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Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Dentu, libraire-éditeur (p. 43-56).


CHAPITRE IV

PREMIER ASPECT DE TULLIA FABRIANA


« Le solitaire est entouré de tout ce qui agrandit sa raison, l’élève au-dessus de lui-même et lui donne le sentiment de l’immortalité, tandis que l’homme du monde ne vit que d’une vie éphémère. Le solitaire trouve dans sa retraite une compensation à tous les vains plaisirs dont il se prive, tandis que l’homme du monde croit tout perdu s’il manque de paraître à une assemblée, s’il néglige un spectacle. »
(Zimmermann, la Solitude.)


En supposant que la femme dont les allures préoccupaient le prince Forsiani fût morte au moment où il en parlait au comte d’Anthas, voici ce qu’il aurait été possible à un observateur de résumer au sujet de l’existence de cette personne, s’il eût désiré lui consacrer une notice biographique à l’usage universel :

« Tullia Fabriana était du nombre de ces grands esprits, types supérieurs, constitués par la précoce expérience des événements, de la méditation et du monde.

« Ceux-là, de bonne heure, avant d’être aperçus, avant d’être entraînés dans le courant, se rendent compte de l’existence et, par conséquent, ont le temps de replier en eux-mêmes leurs grandes ailes pour n’en point porter ombrage aux autres. À force de reconstruire et de sonder les faits, elle s’était dégoûtée de l’action.

« Certes, le renom des femmes glorieuses avait dû rembrunir son beau front plus d’une fois ; mais, à la réflexion, satisfaite de l’état peu dépendant où sa naissance l’avait placée, elle avait pris le parti de vivre dans une concentration égoïste. L’isolement lui suffisait. Elle était parvenue, peu à peu, sans apparente résolution, à voiler sa vie véritable le plus hermétiquement possible.

« L’isolement !… Faveur spéciale du destin ! Privilége dont la prescription est désormais sans appel ! — À qui est-il donné de pouvoir s’isoler aujourd’hui ?

« Les personnes d’une position riche ou d’un rang élevé acquièrent d’autant plus difficilement ce suprême avantage, que par les rapports quotidiens de leur existence elles se trouvent être le principe, le point de mire et le pivot des milliers de convoitises et d’intérêts individuels qui vont se groupant, s’enchaînant et s’atténuant jusqu’aux derniers degrés de la hiérarchie sociale. L’humanité se représente en partie autour d’un seul et le cerne avec une vigilance et une opiniâtreté motivées par l’ordre des choses.

« En considérant ces filières d’industries, de tous les siècles et de tous les pays, qui vont s’étiqueter et se subdiviser les unes dans les autres jusqu’au point où le relatif ne se distingue plus, où le dénûment, à l’état parfait et normal, se dresse de partout avec son cortége de tristesses, on s’étonne moins de ce que la parole ou le mouvement d’un seul détermine cette incalculable série de profits et de préjudices. Comme, d’autre part, ces profits et ces préjudices sont d’une importance parfois vitale pour ceux qu’ils intéressent, les hommes de recueillement, de travail et de silence éprouvent de grandes difficultés à éviter les insignifiantes dissipations de paroles et les diffusions de soi-même que le contact d’autrui ne manque jamais d’entraîner.

« Grâce au miraculeux équilibre de presque toutes les sociétés d’Occident, équilibre combiné sur la résultante d’un nombre égal de forces organisantes et de forces contraires, le mouvement de chacun, depuis le mendiant jusqu’au prince et depuis le berceau jusqu’à la tombe peut demeurer prévu, défini et réglé par les différents codes européens. Une pareille réflexion suffirait pour démontrer l’impossibilité d’un isolement durable dans n’importe quelle ville d’Europe. Il faut vivre avec ses semblables ; et cette immense loi, comme un filet de rétiaire, s’enroule autour des personnes précisément en raison des efforts tentés par elles pour s’en dégager. Nul ne peut s’abstraire de cette liaison infinie. Elle va jusqu’à rendre les individus solidaires, à leur insu, les uns des autres ; et ce qui serait de nature à étonner même le chrétien, — si le chrétien ne gardait pas toujours, au fond de sa pensée, des pressentiments de solution pour tous les problèmes, — c’est qu’on ne bronche pas plus souvent, ne fût-ce qu’à cause des mouvements du prochain, et qu’on ne tombe pas, à chaque minute, — de par les inévitables conséquences des moindres actions, et grâce à l’imperfection des codes, — sous le coup d’une flétrissante juridiction correctionnelle. Il est à remarquer, du reste, que peu d’hommes échappent toute leur vie à une atteinte quelconque de la loi. Cette affirmation peut surprendre ; mais, dans l’existence la plus retirée et la plus pure, il ne serait peut-être pas impossible, à l’aide d’un minutieux examen, de découvrir au moins une petite tache légale, une trace de démêlé judiciaire. On n’est pas libre de s’éloigner des intérêts universels, si indifférent qu’on puisse être, tout simplement par ce qu’on fait partie des intérêts universels. La vertu, la dignité, le bonheur domestique de chaque particulier ne dépendent-ils pas d’un rien, d’un détail, d’un geste ? Quel serait l’honnête citadin assez sûr de son tempérament pour oser affirmer que, par exemple, l’excès d’un verre de vin, risqué dans les conditions les plus atténuantes, ne le conduira pas aux bagnes par ses conséquences ?… Le chrétien peut dire que cela tendrait à prouver que notre liberté, notre dignité et notre bonheur réels ne sont pas de ce monde ; — en attendant, il n’est de réellement libres et de réellement seuls que ceux auxquels il a été donné de franchir, de sommets en sommets, la hiérarchie des idées, parce que ceux-là n’offrent guère de prise aux souhaits violents et s’inquiètent peu des maux ou des joies que leur présente la terre. Ils ne se préoccupent pas outre mesure de vivre ou de mourir : tout se définit tranquillement à leurs yeux ; ils font le bien, selon la plus simple acception du terme, autant qu’il leur est donné de pouvoir le faire, et ne savent ni haïr ni condamner. Les yeux fixés sur l’idéal, il leur est permis de juger, parce qu’ils aiment et qu’ils pardonnent. Ceux-là puisent, dans l’infini de cette expansion intérieure, le principe de l’immortalité. S’ils daignent prendre part à l’agitation universelle, soldats ou penseurs, aux premiers, le trône d’or de la loi, principe des forces brutales de la terre ; aux seconds, le sceptre de diamant de la parole, principe des forces motrices du monde. Mais, aussi, quelles profondes blessures cachent les rayons de leur gloire ! Sisyphe se conçoit-il sans le rocher ?… Socrate, sans la ciguë ?… Prométhée, sans le vautour ?… L’égoïste dégoût et la permanente indifférence des autres hommes absorbés par le détail n’est au fond qu’une sourde envie dirigée contre eux : en creusant les mobiles de ce sentiment on finit par le comprendre et lui faire miséricorde : en est-il moins triste ? et ses conséquences pour l’homme héroïque en sont-elles moins funestes ?… Heureux donc, bienheureux ceux qui peuvent, tout en planant, cacher leur grandeur ! On ne les crucifie pas.

« Tullia Fabriana se tenait à distance, ayant tout à donner et peu de chose à recevoir dans l’assez banal commerce du monde. Ne pouvant rompre tout à fait avec lui, par sa position essentiellement mondaine, elle ne lui laissait voir que ce qu’il est strictement impossible de lui cacher. Le reste du temps, elle vivait d’elle-même et de sa pensée. Dans un entretien, c’était une nature pneumatique par laquelle l’esprit des autres personnes était rapidement retourné, compris et évalué à leur insu, en vertu d’un presque infaillible calcul de riens systématisés. Comme elle savait tout dire, elle savait gêner lorsqu’on essayait de s’aventurer un peu dans sa conscience. Le secret de cette habileté consistait dans l’insaisissable difficulté de transitions qu’elle laissait éprouver entre un point de départ donné et un courant d’idées plus expansif. Sûre méthode pour n’être jamais obligé de froisser personne et de garder les dehors de l’urbanité en conservant, en soi-même, l’indifférence solitaire. Son âge la secondait un peu, du reste, dans ces sortes de réussites. L’absence d’indécision dans le regard et dans la tenue, qualité qui, généralement, spécialise les femmes de cette saison, se pressentait si magnétiquement dans sa beauté, que sa vue seule glaçait les fadeurs sur les lèvres. Elle en était même arrivée à un tel point de force intérieure, que le sourire demi-railleur, semi-paternel, que se permettent doucement, par exemple, les vieux gentilshommes vis-à-vis des femmes, — et dont le charme et la grâce éclairent subitement leurs visages, — s’était toujours troublé devant la toute simple et toute virile dignité de cette mystérieuse personne.

« Quelques êtres sont doués d’un fluide fascinateur dont les esprits diserts et froids ne peuvent se rendre compte et que, cependant, ils subissent d’une manière insurmontable, inexplicable et soudaine. Le vulgaire, qui rit et qui passe, ne croit pas à cette supériorité : peu lui suffit. Il ne relève de cet empire que dans les rares secondes où il se trouve en contact avec l’un des êtres qui l’exercent. Le vulgaire est alors semblable à ces campagnards narquois qui se moquent d’une pile électrique et qui changent de visage dès qu’ils ont touché le fil. Il est vrai que leur étonnement ne dure qu’une heure et se termine par quelque mot sceptique ou indifférent. Le vulgaire ne connaissait de Tullia Fabriana que son nom et ce nom s’entourait d’une auréole de dignité et de respect. Il s’émanait d’elle un sentiment de considération et de sympathie profondes qui, s’imposant naturellement à tous ceux qui l’approchaient, était accepté sans secousse ni discussion.

« La vie est un choix à faire : il ne s’agit que de vouloir grandir en soi-même pour se sentir vivre. Tout est dans la volonté, pour nous ! Certaines gens, sous prétexte qu’on doit mourir, que tout est vanité, que leurs classiques illusions sont perdues et autres romances, s’en tiennent à ces aperçus d’elles-mêmes et, se refusant aux impressions élevées, traînent le boulet d’une existence sans idéal. Ce sont les premières dupes de leur imprévoyance. Un pareil positivisme rapproche de l’instinct. On devient insignifiant pour soi-même, et ces armures de salon ne tiennent pas contre deux heures de lutte pratique. Il ne faudrait s’étonner de rien, d’après leur devise : Celui qui ne s’étonne de rien doit commencer par se trouver bien étonnant lui-même.

« Encore s’ils étaient sincères, ces philosophes ! mais le premier milieu venu suffit pour les distraire et les frapper de contradiction. Encore s’ils en devenaient meilleurs !… Mais, impuissants à souffrir seuls, ils ne se plaisent qu’à refroidir la paisible espérance des autres. Toute parole contient une force, et comme ils parlent en prenant peu de souci du scandale contenu dans leurs paroles, ce scandale, étant quelque chose, marche à travers les foules et les siècles. Ainsi le discours d’un malheureux à conviction intermittente, ainsi la phrase d’un homme qui eût peut-être admiré le lendemain, selon l’humeur du moment, ce qu’il chargeait la veille de dérision, s’en va détruire le recueillement d’un bon nombre des condamnés à mort qui l’entendent, et qui, se prenant au sérieux, prennent la parole de ce faux-frère au sérieux. Et alors la propagande recommence de plus belle !… Triste origine du doute.

« En somme, la contraction des rictus vénérables d’un million de braves hilares qui, sous prétexte d’illusions perdues, passent exprès la durée majeure de leur carrière à ne rien voir nulle part, constitue-t-elle un acte de présence suffisant pour qu’il leur soit décerné un valable droit de décision dans les questions profondes ? Ont-ils bien réellement formulé, par cette grimace arbitraire, la dernière expression de la philosophie ? C’est au moins douteux, puisque la philosophie les comprend, au fond de ses déductions inférieures, et que, d’après eux-mêmes, ils tirent précisément leur bonne grosse gloire de ce qu’ils ne la comprennent pas.

« Donc, puisqu’ils sont comme s’ils n’étaient pas, — faute d’un peu d’âme et de bonne volonté, — le penseur ne doit pas en tenir compte. Ils sont pareils à ces lacs maudits, à ces eaux mortes, dont les vapeurs tuent les oiseaux du ciel, si leurs ailes ne sont pas assez puissantes pour les franchir d’un trait.

« Il est assez pénible de s’en apercevoir ; généralement les cyniques rassis et mûrs se rencontrent dans les castes élevées qui, — à tort ou à raison, — mènent joyeuse vie un peu aux dépens du labeur universel. Cela cessera quand la sape de la justice sera parvenue jusqu’à eux ; mais cela est, quant à présent, et cela fut presque toujours. Ces hommes n’ont d’autre valeur que l’impulsion même qu’ils donnent de par la dispensation de leur fortune. Il faut donc leur montrer une certaine déférence, à cause de cette force dont l’organisation sociale les investit gratuitement, et avec laquelle ils peuvent nuire. Les relations inévitables de chaque jour obligent les âmes élevées à frayer avec ces âmes restées en chemin, sous peine de voir leurs plus simples actions en butte à toute sorte d’impudents commentaires (le monde, prêtant ses petitesses à ses grandeurs, ne croit pas au désintéressement du génie). C’est sans doute pour ce motif que Tullia Fabriana recevait parfois le flux brillant de cette société dont elle ne pouvait défendre sa vue, mais dont la conscience collective s’arrêtait devant la sienne, comme la mer devant le rocher.

« Ainsi, dans les salons de son palais, sur l’Arno, se rencontraient des princes toscans, de vieux diplomates au front toujours voilé d’une convenable inquiétude, de beaux cavaliers florentins, attachés aux diverses légations, et dont les costumes sombres étaient rehaussés de cordons, de pierreries ou de diverses autres marques de distinction ; de jeunes femmes héritières des plus illustres maisons d’Italie et les grands artistes du temps. Le palais sortait de son ombre sur les quais illuminés ; les flots, diaprés de lueurs, bruissaient aux souffles embaumés de la nuit ; les jardins qui bordaient les péristyles extérieurs étincelaient dans leurs feuillages, et des couples insoucieux et splendides marchaient sur les pelouses et sous les épais orangers. — Ces soirs-là, la belle souveraine s’humanisait et se transfigurait : elle trouvait une parole d’accueil pour chacun de ses hôtes ; sa beauté orientale s’encadrait dans cet entourage resplendissant et avait cela de particulièrement sympathique, même pour les femmes, qu’elle n’excitait aucune mauvaise arrière-pensée d’envie ou de haine. La fête passée, on parlait d’elle dans tout Florence, quelque temps, — mais seulement comme d’une patricienne libre et paisible, décidée à garder noblement sa paisible liberté. »