une longue angoisse précipita le sang dans tous les cœurs. Enfin Marie se prosterna devant Tarasios. Sa voix trébuchait, s’étouffait :

— Je supplie Ta Sainteté de m’imposer le voile et de me permettre d’invoquer le Théos, le reste de mes jours, dans une cellule de religieuse où je me repentirai de mes fautes.

— Dis clairement quelle fut ta faute !… requit sévèrement le Patriarche.

L’innocente jeta les yeux autour d’elle, cherchant une pitié qui ne se déclara point.

— Je ne puis crier ma honte, ni ma faiblesse, ni ma misère ainsi devant tous,… gémit-elle.

Staurakios proposait :

— Nous t’interrogerons et tu répondras.

— Nous pouvons recueillir ici ton aveu…, dit Aétios empressé… Voici le canicléios, détenteur de l’encre de pourpre, pour signer l’acte.

Jean Bythométrès ajouta :

— Et voici les logothètes pour témoigner selon ta parole…

Domptée par la lassitude, l’épouse consentit d’un signe.

— Qu’on ouvre les portes… ordonna Constantin… Laissez jusqu’à la grille entrer le peuple qui attend dehors pour être béni au passage du Patriarche… Il faut que l’aveu soit public.

— Moi, je te soutiendrai, ma fille… promit Irène à voix basse, et douloureuse de cette douleur.

Même, elle sut recueillir dans ses bras Marie qui s’évanouissait.

Habilement, avec une générosité feinte, Théodote, de sa place, dit :

— Moi aussi, je soutiendrai l’Augusta, car elle n’a péché que par jalousie et par grand amour.

Tarasios comprit cette duplicité, et il s’oublia jusqu’à reprocher :

— Vous usez d’une torture plus efficace que celle du bourreau.

— Tarasios soupçonne-t-il notre franchise ?… grondait Irène, impérieuse.

— Ceux qui adorent les idoles mentent…, rugit Constantin… Mais je briserai ton pouvoir. Je promulguerai les édits de mon père Léon. Je lancerai la force des soldats contre les tiens… Tu entends, Patriarche…

Dédaigneux, Tarasios s’assit en sa cathèdre :

— Les menaces de Ton Autocratie resteront sans effet contre moi, gardien de la Parole qui est la Loi plus forte que tes édits.

— Je t’ai élevé moi-même au-dessus des hommes…, proférait l’empereur…

Tarasios usa de malice :

— Aussi ne rendrai-je pas ton choix honteux et ridicule, en abaissant le caractère du Patriarcat jusqu’à lui faire servir les manœuvres d’une suivante.

Un prêtre cria soudain :

— Tarasios parle dignement ; et moi, délégué des Sept Églises je déclare qu’il exprime le sentiment de mes frères en Christ.

— Gloire à toi, serviteur du Théos !… glapit de tout son cœur une matrone mêlée au populaire.

Là-dessus un tumulte troubla la foule. Des femmes émues pleuraient. Des mères précipitamment, eurent de l’audace :

— Ne cède pas, ô Tarasios. Sauve Marie des embûches.

Constantin, Irène et Théodote gardèrent une pose rigide sur leurs trônes.

— Ne mets pas ton ministère sacré à l’usage d’une passion vile,… conseillait le légat du Pape au Patriarche.

Derrière les grilles des religieuses encouragèrent l’Augusta.

— Descendante de Philarète, n’avoue pas un mensonge…

Et, de la foule, jaillirent mille réflexions impudentes :

— Regarde l’Autocrator ; il a l’air d’un bouc à qui on a retiré sa chèvre…

— Silence !… hurla le héraut… ou les gardes vous courront sus…

— Écoutez, les aveugles. Voyez, muets ! Écoutez le mensonge. Voyez le crime…

Alexis sentit que le peuple applaudirait son courage :

— Tu nous fais venir pour être complices, après avoir été victimes, Constantin !

Damianos le seconda :

— Entends la réprobation du peuple crier contre Ta Majesté.

— Nos yeux seront vengés…, hurla Pierre.

— Leurs langues seront vengées,… prophétisa Damianos.

Alors les aveugles et les muets s’avancèrent jusqu’à l’ambon, en se tenant par la main. Et personne ne les empêcha.

— Mène-moi jusqu’à l’Arménienne, Christophe,… demandait Alexis, courageux, afin que je baise le bas de sa robe sainte.

Il fallut que Pharès les touchât de sa verge :

— Ne bougez pas les aveugles ; ne bougez pas les muets.

— Mène-moi, nobilissime…, répliquait Damianos…, jusque la robe de la martyre.

— Nous ferons des reliques avec ceux de nos doigts qui l’auront effleurée.

— Arrière, arrière… commanda le drongaire de service, les arrêtant sur le plat du glaive.

Aiguë mais tonnante, la voix de Staurakios, couvrit le tumulte :

— Vous prétendiez, les aveugles, mettre au couvent l’Augusta et lui raser la tête autrefois, lorsque vous pensiez tenir le pouvoir…

— Il lui a suffi…, reprit Aétios…, de préparer la mort de votre Empereur ; vous l’appelez sainte.

— Vous répliquerez difficilement à cela, petits pères sans yeux…, railla Nicéphore, insolent…

L’audace d’Alexis ripostait à l’impertinence du sacellaire :

— Et toi aussi tu vociférais alors contre les eunuques et contre les femmes… ! L’or n’avait pas changé ta voix.

— Ce qui change ma voix, le voici…

Nicéphore désigna deux buires apportées par des serviteurs.

— Ta Sainteté voit aux mains de ce serviteur…, récita Pharès…, les vases saisis dans le gynécée de l’Augusta Marie.

Nicéphore, s’inclinant, demanda :

— Notre Augusta reconnaît-elle les vases comme appartenant aux femmes de son gynécée ?…

Et l’épouse, pareille à une morte :

— Il ne faut plus que je le nie, parce que Constantin souffrirait encore.

— Le Patriarche a-t-il entendu ?… interpella Constantin, brusque.

La foule s’étonna, frémit :

— L’Arménienne avoue ?

— Que lui ont-ils fait pour qu’elle avoue ?

— Elle laissera triompher la concubine !… clamait un moine, exaspéré.

Peu à peu, cependant, le silence s’établit, unanime. Nicéphore, les mains étendues, exposa d’une voix forte et claire :

— Moi, Nicéphore, fils de Boëlos, je déclare que ces vases remplis de la liqueur mystérieuse me furent apportés par des gens dignes de foi… Après m’être informé secrètement, il semble résulter de bons témoignages que le liquide de ces vases est un poison destiné à faire périr Son Autocratie que sauve le Théos !

— Moi, Staurakios, logothète du Génikon et gardien de l’encre de pourpre, j’ai entre les mains les rouleaux contenant les dépositions.

— L’Augusta,… demande Aétios, prosterné devant Marie,… reconnaît-elle les liqueurs mises dans ces vases ? L’Augusta nie-t-elle que ces liqueurs soient un poison destiné à notre Autocrator Constantin ?…

Ruisselante de malesueur, Marie se garde impassible :

— Je ne puis pas, je ne puis pas le dire.

— Aie courage, ma fille… souffle Irène.

Marie tente un effort qui déchire sa voix.

— Il ne faut plus que je nie rien de ce qui m’accuse. Il ne le faut plus, afin que l’Autocrator cesse de souffrir.

— Que dit l’Arménienne ?… interrogeaient les femmes stupéfaites aux derniers rangs de l’assistance.

— Je prétends qu’elle avoue…

— Ce n’est pas un aveu clair…

Cependant Tarasios, du haut de l’estrade où il siège avec son clergé, demande :

— Nicéphore, sacellaire du logothète universel, par le nom de Christ, crois-tu vraiment que l’Augusta Marie ait destiné ce poison à l’Autocrator ?

Nicéphore hésite, puis explique :

— D’une part, les témoins l’affirmèrent devant moi ; d’autre part, je ne puis dire, en vérité, davantage sur ce qui concerne mon opinion. Je suis un humble serviteur du Palais. Je ne puis émettre un avis devant les Lumières du monde. Je fus une oreille pour entendre des témoignages. Je suis une bouche pour les rapporter. Voilà.

Alexis ricane :

— Eunuques, vous ne le payez point assez cher…

— Ajoutez une obole,… raille aussi Damianos,… et il jurera avoir vu fabriquer la liqueur.:

Pharès les touche de sa verge et glapit :

— Silence ! stratèges, silence !

Et tandis que les muets agitent les bras, Pierre proclame par-dessus les rumeurs :

— Augusta Marie, souviens-toi que tu appartiens de ce jour à ceux que tu combattais. Souviens-toi que tu deviens la sœur adoptive des aveugles et des muets.

— Triomphent les aveugles et les muets !

— Triomphe l’Arménienne !

— Triomphe Nicéphore, l’impartial !

— Ah ! les marchands inclinent vers Nicéphore,… observe Alexis, perspicace… Le sacellaire va trouver de l’or pour soutenir ses machinations.

— L’aveu est entendu publiquement… juge Staurakios qui veut en finir… Qu’on fasse évacuer le narthex ! Mais un Arménien proteste :

— L’aveu n’a pas été entendu.

D’autres répètent :

— Pas entendu !

— Ne mentez pas, les eunuques. On n’a pas entendu l’aveu.

Nicéphore proposa cet arbitrage :

— Le Patriarche seul peut dire s’il a entendu.

— En vérité, je n’ai pas entendu un aveu clair,… répondit vaillamment Tarasios.

Ébloui par sa colère, l’empereur désigne au peuple le Pontife :

— Ce Patriarche est comme les idoles des Images. Il a des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne pas entendre. Mon père Léon avait aboli justement le culte des Images. Ce culte corrompt les âmes. Voilà qui est démontré avec évidence.

— Si vous ne mentez,… répondit Tarasios à Nicéphore et à Pharès,… vous me proposez d’admettre parmi les vierges sacrées celle qu’il faudrait faire mourir aux yeux de l’univers sur un honteux échafaud. Convainquez l’Augusta devant les Sénateurs et livrez-la au bras séculier.

— Les cubiculaires n’oseront jamais !… défiait Alexis…

— Ta Sainteté,… menace encore Constantin,… refuse-t-elle de donner le voile à l’Augusta Marie ?

— Je l’ai déjà dit : je préfère mourir à consentir.

Un prêtre, derrière la grille :

— Les Sept Églises approuvent Ta Sainteté par ma voix.

Or un turmarque lance son glaive à la tête de l’ecclésiastique :

— Meurs donc…

Une bagarre s’anime. Dans le tapage et dans les rumeurs le turmarque se débat.

— À la bonne heure,… approuve Alexis, qui s’est fait décrire le geste par un serviteur :… les eunuques te donneront le commandement d’un thème !

La foi de la foule condamne :

— Périssent les eunuques !

— Qu’on emmène celui qui a tiré le glaive sous les yeux de l’Empereur,… commande Nicéphore, aux soldats qui bousculent le peuple… Il subira la peine des sacrilèges.

— Triomphe Nicéphore l’impartial !

— Triomphe Nicéphore l’impartial !… reprennent en chœur les marchands.

Or la voix de Staurakios surmonte le tumulte :

— Moi, canicléios, j’ordonne que le turmarque soit relâché.

— Périssent les eunuques !… jettent quelques bouches timides.

— Assez !… hurle l’Empereur,… que la populace sorte…

Alexis lève les bras et son grand reliquaire d’argent :

— Ne sortez pas, citoyens de Byzance. Assistez jusqu’au bout…

Les acclamations du peuple le lui promettent…

— Nobilissimes,… implore Damianos,… s’adressant aux muets, conduisez-nous pour que nos mains se nouent avec les mains de nos frères…

— Que chacun reste en sa place !… clame Aétios… Ne confondez pas les hiérarchies…

Mais Alexis persiste :

— Marche, Nobilissime, je tiens ta cotte, et, si l’on me touche, tu guideras mon poing où il faudra frapper avec cette masse !

Ils brandissent leurs lourds reliquaires d’argent, et, les muets en tête, cherchent à se faire jour parmi les gardes, les eunuques, jusqu’à la grille où s’agriffe le peuple.

— Arrêtez ! arrêtez-les !… grogne Pharès.

— Voici nos mains, les aveugles !… offre le peuple à travers les grilles… Voici nos mains, les muets !

— Nos mains, nos mains !

Toutes les mains du peuple s’agitent hors les barreaux, contre la brutalité des soldats.

Pharès glapit :

— À vous, candidats, arrêtez les aveugles !

De loin Alexis brandit sa châsse d’argent au hasard vers ceux qui prétendent le saisir :

— Celui qui ne veut pas que le poids de mon reliquaire enfonce ses mandibules…

Les soldats s’écartent et se ruent sur Damianos qui refuse de se laisser toucher :

— Celui-là, qu’il nous livre passage, je sens une barbe sous mes doigts… Han !…

Confuse, rugissante la lutte s’engage entre les candidats et les aveugles qui brandissent leurs reliquaires, puis assomment, enfin succombent sous les soldats hargneux agriffés aux dalmatiques.

Tragiquement, Constantin annonce au peuple :

— L’Arménienne a fait couler le sang !

Alors Irène pose la main sur l’épaule de Marie toujours agenouillée :

— Ma fille, tu fais couler le sang des hommes.

— L’Augusta perpétue la guerre…, reproche Jean.

— On nous tue ici… râle un vieillard étranglé… Les scholaires tuent…

Mille cris de femmes percent le tumulte :

— Ah ! ne m’arrache pas le sein, brute sarrasine… sauve-toi… Par ici… ah !… Il m’étrangle, le candidat !… Arrière ! arrière !… Théos ! je suis chaude de sang.

Et sous la coupole qu’élèvent deux étages d’arcades circulaires, sous les yeux en lapis des Évangélistes immortalisés dans les hautes mosaïques, sous les lampes suspendues au milieu des couronnes d’or, contre les piliers trapus de l’ambon, dans les recoins obscurs des bas côtés, autour des colonnes du narthex, la mêlée s’enlace. Les femmes s’enroulent dans leurs voiles de couleurs en poussant des cris d’orfraies. Les candidats blancs bondissent, pointent, égorgent. Le glaive et la lance dorée balafrent. Les casques émergent des remous humains, des rixes, des corps-à-corps, des mouvements acharnés. Les soldats frappent, insultent, empoignent.

— Halte !… Halte !… commande Nicéphore.

À bout d’angoisses, prête à tous les aveux, Marie se redresse :

— Peuple, écoute… Que Ta Patriarcalité écoute… Écoutez, les aveugles, et vous, les muets !… mes frères… Moi l’Augusta, impératrice des Romains, je demande que le divorce soit prononcé entre Constantin, l’Autocrator, et moi. Car je me suis, depuis des jours, fiancée à Christ ; et je veux, couverte du voile, préparer le repentir de mes fautes jusqu’aux épousailles d’une bonne mort !… Ainsi soit-il…

— Tu l’entends, peuple,… hurle Constantin,… et toi, Patriarche ! Elle-même quitte Notre Majesté, elle-même renonce, elle-même se fiance à Christ… Résisteras-tu à sa volonté ?…

— Qui peut résister à la volonté du Théos,… dit Nicéphore, au peuple que les soldats chassent,… si Elle s’exprime par la bouche de l’Augusta sainte ?

Et Alexis proclame tout en assommant au hasard :

— Cet homme mange à toutes les tables… Il engraissera.

Les soldats eurent vite refoulé les plus hardis perturbateurs, enclavé dans un peloton les Aveugles et les Muets, puis contraint les femmes à se taire, à relever leurs amies, à s’aligner en ordre, tandis que le cortège impérial défilait. Les gens qui sortirent d’abord ameutèrent sur la place du Palais les badauds en leur contant l’aventure. Ils étaient encore à commenter l’événement, lorsqu’ils aperçurent Marie l’Arménienne dissimulée dans une pelisse, dépouillée de tout apparat, accompagnée de quelques esclaves hagards. Elle prit le chemin du Pelagion. Beaucoup la suivirent à distance, sans rien dire, par respect. Ils la regardèrent embarquer sur un chelandion, puis voguer vers les îles des Princes. Alors ils annoncèrent dans les tavernes que la descendante de Philarète s’était réfugiée au cloître.

Et ce fut, dans Byzance, une consternation. Il neigea dès les vêpres. Chacun se réfugia dans sa maison, estimant que la nature jetait avec raison un linceul sur le deuil de la cité.

À quelques heures de là, Constantin fit savoir à Tarasios, par Jean Bythométrès, que sa femme ayant abandonné le domicile conjugal, injurieusement, rien n’entravait plus les formalités nécessaires au divorce. Le patriarche opposa des moyens dilatoires malgré quatre démarches de la Très pieuse Irène. Cependant il permit qu’un catéchiste fût voiler l’épouse, dans cet exil volontaire.

Théodote ne put alors se faire légalement épouser. D’ailleurs elle simula quelqu’accident pour justifier la disparition de ses espoirs de maternité.

S’étant trouvé en mesure de faire campagne dès le commencement d’avril, l’empereur avide de tenter encore la fortune des armes, partit pour Anousan, où il arrêta une incursion de cavaliers Sarrasins. Dans sa joie il diminua de cent livres d’or l’impôt à prélever sur les Éphésiens pendant la foire de Saint-Jean.

Revenu triomphant, il pressa les formalités des fiançailles. Elles eurent lieu au mois d’août, ainsi que le couronnement de Théodote. Au mois de septembre, l’abbé Joseph, hygoumène du monastère des Cathares fondé par l’empereur, célébra les noces en grande pompe à Saint-Mamas. Les fêtes durèrent quarante jours. Les courtisans respirèrent. Il ne fut plus question de contrôles superflus.

Tarasios s’abstint de prêcher contre le scandale. En vain le peuple dévot accourut au pied de sa chaire, et réclama l’excommunication de Théodote. On osa même prédire que le monarque ne mourrait pas en paix. Au grand dépit de son fils, Irène couvrit de sa protection ces ecclésiastiques hostiles. Ainsi parut-elle juste à l’intransigeance des fanatiques et des vertueux.

Or, persuadés par l’exemple suprême, des couples réclamèrent l’annulation de leur mariage. Ces requêtes affluèrent dans tous les évêchés. Le clergé ne sut que faire pour combattre une telle licence. Nulle réfutation plausible ne lui fut commode lorsque l’opinion l’accusa de déformer le dogme et la pratique selon les caprices des grands, tandis qu’il refusait les mêmes avantages aux fidèles. Certains abbés approuvèrent la censure publique. Les émules de Tarasios, ceux qu’il avait jadis frappés disciplinairement, leurs amis, se concertèrent pour vitupérer contre la faiblesse du patriarche. Les propres parents de Théodote, titulaires de grades liturgiques, adoptèrent cette idée. Du Palais on les pria de modifier leur sentiment. Ils ne se rétractèrent pas. On les menaça. Ce fut inutile. Et la propagande d’insubordination gagna toutes les églises orthodoxes.

Constantin se transformait au cours de cette lutte. La violence de son caractère empira. Le Bulgare ayant exigé que Byzance payât tribut, l’empereur lui fit incontinent parvenir un coffre rempli de fumier, puis courut avec sa cavalerie jusqu’à Bersinikia. Mal préparés au combat, les barbares se retirèrent dans les forêts des Balkans. C’était la seconde victoire que Constantin remportait. Il se crut invincible, intelligent et maître à jamais. Aussi rentra-t-il dans sa capitale, plein d’orgueil.

Or Platon, higoumène de Saccoudion en Bithynie, refusa de communier avec Tarasios. Son neveu, l’abbé Théodore, qualifia d’adultère l’union impériale, et recommanda partout de considérer le couple souverain comme excommunié. De cela, les eunuques du Palais s’inquiétèrent. Staurakios persuada Constantin de risquer une démarche personnelle auprès de ces religieux, de leur faire visite au monastère, pendant la villégiature de la cour aux bains de Pruse, car la multitude pieuse manifestait quotidiennement en faveur de ces moines. Maints et maints groupes de dévots venaient aux abords du cloître chanter des litanies subversives.

Dès que Constantin se fut présenté à la tête de son escorte sur le seuil du monastère que régissait Platon, les caloyers proférèrent l’anathème, renversèrent les cierges, comme il était d’usage à l’approche des excommuniés, s’enfuirent dans leurs cellules, et s’y verrouillèrent bruyamment. Sur l’ordre de l’empereur en rage, l’escorte se précipita. Elle les arracha de leurs retraites, et les ensanglanta cruellement par des coups d’étrivières empruntées au harnachement de ses chevaux. Sur l’heure ils furent, les uns dispersés, les autres relégués à Thessalonique avec Théodore. On incarcéra Platon au Palais Sacré, dans l’église de Saint-Michel transformée en prison. Aussitôt le légat du Pape loua la vaillance de ces saints personnages. Le peuple les admira fervemment. Afin de marquer la force de leur influence, toutes les requêtes en annulation de mariage furent retirées par leurs signataires.

Irène enferma son fils aux bains de Pruse pour calmer l’agitation.

Tout ce scandale avait encore fourni le prétexte d’une entente et d’une action concertées aux iconomaques. Ils allaient déplorant que les eunuques eussent repris le pouvoir, excitant contre ces parasites de l’État les colères anciennes du parti militaire. Les succès récents remportés sur le Sarrasin et sur le Bulgare ravivaient toutes les espérances de gloire, de triomphe, de conquêtes, de pillages, de titres nobiliaires, d’enrichissement.

La mère et le fils s’attardant à Pruse parmi les légions de l’Opsikion, elles trahirent leur hardiesse, en acclamant de mille manières Constantin. Il s’exalta, promit des guerres fructueuses. Irène dut le blâmer. Théodote était réellement grosse depuis février. On se trouvait au milieu de septembre. La belle-mère pouvait craindre qu’à la naissance de l’enfant, s’il appartenait au sexe mâle, toutes les oppositions se ralliassent autour de l’hoir afin de restaurer puissamment le parti redoutable. Constantin fut rappelé tout à coup pour les couches à Byzance.

Demeurés au milieu des troupes audacieuses, avec l’équipage impérial, Irène et les Eunuques se démenèrent, empressés de recruter là même des zélateurs. Pharès distribua les bons du trésor secret. Eutychès rappela profusément à tel et tel les fautes et les crimes de jadis qu’ils pensaient dans l’oubli. Aétios menaça les plus bavards. Bythométrès parla d’abondance sur la prospérité de l’empire, sur les périls d’une politique agressive, sur la nécessité de pourvoir au complément des forces armées, du trésor, afin de tenir en respect les Francs, toujours invités par le Pape à remettre l’église grecque en la domination de Rome. Sa science, son éloquence en imposèrent dans les camps et dans les citadelles. Il réussit même à faire comprendre les avantages d’une alliance avec Karl, avec ses leudes. Et sous la tente, dans les casemates, les Byzantins dissertèrent, s’allouant la suprématie universelle par l’aide des barbares d’Occident.

Ce fut une sorte de mode, d’engouement qui gagna l’esprit des officiers, des intendants, des fournisseurs, de leurs familles et de leurs prostituées. On se posait le problème sous mille formes. On discutait fermement la « pensée de la très pieuse Irène ». On attribuait à son génie la conception de ce pacte grandiose qui scellerait l’union des deux mondes, qui ressusciterait au total l’empire de Constantin le Grand. Et cela pour la gloire de l’enfant près de naître dans le lit de la jeune Théodote, maîtresse des Romains, fécondée par l’amour d’un prince séduisant et courageux que secondaient les prières de Sainte Marie d’Arménie, en son cloître.


E

X


t Théodore mit au monde un fils. Les Eunuques s’effarèrent. Constantin exultait. Il se parut mieux en posture d’empereur, avec une lignée de mâles propres à perpétuer sa force. Incontinent sa convoitise de gloire militaire le tourmenta. Au printemps, les thèmes d’Asie mobilisés, fournirent une élite de vingt mille hommes. S’ils remportaient l’avantage, ce pouvait être l’avènement des stratèges. Eutychès et Staurakios gagèrent des espions qui se dirigèrent vers les positions des Sarrasins, puis annoncèrent la retraite des ennemis intimidés par le déploiement de l’armée grecque.

Après cette inutile démonstration, en mai 797, comme l’empereur se trouvait sur le chemin du retour, un émissaire l’avertit que l’enfant de Théodote était mort. Cette nouvelle désespéra Constantin. Il n’osait dire ouvertement ses soupçons. Mais l’humeur noire de son père commença de l’influencer. Avec sa chère petite épouse, il s’enferma, cessant de se montrer aux troupes, au peuple.

Dans Byzance, la population se passionnait pour les sentiments du Palais Sacré. L’infortune du Basileus toucha les cœurs. L’imagination de la rue, des carrefours, du cirque, des églises et des boutiques se plut à reconnaître en lui, l’amoureux persévérant, le soldat valeureux, le père attendri. Certains jours de fête, la foule se massait à Sainte-Sophie pour apercevoir le maître amaigri, triste, invoquer avec une ardente dévotion la pitié du Iésous. Ou bien on guettait le dromon l’emportant sur les eaux du Bosphore jusqu’aux larges jardins de Saint-Mamas. De loin, les acclamations le saluaient, le vouaient à la bénédiction de la Pureté Radieuse.

Le 17 de juillet, pour la première fois depuis son deuil, il se rendit au Cathisma. Les amateurs d’hippisme s’y rencontraient à l’occasion de jeux équestres spécialement somptueux.

Colorée par le soleil éclatant, la multitude fit une belle ovation au jeune souverain. Pharès et Eutychès se communiquèrent leurs inquiétudes derrière un pilier. Sur tout l’ovale du monument retentissait l’enthousiasme. Les piques agitées des soldats signifiaient, par mille rayons, la puissance des espoirs séditieux. Au pied du Pi, cette arcade que surmontait la loge impériale, l’escadron des lauréats réussit des évolutions inattendues. Contraignant leurs chevaux à se dresser sur les jambes postérieures, puis à retomber en cadence sur leurs sabots peints en bleu, ils saluèrent ainsi trois fois, réels centaures, la majesté du Basileus. Ensuite ils lui consacrèrent leurs couronnes et leurs insignes de victorieux, tandis que la garde en groupes sur la terrasse du Pi manifestait tumultueusement, avec ses armes et ses gestes dorés, au gré de cette foule grouillante, onduleuse, polychrome secouée par l’émotion de son âme une, intense et véhémente.

Le bruit tonnant du vœu public stupéfia le vieil Eutychès alors octogénaire, impotent, presque aveugle dans une sorte de litière que deux nègres transportaient aux ordres d’un serviteur-médecin. L’eunuque prétendait avoir acquis, au long de son existence, la faculté d’ouïr, selon leurs manières de glorifier, la secrète et véridique intention des masses. Attestant cette qualité de son expérience, et un total d’autres indices, il persuada Pharès du danger proche et de l’urgence qu’il y avait à reléguer l’empereur, pour un temps, loin de Byzance. Certains l’un et l’autre que celui-ci déjouerait leurs manœuvres, ils décidèrent sur l’heure d’employer les moyens irrésistibles. Irène consultée ne donna nulle marque d’improbation, nulle marque d’approbation. Aétios proposa de soulever les calogers et les prêtres avec le secours du patriarche qu’une disgrâce injuste exaspérait. Bythométrès ne se fia point à la vigueur du clergé et prétendit que, dès les premières persécutions, le moine se clapirait dans ses cloîtres, dans ses églises inviolables, laisserait agir les militaires.

En moins d’une heure ce conciliabule fut tenu dans le couloir de marbre qui desservait le Cathisma, pendant que les factions, une à une, défilaient devant le monarque et l’assuraient éloquemment de leur loyalisme. Théodote aimait ces cortèges, leurs homélies dithyrambiques allouant toutes les vertus divines et humaines à son très cher mari. Ce fut au son de ces panégyriques ampoulés, que les eunuques, en un chuchotement, examinèrent les chances d’un coup d’État. Autour de la litière où toussotait et crachait le moribond en laissant cliqueter ses chaînes d’or, ses médailles, ses phalères, en laissant trembler ses mains de squelette verdies et armées d’escarboucles énormes, les logothètes achevèrent de se concerter.

Irène était en proie à l’une de ses colères qui la privaient de raison. Elle tenait pour une insulte atroce la réserve de la foule à son égard. Les poings serrés, la bouche ardente, les yeux injectés, elle garda le silence, et n’interdit aucune audace.

— Ô Despoïna, ne parle pas, nous t’en supplions…, répétait Bythométrès… Le courroux le plus juste te possède ; mais il n’est pas bon qu’une mère juge son fils. Ou ta fureur s’égarerait. Ou ta bonté naturelle livrerait l’État à ses pires destructeurs. Favorise-nous de ton silence.

— Favorise-nous de ton silence, nous t’en supplions, maîtresse des Romains !… murmurèrent ensemble ses conseillers.

Elle sut qu’ils voulaient par ce moyen, la soustraire aux conséquences d’une sinistre responsabilité. Eux-mêmes d’ailleurs se gardèrent de préciser un avis. S’étant tus, ils regardèrent Pharès qui s’en fut lentement, le pas mou et la tête basse sous sa capuce de soie violette brodée de palmettes jaunes. À cause de la chaleur, sa robe à plis raides bâillait un peu sur son torse gras à replis, que soutenaient deux jambes osseuses en bottines de toile lacées d’argent. À son passage les fonctionnaires s’écartaient, respectueux de son âge, de sa science peut-être assassine, de son dédain malicieux. Plusieurs eunuques, des esclaves et des gardes le suivaient avec des bâtons blancs, des registres roulés, des piques aiguës à longue hampe. Ils franchirent le pont derrière lui, descendirent un escalier de l’amphithéâtre sous les regards anxieux des spectateurs, parmi les murmures et les quolibets émis avec prudence.

Lorsque le dromon impérial fut sorti du port pour voguer vers les jardins de Saint-Mamas, Constantin et ses familiers reconnurent Pharès sur la proue d’une longue barque rapide à vingt rameurs. La poupe était occupée par Bythométrès et plusieurs officiers d’Irène. Promptement cette nef gagna de la distance à la surface des eaux. Ensuite les efforts des matelots se ralentirent, et ils se contentèrent de maintenir leur embarcation à portée de la voix souveraine bien qu’ils feignissent de pas entendre les injonctions du pilote impérial.

Quand on fut assez loin de la côte, l’équipage de Pharès hissa la voile, louvoya, manœuvrant afin de se glisser entre le dromon de Constantin et le rivage secourable.

Ce pour quoi les amis de l’empereur se prirent à craindre une attaque hardie. Ils lui rappelèrent l’incarcération dans le Palais Sacré et la flagellation d’autrefois ; ils le décidèrent à gagner le port de Pyles, en Bithynie, et de se réfugier parmi les troupes du thème des Anatoliques. À leurs prières Constantin céda sans admettre le bien fondé de pareilles appréhensions. On mit le cap sur l’Asie. La barque à vingt rameurs aussitôt commença la poursuite.

Mais le dromon du Basileus était mieux taillé pour la course ; et il entra dans la baie de Pyles, avant que les matelots de Pharès l’eussent atteint. Ceux-ci tournèrent précipitamment leur proue vers Byzance, comme s’ils redoutaient d’être, à leur tour, l’objet d’une chasse.

Constantin apprit là que sa mère s’installait au Palais des Empereurs, qu’elle quittait définitivement Éleuthérion, qu’elle publiait deux décrets sous son propre et unique sceau, que beaucoup de notables et honorables se préparaient à venir sur la rive d’Asie pour assurer l’empereur de la réprobation provoquée par ces actes dans leur esprit fidèle. En effet la mer fut couverte par le fourmillement des nefs. Parmi ceux qui d’abord atterrirent, drongaires, turmarques et spathaires, beaucoup appartenaient au clan d’Irène. Ils s’empressèrent de la désavouer. Aétios arriva lui-même attribuant tout le mal à Staurakios et à Bythométrès dont il vilipenda l’ambition néfaste. Autour de lui se pressaient tels et tels dignitaires habitués aux faveurs de l’Athénienne. Ils invectivaient contre elle avec emphase. Constantin les accueillit très affablement. Il se crut enfin le maître incontesté de tous. Généreux en paroles, il excusait les entreprises de sa mère trop intelligente pour se résigner équitablement à tenir la seconde place. Dans son palais de cèdre garni de pourpre à l’intérieur, orné de panoplies étranges, pourvu de trônes et de stalles, il domina, surpris de son prestige.

Or Pharès à son tour vint rejoindre la clientèle d’Aétios lequel menait grand bruit, frappait du talon, déclamait sur la place publique et sur le parvis de la basilique, discutait le juste et l’injuste au milieu des groupes fainéants. D’abord l’alchimiste approuva toutes les palinodies, et parvint à mener son collègue à l’écart dans une église. Là, sous l’icone, il lui transmit un message d’Irène : « Si vous ne trouvez un moyen de me livrer mon fils, je lui découvrirai les trames qui nous lièrent pour son dam… » écrivait-elle d’Éleuthérion, où elle était retournée, circonspecte et clairvoyante. Aétios, tout aussi vite qu’il les avait condamnées la veille, apprécia les raisons d’Irène, de Staurakios et de Bythométrès. Positif, il accepta qu’il n’était pour lui d’autre devoir que de séparer l’empereur de ses féaux.

Là-dessus Théodote débarqua. Près de son époux elle triompha fine et naïve, coiffée de joyaux historiques, dorée et gemmée, vêtue de treillis précieux montrant à tous le sourire lumineux de sa denture. Néanmoins, elle se défiait d’Aétios. Elle mit en garde Constantin sur l’oreiller. Il décida de s’enfoncer dans les terres jusqu’aux camps des montagnes.

Au matin l’ordre fut donné à l’escorte de charger les mules et les dromadaires, de se munir de vivres, de plier bagage.

— Si le gros des troupes suit l’escorte…, opina Pharès à l’oreille d’Aétios,… Constantin sera dès lors intangible. Fatalement il découvrira nos desseins. Nous nous trouverons à sa merci… Mieux vaut que tu repasses le Bosphore, logothète, et que tu me laisses agir librement, après avoir invité le nombre de tes courtisans à m’obéir sans hésitation. Tu n’es pas de ceux qui se plient aisément aux nécessités fâcheuses. Ton caractère impétueux gâterait tout. Va surveiller tes moissons de Thrace, quelques jours. On te rappellera quand le moment sera venu… D’ailleurs j’ai plein pouvoir sur toi. Lis ce qui est écrit sous le sceau de notre très pieuse Despoïna.

Aétios partit sur le champ pour Éleuthérion. Il voulait voir Irène. Pharès endoctrina les hésitants épars dans Pyles et les environs. On apprit que deux légions mandées par Constantin marchaient à sa rencontre en doublant les étapes. Pharès choisit une dizaine d’officiers astucieux et intrigants, les convainquit de l’aider. À l’heure où le basileus allait accomplir ses dévotions dans une chapelle miraculeuse, ils s’introduisirent derrière lui, l’approchèrent comme pour servir les répons des litanies. Avant qu’il se doutât de leurs intentions, Pharès lui posa sa capuce sur la tête qu’il entortilla dans l’étoffe violette à palmettes jaunes. Bâillonné, ligotté par deux gaillards solides et hardis, l’empereur ne put même pousser un cri. Les assistants le crurent à genoux entre ses officiers qui, s’empressant, le dissimulaient aux regards curieux. L’un d’eux prit son habit et sa place, parut s’abîmer dans l’extase, se prosterna et resta tout immobile obligeant, par cette posture, les fidèles à l’imiter avec décence. Cependant le basileus fut entraîné hors du lieu saint. Il était méconnaissable. Aux gardes demandant qui l’on emmenait ainsi, Pharès répondit que c’était un partisan d’Irène, prisonnier d’importance. L’empereur exigeait qu’on le conduisît secrètement. La bande passa, put jeter son captif sur un chelandion qui gagna Byzance promptement à la force des rames.

Le samedi, quinzième jour du mois d’août 798, Pharès et ses acolytes amenèrent l’empereur en ville, dès l’aube. Au Palais, dans l’édifice de Porphyre qui se rencontrait le premier en entrant par la porte Marine, du côté de la Propontide, ils l’enfermèrent atterré.

Le peuple ne tarda guère à savoir le rapt par des gens venus de Pyles.

Vers le milieu du jour, la foule s’assemble sur la place de l’Augusteon ; puis essaye de pénétrer. Les Candidats exécutent une sortie brutale contre les plus osés. Certains tombent à la renverse, le crâne fendu ou la poitrine trouée sous l’icone de la colonne érigée au centre de la place. Incontinent les gardes tendent des chaînes d’ancre au travers de cette place, et refoulent méthodiquement les factieux par delà.

Alors hommes et femmes se battent la poitrine, crient, prient à tue-tête. Quelques-uns portent les blessés sous les auvents des boutiques étroites et les soignent. D’autres réclament leurs frères déjà pris et attachés à des bornes, à des poteaux, aux anneaux scellés dans les murailles pour l’usage des chevaux. Impassibles les Candidats s’affermissent, rempart de colosses blancs, casqués d’airain et capables de tenir en respect les plus turbulents au bout de longues et lourdes hallebardes. De temps en temps une flèche décochée, saigne l’audacieux qui s’aventure par des chemins détournés, par la corniche des maisons, d’où promptement il choit, flasque et rompu.

La foule appelle l’empereur comme un amant chéri.

— Constantin, eïa… eïa !…

Plusieurs répètent lamentablement le nom que lui donnèrent ses récentes victoires.

— Triomphateur des Bulgares… s’écrient d’autres avec des accents de colère,… nous t’arracherons de leurs mains, bientôt.

— Toi qui sus ne pas trembler… pleure une fille tendant les bras vers le palais… toi qui sus ne pas trembler comme les eunuques et les femmes !

— Orgueil de Byzance !…

— Éon sur la terre, toi qui sus aimer avec toutes tes vigueurs… adore une courtisane encapuchonnée de voiles à raies d’or.

— Fils des Empereurs ! Entends-nous, triomphateur des Arabes !… grondent ensemble toutes les voix où tressaille la colère.

— Toi qui pleurais si tendrement sur ton petit enfant mort au berceau… larmoie une mère épaisse.

— Père attristé !… Ils te martyrisent, là même où Irène t’enfanta.

— Cœur d’époux… Père infortuné… Amant passionné. Soldat victorieux.

— Eïa ! eïa ! Constantin ! eïa… eïa !…

— Ils l’ont amené là de grand matin ?… interroge le voyageur aux guêtres boueuses et a la pèlerine humide.

— Quand personne encore ne parcourt les rues !…

— Ils avaient honte de leur crime…

En chœur bavardent les commères bien renseignées, avec une profusion de détails :

— Les brutes n’osaient pas traverser la ville…

— Mon compteur d’or… dit un arménien à la robe imagée,… assure avoir vu passer les bourreaux portant les fers qui servent à crever les yeux.

— Tout le monde les a vus passer sur un dromon.

— Heu, notre pauvre Constantin !

— Courage de Byzance… !

— Demain, il rejoignait ses légions, il châtiait les eunuques… Il couvrait Byzance de gloires nouvelles.

— La magicienne… affirme une fruitière obèse… aurait disparu enlevée par un bouc noir, selon la coutume des diaboliques…

— Ah ! notre Constantin, il ne verra plus la douceur du jour !…

— Eïa, Constantin, eïa !… sanglote la foule.

Cette plainte se confond dans une grande clameur de peine. Survient Nicéphore de Séleucie qui porte le somptueux costume du Logothète préposé aux finances militaires. On se précipite vers lui, vers les serviteurs et les secrétaires :

— La Très Pieuse Irène connaît-elle l’arrivée des bourreaux ?

Nicéphore s’arrête. Le cercle se forme autour.

— Certes non !… Je la précède. Mais les coureurs craignent de traverser la foule ; et l’escorte rétrograde pour reparaître ailleurs.

— Dis, Nicéphore, patrice impartial, comment ton ami Nicétas ne peut-il, avec les scholaires, enfoncer cette milice des barbares et délivrer notre Constantin ?

Nicéphore monte sur la borne. Le silence s’établit.

— Écoutez. Staurakios, de lui-même, a envoyé nos soldats hors de Byzance… Staurakios a désobéi à la très pieuse Irène. Il est maintenant le seul empereur des Romains… Je l’annonce. Avant peu, le héraut nous le criera devant le palais.

— Périssent les eunuques !… hurlent plusieurs.

Nicéphore les apaise.

— Gardez vos cris… Ils ne délivreront personne…

Une marchande rétorque :

— Ce n’est même plus l’esprit d’Irène qui conduit le bras des eunuques !

Son amie complète l’insinuation.

— La méchanceté des eunuques mène le bras de la Très Pieuse Irène…

On approuve.

— En effet…, appuie le voyageur…, quelle mère ordonnerait elle-même, aux bourreaux, de crever les yeux de son fils ?

— Peut-être ne sait-elle rien la Très Pieuse ?…

— Elle ne sait rien certainement…

La prudence de Nicéphore se ravise.

— D’une part, il est impossible que notre Très Pieuse Irène ait commandé les bourreaux, d’autre part notre Constantin avait péché…

— Un enfant !… excuse, maternelle, une vieille à bâton.

— Il faut lui laisser le temps de s’assagir au glorieux.

— Il faut laisser le temps au petit basileus…, répètent des voix.

— Quand il aura fini avec la jeunesse… alors…

— D’abord il a battu les Sarrasins, il a triomphé des Bulgares… Ça ne vous arrive pas souvent de battre vos ennemis !… raille un Teuton insolent.

— Tu as vaincu quelqu’un, toi ?… jette une gamine gouailleuse à Nicéphore.

Le ministre secoue humblement la tête.

— Moi, je suis un pauvre homme, un serviteur du palais. Je ne prétends à rien, et je n’ai vaincu personne.

— Alors, ne blâme pas notre Constantin !

— Il y a trois ans, quand il divorça…, rappelle le logothète,… vous ne le jugiez pas aussi favorablement.

Dans sa robe de forêts et de cerfs peints, une courtisane hausse les épaules.

— L’Arménienne est une sainte, mais le mariage ne lui convient pas. Elle quitta Constantin d’elle-même pour se fiancer au Théos…

— Ah ! tu crois ça maintenant,… sourit Nicéphore.

— N’insulte pas celui que les bourreaux torturent, à cette heure…

Très sage, le ministre descend de la borne.

— Je n’insulte personne. Je suis un pauvre homme, un serviteur loyal, une oreille pour entendre.

Autoritaire, il perce le rang des soldats et pénètre sur la place.

— Qui n’estimerait le logothète comme un homme impartial ?… dit aux émeutiers un arménien magnifique.

— Certainement…, admet un capitaine…, mais l’heure de blâmer notre Constantin ne coule pas aujourd’hui dans le sablier.

— Moi, insinue le financier…, j’aimerais mieux Nicéphore pour inspirer les desseins de la Très Pieuse, que Staurakios ou Aétios. Du reste, son mérite est reconnu dans la Magnaure.

— Tu as dû lui prêter bien de l’argent… ricane la courtisane en secouant sa tignasse luisante,… pour vanter si haut son mérite. Tu veux récupérer ta créance, maintenant qu’il peut puiser au trésor des Isauriens.

Cependant les aveugles Alexis, Pierre et Damianos se bousculent dans la foule qui les salue.

— Conduis-nous, enfant…, clame Alexis… Avance. Nous poserons nos lèvres sur les murs du palais où notre basileus Constantin fut mis au monde par la même Irène.

On entend la grosse voix de Damianos couvrir la rumeur du peuple :

— Les images aussi, les idoles aussi triomphent du Basileus comme elles ont triomphé de nous.

— Ah ! ah !… clame la rancune de Pierre…, toi qui nous ravis la lumière par la main des eunuques ! La même main pousse la pointe rougie du bourreau dans tes prunelles…

Alexis rappelle la vérité de ses prédictions anciennes :

— Nous l’avions averti, Constantin, nous avions ému en sa faveur la colère des soldats…

— Il nous a sacrifiés, il nous a livrés…, regrette le désespoir de Damianos… Les images te supplicient comme elles nous supplicièrent, Constantin !

— Ton peuple te verra sortir aussi tout à l’heure avec des paupières sanglantes et des mains chercheuses…, prophétise Pierre qui se glisse jusqu’aux rangs des Candidats alignés derrière les chaînes.

— Gardez-vous, les aveugles…, avertit une enfant… les gardes abaissent leurs piques contre vous.

Un poing vers le soldat, Damianos commande :

— Laisse passer les patrices, les stratèges.

Violemment Alexis s’arrache à qui le retient.

Damianos saisit la pique tendue :

— Chef, obéis !… Reconnais notre privilège.

Pierre s’aperçoit que le fer l’arrête :

— Les soldats abaissent leurs piques contre nous !

— Les eunuques veulent tuer sans témoins !… annonce Alexis au peuple.

Un cri monte de la multitude :

— Périssent les eunuques !

Malaisément Alexis se retourne :

— Oui, oui, vous criez fort, Byzantins ; mais vous laissez vos mains prudemment dans la ceinture.

— Que tenter contre la force des soldats ?… demande un Arménien… Compte les blessés déjà !

Aidé par son esclave, Alexis gravit les marches qui servent de soubassement à la colonne, et, de là, discourt, un bandeau noir sur les paupières :

— Romains, derrière ces murs, des bourreaux aveuglent votre empereur pour qu’il soit comme nous, à tâtons, un prophète dérisoire de vos maux.

— Bavardes, écoutez ce que disent les Aveugles…, enjoint aux autres femmes la courtisane impatientée.

— On n’aveugle pas seulement l’empereur, mais l’empire…, assure Damianos en sa barbe rousse.

— Périssent les eunuques !… souhaite la foule.

Et les clameurs du peuple que les gardes refoulent au fond des rues se font plus terribles.

— On ne vous dit pas tout…, avertit Pierre… On ne vous dit pas que la Très Pieuse Irène, cédant aux sollicitations du pape latin, médite de s’unir à Karl le Franc.

Un barbare aux braies vertes et aux tresses blondes s’embarrasse en réfutant mille questions brusques.

— Mon maître révère la Très Pieuse Irène qui, contre l’hérésie des iconoclastes, redressa les images du Christ et de sa Sainte Mère !

— L’aigle romaine s’envolera vers les Gaules ?… annonce Alexis, au peuple furieux dont les rumeurs indignées répondent.

— Karl veut asservir le monde !…

— Byzance…, psalmodie Pierre…, tu compteras bientôt pour une province d’Occident !

Avec de longs gestes Damianos accuse :

— Vous avez voulu obéir à une femme… vous avez dégradé l’État.

Et le peuple frémit.

— Vous êtes devenus sa dot,… jette un aveugle, soudain.

— Les esclaves des eunuques !

— Leur bétail !

— Périssent les eunuques et les femmes !

Alexis reprend, la main levée vers l’icone qui luit en haut du calvaire :

— Voilà ce que vous ont conseillé les idoles des images. Voilà ce que conseillent ces faux dieux qui ont des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir…

Au milieu de la foule, un latin proteste :

— Tu es un hérésiarque et un sacrilège… toi !

— Qui a parlé ?… riposte Alexis, orgueilleux…

La foule dénonce de ses mille doigts :

— Un moine de Rome, un envoyé du pape latin.

— L’envoyé de celui qui vend le ciel et qui prend la terre…

La cohue éclate de rire au visage du latin. Des gestes le menacent. Les bouches insultent. Il recule.

— Fuis, marchand de ciel, simoniaque !… crie la catéchumène.

Elle se déchausse et frappe de sa sandale le Latin qui se réfugie derrière les Candidats, sous les huées.

Alors un Teuton escalade la borne, impose le silence de ses bras levés.

— Écoutez. Le roi Karl ne pense pas à vous humilier, mais à honorer la pourpre des Césars, en habitant à Byzance avec la Très Pieuse Irène, pour entretenir la paix dans les empires d’Orient et d’Occident réunis en un seul empire romain… J’ai dit !

— C’est cela…, reconnaît Pierre, malin… Et la richesse de Byzance ira dans les mains de tes leudes !

— Et tes comtes commanderont à notre place dans les armées…, renchérit Théodose habile à découvrir les desseins… On donnera nos monastères à vos cadets, des fiefs aux massacreurs des Saxons…

Le Teuton rit. Damanios le salue :

— Les bourreaux francs nous feront l’honneur de nous dépouiller.

Au milieu des clameurs de haine, le barbare marche aux plus arrogants de la populace qui se sauvent. Alors il rit et rejoint, au pied de la colonne, le moine latin.

Drapé dans sa simarre de damas jaune, Alexis rappelle au peuple l’objet d’une émotion qui s’égare :

— En attendant, les bourreaux arméniens aveuglent ici Constantin, gloire de Byzance.

— Écoutez, Romains… : Acclamez le nom de celui en qui vous avez confiance. Qui, parmi les aveugles ?

On murmure, mais personne ne répond.

— Comment ! vous n’en nommez aucun ?

— Envoyez en délégation l’un de nous à la Magnaure ou bien même à Éleuthérion… propose Alexis étonné de leur silence.

Mais un Arménien superbe simule la tristesse pour déclarer :

— Les Aveugles ne peuvent plus servir une cause…

— Vos intrigues vous ont abaissé… juge la courtisane brutale au milieu de ses voiles argentés.

Blême, Alexis s’adresse à d’autres :

— Nous avions avec nous la force des armées, les aigles, notre courage…

Une vieille hausse les épaules dans ses haillons de pourpre :

— Et des yeux.

Tous rient et se regardent.

— Ingrats, qui reprochez l’infirmité du supplice souffert pour votre liberté… gémit Damianos.

— Pour notre liberté ?… nargue un qui doute de leurs intentions… Tu voulais seulement devenir César ; mais tu voyais trop loin ; aussi tu t’es fatigué la vue !

Les rires éclatent, plus nombreux sous les bonnets coniques.

— Sans doute,… admet Damianos, amer,… vous préférez aux martyrs un homme heureux ou habile.

— Cet Arménien à la robe coûteuse, par exemple… insinue Pierre avec mépris.

— L’Arménien !… répètent plusieurs voix.

Le banquier se présente, très digne :

— Je suis le serviteur du peuple.

Il sait trop de choses,… objecte la courtisane au milieu des quolibets… Il connaît le prix des perles, le cours des astres ; et il parle toutes les langues. C’est un savant !…

— Pourquoi la science me vaut-elle votre moquerie ?

Les poings aux hanches, elle lui répond :

— Nous crois-tu des enfants, pour avoir besoin d’un pédagogue ?

Remontant sa lourde ceinture de plaques, l’Arménien leur tourne un dos zébré d’or :

— Alors si la science et le courage vous déplaisent…

Quelques voix s’élèvent, dispersées :

— Nicéphore l’impartial !… Nicéphore de Séleucie !

L’arménien ôte son bonnet de feutre blanc, et il approuve, mais sans ferveur :

— Oui, c’est un homme avisé et de bon conseil.

— Il n’a du logothète…, juge Pierre…, que l’habit sans l’arrogance ; et il sait juste assez pour compter les présents qu’il vous distribuera.

— Voilà ce qu’il vous faut…, raille le Teuton aux grandes tresses, bruyamment… : Un qui n’est ni noble ni esclave, ni riche ni pauvre, ni courageux ni pacifique, ni savant ni ignorant, ni pieux ni sacrilège ; un qui n’est rien ; comme cela, il ne fera peur à personne… Ah ! ah ! ah !

— Tais-toi !… gronde la multitude furieuse dont les têtes brunes sont secouées par une rage cruelle.

— S’il pouvait, en outre…, conclut Alexis…, n’être ni homme ni femme, ni enfant ni vieillard ; il vous plairait encore mieux.

— Nous voulons quelqu’un semblable à tous…, expose la voix franche d’un marchand camus. Nous ne voulons pas qu’il paraisse supérieur, ou qu’il s’arroge des mérites !

— Ce sont les mulets qui traînent le mieux la litière…, risque un cocher, amateur d’apologues… Un étalon la renverse, et avec un âne elle ne bouge pas.

— Tu parles juste, toi…, approuve la cohue soudain calmée.

Alexis se résigne :

— Monte sur ces degrés, logothète. Acceptes-tu de parler en leur nom ?

— D’une part, je le ferai volontiers maintenant…, discute Nicéphore qui se retranche en un syllogisme prudent…, car les eunuques ont cessé d’être le bras d’Irène pour devenir la tête d’Irène. Mais d’autre part, je prierai, selon mon humble génie, la Très Pieuse Despoïna de redevenir la tête en gardant les bras…

— Voilà des paroles sensées… pense le nombre des ouvriers qui n’a rien compris et crachotte.

— Aimes-tu les images ou détestes-tu les images ?… propose un moine rasé.

— Réponds là-dessus. Réponds !… insistent plusieurs, ravis de cette motion simple et claire.

Hissé sur la borne, Nicéphore tousse, et commence en caressant son ventre gemmé d’escarboucles :

— Lequel de nous, hommes Byzantins, se croirait équitablement capable de résoudre une question de pareille nature ? Tant de pieux évêques écrivirent des volumes, tant de héros combattirent, sans se convaincre de façon certaine. D’une part, je ne suis ni un savant évêque, ni un héros ; je le confesse volontiers. Je suis un d’entre vous, le plus humble… Or, que beaucoup de maux nous soient venus de ceux qui révèrent les images, cela, nul ne le contesterait. Mais, je vous le demande, hommes Byzantins, deviendrait-il juste à vos yeux de rompre, tout à coup, les promesses faites par les Sénatus-Consultes aux saintes personnes recluses par dévotion dans les cloîtres, aux bons évêques, à notre patriarche ? Qui oserait subitement démentir les paroles de l’empereur et de ses conseillers ? On pourra cependant convoquer les évêques en un nouveau concile. Alors la question sera réglée comme il convient à la nation romaine, et non pas, selon la mode des Barbares, au moyen de violences absurdes…

Des rumeurs d’approbation modérée couronnent son exorde. Mais Alexis rappelle l’objet de l’émeute :

— Des violences absurdes règlent une question derrière de ces murs.

Les mêmes rumeurs flatteuses auxquelles un rire frais se mêle, accueillent l’interruption. Et Nicéphore, ayant attendu le silence :

— Malheureusement, c’est pour cela, en vérité, que nous blâmons les eunuques et ceux qui gouvernent à la mode des Barbares. Or, je te le demande, Alexis, si nous voulons débarrasser l’État de ces pourvoyeurs du bourreau, n’importe-t-il pas d’abord de renoncer à l’imitation de leurs crimes ?…

— Il a une langue d’or, en vérité, ce logothète… admire l’arménien zébré d’or.

Les applaudissements s’élèvent au-dessus des têtes halées :

— Langue d’or… continue, langue d’or. Tu parles comme la Sainte Sagesse.

— Aussi,… oppose Alexis,… ne tentera-t-il aucune innovation !

— Que penserais-tu, ô Alexis, de celui-ci ?… poursuit Nicéphore… Un homme assistait aux jeux de l’hippodrome. Tel serviteur vient lui dire que le feu enveloppe sa maison. L’homme accourt précipitamment, le cœur plein de tumulte. Il voit que le feu a embrasé l’étage supérieur ; mais le fléau n’entame pas encore les auvents du bas, ni l’atrium, ni la boutique qui contient les richesses, les jarres d’huile, les tissus précieux, ni l’étable aux mules. Si, voulant châtier l’imprudence de sa femme qui a laissé le tison près de la courtine et allumé la flamme, si cet homme-là, dis-je, met le feu à la boutique, à l’auvent et à l’étable, soutiendras-tu, ô Alexis, qu’il sied d’agir de la sorte ? Diras-tu qu’il sied d’incendier toute la maison afin de punir la sotte qui alluma un pan d’étoffe ?…

Des rires flatteurs et unanimes accueillent les paroles du logothète cambré dans son uniforme coruscant.

— Tu ne le peux pas dire, n’est-ce pas, Alexis ? Et cependant, voilà ce que tu proposes aux Byzantins ?

Un orage de bravos l’empêche un instant de continuer.

— Salut, langue d’or !… Logothète admirable ! Salut !

— Parle encore, langue d’or, développe ton homélie !

— Regarde la confusion d’Alexis et le malaise des aveugles.

La rage de Pierre exige une déclaration nette :

— Tu condamnes donc, ô Nicéphore, la faction des braves ?

Nicéphore redresse sa personne trapue :

— En vérité, Pierre, ton imputation me surprend, par Christ ! Comment veux-tu que je condamne ceux auxquels j’ai toujours appartenu. Ne m’as-tu pas vu, quand tu possédais tes yeux, jeter des couronnes dans l’hippodrome à Damianos et aux cochers verts ? Certainement et avant tout, il sera décidé que les vaillants légionnaires, que leurs chefs couronnés de gloire reprendront leur rang usurpé par des personnes audacieuses.

Soutenu par les murmures, il enfle sa voix :

— Il faudrait être plus sot qu’un Khazar, pour ne pas agir de cette manière. Nous ferons donc le nécessaire, nous tenant avec soin à l’écart de ceux qui veulent tout guérir par le fer et le feu, et plus loin encore des gens qui prétendent prolonger un état de choses indigne de vos aigles, hommes Byzantins ! Alors nous aurons accompli, je vous l’affirme, notre devoir, tout notre devoir !

— Triomphe, Nicéphore ! Périssent les eunuques…

L’éloquence de Nicéphore semble désormais sûre du succès.

— Nous n’aurons qu’un but à notre action : la gloire de Byzance.

Autres los émis par la cohue turbulente.

— Qu’un motif d’espérer : la grandeur de Byzance ; qu’un idéal pour nous dévouer : la perpétuité de Byzance…

— Triomphent Nicéphore et Byzance !… clame une partie du populaire ému.

— Mais vous n’attendrez pas, Romains, d’un homme humble, d’un simple logothète, d’un citoyen consciencieux, d’un fidèle serviteur de l’État, vous n’attendrez pas de lui, Romains, en un jour aussi douloureux que celui marqué par le deuil public, une démonstration de rhéteur, pleine de paroles vides et sonores…

La plupart applaudissent, très contents :

— Nous ne l’attendons pas, Nicéphore.

— Moi je propose,… hurle Damianos furieux,… de prendre vos glaives et vos lances ; si vous n’avez ni glaives ni lances, de prendre des bâtons, des briques et des torches pour nous ruer sur ce palais et délivrer notre Constantin.

— Si tu veux te faire tuer comme un fou,… objecte la courtisane, avec un geste comique,… tu n’as qu’à courir…

— Mais nous ne te suivrons pas,… terminent les rieurs saliveux.

Et Nicéphore conclut par des précautions oratoires :

— Je vous en conjure, Romains, au nom du Théos, n’offrez pas aux eunuques le prétexte d’une sédition pour vous massacrer ; mais étant rentrés chez vous avec prudence, attendez le moment de la justice. Vous connaissez Byzance. On ne désespère pas de Byzance !

L’enthousiasme de la foule se déchaîne. Tous en démence, s’estiment sauvés.

— Nicéphore ! Triomphent Nicéphore et Byzance ! Périssent les eunuques…

— Quel homme sensé !… confie à son voisin un brave foulon, et comme il s’exprime clairement !…

— Ce ne sont pas là les redondances des rhéteurs,… assure l’élite des manifestants, certaine et renseignée.

— Et puis… note Damianos, à demi-voix… il s’engage à ne pas exposer votre crâne aux coups.

— C’est un argument décisif auprès de bien des gens… sourit Alexis.

— Je comptais moins de lâches dans Byzance… avoue Pierre, tremblant de colère.

— Tu te trompais… soupire Alexis en baissant la tête.

Cependant des bateleurs persans se sont glissés dans la foule. L’un joue du fifre, l’autre fait danser un ours, le troisième montre un singe sur un chameau. Les Eudoxie, les Pulchérie, les Zoé aux lèvres vernies et aux voiles extravagants s’émerveillent de ce nouveau spectacle. L’attirail éblouissant des orientaux les captive.

— Maximo, ces Perses !… fait soudain l’une, en extase devant le cortège du bateleur… Tu avais déjà vu un ours de cette grosseur…

— Non, ni un singe de cette taille.

— Estime les beaux yeux du bateleur !

— Dames de l’illustre Byzance… commence le charlatan, du haut de sa chamelle… et à vous, seigneurs… salut !

Il retire son bonnet frisé.

Alexis remonte sur la base de la colonne :

— Le logothète a parlé sérieusement. Je ne contredirai point cela. Personne ne peut désespérer de Byzance.

— L’ours que voici, dames illustres… continue le bateleur, sans lui prêter attention… n’est pas un ours de la plèbe oursinière. Contemplant l’intelligence de sa physionomie, et la grâce parfaite de sa danse vous devinez, seigneurs, qu’il tire de race royale ses origines matérielles… Allons, Ahriman… saute… pour Byzance.

L’ours saute par-dessus un bâton.

Alexis profite du silence attentif pour reprendre.

— Cependant, Romains, le salut de l’État dépend de votre promptitude et de votre énergie… Il ne suffit pas de s’en remettre à la perspicacité du logothète. L’heure exige des cœurs virils, des mains promptes, des voix unies !

— Tous ces Persans… désire une bouquetière… ont des yeux magnifiques et les attaches fines…

Et une enfant heureuse :

— L’ours saute encore pour Byzance !

— Cet ours est vraiment bien poli. Il ressemble à Christophe, l’oncle muet, celui qui est emprisonné à Thérapia !

Alexis s’égosille :

— Le temps est venu, de savoir si vous laisserez Byzance aux Barbares, ou si, vous rappelant la gloire éternelle des aigles romaines…

— Et dis-moi, bateleur,… interroge un plaisant,… ton singe sait-il lire ?

Le bateleur se voile la face, tout le monde rit.

— Ne rappelle pas une histoire douloureuse, homme blond… Ce singe que tu vois est le prince Allah-Eddin de qui tu as sûrement entendu parler.

— Qu’assure-t-il ?… demande un artisan intéressé.

— Il affirme que ce singe est le neveu de son roi.

— Un magicien l’aura métamorphosé.

Alexis multiplie les gestes de ses manches jaunes :

— Aussi longtemps que ce reliquaire d’argent pèsera dans ma main, je lèverai, contre les eunuques et les images, la force des bras et le courage des esprits…

Le bateleur parle avec lui :

— Tu devines, artisan. Mon frère Schallason que tu vois ici…

Une Eudoxie veut comprendre.

— Qui ça ?… l’ours ?…

— Alors, Persan, l’ours est ton frère !… suppose un barbare qui se met en frais d’esprit pour une courtisane très mamelue.

— Ne ris pas, Franc… dit en clignant de l’œil un personnage avisé :… ce sont des choses qui peuvent arriver aux plus honnêtes personnes.

Agitant les pans de sa robe laurée en or, Alexis se démène sur les degrés du calvaire :

— À cette heure de deuil, à cette heure de sang… Byzance…

Le bateleur rivalise du haut de sa chamelle méditante :

— C’est une triste histoire, dames illustres… Je vous la conterai, seigneur… Mon frère accompagnait le prince Allah-Eddin que voici…

— Ton singe ?…

— Tu n’as donc jamais entendu parler, barbare, de la métempsycose ?… interrompt un vieillard.

Il traîne un manteau lourd et semé de visages angéliques. Peu à peu, le peuple s’éloigne d’Alexis et se rassemble autour du Persan. L’éloquence du bateleur séduit davantage :

— Ores donc, illustres dames, quand le prince et mon frère eurent abordé, après une traversée heureuse, dans l’île de Diamant qui est plus loin qu’Ophir, ils prétendirent aller à la grotte où s’enrichissent les marchands de joyaux. Comme vous le savez tous, dames illustres et seigneurs, l’entrée de la caverne est gardée par un nègre géant qui fait déborder la mer quand il s’y baigne les orteils.

On murmure.

— Ce géant, fils du mont Etna et de la fée Amphitrite, protège la caverne avec un cimeterre sur la lame duquel une maxime est gravée… Tel qui lit à haute voix la maxime au moment où le géant lève le cimeterre, peut prendre dans la caverne ce qu’il sait emporter de diamants, de béryls, de saphirs, de chrysoprases et de joyaux de toutes sortes. Celui qui ne peut pas lire la maxime a la tête tranchée par le géant, aussitôt !

L’effroi des femmes se manifeste bruyamment. Alexis, cependant, non découragé, interrompt le bateleur :

— Le logothète vous le disait tout à l’heure. Si les Eunuques l’emportent, Byzance devient une province de l’empire d’Occident. Vous, drongaires, vous verrez vos banda aux mains des soldats de Karl avec les privilèges et les pensions attachés aux titres. Vous, stratèges, vous aurez à subir les ordres des leudes francs et leur arrogance ; ils commanderont à vos légionnaires, ils mèneront le destin de vos aigles… Ah ! je vois déjà sur vos figures les larmes de désespoir et le rictus de l’horreur. Je vois vos rhéteurs et vos grammairiens, vos philosophes et vos astrologues insultés par le rire des bourreaux ignorants, glorieux de leurs meurtres et de leur sottise… Je vois…

Une Zoé jette un cri aigu, épouvantée par la fable persane.

— Il faut avoir du courage et ne pas trembler… assure d’un air d’intelligente supériorité quelque Maximo aux yeux de biche dans une face pâle.

— Je paie deux talents d’or le capitaine de ma galère bleue… déclare l’amateur au bonnet de filigrane… parce que, seul, il peut lire la maxime, à chaque voyage.

— Tu parles avec le souci de la vérité ?… interroge une Eudoxie soupçonneuse en se grattant l’aisselle.

Sa camarade trop musquée objecte :

— Mais comment le nègre n’a-t-il pas tranché la tête de ton frère !

— Illustre dame… répond le bateleur galant… si le nègre ne trancha pas la tête de mon frère que voici, ni celle du prince Allah-Eddin…

En un grand éclat oratoire, Alexis trouble enfin le bateleur :

— Ni les manigances de Pharès, ni la malice de Staurakios, ni l’arrogance d’Aétios ne triompheront de votre énergie, Byzantins !

Impatiente, une vieille se détourne, édentée :

— Tais-toi, l’aveugle, on n’entend plus rien.

— Taisez-vous, les aveugles !

— Vous radotez… !

Pierre hurle :

— On tue peut-être votre Autocrator, là, derrière le mur de porphyre.

— Qu’en sais-tu, d’abord ?… demande une frêle gamine, haussant les épaules en camisole bleue semée de croix blanches.

— C’est vrai, qu’en peut-il savoir ?

— Les gens sages… déclame le bateleur…, ne s’occupent pas des choses politiques. Mieux vaut passer la vie en composant des boissons fraîches, et en jouant de la cithare pour séduire de beaux yeux pareils aux fleurs des jardins. Ores donc, illustres dames, si mon frère et le prince ne furent pas décapités par le nègre, mais seulement métamorphosés ainsi que vous pouvez le voir, c’est qu’ils étaient oints, avant que d’entrer dans la caverne, avec le thériaque de l’Autocrator Anastase dont ma noble mère nous laissa le secret… N’en est-il pas ainsi, prince Allah-Eddin ! N’en est-il pas ainsi, mon frère ?

Le singe grimace et l’ours danse. Le bateleur exhibe des petites urnes vernies. Toute l’assistance se presse autour de lui.

— Il explique des choses surprenantes !

— C’est vrai, Persan… répète un candidat derrière la chaîne… : ton baume cicatrise les blessures de cimeterre ?

Et l’esprit commercial d’un marchand :

— Est-ce la graisse d’onagre qui fait le fond de ton baume ? Laisse-moi comparer l’odeur avec celle que je vends.

Pierre crie en écarquillant ses yeux saigneux :

— L’empereur Constantin agonise !

Un flâneur s’inquiète qui grignotte une noix :

— Que disent les aveugles ?

— Ils déclament toujours…

— Tu vends cela cinq oboles ? J’en achète trois cents pour vingt drachmes.

— Donne trente drachmes, Arménien, et tu en aura quatre cents.

Le gardien de l’ours l’emmène, suivi par la chamelle du Persan, et le joueur de fifre.

— Moi, je suivrai l’ours,… affirme une Zoé callipyge qui rassemble les plis de sa tunique verte et rose.

Ses amies gazouillent :

— Où vont-ils ?

— Le beau Persan cherche une place moins remplie de gens. Ainsi l’ours pourra danser à l’aise autour de la chamelle.

— Tu veux une pastèque fraîche, une pastèque rose ?… Trois oboles.

— Souris, et tu en auras cinq.

La brune fruitière abat les mains du faune :

— Ne me chatouille pas un jour de deuil public et devant l’icone encore.

Elle se signe :

— Le singe joue du tambourin. Regarde !

— Viens donc. Le Persan racontera des histoires étonnantes. Aussi bien, qui saura ce qui se passe derrière le mur de Chalcé, en restant là ?

— Vous n’apprendrez rien. On a fermé toutes les issues ; et les rues sont pleines de soldats qui tendent des chaînes pour clore le passage.

— Moi, j’ai faim, d’abord.

— Moi de même !

— On ne saura rien avant la nuit…

— D’ailleurs, Nicéphore de Séleucie les surveille.

— Nous saurons vite ce qui se passe à la taverne des Khazars.

— Il ne se passe peut-être rien.

Tous rient.

— Ce thériaque, illustres dames… reprend alors le bateleur, à l’entrée de la rue… ne cicatrise pas seulement les blessures faites par le fer. Sa vertu augmente la gorge des vierges et la vigueur des vieillards. Elle rendrait père un eunuque. Elle gèle la fièvre dans les veines.

Et il entraîne la foule captivée, lascive.

Le marchand camus abandonne le groupe réduit des émeutiers :

— On part,… fait-il… J’irai jusqu’à ma boutique où un convoi de mules doit apporter des figues. Le Théos veuille, Euphraste, que tu ne viennes avec moi…

— Au port, devant le palais, de mes deux navires on débarque mes tapis de Trébizonde.

— D’ailleurs, nous apprendrons plus de choses sur le port qu’en demeurant devant cette muraille et les figures bestiales des soldats.

Une jeune mère prêche son mari :

— Sisinnicos ! Notre Icasie aura mangé pour le moins deux corbeilles de bananes en nous attendant… Hâtons-nous de rentrer, si tu désires lui éviter une indigestion.

La femme du blessé lave la plaie de son homme :

— Qui te l’avait dit ? Te voilà joli avec ton oreille décollée. Malheur à moi qui épousai un homme ivrogne et querelleur. Voyez comme il saigne, Anne Damasie !

— Toi,… bafouille le blessé pour une sentinelle impassible,… je te rencontrerai bien un soir où tu n’auras plus ta lance, et où j’aurai ma hache. Quant à vous, les Aveugles et l’autocrator, et toute la bande, je ne me ferai plus assommer en votre honneur. Je le jure !

— Christ ! comme il saigne !… répète la femme, navrée… Ça gâte toute sa tunique neuve… Espère que l’Autocrator t’en offrira une autre, idiot !

Or, un contremaître à la mine courroucée, appelle quelques manifestants.

— Par ici, les débardeurs. Je retrancherai sept oboles de chaque salaire. La cargaison à charger attend votre fantaisie depuis deux heures. En route !

— Je gagne peu à défendre mes droits de citoyen,… constate l’ouvrier qui reboucle sa ceinture.

— Cela coûte sept oboles seulement,… plaisante le contremaître…

Quelques instants après, hydre à vingt têtes blêmes et féroces, une horde de candidats bondit, pousse avec des cris, des coups de fouets, les derniers protestataires, et les bloque dans les rues. Des fenêtres tombent quelques jarres d’huile qui se brisent sur les casques. Le liquide enduit les militaires. Ils enfoncent les portes, saccagent les boutiques. Ils fustigent, étranglent, égorgent, ensanglantent les corps crispés, tranchent les mains protectrices. Les chiens hurlent en fuyant la bagarre. Maîtres, les soldats retendent les chaînes, et placent des sentinelles devant les rues ainsi bouchées que comble une autre foule hargneuse accourue au bruit.

Cependant Aétios, cadavérique et chancelant, se précipite hors de l’édifice vers les plus acharnés du peuple :

— Ce qui s’est accompli là-haut est contre ma volonté. Sachez-le.

Derrière lui, le maigre Staurakios s’élance dans l’enflure de ses manteaux. Il dégage sa responsabilité malgré les rumeurs de haine :

— Aucun ordre d’aveuglement ne fut transmis.

— Mais tu as envoyé des bourreaux éthiopiens dont la stupidité est notoire, aussi bien que la cruauté… réplique Bythométrès qui le menace vivement de son écritoire en étain.

Et Pharès glapit, affairé :

— Les bourreaux seront exécutés à l’instant ! Gardes, doublez les sentinelles autour de la place ! Que personne n’y pénètre !

— Je me lave les mains du sacrilège,… déclame Aétios blafard entre ses boucles… Je n’eus connaissance d’aucun ordre de supplice ; et je n’appris point que les bourreaux étaient venus secrètement par eau sur un dromon. La Très Pieuse Irène l’ignore aussi.

— Staurakios, quelqu’un t’accuse… insinue Damianos perfide, et il atteste la rage de la foule dense, parée de têtes sifflantes.

— Tu m’accuses, Aétios ?

— Que vas-tu répondre à-une mère ?… se contente de dire Aétios.

Les joyaux de ses mains désignent la litière impériale que les mules blanches extirpent d’une voûte étroite et torse. Nicéphore surgit et se prosterne avec ses dix secrétaires tremblants.

Et c’est au milieu des dos inclinés, des soldats immobiles, la litière qui s’avance sous les panaches avec la figure amenuisée de l’impératrice entre les rideaux de cuir gris.

— En adoration, Irène, voix du Théos, maîtresse unique des Romains !

— Entrez dans le palais,… balbutie Irène, verte d’émotion.

Hagards et anxieux les eunuques s’engouffrent pêle-mêle avec les mules, les conducteurs, les cubiculaires, les excubiteurs de l’escorté, les courriers porte-torches, les aveugles, leurs esclaves. Passé l’arcade centrale, entre les faisceaux des colonnes, ils se bousculent en s’accusant les uns les autres, sous un porche carré, sombre. Et les portes vibrent que l’on referme derrière eux. Irène garde le silence, les yeux clos, par peur, sans doute, d’apprendre la nouvelle affreuse, par appréhension du courroux public, et des rumeurs qui tourbillonnent au loin dans la ville. Elle pense qu’on a battu son fils d’étrivières, comme elle le permit dans sa fureur du matin. Elle doute qu’on lui ait crevé les yeux comme le craignait Aétios. Elle demeure certaine qu’on a sursis à la cruelle opération, jusqu’à sa venue. Par instant elle se représente son enfant tout petit, tel qu’il dormait jadis sur les genoux des nourrices, gras, potelé, frisé, grognon. Elle imagine tout à coup cette figure ronde et fraîche bouleversée dans les grimaces et les pleurs, trouée, sous les sourcils, par un feu pointu dont la brûlure caille le sang jailli.

Or la litière s’arrête dans une cour octogone que ceignent des piliers brillants aux chapiteaux ajourés. Les croupes des mules se plissent nerveusement pour chasser les essaims de mouches. Pharès abat le marchepied de la litière. Irène se soulève péniblement. Sa faiblesse, sa transpiration insolites, sa migraine et sa peur vague ne l’effrayent pas moins que les mines lugubres de ses logothètes. Ils ressemblent à des cadavres de vieilles femmes déterrées, ressuscitées, vêtues d’oripeaux saugrenus. Leurs mains tremblent sur leurs cannes. Dans la gorge flétrie de Pharès, une déglutition difficile s’accomplit mal. Bythométrès détourne ses regards obscurs. Irène dit :

— Le peuple crie que l’on aveugle Constantin. Il faut montrer l’Autocrator à la foule.

— Staurakios l’a fait aveugler,… affirme Aétios, brutalement.

— L’eunuque l’a fait aveugler !… répète Alexis.

Staurakios ne répond pas.

Damianos de se récrier méchamment :

— L’eunuque a fait aveugler ton fils, Irène !

— Tu mens…, hurle la mère.

Elle saisit à la gorge Pierre qui, de toute sa vigueur, répète :

— L’eunuque a fait aveugler ton fils, Irène !

À ces mots, elle sent geler son sang, et ses dents se fendre.

— Staurakios appela secrètement les bourreaux éthiopiens afin de lui ôter la vue…, explique Aétios pour se disculper en tendant ses manches de soie et ses mains orfévrées.

Rudement, Staurakios l’interrompt :

— Il importait au destin de l’État qu’il fût privé du pouvoir…

Irène se jette sur lui, et le prend aux épaules ; elle le pousse contre un pilier :

— Toi, tu as fait cela, sans me le dire, toi ?…

Bythométrès touche le bras de sa disciple.

— Écoute : écoute… maîtresse des Romains…

Mais, heureux de perdre son rival, le bel Aétios appuie la première accusation :

— Écoute… les bourreaux éthiopiens…

Irène les abandonne et court dans le palais, en trébuchant sur ses franges de perles :

— Je veux le voir, je veux voir Constantin, mon fils, mon pauvre fils aveuglé !

Pharès la suit, répétant :

— Les Éthiopiens…

— N’ouvrez pas ! Arrêtez !… bégaye Staurakios qui craint tout.

— Qui commande ici ?… hurle Irène, impérieuse.

Staurakios se précipite au-devant d’elle, interpose sa taille osseuse et l’ampleur de ses manteaux imagés :

— La raison devant les fous…

Irène, s’amassant pour bondir, le convainc :

— Tu l’as donc aveuglé, puisque tu ne veux pas me le laisser voir ?

Essoufflé, le coupable balbutie :

— Que Ton Autocratie regarde là-haut… On fait expier le crime aux seuls coupables.

Sur le sommet de la tour deux nègres se débattent entre des soldats qui relèvent la potence.

— Il nomme coupables les bourreaux qu’il envoya,… accuse Aétios.

— Oh ! toi, toi ! Remords du Théos,… sanglote Irène, folle.

Elle se précipite et plante ses ongles au visage de Staurakios livide, aphone, stupide :

— Tu t’égares, maîtresse des Romains… À bas, sorcière.

— Un fer ! une arme !… hurle Irène… Vite, Jean ! Ton poinçon…

Jean arrache Irène des bras de Staurakios qui retient dans ses doigts une houppe arrachée.

— Despoïna, prends mon reliquaire,… propose la haine de Damianos,… il pèse plus qu’une masse d’armes.

— Assommez-le, vous, qui pouvez voir, du moins, où portent vos coups,… clame la colère d’Alexis.

Nicéphore s’interpose :

— Arrière. Il faut tout savoir. Jugeons-le.

Staurakios se ressaisit ; il répare le désordre de son costume :

— Vous n’aimez pas Byzance, vous qui préférez les yeux d’un seul homme à la gloire de son destin.

Alors Irène s’affaisse contre la poitrine de Jean, et elle implore :

— Jean ! Jean ! Ce n’était pas cela que tu m’avais promis dans Athènes !

— Despoïna, je t’ai promis le sacrifice de toutes tes affections humaines pour le triomphe d’une idée grande. Paie la dette sans faillir.

Elle demeure prostrée sur le sein de l’initiateur.

Contre la meute humaine des aveugles, Pharès et Nicéphore durent protéger Staurakios :

— Vous ne pouvez pas dire que le logothète du Drome aveugla l’Autocrator.

— Parle, Aétios. A-t-il crevé les yeux de Constantin ?… commanda Nicéphore, brièvement.

— Je ne puis dire qu’il l’ait fait… distingue Aétios… ni même qu’il ait ordonné.

Tous s’écartent de lui, en silence. Staurakios pourtant se maîtrise et déclare :

— Je te remercie, de ne pas m’accabler. Le sang de Constantin ne doit pas retomber sur moi.

Comme il achève cette action de grâces, l’eunuque est secoué par les convulsions d’un vomissement ; et il doit, honteux, se cacher la face contre une colonne.

Pourtant, Irène n’ose aller vers son fils. Elle s’est assise, sur le bord de sa litière plaquée de reliefs en ivoire que la main caresse machinalement. Les personnages de ces sculptures brillent au soleil favorable. Elle entend Aétios dire :

— Je ne l’accablerai pas, mais je ne tolérerai pas non plus de paraître son complice. Staurakios est un bon exécuteur de la pensée impériale. Par lui-même, il ne peut rien que la sottise. Je l’avais invité à solliciter l’avis de la Despoïna.

Irène persiste dans la démence du désespoir :

— Et qui a commis le crime, si ce n’est vous… bourreaux !… Constantin ! Constantin ! Mon petit Constantin, je reverrai donc seulement ta face verdie par la torture et tes yeux troués… Oh ! là, là, où j’ai haleté dans les tortures de l’enfantement, pour te produire à la lumière de la vie… Mon fils… Là ! là ! tu as poussé le premier vagissement et le raie suprême… Oh… toi… douleur de mes larmes, joie de ma jeunesse… Remords de mon courage, Constantin !… Constantin !…

Entraînée par Jean, elle disparaît enfin.

Aétios accable alors son émule, devant les aveugles et les muets pris à témoins :

— Voilà ton œuvre, quand la main souveraine cesse un instant de te conduire.

— Il est commode et habile de m’imputer, en public, les causes d’un accident…

Interrompu par les nausées le logothète du Drome s’arrête. Il prête aussi l’oreille aux beuglements populaires qui remplissent l’air des rues voisines.

— Mais il ne sent donc pas son incapacité, sa faiblesse ?… dit Aétios… Toute la sédition hurle dans la cité. Le fer et le feu menacent les citoyens…

— Ah ! ah ! Vos Dignités se querellent,… nargue Nicéphore qui, les bras croisés, contemple.

Nerveux et marmottant, Pharès dénoue, renoue son écharpe noire, ou bien inspecte ses bottes de feutre. Il cite par instant des maximes évangéliques, puis secoue ses épaules sans permettre à personne de trouver une approbation dans ses yeux faux. Assez content, Nicéphore se carre en son costume magnifique, sous l’écorce d’or et d’émaux.

L’insolence d’Aétios se déchaîne.

— Je dirai tout, aveugles ; oyez donc ! Celui-ci, mon collègue et logothète du Drome, s’il voulut faire aveugler l’Autocrator, c’était afin que la race de Karl ne trouvât plus de rivale dans la race glorieuse de l’Isaurien, race à cette heure tarie comme le sang écoulé qui sèche derrière ce mur, sur les dalles…

Un grondement de réprobation s’élève autour du malade qui hausse les épaules. Aétios veut assouvir, par le mensonge, une haine longtemps dissimulée. Il poursuit :

— Car le Franc réclamait ce gage de fiançailles.

— Immonde !… profèrent tous les assistants qui se précipitent autour de la colonne cachant la honte du ministre. Il vagit :

— Je n’ai pas commandé l’aveuglement de Constantin. Dis-leur, Pharès.

— Je dirai la vérité simple,… émet péniblement Pharès.

— Écoutez-le. Il a tout vu,… assure, entre des hoquets, le logothète du Drome.

Et Pharès, à voix sourde, commence :

— Quand l’Autocrator fut amené ce matin ici, on discuta jusqu’à deux heures après midi…

Aétios lui coupe la parole.

— Rien ne fut décidé. On inclinait à la relégation dans une île. Les bourreaux arrivèrent alors, sans qu’ils pussent dire qui les envoyait ; ah !

De la main, Pharès apaise les exclamations :

— L’Autocrator criait tant qu’on eut besoin d’un bâillon mécanique. Les gardes allèrent chercher la chose aux prisons des Nouméra. Les Éthiopiens apportaient le bâillon.

Il tousse péniblement et gratte les lions frisés de sa plaque en émail.

— Mais,… riposte Alexis,… ils apportaient aussi leurs instruments habituels ?

— Ils apportent leur bagage complet en toutes circonstances,… témoigne Pierre.

En s’essuyant Staurakios ramène la discussion au sujet du litige :

— Ils n’avaient pas les pointes à crever les yeux. Avais-je commandé qu’on lui crevât les yeux ?

— Il en était question,… affirme Aétios… Et tu préconisais cette mesure. Sans doute les Éthiopiens ont entendu lorsque tu pérorais.

Pharès reprend le récit en soufflant.

— Je menai les Éthiopiens dans la chambre où l’Autocrator hurlait. Ils fixèrent le bâillon devant moi. Je les laissai près de lui afin qu’on l’empêchât de s’ensanglanter les poings contre les murs. Il s’était déjà brisé les ongles.

— Ignorais-tu la bestiale stupidité de ces nègres ?… interrompt Alexis qui impute le crime à leurs préméditations secrètes.

Pharès corrige vivement l’impression de cette parole.

— J’avais eu soin de leur faire déposer dans la cour intérieure les fers, pour ne point effrayer inutilement l’Autocrator. D’ailleurs, les pointes à crever les yeux n’étaient pas dans leur bagage. Pourquoi comprirent-ils plus qu’on n’en avait dit ?

— Parce que, sans doute, on les avait instruits à l’avance,… riposte Alexis, brusquant l’explication.

Navré, en sueur, Staurakios oppose une autre hypothèse :

— Les gardes envoyés aux Nouméra purent tenir aussi des propos imprudents.

Habile, Pharès maintient le doute :

— Qui l’expliquera ? En vérité, les Éthiopiens crurent devoir agir ; et comme ils ne trouvèrent pas, entre leurs instruments, ceux nécessaires à l’opération, ils se servirent d’un chandelier de bronze.

Sans voir qu’il piétine dans la flaque de ses déjections, Staurakios affecte la pitié envers la victime :

— Un de ces gros chandeliers munis d’une pointe au-dessus de la bobèche, d’une pointe où l’on pique la résine des cierges.

La subtilité de Pharès expose simplement les faits :

— Et, sans calculer la différence de longueur, ils utilisèrent cela pour crever les yeux de celui qu’ils ne croyaient pas être Constantin, mais un conspirateur de Pyles.

— Donc,… conclut Staurakios,… ils n’ont pas agi par ordre. On leur aurait remis les instruments habituels.

Et un silence s’établit au milieu de ces hommes anxieux pour leur vie. Les aveugles songent le front haut et la main sur leurs bâtons. Les eunuques restent immobiles, baisent leurs reliquaires d’argent pareils à de petites églises, puis se dévisagent tour à tour. Ces mains tremblantes et chargées de bagues s’occupent fébrilement.

— Si tu leur avais dit que c’était Constantin…, objecte Alexis… Si tu leur avais dit ?

— La pointe creva les yeux,… termine Pharès à voix basse… Moi, quand j’arrivai, je vis l’Autocrator qui saignait.

— Voilà le récit véridique,… s’écrie Staurakios en se frappant la poitrine… Je n’ai pas commandé les bourreaux. Vous avez entendu, aveugles, vous avez entendu, vous, qui proclamiez tout à heure, devant le peuple, nos prétendus crimes ! Votre loyauté de patrices interdit de mentir.

— Personne,… concède Aétios,… n’a précisément commandé le supplice.

Pourtant Alexis se défie :

— À moins que vous ne mentiez vous-mêmes, urnes d’infamies !

Nicéphore hoche la tête.

— Il semble probable que personne ne prescrivit le supplice.

— À moins qu’ils ne mentent !… injurie Pierre gesticulant vers le mur contre lequel il n’y a personne.

Aétios les toise :

— Vous serez donc toujours les furieux et les fous ?

— Toujours !… déclare Damianos, du haut de sa fierté.

— Je t’avais prévenu, Aétios,… murmure son rival… Me contredire ne te sert pas.

— Eunuques, vous aveuglez Constantin,… se rappelle Pierre,… au même mois où vous nous fîtes crever les yeux.

— Au même mois d’août,… précise Alexis.

— Un samedi,… ajoute Pierre.

— Tu t’en souviens, Staurakios, c’était un samedi !

— À la même heure presque,… confirme nonchalamment Nicéphore.

— Tu te souviens, Logothète,… insiste Alexis… En effet, tu te pavanais ce jour-là dans le cirque ; et tu répartissais les soldats derrière les gradins occupés par nos amis.

— Lié par le serment, j’agissais au nom d’Irène et de Constantin.

— Aujourd’hui les eunuques agissent au nom d’Irène seule.

— Mais ils agissent toujours… murmure Nicéphore à l’oreille d’Alexis… Cependant une autre force bientôt se substituera.

— La tienne, Logothète ?

— Moi seul ne suis rien.

Les simandres commencent à frémir comme pour le glas, par toute la ville, sous le marteau des clercs, d’abord une par une, ensuite deux par deux.

— Tu es Logothète des finances militaires. Le peuple t’écoute… constate Alexis… Que penses-tu à cette heure ?

Voûté sous ses ornements, l’œil drôle, l’autre continue à se dérober :

— Que veux-tu que je pense ? Constantin étant aveugle par accident, la Très Pieuse Irène, seule impératrice des Romains, inaugure la première année de son règne. Voilà.

— Voilà… répète Alexis, l’imitant.

Nicéphore attend que les eunuques marchant de long en large, soient à l’autre extrémité de la cour, qu’ils entrent dans les vestibules. À cet instant, il rassemble autour de lui, les aveugles, leurs serviteurs les pousse en un coin, parle à voix basse :

— Ne me laissez pas crever les yeux par les eunuques si vous désirez que l’on continue de voir pour vous, et de prévoir, si vous désirez que l’on parle pour vous et que l’on persuade le peuple.

Alexis souligne sa parole d’un geste loyal :

— Mine la force des eunuques, et nous soutiendrons ta popularité.

— Rien ne nous reste à espérer, pour nous, que leur chute… avoue Pierre renonçant à sa propre fortune.

— Patientez… recommande la sagesse de Nicéphore… Eux-mêmes minent leur force. À travers les yeux de Constantin, ils viennent de crever les yeux de leurs images. Patientez.

Pierre doute :

— Si l’on tarde encore, ils livreront Byzance à Karl, et les légions iconoclastes quitteront notre parti.

En chutant, Nicéphore les calme.

— Modérez seulement vos cris jusqu’au soleil propice. Ne brandissez pas sans cesse vos reliquaires d’argent. Pour quelques mois encore, soyez des aveugles véritables… Ne veuillez pas…

Par leur retentissement lugubre toutes les simandres de Byzance couvrent sa voix.

— Les églises annoncent le malheur… gémit Damianos.

— Elles l’annoncent ? Entendez-vous,… ajoute Pierre de même.

Alexis prête l’oreille.

— Il me semblait bien. Cela est venu de la mer…

— Des monastères élevés dans les îles… remarque Damianos, étonné.

— Qui put leur annoncer la chose aussi vite ?… interroge Nicéphore.

— Des présages, peut-être… risque Pierre, craintif.

Les serviteurs montrent que le ciel se couvre.

— Le ciel noircit… observe Nicéphore… Des nuages enflent contre la lumière du jour…

— Quand le peuple apprendra le supplice de Constantin…

— Il se ruera par ici, brandissant des armes… conclut Damianos pour achever la pensée de Pierre.

— À moins… suppose Alexis… que le bateleur ne leur amène un autre ours…

— Les eunuques ni la Despoïna ne peuvent rester en ce lieu… dit tout à coup Nicéphore qui se souvient des devoirs de sa charge.

Espérant les exposer aux fureurs de la sédition, Damianos conseille de ne point les avertir. Plus sage, Nicéphore craint qu’un muletier les ayant prévenus, les eunuques ne le soupçonnent, et que lui-même ne perde ainsi ce qu’il a gagné d’indifférence à son égard :

— Jusqu’à présent, ils se méfient peu de ma personne…

— Je ne pourrais pas, moi, dissimuler de la sorte… déclare Damianos, avec dégoût !

Du silence pèse entre ces hommes qui réfléchissent dans l’octogone, à l’ombre de la tour. Deux pendus crispés se balancent minuscules contre le ciel blême aux deux bras du T érigé sur le faîte suprême. Bientôt un esclave d’Irène vient prier chacun de quitter la cour. Et ils retournent sur la place de l’Augustéon maintenant pleine de caloyers noirs. L’un parle :

— Notre sainte Marie d’Arménie m’ordonne de venir ici pour laver le visage de l’Autocrator Constantin, fils de Léon.

— Tu arrives au terme de ta course… dit Alexis, surpris.

— L’Autocrator souffre dans le palais de Porphyre.

— Je doute qu’on te laisse entrer cependant… dissuade Pierre.

Refoulé, gardé par les candidats, le peuple engorge toujours les ruelles voisines, se tasse sur le parvis de la Sainte Sagesse et gronde. Mille têtes hâves, furieuses se tendent pour deviner le drame. Le caloyer insiste.

— En attendant, mes frères, je m’agenouillerai donc sous l’icone, et, pour l’amour du Christ, vous m’obtiendrez que je pénètre auprès du supplicié.

— De quel monastère viens-tu ?

— Il est situé dans l’île la plus proche de Byzance.

— Là aussi s’élève un couvent de religieuses ?

— Celui dont l’abbesse est notre sainte Marie d’Arménie.

— Qui vous annonça le malheur ?

— De Bithynie, de la direction de Pyles, là où notre Augusta Théodote pleure son jeune fils, ce matin est venu un vol de colombes marquées chacune par une croix noire. Alors, notre sainte Marie d’Arménie a déchiré ses vêtements. Elle nous a dit qu’un malheur menaçait l’Autocrator. Sur son ordre, nous nous sommes mis en bateau pour l’assister ici dévotement. Voici mes frères, et voici mes sœurs…
D’autres les suivent portant des bannières… Voir le texte.

D’une ruelle menant au port, s’avance une procession. Caloyers et religieuses franchissent la haie des soldats. Ils entonnent une litanie funéraire. D’autres les suivent portant bannières, reliquaires, et statues saintes ; puis ceux du peuple attirés par le chant, mais que les soldats arrêtent et repoussent dans les rues.

— Il est donc vrai,… dit une vieille joignant les mains,… notre Constantin est aveugle.

— Les eunuques l’ont martyrisé, l’enfant de gloire !… eïa… eïa !

— Constantin ! Constantin !… gémit le peuple.

Les gémissements s’interrompent un instant, car voici que paraissent sous le portail du Palais Sacré Irène en sa litière, Staurakios, Aétios et Jean qui en tiennent les draperies. Au moment où les mules blanches atteignent la foule des caloyers prosternés sous l’icone, Marie d’Arménie s’érige, et, du geste, arrête les coureurs. Elle tire les tentures, regarde Irène, et, le doigt rigide, désigne solennellement le palais :

— Ici où tu l’enfantas, où ses premiers cris émurent ta jeunesse, ici tu l’as fait meurtrir !

Irène se cache les yeux :

— Marie !… Marie, ne double pas mon désespoir.

Marie, forcenée, crie :

— Toi, du désespoir… Toi, de la douleur… Toi, de la pitié ! Tu ne sens rien de cela… Comme tu m’as sacrifiée, tu sacrifies ton fils…

Irène se convulse douloureusement.

— Je n’ai pas voulu… Tais-toi…

Mais l’épouse répudiée poursuit, dans sa folie :

— Me taire… Mais je hurle ma peine à toutes forces, moi qui l’aime… Mais j’ai ressuscité du cloître, moi qui l’aime… J’ai crié si fort ma détresse que tous ont gémi avec moi ; que tous ont surgi derrière moi, de leurs cellules, des cloîtres, peut-être des tombeaux. Compte ceux qui me suivent !

— Marie… Marie !… supplie la voix déchirée de la mère.

L’Arménienne se penche encore, lui parle en plein visage :

— J’ai tant sangloté que les églises pleurent depuis la Sainte Sagesse jusqu’aux Saints Apôtres sur Byzance. Toutes les simandres savent que tu as aveuglé ton fils… Elles l’annoncent à l’épouvante du monde.

Irène la repousse et sanglote.

— Cesse, cesse… éloigne-toi, Marie…

La mère revoit le corps ligotté de son fils dans la salle vide, et le visage masqué de sang noir, et les poings impériaux gonflés sur les cordes, et la pointe rougie du chandelier à terre. Elle se revoit à genoux lavant les fosses creusées dans les orbites par le fer. Car Irène n’ouvre pas les yeux. Immobile, en sa gaine d’or et de pierreries, elle écoute rugir le peuple, bramer l’Arménienne :

— M’éloigner, me taire ! quand tu es là, toi qui as fouillé ses chers yeux, avec le fer, par la main du bourreau… Me taire ! Rends compte de ce crime à moi.

— Je ne l’ai pas voulu,… supplie Irène.

Marie s’attache aux rideaux de la litière qui s’ébranle.

— Ô Théos, tu la laisseras mentir ! Les eunuques sont les bras de Ta volonté. Tes bras ont préparé sa détresse ; toi, sa mère, tu le faisais poursuivre sur les eaux, depuis des jours, par tes dromons chargés de sicaires.

— Nous voulions seulement, Marie la Sainte,… objecte Bythométrès,… soustraire l’Autocrator aux influences des sacrilèges qui brisent les images, à l’influence des soldats iconoclastes.

— Vous mentez, vous mentez…, crie l’épouse de toute la vigueur de sa peine… Irène, tu as quitté Éleuthérion avec tes femmes, ta suite, ton équipage et tes dignitaires pour venir habiter le Palais des Empereurs, et cela plusieurs jours avant qu’on l’enlevât du camp de Bithynie. Tu savais donc que tu dominerais seule, aujourd’hui, l’empire d’Orient ; tortionnaire !

— Tortionnaire !… profèrent mille voix derrière les chaînes et les soldats.

Et la désolation de Marie s’épanche éperdument :

— Tu préparais cela, toi, toi… même quand tu passais les jours à composer des thériaques, à trier des herbes, à te baigner dans des eaux mêlées d’essence… Ô toi qui ne penses qu’à ta beauté périssable et à triompher sur l’opinion des hommes.

— Malheur à la tortionnaire !… reprend le chœur des voix dans les rues pleines de clameurs.

— Je te pardonne parce que la passion t’obsède, Marie !… gronde Irène, outragée.

— Jamais il ne fut question de supplice… jure Pharès… Cependant il fallut l’arracher aux conseils de ceux-ci qui veulent perpétuer la guerre et détruire les icones…

Marie montre les aveugles.

— Ceux-ci l’aiment mieux que vous. Ceux-ci ont souffert pour lui.

— La Sainte parle avec justice… proteste Alexis… Nous l’aimions celui que tu as condamné, Irène.

Au péril de sa vie, Damianos accuse :

— Celui que le fer de tes bourreaux a supplicié, ton fils, le fruit de ton corps, Irène !

Au péril de sa vie, Pierre accuse :

— Le fils de Léon ! Léon, tu le fis mourir aussi par le poison que ta magie incrusta dans la couronne dont furent brûlées ses tempes.

Au péril de sa vie, Damianos accuse :

— Léon, ton époux Léon, fils du Cinquième Constantin, que tu fis empoisonner dans son camp, Irène.

Et Marie, tirant la litière par les rideaux de cuir :

— Tu reculeras jusqu’à la maison où tu as donné l’ombre après la lumière, où tu as détruit ce que tu avais enfanté. Tu t’appuieras contre le mur rouge. Prends garde qu’il ne cède par dégoût de te soutenir et que, glissant dans le sang de ton fils…

— Ah ! tais-toi.

Irène bouge, lui saisit le poing. Mais toutes les haines amassées d’Alexis, de Damianos, de Pierre, éclatent en malédictions :

— Rends nos yeux, Irène…

— Nos yeux et nos forces…

— Rends nos yeux, rends leurs langues au César et aux nobilissimes captifs dans Thérapia.

Et la haine acharnée de Marie domine les autres :

— Rends-moi Constantin, Constantin !

— Rends-lui Constantin !… hurle la ville en une seule voix qui s’échappe des maisons, de leur boutiques et de leurs toits, et de leurs balcons :

— Athénienne, rends-nous Constantin.

— Le fruit de ton ventre, Irène, notre Constantin !

— Rends-nous Constantin ! Constantin !

— Le triomphateur des barbares, Constantin !

— Rends-nous Constantin !

Irène, en pleurs, se tord les bras :

— Il te hait, Marie, mon Constantin.

— Je l’aime, moi…

Et elle se frappe le cœur.

— Il te vouait à l’échafaud.

— Je l’aime, te dis-je : je l’aime, le beau, le courageux ; et j’ai tremblé de joie sous ses lèvres… moi !

— La sainte, la sainte, comme elle pleure !… compatissent les femmes penchées entre les candidats moroses.

— Il me hait et je l’aime…, insiste Marie qui se penche dans la litière vers Irène… Il ne te haïssait pas et tu l’as aveuglé pour un peu de gloire, toi, magicienne exécrable. Hideur de l’Hadès ! Odeur de soufre ! Toi, toi, tu l’as tué pour un peu de gloire…

Irène se débat :

— Laisse-nous ! Je n’ai pas voulu cela ; et l’angoisse de douleur m’étrangle autant qu’elle t’étrangle…

Frénétique, Marie l’attire par le manteau :

— Alors, descends de cette litière. Viens t’agenouiller sous l’icone, pour demander pardon de ta faute, pour prier avec nous.

— Que Ta Sainteté s’éloigne… conseille Staurakios à Marie qu’il écarte… La Très Pieuse ne peut quitter sa litière. Vois sa faiblesse.

— Elle la quittera, elle priera, elle s’humiliera, afin que notre cri obtienne du Théos un miracle pour la guérison de Constantin.

Jean aide Pharès à enlever l’épouse qui les arrache, les griffe, les frappe et les invective :

— Que Ta Sainteté s’écarte. Ne provoque pas le scandale.

Ensemble ils détachent la malheureuse de la litière et la remettent aux caloyers.

Marie se tourne alors contre Jean, le désigne avec effroi.

— Toi, toi, tu as inspiré l’acte ! Toi, tu es l’esprit d’Irène. Elle n’est que la bouche qui exprime ton esprit de mort. Eunuque ! Elle n’est que la bouche de ta pensée. Immonde ! C’est toi, toi son cerveau, toi son maître, toi le rhéteur, toi le philosophe, toi l’enfer !

Empoigné à la gorge, le curopalate demeure impassible.

— Mes frères, mes sœurs,… annonce Marie aux caloyers :… celui-ci est le démon qui proposa le forfait. Celui-ci est l’Hadès qui force la mère à crever les yeux de son fils dans l’édifice où elle l’enfanta.

Outragé, Bythométrès reste sans colère.

— Il n’est pas un homme, il est un esprit du mal. Il est la pensée d’Irène, comme les autres eunuques sont les bras d’Irène. Il pense ; elle parle ; et ceux-ci frappent !

— Ah ! ah !… se disent les religieuses… C’est lui le démon de la magicienne.

Et l’une, à sa voisine :

— Tu comprends. La Très Pieuse est possédée.

Cependant, Marie hurle et râle :

— En vérité, je vous le dis, celui-ci est le démon de la possédée. Va-t-en, Irène, qui n’es que sa bouche.

— Marie ! Marie !… proteste Irène, en un cri de pudeur violée.

Au milieu des caloyers l’abbesse continue à désigner l’eunuque pour l’anathème :

— Il apparut dans Athènes. Il occupa son corps par maléfice, et elle devint impératrice, à la suite du pacte.

Les religieuses encouragent Marie :

— On l’assure : elle écume le sang des nouveau-nés qu’on égorge sous ses yeux.

— Comment une fille dépourvue d’origines eût-elle été choisie par nos empereurs, sans le secours de la magie ?

— Hommes braves,… demande Alexis au peuple,… laisserez-vous l’esprit de l’Hadès ruiner la chrétienté de Byzance ?

— Tuer l’empereur !… achève Damianos en élevant son reliquaire.

À voir la litière s’engager sous une voûte, par le chemin d’Éleuthérion, Marie la poursuit encore de ses malédictions :

— Si tu n’es point possédée par l’esprit du mal, Irène, viens t’agenouiller sous l’icone !

Brutalement l’escorte des Excubiteurs crosse la plèbe ecclésiastique. Les bois de lances frappent les crânes tondus et les voiles abondants. Les pommeaux de glaive brisent les doigts opiniâtres, et ferment les bouches injurieuses. Des corps s’écroulent au pied de la colonne centrale, le long des chaînes. Du sang jaillit des narines. Masquée de ses mains et de ses bagues, Irène gémit au fond de sa litière qui flotte dans la bagarre assourdissante. Les mules blanches ruent. Les coureurs fustigent. Enfin la litière disparaît.

Jean veut suivre le cortège.

— Au nom de Christ, mes frères,… ordonne un caloyer… retenez celui-ci !

Vingt moines s’agriffent au Bythométrès, en grappe, l’étouffent et l’immobilisent.

Toutes les voix s’élèvent, dans les rues closes.

— Périssent les eunuques !

— Guide-nous, esclave, jusqu’à l’immonde,… adjure Alexis, assoiffé de vengeance.

Et les caloyers exorcisent leur captif.

— Au nom du Théos, démon Sathanaël, Michaël, laisse ce corps et retourne à la demeure de l’Hadès.

Jean se raidit :

— Je suis une pensée et un homme ; une foi et une pensée…

— Il blasphème. Il divise l’unité trinitaire du Théos…

— Manichéen !

— Sûrement, il est de ceux qui mêlent la poudre d’hostie piétinée à la semence humaine…

— Il se dit la pensée de l’Hadès. Vous l’avez entendu !…

— La pensée qui livre Byzance aux Francs ; traître !

— Que les sortilèges des images s’effondrent donc sur les eunuques,… souhaite un drongaire en lançant une brique contre l’icone vers quoi Jean s’est réfugié.

Une matrone présente son aiguille.

— Cherche la marque du diable, caloyer, avec cette pointe dont tu piqueras sa peau.

Deux vieilles montrent le dos de Jean.

— Si tu trouves une place insensible, là sera le sceau du Mauvais.

— Confesse ta démonie, magicien,… ordonne un caloyer terrible.

— Confesse que tu perdis l’âme de la Très Pieuse Irène, en évoquant des apparences !

Impassible, Jean ferme les yeux :

— Je ne parlerai plus à des fous lamentables.

— Il insulte la sainte,… bégaye une catéchumène, entre les soldats qui la maintiennent… Caloyer, fais-lui baiser ta croix. Elle brûlera ses lèvres.

La constance de Jean accepte l’épreuve :

— Je baiserai la croix.

Ayant offert le crucifix, le caloyer inspecte la bouche après le baiser :

— Les lèvres demeurent saines.

Hagarde, Marie s’obstine. Elle s’embarrasse dans ses voiles bleus et noirs. Son geste de démence menace Jean jusqu’à le renverser contre les moines et les vieilles qui l’obsèdent dans leur cercle de haine gesticulante.

— Confesse que tu tiras d’Irène son âme chrétienne pour y loger le démon, ton frère…

— Pour y loger Baalzébuth, toi-même ordure du Manès…

— Je ne parlerai plus à des malades,… dédaigne Jean.

— Je lui enfonce la pointe dans les chairs et il ne crie pas ;… dit une sexagénaire qui se signe.

— C’est qu’il a un baume de taciturnité… Le Seigneur d’En Bas procure ce baume aux sorciers pour qu’ils ne confessent pas leurs crimes. Voyez comme il serre les dents.

— Il ne dira rien…

Alexis déclame :

— Parce que vous adorez les idoles des images, caloyers et saintes, vous ne pouvez réduire cette créature de l’Hadès. Depuis que vous adorez les images, tous vos empereurs sont morts de manière atroce. Et l’empereur c’est la tête du peuple. Le Théos vous frappe à la tête.

Le bandeau noir tombe et découvre les paupières maigres, bleues, collées. Levant les pans de son manteau avec ses gestes, Alexis hausse le reliquaire semblable à une petite église, signe de sa piété. Autour de lui la foule se démène, ergote, querelle et s’enivre de tumulte, de passions, de haines. Eux-mêmes les candidats écoutent, se regardent. Des yeux, ils se convient à l’approbation de l’orateur. Ils cèdent insensiblement à la pression du peuple qui s’immisce dans leurs lignes, qui les traite de poltrons, parce qu’ils n’osent pas se déclarer sincèrement.

— Tombent les idoles !… décrète enfin un soldat blême.

Ses camarades contiennent mal le peuple qui enjambe les chaînes.

— Tombent les idoles !… reprennent ensemble plusieurs soldats.

Mais un seul ose férir ; et des officiers accourent qui le repousse dans les rangs.

Un coutelas vole, une voix crie :

— Toi qui as des yeux pour ne pas voir, essaie de parer ceci…

L’arménien ramasse une pierre :

— Tombent les idoles !

Une brique vole, qui abat le toit recouvrant l’icone.
… Marie, épouvantée du sacrilège, agite
les bras…
Voir le texte.

Marie, épouvantée du sacrilège, agite les bras :

— Ne touchez pas au Théos… Ne touchez pas à la face du Théos…

Elle embrasse la colonne.

— Toi-même tu piétinais les idoles, ô sainte !… rappellent les soldats.

Cependant Marie, protège l’image de sa main levée.

— Ne touchez pas au Théos, à l’unité du Théos ! mes frères. Si j’ai piétiné les images, j’ai péché.

— Périssent les eunuques et les idoles !… crie Alexis aux soldats et au peuple confondus.

Damianos s’enivre de prêcher :

— Ne laissez plus mourir vos empereurs tués par les idoles…

— J’ai péché en piétinant les saintes images !… avoue Marie.

Invitée par son exemple, la foule des religieuses s’oppose aux bras, aux poitrines blanches des candidats :

— Non, non, ne touchez pas à la Très Illuminante Pureté. Ne touche pas, soldat, à l’illuminante Pureté…

Les sacrilèges hésitent.

— Renversez l’icone, soldats… ordonnent Alexis et Pierre ensemble… Arrachez l’or, prenez les joyaux ; et le Théos cessera de tuer vos empereurs… Souvenez-vous aussi que les Francs adorent les images…

— Théos et toi, Illuminante Pureté,… pleure Marie embrassant le calvaire, acceptez le bouclier de mon corps en rémission de mes péchés, moi qui piétinais vos faces saintes, pour avoir un peu souffert…

Alexis se-guide selon le bruit des voix :

— Tombez donc, idoles !

Il jette son reliquaire d’argent qui écorne l’image et heurte un peu Marie.

Une diaconesse maritorne le bat :

— Aveugle, tu frappes la sainte !

Ensemble des artisans se précipitent, sans que les soldats, pour obéir à l’ordre du drongaire, tirent leurs glaives.

— Tombent les idoles !… À bas les oreilles qui n’entendent pas !… Tombent les idoles !… À bas les yeux qui ne voient pas !…

Les insurgés hachent la colonne.

— Ô Théos… adjure Marie, me voici dans ta douceur unique et consubstantielle au Fils… Accepte le sacrifice de mon corps pour que je rachète mon péché.

Damianos lance son reliquaire :

— À vous, idoles, qui m’arrachiez les yeux des paupières !…

Pierre accomplit le geste :

— Contre vous, idoles qui me plongiez vivant dans la nuit perpétuelle !…

Omis par la fureur nouvelle de la populace, Jean Bythométrès, alors se retire sans essuyer le ruisseau vermeil qui découle de sa manche sur ses doigts osseux et bruns. Néanmoins les briques et les tessons, les coups de massue appliqués par des gaillards frénétiques achèvent de déchausser l’image bénit, malgré l’embrassement éperdu de la Sainte noire et bleue.

Une immense clameur salue la chute du cadre et le cri de l’arménienne abattue parmi ses voiles de nuit.

— Les images succombent…

— Le feu purifiera…

Un enfant allume une torche et la brandit.

— Mets ton manteau dans ma main, esclave… demande Alexis… et mène-nous par la ville vers les lieux où brillent les idoles. Nicéphore marche-t-il avec nous ?

— Il y a longtemps que je n’ai entendu sa voix… observe Damianos, qui écoute.

— Il esquive la responsabilité de la sédition. Marchons sans lui.

Énorme et monstrueuse, mêlée aux soldats blancs, aux femmes de joie, aux marchandes, la foule se presse. Ensemble les aveugles vont à la tête de la fureur publique. Empêtrés dans leurs robes, noués par leurs bras frémissants, avec leurs fronts hauts et leurs orbites caves, ils se hâtent dans le piétinement de la plèbe chantante, hurlante parmi les manteaux que le vent enfle et parmi les gestes qui s’exaspèrent, au son des pas innombrables.

— Allumez les torches.

— Prenez des maillets et des haches.

Demeurées seules, les nonnes contemplent l’icone à terre !

— Elles étaient bonnes à voir cependant, les saintes vierges brillant au coin des rues…

En pleurs Marie se relève sur les genoux, sur sa robe poussiéreuse :

— Ses traits gardent toute douceur, malgré le sacrilège…

— Elles étaient bonnes à voir…

Tendrement la grosse diaconesse ramasse l’image :

— Je relèverai ta face, ô Pureté ; et je t’emporterai secrètement dans ma cellule. Je rallumerai la lampe au bord du cadre.

— Vois… pleure la novice, qui se penche, amoureuse et dévote,… on a détaché les saphirs des yeux, les rubis du sang divin, les topazes de la couronne…

La catéchumène baise le Christ :

— Laissez-moi embrasser le visage souffrant du Théos…

Au milieu de ses nonnes tremblantes, au-dessus de toutes les naïves dévotions, Marie lève les bras et supplie :

— Oh ! oh ! Christ, tu m’as épargnée durement… Moi aussi j’ai piétiné ton image pour avoir un peu souffert. Tu veux donc réserver ma pénitence pour les feux horribles de l’Hadès, puisqu’ici-bas tu n’exauces point mon vœu d’être punie !

Or, sous les mufles aigus de leurs casques, la plupart des candidats se sont alignés de nouveau. Les cannes des officiers rétablissent l’orthodoxie dans les escouades à grands coups.


L

XI

’émeute se calma, tant les citoyens eurent le goût d’un recueillement quasi funéraire. Pendant dix-sept jours le soleil resta caché sur Byzance en deuil, ici murmurante et grondante, là, silencieuse et consternée. Si complète fut l’obscurité que les navires perdaient la route dans l’opaque immensité des flots.

En vain les parents de la victime essayèrent-ils d’émouvoir l’opinion encline à considérer le supplice comme un juste châtiment du divorce. Évadés de Thérapia, ils furent dans la Sainte Sagesse où ils tentèrent d’ameuter les mécontents, les sentimentaux, les iconoclastes. Inutilement. Les eunuques négligèrent le privilège de la Grande Église. On arrêta les Césars et les nobilissimes en habits sacerdotaux. Ils furent déportés dans Athènes, au mois de novembre, sous la surveillance des familles qu’enorgueillissait la prodigieuse fortune d’une compatriote. D’ailleurs, Constantin guérissait.

Or les nouvelles d’Asie accaparèrent l’attention. Les Sarrasins ravageaient la Cappadoce, la Galatie. Il fut commode pour les Eunuques d’envoyer les principaux agitateurs se faire battre successivement par Abd-el-Melek, et perdre là tout leur prestige de héros. Mais l’higoumène de Chrysopolis, et le chartophylax de la Grande-Église ne réussirent pas mieux en offrant d’acheter au vainqueur une trêve. Il saccagea bientôt la Lydie. Les coureurs enlevèrent même les étalons destinés aux équipages impériaux.

En outre, la rivalité de Staurakios et d’Aétios intéressa. L’un et l’autre, à chaque occasion, intronisaient les personnes de leurs parentages et de leurs clientèles dans les meilleurs emplois du palais. Leurs créatures occupaient toutes les directions efficaces des services. Ils perpétuaient autour d’Irène leur conflit sournois. Entre eux, Nicéphore jouait le rôle du juge impartial, apaisait l’un, contenait l’autre. Ce pourquoi l’impératrice se confia, de plus en plus, à ce financier sceptique, pacificateur, avisé.

Elle-même jugeait opportun de se manifester le moins. Avec Bythométrès, elle rouvrit les vieux livres, commenta les textes alexandrins ; disserta sur le Bien et le Mal ; tandis que Pharès, étudiant les chrysopées d’Égypte, leur préparait des surprises alchimiques dans son laboratoire de Daphné. Il cherchait à dégager le volatil du fixe, et à transmuer les vapeurs de sa cuisine mystérieuse en cet or nécessaire aux exigences des Barbares. Irène s’intéressa fort à ces pratiques. Ce la distrayait de son remords et de ses appréhensions. Doucement elle se pardonnait. Après tout personne n’était coupable du crime, sinon les deux brutes d’Éthiopie qui se desséchaient à la potence du palais marmoréen. Et les problèmes de la science la reconquirent toute. Byzance la crut dans le désespoir, puis lui rendit de l’estime.

Cette sorte de retraite fut propice aux ambitions des deux premiers logothètes. Voyant leur souveraine vieillir, se lasser, ils s’arrogèrent promptement les droits d’empire. Ils récompensèrent et ils sévirent, ils décrétèrent et ils destituèrent au gré de leur présomption. Nicéphore enregistrait, comptait, payait, recevait, ironique et calme, habile en inventions pour accroître le rendement des impôts.

Tous furent également inexorables pour les parents de Constantin, que le prince des Slaves de Berzetie, Acamir, entreprit de délivrer avec le secours des troupes en garnison dans Athènes. Mais le peuple arracha les Isauriens au libérateur, les emprisonna, puis reçut volontiers les bourreaux qui vinrent de Byzance, sous les ordres de Théophylacte, cousin d’Irène. On aveugla les imprudents.

Cette exécution révolta peu de gens. Les Eunuques purent s’assurer que le sentiment général s’accommodait du régime. L’impératrice commença de se justifier, laissant dire que ses ministres n’avaient pas voulu sacrifier l’avenir de l’État aux manies d’un jeune fou prodigue et téméraire. Ils eussent péché contre la justice en agissant d’autre façon, en permettant que la patrie fût gangrenée tout entière par le mal d’un de ses membres. L’accident, qui avait retranché ce membre de la communion des princes, était providentiel, peut-être ; si douloureux qu’il demeurât en la mémoire. Définitivement rétabli par des médecins experts, Constantin se résignait dans les bras de la belle Théodote.

Nicéphore avait conseillé cette réunion du couple. Il alloua pour demeure au ménage princier une ferme somptueuse enclavée dans les jardins du Palais. Sous la surveillance d’Eutychès, les époux vécurent mystérieusement là. Irène n’osa revoir son fils qui l’exécrait à haute voix. Pourtant elle donna la Rascie en apanage à l’hoir qu’il engendra.

Bientôt, en ses conciliabules avec Bythométrès, Irène recouvra le sens de la sécurité, d’un triomphe certain.

Byzance allait être enfin la force docile de l’Esprit développé dans les âmes alexandrines, jadis, et perpétué secrètement parmi quelques familles d’Athènes. Au risque de tout, il fallait que le Paraclet dirigeât le monde par le moyen de Jean Bythométrès, d’Irène et des Grecs. Gesta Spiritus per Græcos.

Irène, du reste, inspirait à son peuple une respectueuse terreur. La mort de deux Isauriens impériaux, le châtiment de leur parentage aux yeux troués, aux langues coupées, et qu’on n’apercevait plus dans les cortèges, en somptueux costumes de patrices, de nobilissimes, d’évêques ou de Césars, tout cela frappait l’imagination de la masse. Aux soirs des samedis, les plus crédules épiaient les ombres vaguant par les jardins de Daphné, pour découvrir si la Très Pieuse se livrait, en armure en plomb, aux influences de la planète Saturne, selon des rites néfastes.

L’avril de 799 brillait. Irène calcula qu’elle pouvait s’offrir, de nouveau, le spectacle de sa puissance et de sa splendeur, dans un appareil inédit : « À la Sainte Pâque, narre l’annaliste, le second jour, l’Impératrice fit une promenade solennelle depuis les Saints Apôtres. Elle était assise sur un char d’or traîné par quatre chevaux blancs. Quatre patrices tenaient les rênes, Bardanes, stratège des Thracésiens, Sisinnios stratège de Thrace, Nicétas domestique des seholes, Constantin Boëlas ». Magnifique, immobile et muette, elle passa dans toute la ville, entre les icones exposées sur les balcons, parmi les cierges, les lampes, les feux de toutes sortes, entre les riches étoffes déroulées depuis les fenêtres jusqu’aux feuillages qui jonchaient le sol. Gravement, les simandres aux longs échos exprimaient l’âme adorante de la cité qui, riche et voluptueuse, soufflait au ciel son haleine de plaisir, les fumées de ses festins, les chants des factions superbement vêtues et portant les images dorées de leurs saints, les hymnes de moines noirs innombrables. Férus de gratitude pour la mise en liberté de Théodore et de Platon, ceux-ci comblaient les rues aux maisons de couleur, aux maisons bleues, aux maisons roses. Ils se groupaient sous les auvents et autour des étals peints d’écarlate. Leurs crânes tondus luisaient au soleil par milliers. Irène savait qu’ils propageaient son esprit sur le monde, et que c’étaient là mille et mille organes de sa pensée créatrice. Les largesses coutumières traçaient derrière le char un sillage d’argent sur quoi la populace se ruait, s’étranglait, se terrassait, au nom du Iesous.

Le lendemain presque, elle tomba si gravement malade, que les nouvellistes allèrent par tous les quartiers, annonçant la fin prochaine. Longtemps elle resta les yeux fixes, les traits altérés. Une vision terrifiante et magnifique, semblait-il, la tenait attentive et prostrée. Cependant que Tarasios, Théodore et Platon imploraient le ciel dans les églises du Palais, Staurakios s’empara sournoisement du pouvoir. Plusieurs légions reçurent en secret des sportules. Comme Aétios ameutait sa clientèle contre cet émule hardi, tout de suite, il fut accusé d’avoir empoisonné l’impératrice. Mais Bythométrès démentit publiquement les délateurs, et, curopalate, remit la défense du Palais à Nicétas domestique des Scholes.

De mai 799 à février 800, deux partis se guettèrent dans le domaine impérial. L’archange Aétios se multipliait, prêchait, imputait à son adversaire les défaites de Lydie. Mais il disposait de moins d’argent. Peu à peu les comtes des Scholaires furent circonvenus par les agents de Staurakios. Or, Nicétas s’en aperçut. Bythométrès parvint à réveiller Irène de sa torpeur.

Au récit des faits, elle s’alarma criant que Staurakios allait chausser la pourpre, qu’il fallait la conduire au palais d’Hieria, loin de cet ennemi, de ses complices. Elle s’y fit transporter en dromon, bien que la fièvre brûlât ses os. Une fois en sûreté, par delà les eaux du Bosphore, elle recouvra toute sa vigueur impérieuse, et manda les conspirateurs auprès d’elle, après avoir fait prendre les armes à toutes les troupes et les avoir concentrées dans son parc. Staurakios connut alors qu’il n’était point assez puissant. Il fit mine d’accourir à l’ordre de la souveraine. Debout, tout ardente de colère, appuyée sur son trône, entre Bythométrès et Pharès, elle reçut l’usurpateur de la pire façon, lui jura que s’il ne mettait pas fin immédiatement aux tumultes qui troublaient la Ville, il perdrait la vie.

Staurakios laissa cette fureur s’épuiser. Ensuite il se disculpa. S’il avait pris des mesures extraordinaires, c’est que la clientèle d’Aétios l’inquiétait, et qu’il importait de lui barrer la route du trône dont elle espérait trop clairement la possession. Il prouva ce désir, cette brigue, ces intrigues d’ailleurs véritables. Il répéta son accusation d’empoisonnement. Au moins il persuada Pharès et Jean du péril que les menées d’Aétios leur préparaient.

Ceux-ci ne l’ignoraient pas. Ils s’évertuaient constamment à neutraliser, l’une par l’autre, ces deux ambitions funestes à l’avenir d’Irène. Ils avaient cru que Staurakios rompait alors l’équilibre délicat en sa faveur. Il démontra que la balance inclinait au bénéfice d’Aétios. Irène tourna son courroux contre l’ange superbe et impétueux. Un ordre indiscutable lui prescrivit de quitter aussitôt le Palais Sacré. Quand il en fut sorti, elle-même y rentra sous la protection de Nicétas.

Cet effort l’avait épuisée. Elle s’affaissa de nouveau. Quelle rage elle ressentit à ne pouvoir dompter son mal. Inutilement Pharès composait des élixirs. Quelques heures ils restituaient à l’impératrice une force fragile. Bientôt, s’habituant à leur effet, le corps ne réagissait plus sous leur énergie. Astrologues et médecins, nonnes et ermites échouèrent dans leurs soins différents. Mince, longue, le visage creusé, les bras faibles, Irène se consumait entre ses cubiculaires attentives, sous les courtines de son lit d’ivoire, ou dans les coussins de sa haute cathèdre.

Jusqu’en février, Bythométrès et Nicéphore continrent les élans des factieux adversaires. Jean rassurait sa disciple quand elle se plaignait d’être devenue l’esclave d’une chair dolente, de livrer Byzance aux mains des fous.

Il advint qu’on se battit aux portes mêmes du palais. De ses appartements, Irène ouït le tumulte des bagarres et un refrain de la rue qui raillait son mal, sa mort prochaine. Une partie des Scholaires soudoyés par Staurakios se rebellait contre les ordres de Nicétas et contre la troupe fidèle. L’impératrice prétendit montrer incontinent qu’elle était encore en vie, et qu’il seyait d’attendre pour exiger sa couronne. Elle obligea ses femmes à la parer des lourds ornements impériaux. Moribonde, et le délire dans les yeux, appuyée sur ses filles d’honneur, elle supporta la charge de sa dalmatique, des métaux mêlés aux broderies, de la couronne double, des joyaux géants. Bythométrès, Pharès et Nicéphore furent prévenir les sénateurs de s’assembler au Triclinion de Justinien pour y convoquer, avec leurs comtes, les officiers des Scholaires et des Excubiteurs.

Irène, en dépit de tous les conseils, se présenta devant la curiosité du peuple que l’émeute attirait entre la Grande Église et l’Hippodrome. Elle espérait les acclamations usuelles. La foule garda le silence. Peut-être ce mutisme exprimait-il la stupéfaction de voir si changée la belle impératrice, la magicienne omnipotente. Subitement les amis d’Aétios qui le précédaient crurent habile de faire une ovation à la souveraine. Immense une huée leur répondit, car la promptitude de leur arrogance, l’avidité de Léon, frère de l’eunuque, la cruauté de leurs vengeances, l’iniquité de leur affection pour des personnages brillants et lettrés, mais criminels, les avaient rendus complètement impopulaires.

— Despoïna, qu’as-tu fait de ta main vigoureuse, celle consacrée par les évêques à Nicée ?… cria sur une borne un moine décharné, sordide… Pourquoi livres-tu Byzance aux bourreaux de ton fils ?

— Périssent les eunuques !… souhaita le peuple d’une voix tonnante.

Sous le faix de ses ornements, Irène pensa défaillir. Par un ciel gris de février, le vent dur jetait la poussière aux visages, inclinait les arbres nus des jardins, chavirait le vol des colombes, étirait les oriflammes à la pointe des mâts rouges, attristait encore l’aspect de la ville, de ses façades noircies par les siècles, de ses pinacles dédorés. La multitude se massait, redoutable, hâve, polychrome et muette, dans l’attente d’une catastrophe. C’était jusqu’au loin, sur la place, et dans les rues déclives, un champ de têtes humaines dardant sur Irène des regards inquiets ou méchants. Un silence horrible, un silence de cauchemar pesait sur ce grouillement d’âmes hostiles. Irène ne put davantage supporter l’assaut de cette pensée aux mille visages accusateurs. Les partisans d’Aétios avaient compris le ridicule de leur enthousiasme infime et isolé devant le blâme innombrable. Ils s’étaient enfin tus. Un instant fut sinistre.

Alors Bythométrès commanda que les Candidats défilassent entre la foule et l’impératrice. Les armes et les pas ferrés retentirent. Les lances brillèrent. Les buffleteries blanches, piquées de rouge, changèrent l’apparence des choses. Irène put, sans trop d’avilissement, se dérober, à l’abri des haies militaires.

Son entrée dans le Triclinion de Justinien fut accueillie respectueusement. On lui rendit au complet les honneurs du protocole. Elle siégea sur le trône parmi les vénérations du sénat romain. Cela lui valut une confiance meilleure. S’étant recueillie quelque peu, elle changea le discours préparé. Staurakios lui parut le fauteur de la malignité publique. Elle parla pour l’accabler de son mépris comme un serviteur infidèle, ingrat, stupide. Elle rappela qu’elle avait dû payer une rançon pour le tirer des mains barbares, après une défaite honteuse. En récompense, il vouait la Ville à l’anarchie des factions pour chausser la pourpre, à la faveur des troubles. Byzance accepterait-elle jamais un eunuque pour empereur ?

Le Sénat tout entier se récria. Debout dans ses stalles il applaudit longuement. Elle reprit son discours en comparant les résultats prospères de son administration personnelle aux conséquences lamentables de l’initiative que Staurakios s’arrogeait. Victorieux des légions d’Orient mal pourvues, mal organisées, se moquant de diplomates ineptes, l’ennemi dévastait les régions lydiennes. Enfin, pour combattre Aétios, l’imprudent suscitait une révolte dans le thème de Cappadoce. Depuis que le mal la terrassait, elle, un vent de calamités soufflait sur l’empire. Bon exécuteur de sa pensée souveraine, ce ministre ne pouvait rien spontanément. Naguère, sous une direction ingénieuse, il n’accomplissait que des choses bonnes et justes. Maintenant, livré à lui-même, il perdait l’État, en refusant la collaboration du curopalate, du logothète des finances militaires, et du logothète du trésor privé. Que les comtes, que les officiers, que les Excubiteurs, que les Scholaires jugeassent entre elle et lui, entre la maîtresse et l’esclave !

Aux derniers mots de la péroraison, elle se dressa sur le trône, dans la châsse de ses hardes orfévrées. Très pâle, elle entrevoyait l’approche de la mort, et pis encore, la ruine de l’empire qu’elle avait voulu donner au Saint-Esprit afin qu’il régît indéfiniment le monde. Pareil à la cire des cierges, le visage luisait dans l’ombre des franges perlées. Les flammes de ses beaux yeux athéniens semblèrent deux feux éloignés, peut-être empruntés au soleil de l’auréole devant laquelle s’érigeait l’estrade impériale. Elles transmettaient évidemment l’éclat de la pensée divine parmi les illuminations des pierreries bénites et sacrées. Malgré ses quarante-neuf ans, Irène fut admirable en sa haine intelligente, douloureuse.

Sénateurs et officiers l’acclamèrent tant que les hérauts durent imposer silence. Ensuite, rassise, elle prononça, contre Staurakios, la formule de déchéance, l’interdiction pour tout soldat d’obéir au ministre placé hors la loi. Les comtes promirent leur sanction.

À la sortie du Triclinion la foule lui fut clémente. Elle respecta le génie de cette femme, son courage qui, pour la seconde fois, affrontait les invectives d’une populace égarée.

Tout rentra dans l’ordre, et le soir même. Frappé rudement par le décret impérial, Staurakios vomit le sang dès qu’il fut parvenu dans sa demeure.

Le cœur et les poumons étaient malades. Ses médecins et ses devins familiers le rassurèrent pourtant. Ils lui promirent chaque jour et son rétablissement et son avènement à l’empire. Il languit jusqu’au mois de juin, et trépassa l’avant-veille du jour où les bourreaux punirent ses amis rebelles de Cappadoce.

Quand les choses eurent repris leur cours régulier, Jean Bythométrès jugea propice le moment de faire aboutir enfin le mariage entre Irène et le Franc. La puissance des Arabes croissait terriblement. Les forces de l’empire paraissaient devoir être, un jour, trop débiles pour résister à l’élan fanatique de l’Islam. L’idée que servirent les croisades, plus tard, occupait, depuis quelques années, l’intelligence des eunuques. Il fallait contre l’immigration d’Asie lancer les Barbares du Nord que civilisait déjà le christianisme. Unir Karl à l’Athénienne c’était simplement reconstituer l’empire intégral du Premier Constantin. Irène désira vivement cette conclusion de ses œuvres. Au mois de mai, Jean Bythométrès s’embarqua pour la Sicile, gagna Rome, discuta sans grand succès avec les Latins. Le pape exigeait la reconnaissance de sa suprématie spirituelle par le patriarche, et même un droit de contrôle sur l’orthodoxie. Prétentions inacceptables pour le sentiment byzantin. Léon III fut là-dessus intraitable. L’ambassadeur poursuivit son voyage, franchit les Alpes, parvint dans l’École Palatine auprès du vénérable Alcuin. Il travailla tout un automne avec le jeune Eginhard qui le questionnait sur les choses de l’Orient. Mais l’eunuque jugea ces gens peu subtils dans la dialectique, et loin d’égaler les intelligences érudites de l’empire grec dont ils copiaient seulement les modes extérieures tant celles des laïcs que celles des ecclésiastiques.

Dès la deuxième audience, Karl sembla fort enclin à la déférence pour Irène. Il approuva les panégyriques composés par Jean, et qu’on lui lut. Par malheur, les prélats de Rome détenaient l’influence. Cela fut manifeste lorsque le Franc, assez mal pourvu de majesté, eut interrogé Bythométrès sur les chances de convaincre le patriarche, de le soumettre au pape. Grand, noueux et voûté, barbon, la tête massive, les sourcils en broussaille, la moustache ridiculement longue, Karl parlait vite en latin. Poliment, il se flatta d’avoir obtenu le titre de patrice, et d’être, par là, quelque peu Byzantin. Il marchait, ce jour, dans une sente de jardin, sous les sorbiers dont les fruits de corail tombaient, se mêlaient à la poussière. Ses énormes pieds en chaussons de cuir écrasaient bruyamment les cailloux à chaque pas. Le poil blond de ses mains s’illuminait au soleil. Il parla des Saxons qu’il avait dû massacrer, des Sarrasins et de la tactique propre à les battre, des Lombards et de leur grossièreté, des missionnaires qu’il avait envoyés sur l’Elbe et qui fondaient des villes au milieu des Infidèles, selon les principes écrits par César et par Auguste. Du pape Léon, il fit un fervent éloge, se félicita de l’avoir rétabli, malgré certains brigands astucieux, sur le siège de saint Pierre, et surtout d’avoir suivi les conseils de cet esprit actif. Tout à coup il s’arrêta, se redressa, montra, d’un doigt malpropre, le ciel d’automne, et confia qu’avec le secours de la Providence, il irait bientôt à Rome, pour un acte important. Il souhaita que Jean Bythométrès alors s’y trouvât avec d’autres Grecs renommés.

À cela, l’eunuque reconnut la vérité de maints propos assurant que le pape couronnerait Karl, et le déclarerait empereur d’Occident. L’ambassadeur eût voulu tirer du barbare une certitude. Mais, en se promenant, on avait atteint les étables de la ferme royale ; et le barbon oubliait tout à la vue de ses ânesses blanches, présent des Aquitains. Pataugeant parmi le fumier, il les caressa l’une après l’autre. Il gronda le berger, le souffleta tout à coup. Cet homme roux et bossu s’en fut, gémissant, sous les coups de la suite qui ne se priva point de le crosser avec ses bâtons, ni de rire, d’une manière sauvage, et tant, que leurs grosses langues blêmes, leurs dentures ébréchées apparurent jusqu’au fond des gorges. Ensuite Karl s’agenouilla pesamment : il se mit à traire une ânesse dans un gobelet d’étain qu’il remplit, qu’il vida par quatre fois, sans se relever. À chaque lampée, les Francs crièrent « Hoch ! Hoch ! », et se claquèrent les cuisses en signe de joie. Leurs blouses de laine gonflaient laidement sur leur dos. Leurs colliers d’or n’étaient pas travaillés. Dans leurs bagues de plomb s’enchâssaient des pierreries superbes et très rares, dignes d’orner les iconostases. Leurs figures rougeâtres étaient rasées de près, et leurs chevelures blondes serrées en des bandeaux de cuir vert. Mille taches souillaient leurs brayes. Par contre, avec leurs longues tresses mêlées à des rubans d’argent, leurs joues rondes, leurs yeux bleus, et leurs robes impudiques collant à des corps mamelus, les femmes étaient belles, en dépit d’une gaucherie sournoise. Que Jean fut un eunuque, ce les bouleversait. Elles l’examinaient insolemment, puis rougissaient quand ses regards les prenaient en faute de curiosité luxurieuse. Aussitôt elles cachaient leur confusion en se parlant à l’oreille, et en riant aux éclats comme leurs époux, leurs frères, leurs amants.

Bythométrès fut reçu dans des salles bassement voûtées, garnies de stalles en bois sans sculptures, et de tables en pierre très polie. Aux murailles resplendissaient les boucliers pendus, les épées, les lances et les haches. Il ne put boire leur hydromel, ni leur bière, ni leur lait aigre. Il gela dans les chambres trop vides et humides dont une botte de foin bouchait mal la meurtrière. Le feu ne flambait que dans la salle royale. La place de chacun était marquée à distance de l’âtre. Et quand il avait plu tout le jour, les gens mouillés se disputaient des préséances. Parfois ils sortaient pour, à l’écart, vider leur querelle. Un seul rentrait suant et pâle, sans qu’on se permît de l’interroger sur l’issue du combat. Le lendemain les corbeaux criards et repus indiquaient le buisson où gisait le moins adroit au maniement de la terrible framée.

Malgré la pluie, les jeunes gens nageaient tout le jour dans la rivière, domptaient leurs chevaux gris, s’exerçaient à la fronde. Ils repoussaient les sollicitations des vierges pour l’emporter en sautant des obstacles difficiles. Les moines étaient bruns comme des latins, gras à souhait, bons chanteurs. La plupart s’occupaient à faire construire des églises par les captifs de guerre. Partout on fendait la pierre, on gâchait l’argile, on superposait des blocs. Et les moines s’empressaient autour des travaux, le froc relevé dans la ceinture par-dessus leurs jambes velues. Avec leurs croix faites d’un bâton et d’une traverse en fer, ils hâtaient brutalement les efforts des maçons, des charpentiers, des forgerons, de ceux qui défrichaient la broussaille, labouraient le sol, semaient le grain, ou revenaient pliant sous le poids des bêtes tuées à la chasse.

Personne ne comprenait la logique de Bythométrès, personne entre les guerriers, entre les prêtres. Quant aux évêques de Rome, leur ignorance les remplissait de présomption. Il ne les inquiétait pas de savoir si le Iesous fut conçu de toute éternité par le Paraclet dans la forme à venir de la Panagia, ou s’il a procédé de la nature humaine avant d’être choisi par le Theos. Ils adoraient le Christ à cause de ses miracles, et surtout celui de la résurrection ; et ils avouaient une grande peur du Diable. Hors de là, rien ne leur semblait clair. Les préoccupations de Jean excitèrent leurs sourires. Ils le surnommaient « le Nuage » parce que sa parole leur semblait fort obscure. D’ailleurs ils ne lui passaient point d’être eunuque. Cela les intéressait exclusivement. Cela les maintenait en singulière joie. D’autres le plaignaient comme si la plus extraordinaire calamité lui fut échue. D’autres le méprisaient ainsi qu’un être abject. Dès qu’il eut acquis l’assurance du couronnement prochain, dès qu’il eut constaté les préparatifs du départ pour Rome, il se hâta de prendre congé.

Toutefois, il ne quitta point la ferme royale, sans avoir eu avec Eginhard un entretien presque décisif. Il ressortit que Karl avait, depuis la venue de Bythométrès fréquemment exposé les avantages de l’union. Le rêve de souder en sa main les parties du monde régies par Constantin le Grand séduisait infiniment l’orgueil de Karl. Obtenir ce résultat sans guerre lui semblait heureux. S’il n’avait pas accordé d’autre audience à l’eunuque d’Irène, s’il prolongeait au loin ses excursions de chasse, c’était par crainte d’éveiller, en ce moment, les susceptibilités de Rome hostile aux orthodoxes, et surtout à un ami du patriarche Tarasios.

Les deux ministres convinrent qu’après la cérémonie du couronnement, un ambassadeur grec pourrait être admis à régler les préliminaires d’une entente. Plus tard des légats francs se rendraient à Byzance.

Jean Bythométrès avait, sans le savoir, persuadé les gens de l’École Palatine, Eginhard particulièrement qui lui reprochait naguère d’employer quarante mots pour un, d’embrouiller l’histoire par l’abondance de considérations inutiles, par des récits superflus touchant les Sarrasins, les Bulgares, les Petchenègues.

Sur le chemin du retour, Jean se demandait comment Irène accueillerait ce barbare grisonnant qui se jetait à genoux, devant ses nobles, pour traire lui-même les ânesses. À l’idée répugnante des embrassements qui joindraient la fine Athénienne au colosse germanique, il se railla d’avoir repoussé l’amour de cette créature d’élection, jadis, afin de la livrer lui-même au fils d’une Khazare, puis au descendant des Teutons. À ce prix cependant, Byzance et le Paraclet, avant peu, assujettiraient l’univers. Les Éons domineraient la bêtise du Mal incluse dans les forces des Barbares.

Et il s’exaltait au spectacle de son idée victorieuse pour omettre l’obsédant regret de n’avoir pas, un jour de soleil tendre, pressé, contre son cœur l’adolescence passionnée d’Irène, sous les yeux du Typhon de métal qui crachait, entre les buissons de cytises, une eau torse dans un bassin rempli de cailloux verts.

Les fleuves qui coulaient limoneux et vagissants, les plaines qui s’étalaient verdoyantes ou rousses sous les pays de nuages errants, les ombres des forêts qui dégagèrent les sains parfums de leurs essences, les vents qui sifflèrent dans les futaies, les monts qui s’entassèrent sur les horizons encombrés, les neiges des cimes que le soleil enflamma, que la lune bleuit, la mer glauque et féroce qui mordait aux bordages la galère de Venise, les villes blanches et dorées qui s’étagèrent dans les vapeurs des rives, ce ne furent que les décors négligeables de cette lutte tragique entre une idée et un appétit dans la tête d’un vieil eunuque majestueux pour les saluts des serfs craintifs, des esclaves empressés, des matelots naïfs, des officiers déférents.

Au retour, Jean Bythométrès se heurta contre un Aétios tout-puissant et adversaire. Ange haut paré de belles boucles, et formidablement musclé, il reçut le curopalate avec une affectation de condescendance. La cohue d’une clientèle aussi bien militaire qu’ecclésiastique précédait le patrice, se rangeait sur son passage, et le suivait en une longue théorie de personnages arrogants. Comme il aimait la musique, des porteurs de cithare et des joueurs de flûte l’accompagnaient partout. Ils tiraient mille sons de leurs instruments s’il demeurait en silence. Les solliciteurs attendaient la fin du concert pour lui présenter leurs suppliques, et les fonctionnaires pour lui soumettre leurs travaux. Habilement il obligea Bythométrès de lui rendre compte de sa mission, au milieu de ces gens dans le vestibule de Chalcé, où ils firent attendre le voyageur, afin qu’il ne rencontrât personne du Palais avant leur coterie chatoyante, impudente, historiée d’insignes neufs.

Le curopalate flaira le piège et se contenta de dire, sur le ton le plus familier, en ami, ses impressions futiles. Puis il invita le ministre à le suivre chez l’impératrice à qui d’abord il devait le récit impartial de ses pérégrinations, de leur résultat.

Aétios pâlit, mais ne quitta point sa chaise faite de quatre défenses d’éléphant et d’un cuir souple que ses esclaves transportaient en tous lieux. Ainsi, la plupart du temps, se trouvait-il assis, dans les tours, les jardins, ou les salles vides, alors que les plus grands personnages demeuraient droits sur leurs jambes. Une robe soyeuse, entièrement blanche, serrée par une ceinture d’émaux, enveloppait son corps d’athlète. Il maniait élégamment une canne en rondelles alternées d’agate et d’ambre que surmontait un reliquaire d’or et de cristal enfermant un ongle de la Vierge.

Ses partisans murmurèrent ; ils parurent s’indigner lorsque Bythométrès l’eut abandonné sans attendre la réponse. Aétios penaud se contenta de sourire, puis d’interroger promptement quelques émissaires revenus aussi d’outre-mer avec le souffle des mêmes vents, comme s’il les tenait, au moins par devant lui, pour les égaux du curopalate.

Dans le laboratoire, sous les crocodiles pendus au plafond parmi des touffes d’herbes africaines et des pentacles de bois sculpté, Jean apprit de Pharès que le beau ministre avait, depuis la mort de Staurakios, manœuvré sans une faute. Évidemment cet ange blanc visait à mettre sur le trône de la Magnaure, son frère Léon, domestique des Scholes d’Orient qui ralliait à soi les iconoclastes du parti militaire. Il importait de soutenir contre cette double et redoutable ambition le nouveau logothète du Genikon, Nicéphore, dont la prudence malicieuse sauverait seule Irène et l’empire. En parlant, le vieillard tisonnait les feux de ses cinq athanors avec une tige de fer, sans paraître incommodé par les vapeurs sulfureuses répandues dans la salle. Elles planaient sur les matras, les manuscrits déployés, les grenouilles en cage, les collections de minéraux et de métaux qui parsemaient les tables en cèdre bariolées de nombres et de chiffres, de formules mystérieuses, de symboles bizarres, de courbes géométriques, de lettres hébraïques et de mots arabes, d’hiéroglyphes extraordinaires. Tout cela parut l’intéresser mieux que les nouvelles rapportées par Jean, mieux que le danger des compétitions intestines.

Irène fut au contraire nerveuse, véhémente, agitée. Ses cheveux que la teinture avait rougis, chargeaient abondamment son profil roide à l’épiderme halé. Maigre, elle semblait avoir grandi. Plutôt était-ce un éphèbe ardent qu’une matrone digne ou qu’une souveraine altière. Avant la fin des réponses, elle posait d’autres questions pressantes, hardies. Elle allait et venait, siégeait un instant sur le bord de la cathèdre, surgissait vaillante, pérorait, retombait rageuse et anéantie. Alors le pape dédierait au Franc la couronne impériale ? Plus une heure même n’était à perdre si l’on voulait que l’ennemi naturel des orthodoxes devînt leur porte-glaive. Elle désigna tout de suite un spathaire pour se rendre auprès de Karl. Elle serrait les mains de Bythométrès, le remerciait avec des épithètes douces. Même devinant le regret de cette âme héroïque, elle plongea ses regards généreux dans les yeux troublés de l’eunuque. Sans mot dire, elle s’offrit, douloureuse, aimante, sensible, éperdue, et se laissa baiser lentement les mains. Jean put tenir Irène palpitante contre sa poitrine. Elle baissa les paupières afin de l’imaginer jeune et désirable comme dans le jardin d’Athènes. Autour de lui qui frémissait, elle fut onduleuse, câline, très longuement. Leurs larmes se mêlèrent dans un baiser timide et délicieux.

Après le silence d’une triste songerie, Jean comprit que leur désir essentiel n’était pas de se chérir à la façon d’amants nigauds : il fallait parfaire l’œuvre née de leur communion mentale et ancienne. Le premier, il effaça d’un geste tout leur attendrissement, et recommença de traiter la question grave. Ils dissertèrent.

Byzance ne pouvait d’aucune manière s’opposer aux actes du pape, du Franc. Bien qu’aux seuls héritiers légitimes des Césars, il appartînt de dispenser le titre d’empereur d’Occident, les armes ni les ressources de l’état grec ne permettaient de soulever efficacement une telle revendication. Karl et Léon III savaient tout de cette faiblesse, à tel point que les prélats de Rome pressaient déjà leur ami de conquérir la Sicile. Irène l’avait appris. Autrefois, du reste, le pape Adrien s’adressait à elle et à son fils comme aux justes souverains de Rome ; il les considérait tels dans les actes publics pendant toute la durée de son pontificat. Lui-même avait décerné le qualificatif de « Très Pieuse » à la restauratrice des images. Au contraire, Léon, dès son avènement, s’était déclaré l’homme-lige du Franc. C’était officiellement la négation de la suprématie nominale reconnue à l’empire d’Orient. C’était la déchéance proclamée des successeurs de Justinien. L’équivoque de l’hégémonie romaine jusqu’alors admise par le monde était nettement dénoncée par la première autorité morale des Latins. Par suite, on déniait à Byzance le privilège de revendiquer un droit souverain dans les affaires de la chrétienté.

À constater cette déchéance, Irène et Jean décidèrent de ne pas récriminer. Discuter cette situation, c’était la reconnaître ouvertement. Il seyait d’agir d’autre manière. L’impératrice oublia son mal et les remèdes. Sortie de Daphné à la tête de ses cortèges, elle voulut conduire le spathaire jusqu’au vaisseau qui le mènerait vers le Franc pour arrêter le paladin sur la route de Sicile en lui offrant, comme dot, tout l’empire d’Orient avec la main de la Très Pieuse.

Ainsi la bataille et la déroute seraient évitées. Ainsi la force des Barbares blonds serait acquise à la défense, à la gloire du Paraclet. C’était l’union charnelle des deux moitiés de l’empire romain qui se fianceraient pour les Temps, comme, dans les familles heureuses, les seconds cousins se lient par mariage afin de sauver l’intégrité du patrimoine et les traditions des ancêtres.

Irène se souciait peu que Karl fut un barbon sans politesse, naïf et géant. L’histoire des ânesses la fit sourire. Peu lui importait. Le spathaire fut chargé de dire au Franc que l’Athénienne, élue comme épouse par feu l’autocrator de Byzance pour ses qualités plastiques et son génie, renommée par le monde pour avoir terrassé les iconomaques et contenu les Sarrasins au delà du Taurus, que cette belle impératrice l’aimait : il était, sur le monde, le seul empereur digne d’elle, à cause de ses exploits, à cause de sa puissante sagesse.

En effet, à l’est du Rhin et des Alpes, Byzance passait pour une ville de légende, quasi divine, où se rencontraient les esprits délicats d’Europe, d’Asie, ceux qui conservaient l’héritage des sciences incluses aux cerveaux des races chaldéennes, égyptiennes, helléniques et latines. Or, cela même, sous le symbole humain d’Irène, se présentait à l’orgueil de Karl, à lui qui, pour imiter les Grecs, avait fondé son école palatine, relevé les collèges ecclésiastiques, et fait rassembler les manuscrits précieux dans les abbayes.

Irène ne doutait pas qu’il serait flatté. En l’épousant elle lui donnerait l’investiture réservée aux Césars. Il ceindrait légitimement la couronne du grand Constantin. Il prendrait possession de l’héritage laissé par Auguste, Marc-Aurèle et Justinien. Le spathaire partit avec ces idées de Pharès et de Jean, probablement décisives.

Le jour de Noël, Charlemagne fut proclamé dans Rome empereur d’Occident. Peu de temps après débarquèrent à la Chrysokéras l’évêque d’Amiens Josse et le comte Helgaud. Ils venaient répondre aux propositions du spathaire.

Alors ce fut, dans Byzance, un grand trouble. Aétios justement adjugeait à son frère le commandement sur les thèmes de Thrace et de Macédoine. Ainsi lui avait-il mis dans les mains l’armée propice au coup d’État. Nicéphore n’avait pu s’opposer à ces manœuvres sans risquer trop, bien que son ami Siginnios, gouverneur de la Thrace, se trouvât ainsi destitué. Dans le moment même où le bel eunuque pensait tenir le sceptre, l’apparition des Francs anéantit son espoir entier. Ses ennemis, les anciens zélateurs de Staurakios se réjouirent bruyamment, approuvèrent le dessein d’Irène, sur les gradins de l’Hippodrome, sous les arcades des nymphées, sur les bornes des carrefours. Ils louaient l’impératrice de ce génie qui réunissait en une seule omnipotence les empires d’Orient et d’Occident, qui jetait le monde dans la main grecque. Ils vantaient son administration qui très opportunément exemptait alors les citoyens des taxes perçues d’ordinaires aux portes d’Abydos et Hiéros. La gloire du nom romain allait s’épanouir à nouveau du Levant au Couchant. Maints hosannahs furent chantés dans les églises avec un enthousiasme inouï.

Aétios fut possédé de dépit et de fureur. Autour du Palais, il s’agita, mena grand bruit, entraîna ses musiciens, ses officiers, ses dignitaires, leur suite impudente et somptueuse. Par cent moyens oratoires, confidentiels, pécuniaires il attaqua les hésitations des consciences. Les troupes de son frère Léon manœuvrèrent, défilèrent, terribles, dans tous les quartiers de la capitale. La cavalerie galopa dans les avenues pour les acclamations de groupes apostés et gagés. En outre, d’ombrageux caloyers redoutant le joug du pape, furent incités à défendre l’orthodoxie du haut de l’ambon, et dans les narthex. Aétios se rendit en personne chez les patrices, les honorables, les archontes. Il les assaillit d’arguments. Chevauchant un superbe étalon blanc à la crinière flottante, et recouvert d’une housse purpurine, le patrice, au centre d’un escadron lumineux, cataphractaires en armures, seigneurs dorés, parcourut sans cesse les voies publiques pour faire halte au seuil de chacun. Parfois, quand il comptait une affluence suffisante, il arrêtait son cheval, obtenait le silence, et discourait à la face des marchands, des charpentiers, des matelots :

— Votre pays ne sera plus qu’une petite province de l’empire franc ! Notre Très Pieuse Irène se laisse tromper par la fourberie des Latins, comme elle se laissa tromper par les trahisons de Staurakios. Méditez ceci, gens de Byzance !… La politique de Karl vise à l’asservissement de tous les peuples… Voilà longtemps déjà qu’il prépare la machination prête à réussir aujourd’hui… Rappelez-vous le bruit qui courait du temps où notre Constantin divorça… On soupçonnait déjà les desseins du pape et de ses barbares. Qu’ils l’emportent ; et l’empire des basileis ne sera, pour le Franc, qu’une terre étrangère, qu’une terre conquise dont la fertilité comme les commerces enrichiront l’Occident. Pleurez tous, l’aigle romaine va s’envoler vers les Gaules… Nous avons cru pouvoir obéir à une femme, sublime à la vérité. Ce fut notre erreur. Nous sommes devenus sa dot. Elle apporte à son époux vos villes pour meubles, vos âmes pour esclaves, vos contrées pour tapis, vos églises pour reliquaires !… Tout cela va parer la maison de Karl.

La multitude et l’élite acceptèrent aisément ces raisons parce que, dépendant d’une faction organisée et apte à s’emparer du pouvoir, chacun se pensait à la veille du triomphe. Si le mariage se consommait, la chance disparaissait d’acquérir une charge lucrative au cours de troubles successifs. Tel fut le calcul parmi les politiques.

En vain Bythométrès et Tarasios prêchèrent-ils que, loin de réduire le vieil empire des Césars en province de ses états occidentaux, Karl se hâterait de prendre le titre grec, de se fixer à Byzance, de fondre l’Occident et l’Orient dans l’unité romaine aussitôt reconstituée. Inutilement Pharès citait-il maints exemples historiques pour montrer que, depuis sept siècles, le rêve de tous les barbares envahisseurs se proposait une pareille fin. Par suite, le civilisateur des Gaules et de la Germanie, l’élu du clergé latin ne faillirait point à satisfaire ainsi le désir manifeste de ses pères. Il ceindrait, par-dessus la couronne de fer, le laurier des Césars et le bandeau des Basileis.

Or, comme la popularité de Nicéphore s’accroissait auprès de la classe moyenne, Irène ne craignait plus Aétios ni Léon. Bythométrès pensait avoir établi l’équilibre entre les deux forces des ministres en nourrissant leur rivalité. Excellent administrateur, Nicéphore enchantait les contribuables dont il dégrevait les charges censitaires. Nul qui ne vantât cette sagesse de financier. La prospérité de la patrie doublait sous cette direction aux calculs impeccables. Aétios n’était plus que l’homme des nobles, des riches, des ambitieux, des stratèges. Et ceux-ci, de par leurs besoins d’argent demeuraient à la merci de Nicéphore. Toutefois, les conspirateurs professionnels tremblèrent de se voir réduits, sous l’autorité franque, à l’état de citoyens paisibles. La ville fourmillait trop de héros sans aveu, de capitaines dénués, d’archontes sans sou ni maille, de soldats en congé, de moines chassés des couvents, qui vendaient leur appui, leurs épées, leurs sermons au parti le plus riche, et qui vivaient de cela. La compétition d’Aétios, de Léon contre Irène leur promettait trop de facilités pour tendre alternativement la main vers elle et vers eux. Donc ils allèrent par les rues excitant, avec des prêches et des cris, l’indignation publique. Nicéphore appréhenda qu’ils ne convainquissent la populace. Il les fit stipendier en sous-main par ses amis Nicétas et Sisinnios, au nom d’Irène. Mais cette clique n’aimait pas l’impératrice. Vétérans et moines stupides raillaient l’intelligence de la souveraine, la niaient, la traitaient de vieille empoisonneuse, rappelaient les morts singulières des deux Isauriens, du patriarche Paul, de Staurakios. Et comme ils tenaient à voir les largesses se prolonger, ils publiaient à tue-tête, la munificence, la sagesse et l’esprit de Nicéphore le Logothète.

L’astucieux financier laissa faire. Indifférent, sceptique en apparence, il n’empêcha point que son nom fût répété avec honneur. À Bythométrès il disait que cette tactique était utile pour atténuer le prestige très inquiétant d’Aétios. Bonhomme, voûté, les mains lourdes et la panse évidente, Nicéphore simulait une humble malice dédaigneuse des apparats. Il affectait lui-même l’économie. Son extérieur était sans faste. Presque chaque soir on le vit traverser au pas d’une vieille mule, les places, pour aller dîner chez quelque marchand arménien, chez tel ou tel orfèvre, chez un de ces foulons dont l’opulente et tumultueuse corporation l’adorait. Ces artisans remplissaient à la fois la tâche des blanchisseurs, des teinturiers, des stoppeurs et des tailleurs. Dans une cité d’élégances ils accédaient partout. Ils colportaient l’opinion chez les familles. Ils jouaient le rôle de confidents auprès des belles et de leurs assidus. Ils employaient nombre d’ouvriers, de serviteurs ; ils achetaient à mille marchands les matières des teintures, et à cent armateurs les cargaisons de tissus précieux. Leur influence rayonnait en tous sens. Dans les rues où s’aggloméraient leurs boutiques, leurs ateliers, leurs séchoirs, ils s’imposaient maîtres et seigneurs. Ils entretenaient tout un clergé pour leur saint patron. Nicéphore les émerveilla par son entente des habiletés commerciales.

Irène crut pouvoir compter sur eux et sur lui. Elle négligea tout à fait les bandes éloquentes et impudentes d’Aétios qui, d’ailleurs, lassaient un peu la foule. Les eunuques avaient affronté tant de séditions qu’ils s’accoutumaient à n’y prendre garde. Bythométrès et Pharès, maîtres dans Daphné, traitèrent magnifiquement l’évêque d’Amiens et le comte Helgaud. On se mit à discuter les détails de l’alliance, en négligeant Aétios, ses rhéteurs et ses musiciens qui faisaient retentir les échos du Palais.

Pendant plusieurs jours Daphné et Chalcé furent en fête, tout odorantes du fumet des festins, toutes sonnantes de chœurs pieux et profanes, tout embellies par les processions de clergés somptueux suivant les reliquaires et les chasses, haussant les bannières aux reliefs de broderies et de joyaux monstrueux, brandissant les croix d’argent et d’or, les statues des séraphins à bout de hampes écarlates. Dans les cours, sur les terrasses, évoluaient les bandes de la garde en uniformes coruscants sous les chenilles et les crinières des casques. Les simandres de la Sainte Sagesse frémissaient longuement aux coups des maillets. Les rumeurs de l’Hippodrome naissaient, grandissaient, décroissaient continûment, selon les péripéties des courses. Interminables et reptiliens les cortèges défilaient en bel ordre, s’étageaient sur les marches des escaliers géants, luisaient au soleil, s’éteignaient dans l’ombre, pénétraient les polygones des édifices à coupoles bleues, les remplissaient de leurs salutations hiérarchiques, de leurs présentations cérémonielles, de leurs éloquences grammaticales. Les hérauts sonnaient dans leurs cors d’ivoire. Les scribes couvraient d’écriture les parchemins. Les serviteurs emportaient des plateaux et des cratères. Les esclaves se baissaient en courant sous le poids des amphores roses et fauves. Les nègres balançaient les litières au rythme de leur marche souple. Les sécateurs des jardiniers cliquetaient en taillant les buissons selon la forme de tétraèdres, de pyramides, de cônes, de cubes, d’animaux véritables et fabuleux, paons et crocodiles, dragons et hydres ; comme si l’horticulteur magicien se plaisait à travestir le règne végétal en bêtes orgueilleuses ou hargneuses, et à l’armer de becs, de gueules, d’ailes, de griffes. Car Byzance tout entière, en dépit de ses opinions diverses, s’évertuait pour l’émerveillement de l’évêque Josse et du comte Helgaud.

L’Athénienne elle-même s’occupait d’être parfaite. Le soin de sa parure l’accaparait au milieu de ses cubiculaires anxieuses, attentives, expertes et légères. Avec Pharès, elle passait des heures à éprouver les thériaques nouvelles qu’il composait. Ensemble ils triaient les herbes salutaires. Le matin et le soir Irène se baignait dans des essences toniques, dans le jus acide des limons. Apparaître au Franc comme une fée singulière et quelque peu dangereuse, cela lui semblait la tâche importante. Il fallait asservir à son charme de princesse étrange le barbare défiant, pour, ensuite, régir cette volonté d’empereur victorieux, et celle de ses bandes moqueuses, de ses évêques intrigants. Toute à cet espoir, elle ne s’inquiétait pas de la rue, ni de ses tumultes momentanés.

Pourtant Aétios lui présenta une délégation d’officiers, d’honorables qui, s’étant prosternés devant elle, lurent une harangue. Ils l’avertissaient de se prémunir contre tels sénateurs enclins à lui disputer le droit de choisir un maître pour Byzance. Investie du souverain pouvoir par la volonté du peuple, l’impératrice ne devait-elle pas conserver intégralement cette faculté suprême ? Le factum dénonçait les propos des soldats déclarant que si les prêtres latins avaient pu soumettre l’ancienne Rome au Franc, l’épée des Grecs saurait bien écarter les barbares de la Rome nouvelle.

Irène haussa les épaules et les congédia sans autre réponse que des présents et des louanges relatives à leur rhétorique. Elle n’alloua point une meilleure attention aux députés des thèmes militaires qui protestaient contre le commandement de l’impénétrable, du sévère Léon, nouveau stratège en Thrace et en Macédoine. Bythométrès leur fit comprendre que bientôt un empereur materait, avec Irène, les ambitieux.

Contents d’abord de cette assurance et de superbes dons qui leur furent prodigués, ces mandataires des soldats se répandirent dans les lieux publics, afin de participer à la liesse des fêtes. Dans les carrefours prêchaient les moines et les capitaines d’Aétios. À les entendre, il seyait de craindre que les grades de l’armée grecque ne fussent distribués aux nobles francs, dès leur arrivée sur le Bosphore. Cet argument frappa les émissaires des thèmes. Ils furent pris de colère. Comme ils détestaient Aétios et Léon, ils refusèrent cependant de s’enrôler dans le parti. Or, les foulons s’agitaient. Ces gens de commerce avaient une médiocre confiance dans les capacités économiques du Barbare et de ses prélats. Ils dénigraient aussi, par avance, cette union peut-être néfaste aux intérêts du port, des armateurs et de la Ville. La simplicité des Germains, leur rusticité même ne pouvaient-elles pas édicter des lois somptuaires désastreuses pour le luxe général, cause de la richesse byzantine. On fit circuler des mandements d’évêques latins accusant la mollesse et la magnificence des Orthodoxes, les désignant ainsi que les pécheurs condamnés par les prophéties de saint Jean, dans tous les versets de l’Apocalypse. Aux foulons se joignirent les orfèvres, les corroyeurs et les charrons, les émailleurs, les parfumeurs, les architectes :

— Nicéphore le Logothète nous sauvera seul du Franc et de l’avidité de Léon, frère de l’eunuque… Triomphe Nicéphore !… Il n’ignore aucun des intérêts de la Ville ; tandis que notre très pieuse Irène nous oublie dans le laboratoire de son alchimiste… Périssent Léon et les eunuques. Triomphe Nicéphore le sage Logothète !

Les émissaires des thèmes se rallièrent à ce cri. Nombreux, déterminés, conscients de la force qu’ils représentaient, le glaive sur le ventre, ils fréquentèrent le quartier des foulons. Étrangers, ils reçurent une hospitalité d’autant plus généreuse qu’on escomptait le prix de leur aide. Nicétas les fit fraterniser avec ses drongaires et ses comtes. Beaucoup des militaires qui n’avaient obtenu d’Aétios que des promesses insuffisantes se réunirent à ces camarades des provinces. Les scholaires peu à peu désertèrent le parti de Léon, pour se rapprocher de leur chef et de Nicéphore. À la fin de l’été, la population marchande et la garde du Palais s’acoquinèrent. Le patrice Sisinnios et son frère Nicétas ouvrirent leurs palais aux principaux de la faction. On banquetait autour de leurs tables que les changeurs et les maîtres des corporations fournissaient abondamment. Sous le faix des volailles, des fruits, et des outres pleines, trottinaient les mules en files qui se dirigeaient vers le seuil des deux frères. Les députés des thèmes appelèrent leurs amis de la province. On campa dans les jardins de Sisinnios qui s’étendaient jusqu’au Bosphore. Ce fut une ripaille continue. Comblés par les riches, deux questeurs, Serantapichos et Théoktistos, couvrirent de leur autorité judiciaire ces désordres qu’Aétios dénonça.

Mais Bythométrès aimait que les gens hostiles au bel homme pussent lui opposer d’infranchissables obstacles. Il encourageait de son mieux Nicéphore qui fut promu logothète général. Le quartier des foulons s’enguirlanda. Le dimanche suivant, avec une grande pompe, le cortège corporatif fut remercier la Panagia de Sainte-Sophie pour cette faveur. Bythométrès crut maintenir l’équilibre, en faisant, par Irène, flatter tantôt le superbe patrice et tantôt le logothète général ; tandis qu’il réglait méticuleusement les clauses du contrat nuptial avec l’évêque d’Amiens.

Nicéphore n’aspirait guère à chausser la pourpre. Il se fut borné au rôle de ministre populaire, si, parmi ses collaborateurs familiers, ne se fussent trouvés des personnages très ambitieux. Les patrices Grégorios et Pétros gardaient rancune à l’impératrice et à Jean parce qu’ils s’estimaient trop méconnus. Ayant convoité le thème de Macédoine ils se résignaient mal à leur échec. Ennemis d’Aétios, qui les avait durement évincés, ils n’excusèrent pas Irène de lui laisser tant d’honneurs. Surtout les patrices redoutèrent que le bel ange bouclé ne livrât la couronne à son frère, avant peu, et qu’eux-mêmes ne fussent alors exilés, ruinés, dépouillés de leurs biens. Ils accusèrent Bythométrès de faiblesse, et même de trahison. C’était précisément l’heure où, pour la première fois, Nicéphore parut dangereux, les convives de Sisinnios et de Nicétas ayant, certain soir, hissé le gros logothète sur un pavois et l’ayant promené par tout le quartier des foulons à la tête d’une foule considérable, chanteuse de refrains subversifs, amie de militaires turbulents. Jean et Irène ne jugèrent pas le moment opportun pour diminuer le prestige d’Aétios et de Léon en les démentant. Le curopalate fît entendre à Grégorios fils de Mousoulacios qu’on ne pouvait lui conférer alors la dignité de stratège en Macédoine mais qu’on le nommerait dans un autre thème.

Impétueux et téméraire, le solliciteur n’accepta point cette mesure dilatoire. Il courut se jeter aux pieds de Nicéphore, lui promit, afin d’abattre Aétios, le secours de sa famille entière qui comptait plusieurs chefs de légions. Ceux-ci jusqu’à présent hésitaient entre les scholaires de Nicétas et les Thracésiens de Léon qui leur proposaient également des pactes. Non sans calmer le rebelle, non sans protester de sa vénération pour l’impératrice, de son admiration pour Aétios, le logothète général accueillit l’offre. Les questeurs Théoktistos et Serantapichos persuadèrent les soldats dans les casernes de Chalcé : « Aétios et sa clientèle pressaient Irène dans Éleuthérion pour qu’elle associât Léon à l’empire. Les légionnaires supporteraient-ils que le frère de l’eunuque les commandât ? Mieux valait Nicéphore. »

Mal instruites des choses, les troupes crurent à cette fable, d’autant plus que Nicéphore fit, à plusieurs reprises, fouetter avec ostentation dans l’Hippodrome de pauvres artisans qui l’avaient, en un moment d’ivresse, dénommé Basileus et Autocrator. On choisit un soir où Sisinnios et Nicétas traitaient les émissaires des thèmes, où le logothète universel dînait chez l’un de ses foulons. Au sortir de table, les ouvriers avec leurs maîtres reconduisirent le ministre jusqu’au Palais Sacré. Les légionnaires des Mousoulacios et les scholaires de Nicétas, exaspérés par les défis des Thracésiens, saluèrent avec les épithètes impériales l’invité des marchands.

Au lieu de les combattre, les partisans d’Aétios et de Léon estimèrent que, par cette audace, leurs adversaires se perdaient. Donc ils se contentèrent de les huer copieusement. Le gros Logothète distribua des coups de pied cruels à ceux qui voulurent lui passer les chaussons de pourpre, ayant arrêté sa mule. Lui se débattit sans trop savoir quelle attitude il convenait de choisir au milieu d’amis échauffés, de soldats ivres, d’une populace grisée par des chansons et des clameurs. Cependant, éperdu, sournois, ignorant s’il garderait sa tête sur les épaules ou s’il trônerait à la face du monde, il n’empêcha point quelques cavaliers de le hisser sur un cheval magnifiquement caparaçonné dont les orfèvres saisirent les rênes. Et ils le menèrent tous vers l’Augusteon. De mille endroits, les gens accouraient, munis de torches, en l’acclamant. Ces torches s’échevelèrent sous le vent d’octobre, fumèrent atrocement. Les soldats s’amusaient à faire un empereur. Ils battaient en cadence leurs boucliers avec leurs glaives. Aétios voulut enfin lancer les Thracésiens. Leurs drongaires hésitaient, avouant que cette révolution pour le moins les débarrasserait du Franc, des leudes, des compétiteurs étrangers. Mieux valait qu’elle s’accomplît. Alors le bel ange sauta sur un cheval, sortit de Byzance et galopa jusqu’au camp de son frère. Voyant l’émeute grandir, Grégorios, Petros et Sisinnios la conduisirent jusqu’à la porte de Bronze fermant la Chalcé. Là, ce 31 octobre, vers dix heures du soir, Nicétas à la tête des scholaires déclara qu’Irène, au lieu du perfide Léon, associait Nicéphore à l’empire. Aussitôt les questeurs du Palais introduisirent, au delà de Chalcé, Sisinnios Triphyllios, avec une légion des Mousoulacios. Dans les jardins de Daphné, les cubiculaires prétendirent qu’Irène apurait des comptes au fond des caves d’Éleuthérion, avec ses eunuques Pharès et Bythométrès. Nicétas envoya des scholaires la garder, autant pour lui rendre honneur que pour l’empêcher de sortir, et d’ameuter, sans raison, une autre partie du peuple. Au point du jour seulement, le bruit des armes et des chevaux réveilla les serviteurs de l’impératrice. Ils lui montrèrent les avenues occupées par les escadrons de Nicétas, en annonçant qu’Aétios avait pris la fuite.

Elle se crut hors de l’affaire, en tous cas. Sans doute Nicéphore l’avait délivrée d’Aétios. Mais que penseraient l’évêque d’Amiens et le comte Helgaud de cette aventure. Elle pria son curopolate d’aller à leur recherche. Il ne put franchir les lignes des scholaires. Ainsi elle s’apprit captive.

La colère et la rage secouèrent son corps, son âme. Elle poussa des cris rauques en se roulant sur sa couche. Elle invectiva contre Jean qui n’avait pas ajouté foi à certaines dénonciations. Les larmes ruisselaient sur la peau mate du beau visage chargé de sa chevelure rougeâtre. Pharès était malade. Elle se rendit à son chevet. Débile, il ne comprit pas, et refusa de croire aux événements. D’ailleurs il s’endormit, vieillard las et fiévreux, trop soucieux de son mal physique pour s’intéresser aux cataclysmes extérieurs. Parmi le troupeau de ses femmes éplorées, l’Athénienne courut à travers le palais, en se lamentant. Elle eût voulu se rendre à la Magnaure, et convoquer les sénateurs. Les drongaires des sentinelles mandés près d’elle la supplièrent d’attendre. On se battait dans l’Hippodrome, jurèrent-ils. Et ils ne savaient où découvrir Nicétas pour lui réclamer des ordres. Irène entendit les simandres des églises frémir et retentir indéfiniment sous les coups des clercs appelant les fidèles pour la lecture des proclamations que les prêtres devaient faire sur l’ambon.

Les jardins frissonnaient dans l’aube fraîche. Un murmure de foules curieuses arriva par bouffées. Irène monta sur une terrasse devant les scholaires. Elle espéra les attirer dans son obéissance. Elle leur demanda de la conduire au Palais Sacré. Les rangs demeurèrent silencieux, rigides et, en somme, indifférents à sa plainte. Elle s’affaissa sur le sol, sanglota. Ses eunuques la soulevèrent attendris. Ils la portèrent dans sa cathèdre. Elle les détesta parce qu’ils assistaient à sa déchéance. Elle les chassa. Leurs pas mous s’éloignèrent.

Soudain, elle imagina que ce malheur était un châtiment pour le supplice de Constantin ; et elle vilipenda Staurakios mort, Aétios lointain, Bythométrès présent, lui, qui se blottit dans ses manteaux noirs, le nez pâle et les yeux tristes. Elle cria que, depuis ce crime, elle n’avait cessé de souffrir, que l’instinct d’hérédité, que son instinct maternel, lésé par ce sinistre événement, s’était révolté en elle-même, affaiblissant l’esprit par une obsession tragique, usant les nerfs, les organes qu’ils commandent, la chair, le cerveau. Et puis, cet assassinat l’avait certainement rendue odieuse aux yeux des mères et de la multitude sentimentale. De là cet isolement où l’abandonnait son peuple, tandis que les marchands et les provinciaux acclamaient un Nicéphore, tandis que les iconoclastes approchaient du trône un Aétios, après un Staurakios.

Enfin, deux officiers de Nicétas communiquèrent l’ordre de conduire l’impératrice au Palais Sacré. Irène s’estima sauvée. Le Sénat la seconderait. On accorderait à Nicéphore le titre de César, on l’enverrait régir les thèmes d’Asie. Elle demeurerait la maîtresse. Elle épouserait le Franc.

Vive et hardie, elle se para des ornements officiels, des insignes. Elle prétendit imposer à de misérables adversaires le spectacle d’une magnifique attitude. Cet effort accompli, et comme le protovestiaire lui remettait le sceptre, elle fondit en larmes. Son émotion gagna les femmes qui gémirent et se lamentèrent. Irène raisonnait tout haut, à la manière des théurgistes. Le rythme de destruction qu’avait engendré son âme volontaire afin de réduire les forces ennemies du Copronyme et du Khazar, la dominait donc à tel point que, déjà, son affection maternelle avait été trahie par la puissance acquise de la fatalité, à tel point qu’elle-même succombait en sa personne morale, et que le fruit de l’œuvre pénible se dérobait sous sa main.

Les simandres retentissaient pour la gloire de l’usurpateur en ce gris matin du 1er novembre, pendant qu’Irène évoquait son adolescence de vierge philosophe. Avec une dévotion de chaque heure, de chaque pensée, n’avait-elle pas tenté, durant sa vie impériale, la pratique des idées sublimes ? Pourquoi le Théos la frappait-il ?

On l’assit dans sa litière, et elle fut au milieu des cavaliers. Jusqu’au Palais Sacré, elle ne vit que les harnais tendus sur les croupes des chevaux, et les postures roides des soldats bardés. Dans Chalcé même, une double haie de candidats hérissée de lances, lui cacha la foule murmurante et grouillante des fonctionnaires. Au seuil de Daphné, elle réclama la présence de Jean Bythométrès, de Pharès. Le drongaire l’assura que celui-ci était à l’article de la mort, et que le patrice Sisinnios avait appelé l’autre. On la séparait de ses amis. Par dignité, elle ne protesta point, se laissa mener avec ses cubiculaires dans ses appartements privés. De là, elle put examiner les troupes occupant les jardins, gardant les terrasses et les porches. Tout le jour elle attendit en vain qu’on statuât sur ses volontés. Elle demanda les sénateurs. On lui répondit qu’ils interrogeaient Nicéphore sur l’Augustéon, et qu’ils viendraient ensuite rendre hommage avec lui. En apprenant les noms de ceux qui plaidaient en faveur du Logothète général, elle céda brusquement à la colère. Le sacellaire Léon de Sinope, les frères Triphyllios, les autres, avaient été par elle comblés de présents. Ils avaient maintes fois dîné à sa table. Elle répéta leurs serments terribles de préférer à toutes choses du monde son amitié. Et elle éclatait de rire, en délirant.

Elle exigea qu’on fût quérir du moins le patriarche. Deux heures plus tard, l’émissaire revint disant que les prêtres et les évêques s’étaient, de bon matin, assemblés autour de Tarasios pour le supplier de soustraire l’Église orthodoxe à la tyrannie du pape, car le Franc ne manquerait pas de l’implanter dans Byzance. Le patriarche n’avait pu se débarrasser de leurs pieuses objurgations. Lui-même avait, dans Sainte-Sophie, consacré Nicéphore, à l’aube. Mais Irène refusa de croire à cette prompte trahison.

Vers le soir, il fit grand froid. Elle grelottait. On ne put se procurer de fagots, parce que les gardes avaient la consigne de ne laisser ouvrir aucune porte, pas même celle des bûchers. Les cubiculaires durent envelopper l’impératrice dans un manteau militaire, et lui mettre les pieds dans une fourrure. On alluma des torches résineuses qui l’enfumèrent.

Glacée, suffoquée, l’âme en désespoir, elle se blottit dans une cathèdre. La fièvre ne réchauffa que ses oreilles et ses joues. Vers le milieu de la nuit, une longue rumeur se propagea dans le Palais Sacré, de cohorte en cohorte, gagna les postes établis aux couloirs de Daphné. Les soldats avertirent les cubiculaires, que le patriarche, ayant cédé aux instances des évêques, ayant posé la couronne impériale sur la tête du Logothète Universel dans la Sainte-Sagesse, le Sénat venait de ratifier la décision religieuse, à la condition que Nicéphore repoussât le joug de l’Occident, et qu’Irène conservât ses titres, ses privilèges, ses insignes.

Et, comme pour lui garantir cette promesse des sénateurs, les troupes parquées dans les jardins mêlèrent les noms d’Irène et de Nicéphore à leurs acclamations propitiatoires.

L’impératrice eut le courage de se traîner jusqu’au balcon, d’étendre les mains dans le froid vers ce tumulte de voix confuses, d’armes bousculées, de chevaux impatients.

Puisqu’elle gardait ses titres et son appareil de souveraine, elle s’estima suffisamment pourvue. Nicéphore lasserait le peuple, comme Constantin, Staurakios et Aétios l’avaient lassé. Avec l’aide du Paraclet, bientôt, elle recommencerait l’œuvre interrompue.

Les soldats criaient et riaient. Les chevaux piaffaient et secouaient leurs mors. Plusieurs lanternes, passant au poing d’ombres, éclairaient des cuirasses, des lances droites, des boucliers à terre, des bêtes endormies debout, la crinière pendante et les naseaux vers le sol. Et nulle autre vie n’était, jusqu’au loin entre les façades aux colonnes indistinctes, entre les massifs d’oliviers, de lauriers, de cyprès et de cèdres. Seul, le bruit sourd d’une masse militaire cohérente, anxieuse, disciplinée, prête aux alertes, animait l’obscur de la nuit.

L’impératrice se retira. On referma les vantaux de la baie. Que Tarasios l’eut trahie, c’était maintenant la seule cause de la rage impériale. Elle imagina la figure élégante du patriarche, cette barbe soigneusement émondée, cette taille avantageuse, ces mains fines, cette mine affable et ironique à la fois, puis sévère. Et chacune de ces qualités, pour certaines qu’elles parussent, n’excusait pas la confiance d’Irène en ce fourbe. Elle ne se pardonnait pas de l’avoir élu, au lieu d’autres, fidèles et loyaux. Elle eût voulu le faire saisir, battre de verges, aveugler, jusqu’à ce que la mort raidît cette prestance, étouffât le charme de cette parole fleurie. Et, à défaut du traître, Irène empoignait sa gorge, crispait dessus ses ongles furieux, afin de punir sa propre erreur.

Autour d’elle, il n’était personne à qui elle pût confier sa peine. Ces eunuques obséquieux, ces filles peureuses étaient depuis peu de temps à son service ; car, souffrante, elle s’exaspérait fréquemment, et chassait de sa présence, dès la moindre faute, les serviteurs étourdis ou maladroits. Elle se fit apporter du vin de Samos, y trempa du pain, sans toucher aux autres mets qu’on disposa devant elle sur une table d’onyx. La fumée des torches noircissait le marbre vert des murailles, et forçait les yeux à larmoyer bien qu’on éventât le milieu de la salle avec les plumes des chasse-mouches. La liqueur chaleureuse sucra la bouche d’Irène. Et elle goûta de l’aise à savourer. Alors ses paupières s’appesantirent. Sa tête pencha. Elle s’assoupit dans la cathèdre de cèdre, à l’ombre du dais de pourpre. La flamme dansante des torches changeait à chaque instant l’apparence de sa figure pour l’effroi superstitieux des filles cubiculaires qui la contemplaient. Elles préférèrent ne pas écarter la table, ni la coupe, ni les mets, de peur de la réveiller ; car elles étaient fort émues par cette affliction. En sorte que l’impératrice finit par s’accouder entre les plats, et ronfler. Les pendeloques du diadème s’incrustèrent dans un gâteau de fruits qui servit d’oreiller à la Très Pieuse.

Vers l’aube, les mouvements des cavaliers, la sonnerie d’une trompette lointaine abolirent ce sommeil. S’étant redressée, Irène constata sa dégradation, et que le vin répandu tachait aussi ses vêtements. En un coin de la salle, reposait un jeune eunuque arménien, brun comme Actéon, roulé dans sa robe bise à bandes d’argent. Deux petites cubiculaires s’étaient endormies embrassées ; leurs tresses étaient mélangées, leurs voiles confondus. Les autres avaient été ailleurs se coucher. Irène profita de cette manière de solitude pour réparer son désordre. Puis elle frappa dans ses mains. L’eunuque bondit ; les cubiculaires se mirent à genoux. Des esclaves entrèrent avec les miroirs, les bassins d’argent, les boîtes à cosmétiques, les fioles de parfums. Il pleuvait sur les chevaux piteux, sur les feuilles rousses, sur les façades grises, sur les mosaïques brillantes, sur les casques des soldats en longs manteaux écarlates.

Irène ressassa quelques heures ses chagrins. Un des messagers qu’elle envoya dans Chalcé, revint annoncer que Nicéphore, avec les patrices de sa faction et les principaux du Sénat, s’apprêtait à lui faire visite. Elle descendit dans la grande salle de Daphné et prit place sur le trône double du Copronyme, après avoir commandé qu’on ôtât les autres sièges. Elle obtint facilement qu’une centaine de candidats, sous les ordres d’un comte, garnissent les murailles, à sa droite et à sa gauche. Plus de cinquante moines, abbés, prêtres et prélats qui lui vouaient toute leur gratitude pour avoir relevé les images saintes entourèrent son trône. Les cierges allumés, les croix hautes, ils entonnèrent un los à l’impératrice quand Nicéphore entra derrière les hérauts.

Interdit, il s’arrêta. Tous demeurèrent stupides devant la posture orgueilleuse d’Irène et cet appareil sacré. Très humble, en balbutiant, il montra qu’il n’avait pas voulu changer ses souliers noirs contre les souliers de pourpre, désirant tenir cette investiture de la Despoïna même. Et il bredouilla, peut-être honteux de son ingratitude, car Irène l’avait maintenu en sa place de chartulaire bien qu’il eût été nommé par les amis de Constantin au temps où, rebelles, ils avaient reclus la Très Pieuse dans Éleuthérion. Aussi répétait-il maintenant qu’il ne se faisait nulle illusion sur ses mérites particuliers. À son obscurité le privant de jaloux il devait sa chance. On l’avait, au reste, désigné contre son espoir.

Et le gros homme voûté demeurait là, debout, mal à l’aise, bien que le diadème de pourpre serrât ses cheveux grisonnants, bien que le sceptre remplît sa main blafarde et potelée. Au souvenir de leurs anciens serments, les patrices baissaient les yeux. Quant aux sénateurs, ils ne savaient que dire, encore qu’ils eussent rédigé des homélies dont les parchemins roulés occupaient leurs mains velues.

Irène ne les dégagea point de leur gêne. Muette, elle semblait une relique dans la somptueuse châsse de ses insignes que gardaient les moines, les abbés, six évêques aux dalmatiques d’or, cent soldats blancs, colossaux et immobiles.

Nicéphore continua de multiplier les assurances de son dévouement. Il la supplia de se fier. Tout ce que la maîtresse des Romains exigerait de son esclave, il s’empresserait de le faire. Aucune pernicieuse aventure, il le jura, ne devait suivre un événement fâcheux pour elle en apparence seulement. Même il blâma ceux qui maintenant agissaient envers leur souveraine comme Judas envers le Christ.

À vrai dire, la foule de Sainte-Sophie n’avait pas été unanime pour exalter le Logothète général. La colère de la rue, celle des cloîtres lui paraissaient dangereuses. Irène avait trop souvent rallié le peuple à sa cause. Il seyait, pour quelques jours encore, de l’amadouer, de la ménager, de lui rendre possibles certaines velléités de domination, afin qu’elle parût s’associer à la fortune du nouveau Basileus, et la consacrer ainsi.

Néanmoins Grégorios lut un discours assez bref exposant l’urgence d’ouvrir le trésor secret des Isauriens que l’impératrice ne devait plus détenir seule puisqu’elle agréait le concours de Nicéphore et du Sénat.

Irène mesura leur avidité et leur besoin de récompenser largement les fauteurs de la révolution, les émissaires des thèmes, les officiers des Thracésiens, tous les partisans d’Aétios qui se déclaraient à présent pour le Logothète général. Par l’appât de l’argent, elle pensa leur soutirer des garanties. Feignant de ne point apercevoir les patrices ni les sénateurs, elle s’adressa directement au Basileus :

— Homme, je suis certaine que c’est le Théos qui m’éleva, moi, bien qu’indigne et fille sans aïeux nobles, jusque sur le trône d’empire. Aussi je n’impute qu’à moi-même et à mes fautes les causes de mon abaissement. En tous lieux et de toutes manières que le nom du Seigneur soit béni ! Donc, ayant invoqué le seul Roi de tous les rois, et le Seigneur des seigneurs, je lui attribuerai ton élévation ; car je crois que, sans un signe de son omnipotence, rien ne peut advenir. Le succès de tes agissements prouve que les bruits répandus sur ton compte étaient vrais. Si j’avais permis qu’ils persuadassent ma prévoyance, nul ne me désobéissant, tu eusses péri. Or, rassurée par tes protestations et tes serments, j’ai voué ton destin et celui des tiens au Théos qui commande le monde par l’entremise des princes et des rois. Aujourd’hui, par conséquent, je te respecterai comme l’empereur promu par Lui-même. Voici que je te prie d’épargner ma faiblesse, et de me laisser, pour consolation d’un incomparable désastre, le palais d’Éleuthérion que j’ai construit de mes mains…

Cette allocution d’une âme courageusement résignée n’émut qu’à demi les sénateurs, les patrices. Ils se concertèrent un instant autour de Nicéphore. Le besoin d’argent les pressait. Des corps de troupes étaient peu sûrs. Certains menaçaient de rejoindre Aétios et Léon en Thrace, si l’on manquait aux engagements pécuniaires. Sisinnidos et Grégorios avaient vidé leurs caisses. Les foulons ne voulaient plus dénouer les pans de leur bourses. À tout prix il fallait obtenir d’Irène le fonds des Isauriens. Les patrices soufflèrent à Nicéphore cette réponse :

— Si tu désires, Despoïna, que les privilèges te soient conservés, jure auparavant sur les bois de la Vraie Croix, par toute la vertu divine, que tu ne dissimuleras rien des richesses impériales. Aussitôt j’aviserai pour qu’on te rende publiquement les honneurs ; et j’assurerai ta quiétude, dans l’avenir.

Irène s’étonna qu’ils ne discutassent pas ses revendications. Elle se demanda s’ils étaient résolus à violer leurs promesses dès qu’ils posséderaient, avec l’or, la sécurité. Néanmoins elle se leva, quand on eut apporté la relique suprême, se signa, tendit les mains.

— Par les bois vénérables et vivifiants de la Croix, je ne cèlerai même pas une obole !

Alors elle dit que Jean Bythométrès n’ignorait aucun secret d’Éleuthérion, et qu’il saurait les mettre en possession du trésor isaurien. Les sénateurs l’envoyèrent quérir dans le palais de Sisinnidos où il était captif. Ils ne permirent pas qu’elle lui donnât l’ordre hors de leur présence, Nicéphore étant allé recevoir dans Chalcé les délégations du port.

Blême, faible, appuyé sur un bâton blanc, l’eunuque arriva entre ses gardiens. Irène et lui se contemplèrent désespérément lorsqu’elle lui confirma l’ordre de livrer leurs richesses aux principaux du Sénat. Il ne répondit qu’en se prosternant. Ce silence signifia leur regret aussi d’avoir sacrifié leur amour d’Athènes pour une telle fin ignominieuse. Elle le bénit en fermant les yeux. Elle ne souhaitait pas le voir, informe et vieilli, se rappeler leur jeunesse héroïque, leurs jours de science passionnée au bord de la fontaine où le typhon crachait une eau tordue.

Il partit sans avoir prononcé un mot. Elle attendit en vain son retour.

Elle attendit jusqu’à l’heure où le patrice Grégorios la vint chercher à la tête de l’escorte ordinaire. Nicéphore consentait à la faire paraître sur le parvis de la Grande Église devant le clergé, devant les troupes. Elle crut un moment à ses espoirs de partager tout. Quand ils avancèrent ensemble, la double acclamation les salua, sincère et unanime, vociférée par les bouches militaires, ecclésiastiques et laïques de mille et mille têtes casquées de fer, mitrées d’or, voilées d’étoffes multicolores, coiffées de calottes diverses. Visages bruns ou hâves, enthousiastes ou extatiques, enivrés par la vue des étendards, des bannières et des oriflammes, par le son des fanfares, le retentissement des simandres, les bruits rythmiques des gestes en armes, les essors des pigeons et des corneilles autour des pinacles lumineux ; cela depuis le fronton de l’Hippodrome jusqu’aux mosaïques de Sainte-Sophie baignant dans le peuple noir des moines qui fourmillait, qui grouillait au pied des colonnes et des statues équestres.

À côté d’Irène, l’empereur nouveau marchait, corpulent et soucieux. L’ironie d’un sourire crispait sa bouche dédaigneuse, les paupières de ses yeux étonnés. La couronne d’escarboucles et de perles n’était qu’une toque ronde sur la tignasse grise. Il louchait sans cesse vers l’agrafe de joyaux qui retenait à son épaule droite le manteau d’ample pourpre à longs plis cylindriques. Son dos courbé de scribe semblait fléchir sous les honneurs indus ; et il regardait l’Athénienne à la dérobée, avec un air tantôt narquois, tantôt humble, tantôt haineux. Pourtant, il la remercia d’avoir exactement remis à l’état le fonds isaurien. Elle garda le silence, et sentit qu’elle commettait une faute. Quand elle voulut la réparer en prononçant quelques paroles d’alliance, un higoumène merveilleusement barbu commençait le discours d’accueil au nom des confréries.

Or, au moment de pénétrer dans la magnificence illuminée du sanctuaire, Nicéphore, d’un doigt levé, arrêta l’impératrice. Aussitôt elle fut entourée de dignitaires obséquieux. Le patrice Grégorios lui représentait à voix basse, entre ses révérences, qu’il ne seyait point à la Très Pieuse Irène de remercier publiquement le Théos pour l’avènement du Basileus. Il ne convenait pas que le maître des Romains parût devoir son élévation à un autre choix qu’à celui du peuple et des légions.

Grave, avec un peu de tristesse feinte dans les yeux fugaces, cet homme gracieux commentait la loi des hiérarchies, pendant que défilaient, en s’inclinant au passage, les fonctionnaires, les officiers, les prêtres, tous les gens de cour. Lui-même, après chaque phrase, saluait de sa tête aux cheveux lisses, peignés vers les sourcils, vers la barbe courte et soyeuse. Il gardait les mains en croix sous le manteau blanc que barrait une large bande d’azur verticale depuis le cœur jusqu’à la cheville du pied gauche. Irène ne put réprimer les tressaillements de douleurs et de rage qui secouèrent son être dans la châsse de l’habit cérémoniel. Mais, dédaignant de répliquer, elle demanda qu’on la conduisit dans Éleuthérion si les trésoriers du Sénat avaient fini de recevoir l’argent. Grégorios donna les ordres nécessaires. Trois chevaux blancs attelés à un char du Palais s’avancèrent. Le patrice aida respectueusement Irène à prendre place. Lui-même sauta sur un coursier. L’on partit au milieu d’acclamations. Des cavaliers précédèrent et suivirent. Consternée, Irène ne s’aperçut pas d’abord que l’on se dirigeait vers le Pelagion. Ensuite, elle crut que l’on choisissait un détour pour des raisons de police.

Le char s’arrêta sur le quai devant la passerelle d’un dromon. Comme l’impératrice poussait un cri de surprise et de révolte, Grégorios dit :

— Ô maîtresse des Romains, les hommes sages estiment que tu te reposeras mieux au monastère que tu fondas dans l’île de Prinkipo. L’air y est plus sain que dans le paysage d’Éleuthérion. Et tes religieuses te chérissent. Veuille m’autoriser à t’y conduire.

— Voilà donc l’effet de vos promesses ?

Atterrée, elle n’objecta plus rien. Avant que le signal fût donné aux rameurs, elle s’informa de Bythométrès. Grégorios répondit que les sénateurs avaient conseillé à l’eunuque de regagner Athènes, sa patrie, pour instruire de son art non pareil la jeunesse. On l’avait embarqué sur un vaisseau mettant à la voile. Alors elle exigea du moins un reçu des sommes livrées par son curopalate. Le patrice la contenta sur ce point.

À la vérité, le séjour dans l’île ne fut pas si dur qu’elle avait craint. L’hiver âpre et précoce fit goûter les avantages de la retraite, quelques jours. On assure qu’en abordant, elle se fit mener dans sa chambre, se coucha, dormit quarante heures. Au bout d’une quinzaine, elle apprit que trois officiers des Scholaires, et un ami de Nicétas avaient été étouffés dans un cachot des Noumera, pour avoir accusé l’empereur de répandre ses largesses parmi les manichéens au détriment des orthodoxes. Les turmarques des scholaires au premier mouvement de leur indignation, eurent l’audace de traverser le Bosphore, et de venir se plaindre auprès de l’impératrice.

Entourée de ses nonnes et de ses chapelains, dans une salle faite de mosaïques admirables qui perpétuaient le souvenir des Douze Apôtres avec leurs images gigantesques, elle reçut ces hommes aux cuirasses écailleuses, aux lourdes cnémides, aux manteaux d’écarlate. Ce fut une audience impériale sans que les chambellans ecclésiastiques omissent rien du protocole. Les turmarques se commentèrent longuement. Des juges militaires envoyaient au supplice les familles haïes par les foulons qui régentaient la ville. Bien que Nicéphore eût congédié les ambassadeurs de Karl en leur décernant tous les honneurs et en leur adjoignant un héraut grec chargé de reconnaître l’Empereur d’Occident, on craignait, en Sicile, l’invasion des Francs papistes. Irène recueillit ces doléances, les fit rédiger sur l’heure par ses moines, et transmettre au Basileus, afin d’accomplir un acte de gouvernement.

Six jours après, une galère atterrit vers le soir. Irène soupait avec l’abbesse. Le patrice Grégorios accompagné de matelots entra dans la salle, se prosterna, puis lut un ordre bref d’exil dans l’île de Lesbos. Les matelots emballèrent vivement les hardes, la vaisselle et les ustensiles de l’impératrice qui, dans sa colère, invectivait. Comme elle résistait, quatre eunuques furent introduits. Ils lui jetèrent une étoffe sur la tête, l’enveloppèrent, toute, l’y serrèrent, et l’emportèrent ainsi bâillonnée jusqu’à la nef.

Dans le château d’arrière qu’on avait tendu de quelques tapisseries, ils dénouèrent le drap. La mer était grosse et le vent déchaîné. Irène dut céder au pouvoir du mal le plus ridicule et le plus vil.

On la déposa sur la plage que dominait la citadelle de Mitylène. À l’ombre d’une tour carrée, dans une sorte de redan, plusieurs maisons de bois s’adossaient contre le mur de défense. En l’une qu’envahissaient les chardons et les plantes aiguës, les matelots débarquèrent les coffres remplis dans l’île de Prinkipo. Grégorios pria la souveraine d’accepter momentanément ce logis. Il assura qu’on préparait des appartements meilleurs.

Inerte et digne, elle ne hasarda nulle remarque. Sous les yeux surpris des sentinelles, elle s’installa, dirigeant le travail des religieuses qu’on avait transportées avec elle. Grégorios fut ému cependant. Il s’occupa de lui découvrir un meilleur gîte. Mais le gouverneur de Mitylène n’osa point en désigner de peur que Nicéphore le destituât. Toutefois, il fut convenu qu’on abandonnerait à l’impératrice la jouissance d’un temple payen, très antique, sis non loin de la forteresse, sur un étroit promontoire borné de trois côtés par l’abîme liquide.

Ce fut là qu’Irène, quelques mois encore, vécut. Elle n’y mourut pas solitaire. En ce même lieu d’exil, Bythométrès, Pharès, Aétios et Marie d’Arménie qui avait elle-même ameuté son monastère contre l’usurpateur du trône isaurien, furent déversés par une galère de Constantinople. À peu près folle, Marie parlait toute seule, continûment. Pharès agonisait. Aétios avait eu la dextre tranchée en se défendant contre les massacreurs de son frère dans l’isthme de Callipolis avec le dernier escadron de ses partisans. Bythométrès cachait son hydropisie sous une cagoule noire, et aussi les blessures suppurantes que lui laissaient les fers d’une détention consécutive à la révolte éphémère des Athéniens, admirateurs d’Irène.

Au bord de la mer violette, devant les lumières illimitées du ciel, parmi les plissures d’un terrain rose et jaune parsemé de myrtes, d’oliviers poussiéreux, les vaincus se navrèrent ensemble, conscients d’être à jamais exclus du monde glorieux. Ils abritèrent leurs lamentations et leurs silences plus lugubres sous le chaume qui recouvrait la toiture naguère béante du vieux sanctuaire. Onze Éphésiens échappés de la tempête, sous le règne d’Alexandre, avaient dédié cet édifice à la clémence de Poséidon. Une stèle l’attestait encore. Rougies par le temps, les colonnes projetaient une ombre propice aux fatigues, au chagrin. Là, Marie, hideuse et sèche, conversait naïvement avec la Panagia qu’elle croyait voisine. À l’écart, le bel Aétios contemplait les eaux changeantes ; parfois, en regardant le moignon de son poing, il murmurait un vers d’Euripide. Indifférent à sa chute, Pharès jouissait du soleil matinal, de l’ombre méridienne, de la fraîcheur vespérale. Il riait aux pépiements des passereaux, et respirait l’émanation des herbes chaudes. Avide, il dévorait le miel, le fromage des bergers, en gloussant de bonheur. Les yeux clos, Irène et Bythométrès enlaçaient leurs mains, se les baisaient en silence, et cela si fervemment, que les sentinelles postées à l’attache du promontoire se gaussaient du couple amoureux.
Irène donna l’exemple de la soumission. Voir le texte.

Or, les ressources des exilés s’épuisèrent. Le chef de la chiourme crut devoir leur appliquer la loi vulgaire, et ne leur procurer les aliments qu’en échange d’une tâche accomplie. Il leur confia des quenouilles, de la laine, des rouets. Irène donna l’exemple de la soumission aux cruautés du destin. Marie chantait, en filant, ses cantiques. Eunuques et impératrices se ressemblaient dans leur vieillesse. Assis sur les débris des degrés payens, sur les fûts des colonnes abattues, ils firent ronfler les rouets, de l’aube au soir. À cause de son moignon, Aétios maintenait sa quenouille dans le coude plié.

On dit que Nicéphore naviguant dans les eaux de Lesbos, en l’été de l’an 803, fut curieux de voir les déchus.

Il débarqua sous le promontoire, escalada les sentes, se fit livrer passage par les sentinelles, et marcha vers la colonnade en ruines. Il trouva ses prisonniers à la besogne. Amollis par l’âge, flétris, leurs bajoues blettes, les eunuques se drapaient dans les lambeaux d’habits jadis somptueux. Leurs pieds nus pressaient les pédales des rouets. Marie chantonnait. Comme en un trône, Irène siégeait sur un chapiteau rompu. Un chiffon de pourpre contenait ses cheveux gris, et une robe de laine noire à franges violettes ondulait le long de son corps étique. La main gardait un grand bâton. Devant elle, le rouet et la quenouille étaient prêts pour la reprise du labeur.

Nicéphore resta debout. Parce qu’il était vêtu d’un costume militaire, ils ne le reconnurent pas d’abord. Ils le prirent pour un officier. Sa cuirasse de buffleterie, par-dessus la tunique bleue, reproduisait les exactes apparences en relief d’une nudité virile et herculéenne, les muscles des mamelles, les plis du ventre, le trou du nombril. À partir de la taille tombaient, contre les caleçons, de lourdes lanières blanches, terminées par des têtes léonines d’onyx, d’agathe, de topaze, d’argent. Un court manteau d’hyacinthe, brodé d’un aigle de soie et agrafé sur l’épaule, recouvrait d’une capuce sa tignasse grise. Nulle autre arme qu’un barreau d’ivoire ne le chargeait.

Après avoir répondu à un signe du dehors, un marin s’approcha de lui :

— Rayon du Christ, souffre ma parole. Voici le vent favorable ; et, si tu ne le défends pas, les matelots vont hisser les vergues de la galère impériale.

À ces mots, les eunuques, Irène se regardèrent ; et leurs yeux se signifièrent qu’ils devinaient exactement la qualité du voyageur. Mais elle le laissa dans son trouble, et attendit qu’il parlât.

Nicéphore se décida :

— Je te salue, Très pieuse maîtresse des Romains.

— Ne mets pas une ironie indigne de nous dans ton discours,… répondit-elle, hautaine et simple.

— Est-ce de l’ironie ? Sept mois viennent de s’écouler depuis l’heure où, malgré moi, je fus porté à l’empire par les ennemis de tes eunuques. Et cependant je balbutie… : je demeure sans voix, quand j’approche.

La tristesse orgueilleuse d’Irène lui reprocha :

— Toutefois, tu m’as reléguée à Lesbos, tu m’as pris les trésors d’Éleuthérion, tu m’obliges à filer comme une pauvre femme pour gagner le pain de chaque jour…

— Byzance est pauvre, l’ennemi pressant, le Sénat cupide. Je n’ai pas les mérites indispensables pour obtenir d’eux ce que je voudrais te donner ; et je dus obéir à la voix publique réclamant ton exil… Je suis un humble serviteur : une oreille pour entendre. Ne me condamne pas.

Il ne bougeait point. Les eunuques filaient. Irène toussa péniblement :

— Ainsi que je te l’avais juré,… reprit-elle,… sur les bois vénérables et vivifiants de la vraie Croix, je ne t’ai pas celé une obole du trésor d’Éleuthérion… Par retour, tu devais pourvoir aux honneurs de mon rang, à mes nécessités, à mon repos… J’attends la réalisation de tes promesses…

Narquois comme devant, Nicéphore joua la comédie :

— Avant peu, elles seront réalisées. Le sénat délibère avec les patrices sur cela. Patiente quelques semaines encore.

Alors Irène réprima son désir d’apitoyer le vainqueur :

— Je me sens affaiblie, vieille. Tâche que ta promesse soit plus prompte que la mort. Pour ceux-ci, surtout, j’invoque ta mansuétude. Songe que nous avons fait de grands jours à Byzance.

— Qui l’oublierait ?… Aucun ne l’oublie. Dans l’île de Prinkipo, aux premières heures de mon règne, les amis n’accouraient-ils pas nombreux pour honorer ton exil ?

Irène sourit, avec un air d’indulgence :

— Aussi tu m’envoyas des geôliers au milieu de l’hiver rigoureux. Ils m’internèrent ici, loin de tous.

— Il le fallait. Tu n’aurais pas voulu, toi qui aimes Byzance, livrer la ville aux malheurs des séditions.

— Je ne l’aurais pas voulu, sans doute.

— Tes vrais amis cessent-ils de venir te visiter ? Vois : au premier voyage que j’entreprends pour connaître l’état des ports, les besoins des îles, je me transporte près de toi et des tiens, comme un ami fidèle.

— Je te congédierai donc en amie. Tes rameurs doivent monter vers l’horizon avec le vent. Que le Théos couvre Byzance de gloire, et ton règne de félicité… Va…

Elle lui parut si noble qu’il n’osa poursuivre l’injurieuse plaisanterie. S’étant incliné, il s’éloigna. Les eunuques avaient feint de l’ignorer en filant. La folle avait continué de fredonner. Quand Nicéphore fut loin, ils n’interrompirent pas leur tâche, par crainte d’un espion capable de raconter une grandeur moindre que n’était leur application à l’humble besogne.

Dans le bruit monotone des rouets Marie, la première, se leva et vint appuyer sa tête sur l’épaule d’Irène lente à recommencer le travail.

— Despoïna… Despoïna… Cesse de rêver ; sinon tu n’auras point accompli la tâche, et le maître des ateliers refusera le paiement du fil parce que la quantité ne se trouvera pas entière… Je prie le Théos afin qu’il allège ta peine.

Irène se remit à l’ouvrage :

— Tourne donc, rouet… file, quenouille…

Les rouets tournèrent sans que des paroles se mêlassent à leur ronflement.

Jean tira le fil et l’aplatit sur son pouce mouillé :

— Le soir vient… le ciel verdit dans la pourpre du couchant. La tâche n’est pas achevée.

Irène s’évertua :

— Tourne donc, rouet… File quenouille !

Marie ne put s’empêcher de la plaindre :

— Je vois la fatigue de ta face qui s’incline, et tes mèches grises, et un peu de sueur sur les rides de tes tempes !…

Irène toussa.

— Sa bouche est un seul pli amer !… fit observer Jean à Marie.

Aétios soupirait :

— Ses doigts las s’embarrassent dans la laine !…

Jean vit blêmir la Déchue :

— Irène, Irène… Ne te souviens pas d’Athènes, ni de ta splendide adolescence, ni de la palme d’or dans ta main quand tu récitais sur l’Acropole les strophes du divin Euripide.

Elle s’arrêta de filer :

— Comment devines-tu mon souvenir ?

— Que regarde-t-elle de ses yeux fixés sur l’horizon de la mer ?… interrogeait Marie.

— Quelle douleur regarde-t-elle ?… se demandaient-ils.

— Irène, Irène… poursuivit la douleur de Jean,… ne te souviens pas de ma tunique parfumée, ni des paroles bourdonnant sur mes lèvres alors fraîches, ni de mon émoi saluant ta beauté.

La vieille le dévisagea :

— Comment devines-tu mon souvenir ?

À voix basse, Aétios remarquait :

— Comme elle souffre d’admirer sa mémoire !

— La Très Pieuse goûte le sang de toutes ses blessures.

— Théos ! Théos !… exhala Marie à bout de souffrances,… épargne les forces de tes serviteurs !

— Irène, Irène,… criait Jean,… ne te rappelle pas nos promenades le long des oliviers, ni mon rêve, ni mon intelligence illuminant ton âme vierge.

— Tu devineras donc toujours mes souvenirs !… reprochait Irène… Quand cesserai-je de me désoler en oubliant ces choses ?…

Pharès haussa doucement les épaules :

— Elle parle d’oublier le bonheur dans l’adversité, comme parle un petit enfant qui ne sait rien de la détresse.

Et toute la tristesse de Jean adorait sa disciple :

— Ses dents tremblent…

Marie les mains jointes adjura la divinité :

— Théos ! Théos ! elle a expié suffisamment… Pardonne-lui…

— Tourne donc, rouet… tourne, tourne.

Ainsi la voix brève et sourde de la Despoïna avec une sorte de rage active son labeur.

— Irène,… implore Jean, de toute son intelligence et de tout son amour,… ne te souviens pas de Byzance étendue sous la proue de notre galère, ni des eaux bleues, ni des collines fleuries, ni des étendards sur les coupoles d’or… Irène, Irène, ne maudis pas le sacrifice que nous consentîmes. Ne regrette pas ma passion abolie. Ne pleure pas mes lèvres d’autrefois. Ne pleure pas notre amour soumis aux grandes destinées de nos rêves…

— Ne me demande pas cela… supplie la Despoïna, la gorge sèche,… ne me demande pas cela… En vérité. Jean, ne me demande pas cela… Car je veux, je veux regretter la vue de tes lèvres fleuries, car je veux regretter le baiser que nous n’avons pas pris, l’étreinte que nous n’avons pas eue… car je veux sangloter enfin sur tout ce que m’avait promis ta rencontre, et que refusa la sévérité de ton rêve… Que m’importent les années de gloire, les flaques de sang, les acclamations de l’Hippodrome et le cortège des ambassadeurs barbares ? Je n’ai pas eu ta force que m’avaient promise tes yeux. Je n’ai pas eu ton cœur que m’avait promis ta voix… Jean, Jean, Jean !… Tu m’as menti ! Tu as flétri en moi ce qui était moi-même. Tu as mis en moi un autre et une autre… Or, quand, après le passage des temps effrénés, je me retrouve au bout des ans, je reconnais en moi une âme nulle qui ne ressentit pas même la fièvre du crime, qui ne ressent pas le remords du crime. Je suis le miroir brisé d’une ambition aride, la tienne, Jean, Jean, Jean ! Mes crimes crient contre toi. Ma vieillesse secoue contre toi les loques de ses chairs fripées… Comment as-tu osé prendre toute ma vie et toute ta vie, tous mes bonheurs et tous tes bonheurs, en abusant mon enfance avec la bulle d’un rêve fragile que l’ouragan dissipa. Depuis quarante ans tu es mon espoir, Jean !… Laisse-moi regretter le baiser que nous n’avons pas pris, et l’étreinte que nous n’avons pas eue… Ce regret c’est le seul instant de joie !…

Frénétique, elle tourna le rouet en sanglotant.

— Irène ! Irène ! Nos vies se sont trompées !… pleura Jean qui ne reniait plus la beauté de leurs espoirs… Irène !… Mais le but de notre erreur valait mieux que nos vies !…

Aétios exalta le rêve perdu, avec le même amour :

— Pense, Despoïna, pense à l’empire que nous apprêtions…

— Un empire, qui n’eût connu pour limites que l’anneau du vieil Océan, marmonna Pharès.

— Un empire,… dit Jean,… qui eût réuni le cerveau de Byzance au corps robuste des Francs.

Et Marie joignait ses mains dévotes :

— Qui des deux églises eût fait une seule foi harmonieuse chantant chaque matin, chaque midi, chaque soir, l’âme unique des hommes dans les basiliques épanouies sur le monde d’Orient et sur le monde d’Occident.

Jean supputait encore les conséquences impossibles :

— Tes savants eussent gagné la connaissance des astres.

Pharès émerveillé, Aétios, fidèle à son espoir périmé, Marie en extase, tous s’enivrèrent avec le prestige de l’illusion :

— Le bruit de la guerre n’eût plus jamais retenti dans les siècles.

— Les fruits de la terre travaillée par tous les bras eussent rassasié toutes les bouches…

— Nous aurions reconnu dans nos cœurs la face du Théos…

— Tourne, rouet file, quenouille,… répondait la Déchue qui secouait la tête.

Alors Jean conseilla :

— File, Irène, file le même rêve…

— Comme nous avons filé le destin de Byzance… murmura la mélancolie de Pharès.

— Le destin doré de Byzance… confirmait Aétios.

Mais Irène écarta cette insuffisante félicité.

— Coulez mes larmes, tourne, rouet…, file, quenouille !…

Eux se contentaient d’avoir agi :

— Nos galères ont labouré tant de mers !

— Nos armées ont piétiné tant de provinces !

— Nos icônes ont consolé tant de peines !…

— Mais je regrette,… gémit Irène, qui tout à coup se dressa et, par un grand cri de désespoir répondit à toutes ces joies imparfaites,… Mais je regrette le baiser que nous n’avons pas pris, Jean !

Celui-ci haussa les épaules et sourit à cette faiblesse :

— Le but de notre erreur, Irène, valait mieux que nos vies, que toutes les vies…

Surgit un enfant chargé d’un plat et d’une amphore :

— J’apporte le repas du soir… La mer s’assombrit, mais les paresseux et les paresseuses n’ont pas achevé la tâche.

Et, du geste, il menaça gentiment les travailleurs.

Marie tenta de le fléchir.

— Donne, petit, un peu de vin à cette pauvre femme qui pleure, et qui est bien fatiguée.

— On m’a dit de ne rien donner,… refusa l’écolier timide,… si l’on ne pesait devant moi le poids total de la laine.

— Donne cependant, pour la vieille Irène, un peu de vin… insista Marie les larmes aux yeux.

— Elle paraît bien lasse et triste, mais je ne veux pas désobéir à mon père, en lui donnant à boire.

— J’ai fort soif, mon bel enfant… implora la vieille Irène, brisée.

— Eh bien,… répondit-il, après avoir regardé au dehors si nul ne le surveillait,… je m’assiérai ici, au lieu de remporter l’urne et la corbeille, comme on me l’avait prescrit… Dès que vous aurez fini la tâche, je tendrai l’urne à la vieille. Hâtez-vous seulement, de peur que mon père ne survienne, en me voyant tarder.

Il en fut ainsi, ce soir-là, puis les autres, jusqu’aux premiers temps du mois d’août. Alors s’évanouit pour toujours Irène d’Athènes, sept années avant que, soigneusement découpé, poli, serti d’argent, le crâne de Nicéphore le Logothète servît aux ivresses coutumières de son vainqueur, Kroum le Bulgare.



évreux, imprimerie ch. hérissey et fils