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Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 10

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 118-127).


CHAPITRE X.


Ainsi, comme le hibou au sinistre présage, qui de son bec criard tinte le passeport de l’homme agonisant et lui annonce sa fin prochaine, et dans l’obscurité silencieuse de la nuit secoue la contagion de ses ailes funestes ; de même, oppressé, tourmenté, le pauvre Barabas vomissait des torrents d’injures contre les chrétiens.
Shakspeare. Le Juif de Malte.


Le chevalier déshérité n’eut pas plus tôt regagné sa tente, que les pages et les écuyers se présentèrent en foule pour l’aider à se désarmer, lui offrirent de nouveaux vêtements et le rafraîchissement du bain. Le zèle dans cette occasion était peut-être aiguillonné par la curiosité, car chacun désirait savoir quel était le chevalier qui, après avoir cueilli tant de lauriers, refusait de lever sa visière et d’indiquer son nom. Leurs officieuses inquisitions n’eurent cependant point de résultat. Le chevalier déshérité refusa leurs secours, à l’exception de l’aide de son écuyer ou plutôt de l’archer dont il était accompagné, homme d’une tournure assez rustique, lequel, enveloppé d’un manteau de feutre coloré en noir et portant sur la tête un bonnet normand également de feutre noir qui lui couvrait la moitié de la figure, semblait affecter le même incognito que son maître. Tout le monde étant sorti de la tente, ce domestique aida son maître à se débarrasser de son armure, et plaça devant lui du vin et des aliments que les fatigues du jour avaient rendus indispensables. Il avait à peine achevé son repas frugal, lorsque son écuyer lui annonça que cinq hommes d’armes, montés chacun sur un cheval barbe, désiraient lui parler. Le chevalier déshérité avait changé son armure contre une longue robe portée d’ordinaire par les personnes de sa condition, et qui, garnie d’un capuchon, cachait les traits lorsque tel était le bon plaisir de celui qui s’en trouvait affublé, et cela aussi complètement qu’une visière de haubert. Mais le crépuscule, déjà très avancé, et la nuit de plus en plus sombre, auraient rendu ce déguisement inutile à moins que les personnes qui se trouvaient devant la tente n’eussent connu sa figure. Il s’avança donc hardiment vers eux jusqu’à l’entrée du pavillon, où il trouva les écuyers des cinq tenants, qu’il n’eut pas de peine à reconnaître à leur costume rouge et noir, et chacun déposant la rançon de son maître, c’est-à-dire amenant le coursier et l’armure avec lesquels ils avaient combattu : « Suivant les lois de la chevalerie, dit le premier de ces hommes, moi, Baudouin d’Oyly, écuyer du redouté chevalier Brian de Bois-Guilbert, je vous offre, à vous qui prenez la qualification de chevalier déshérité, le coursier et l’armure dont s’est servi ledit Brian de Bois-Guilbert dans la passe d’armes de ce jour, laissant à votre générosité de les garder ou d’en fixer le prix, conformément à votre bon plaisir, puisque telle est la loi des armes. » Les autres écuyers répétèrent à peu près la même formule et attendirent la décision du chevalier déshérité. « J’ai à faire à vous quatre une seule et même réponse, dit-il, en s’adressant aux derniers écuyers qui venaient de parler ; complimentez de ma part vos honorables maîtres, et dites-leur que je me croirais inexcusable de les priver de leurs chevaux et de leurs armes, qui ne sauraient appartenir à de plus braves. Je voudrais ici terminer mon message, mais me trouvant de fait déshérité et sans ressource, je dois prier vos maîtres de vouloir bien, par courtoisie, racheter leur dépouille, afin que je puisse moi-même porter une armure qui soit mon bien.

— Nous avons, dit l’écuyer de Reginald Front-de-Bœuf, la mission de vous offrir chacun cent sequins pour la rançon de ces chenaux et de ces armures.

— Cela suffit, répondit le chevalier déshérité, mes besoins présents m’obligent d’accepter la moitié de cette somme ; l’autre moitié, vous en distribuerez une partie entre vous, et tout le reste aux héraults d’armes, aux poursuivants, aux ménestrels et à leur suite. » Les écuyers, la toque à la main et en faisant de profondes révérences, remercièrent le chevalier déshérité d’une courtoisie si rarement pratiquée et d’une générosité si grande. Il dit alors à Baudouin : « Annoncez à votre maître que je n’accepte de lui ni armure, ni rançon ; notre querelle n’est point vidée ; non, elle ne le sera qu’après que nous aurons combattu avec l’épée comme avec la lance, à pied comme à cheval : il m’a lui-même défié à un combat à outrance, je ne l’oublierai pas ; assurez-le que je le regarde autrement que ses autres compagnons, avec lesquels je ferai volontiers échange de courtoisie, et que pour lui je ne saurais le traiter que sur le pied d’un ennemi mortel.

— Mon maître, répondit Baudouin, sait rendre mépris pour mépris, coup pour coup et courtoisie pour courtoisie. Puisque vous dédaignez d’accepter de lui aucune rançon, je dois laisser ici son armure et son cheval, bien assuré qu’il ne voudra jamais ni monter l’un, ni porter l’autre.

— Vous parlez bien, digne écuyer, reprit le chevalier, et comme il convient à quiconque répond pour un maître absent. Ne laissez pas toutefois le coursier ni l’armure ; ramenez-les à votre maître, et s’il refuse de les reprendre, gardez-les, mon ami, pour votre propre usage, en tant qu’ils sont à moi je vous en fais présent. Baudouin le salua humblement et se retira avec ses compagnons, tandis que le chevalier déshérité rentrait au fond de sa tente. « Eh bien ! ami Gurth, dit-il à son écuyer, la réputation des chevaliers anglais n’a point souffert dans ma personne.

— Et moi, dit Gurth, pour un porcher saxon je n’ai pas mal joué le rôle d’écuyer normand.

— Oui, répondit le chevalier déshérité, mais tu m’as toujours tenu dans l’inquiétude, je craignais que ta gaucherie ne te trahît.

— Bah ! reprit Gurth, je ne crains d’être découvert par personne, si ce n’est de mon compagnon Wamba le bouffon, dont je n’ai jamais pu découvrir s’il est plus malin que fou. Cependant, je n’ai pu m’empêcher de rire lorsque mon vieux maître a passé si près de moi, en songeant que, tandis que son porcher était supposé occupé de son troupeau dans les bois et les marais de Rotherwood, il se trouvait si voisin de Cedric. Si j’avais été découvert…

— Assez, dit le chevalier, tu connais ma promesse.

— Quant à cela, dit Gurth, je ne manquerai jamais à un ami par crainte pour ma peau. J’ai un cuir aussi dur que celui d’un verrat, et je supporterais aussi bien les coups de verge qu’aucun de ceux de mon troupeau.

— Crois-moi, Gurth, je récompenserai le péril que tu cours à cause de ma personne ; en attendant, je te prie d’accepter ces dix pièces d’or.

— Je suis plus riche, dit Gurth en les mettant dans sa poche, qu’aucun porcher ou serf ne fut jamais.

— Prends ce sac d’or, continua son maître, va trouver à Ashby Isaac le Juif d’York, et dis-lui de se payer du cheval et de l’armure qu’il m’a procurés.

— Non, de par saint Dunstan, répondit Gurth, je n’irai pas.

— Comment, coquin, reprit son maître, veux-tu me désobéir ?

— J’obéirai, dit Gurth, lorsque vos ordres seront justes, raisonnables et chrétiens, mais celui-ci n’est pas du nombre. Souffrir qu’un Juif se payât lui-même ne serait pas équitable, il tromperait mon maître ; cela ne serait point raisonnable, puisque ce serait agir en fou ; et encore moins chrétien, puisque ce serait dépouiller un croyant pour enrichir un infidèle.

— Il faut cependant le contenter, reprit le chevalier.

— Je le ferai, dit Gurth, en prenant le sac sous son manteau et en quittant le pavillon ; et il m’arrivera malheur, murmura-t-il en lui-même, s’il n’est pas satisfait avec le quart de ce qu’il pourrait demander. Et il prit la route d’Ashby, laissant le chevalier déshérité s’abandonner à ses pénibles doutes, mais dont il n’est pas temps encore d’entretenir le lecteur.

Il faut maintenant transporter la scène au village d’Ashby, ou plutôt à une maison du voisinage appartenant à un riche Israélite, chez lequel Isaac, sa fille et leur suite avaient pris leur quartier, car les Juifs, on le sait, exerçaient entre eux l’hospitalité et la charité d’une manière aussi généreuse qu’ils montraient d’avarice et de cupidité envers tous les chrétiens.

Dans un appartement, petit mais richement orné de décorations suivant le goût oriental, Rébecca reposait sur un amas de coussins brodés qui, placés sur une plate-forme basse environnant la salle, servaient de chaises et de fauteuils comme l’estrade espagnole. Elle observait tous les mouvemens de son père avec une inquiète et tendre affection tandis qu’il parcourait l’appartement, l’air égaré et le maintien en désordre, joignant quelquefois les mains, levant quelquefois les yeux vers le plafond comme un homme travaillé par quelques grands chagrins d’esprit. « Oh, Jacob ! s’écriait-il ; oh ! vous tous les douze saints patriarches de notre tribu ! quelle funeste aventure pour un homme qui a dûment rempli tous les devoirs d’un enfant de Moïse ! Cinquante sequins arrachés en un clin d’œil par les griffes d’un tyran !

— Mais mon père, dit Rébecca, il me semblait que vous donniez cet or au prince volontairement.

— Volontairement ! que les plaies de l’Égypte le couvrent en entier ! Volontairement, dis-tu ? oui, aussi volontairement que lorsque dans le golfe de Lyon je jetai aux flots mes marchandises pour alléger le navire pendant que la tempête menaçait de l’engloutir ; aussi volontairement que je me vis priver de mes soies les plus précieuses, entraînées par les vagues, que l’écume de l’Océan fut parfumée de ma myrrhe et de mon aloès, et que mes vases d’or et d’argent s’en allèrent enrichir le noir abîme des flots ! N’était-ce pas un moment de calamité inexprimable, quoique ce sacrifice fût l’œuvre de mes mains ?

— Mais c’était pour sauver nos jours, mon père, répondit Rébecca, et depuis ce temps le Dieu de nos pères a béni vos entreprises et vous a comblé de présents.

— Oui, repartit Isaac, mais si le tyran y puise comme il l’a fait aujourd’hui, mais s’il m’oblige à sourire pendant qu’il me dépouille ! ma fille ! volés, errans comme nous le sommes, le plus grand malheur qui puisse atteindre notre race, c’est de voir qu’à l’instant même où l’on nous pille et nous outrage, nous sommes forcés de supporter encore les moqueries du monde, et de prendre patience lorsque nous devrions nous venger dignement.

— Ne songez point à cela, mon père, dit Rébecca ; nous avons d’autres avantages : ces Gentils, cruels et oppresseurs comme ils le sont, dépendent en quelque sorte des enfants dispersés de Sion, qu’ils méprisent et qu’ils persécutent. Sans le secours de nos richesses, ils ne pourraient combattre leurs ennemis à la guerre, ni parer leurs triomphes dans la paix, et l’or que nous leur prêtons rentre avec intérêt dans nos coffres. Nous ressemblons à l’herbe qui n’en fleurit que mieux quand le pied l’a foulée. Même la pompe d’aujourd’hui n’eût pas eu lieu sans l’aide et l’appui de ces Juifs méprisés, qui ont fourni les moyens de l’orner.

— Ma fille, dit Isaac, tu as touché une autre corde de douleur ; le beau coursier et la riche armure dont la valeur égale le gain de mon dernier marché avec Kirgath Jaïram de Leicester, c’est une perte trop grande sur mes profits d’une semaine, oui, d’un sabbat à l’autre ; cependant il peut arriver mieux que je ne pense, car c’est un bon jeune homme.

— Assurément, dit Rébecca, vous ne vous repentirez pas d’avoir reconnu le service que vous avez reçu du chevalier étranger.

— Je l’espère, ma fille, et j’espère aussi la reconstruction du temple de Jérusalem avec autant de raison que je compte voir de mes propres yeux un chrétien payer une dette à un Juif, à moins qu’il ne se trouve enchaîné par la crainte du magistrat ou du geôlier. »

En parlant ainsi, il reprenait sa promenade mécontente dans la salle, et Rébecca, s’apercevant que ses efforts pour le consoler ne servaient qu’à éveiller de nouveaux sujets de plaintes, se décida sagement à garder le silence, conduite que nous recommanderons à tous les consolateurs et donneurs d’avis en pareille circonstance. La nuit devenait plus sombre, lorsqu’un domestique Juif entra dans l’appartement et mit sur la table deux lampes d’argent remplies d’une huile parfumée, pendant que deux autres domestiques apportaient sur une table d’ébène incrustée d’ornements en argent, les plus riches vins et les rafraîchissements les plus exquis ; car, dans le sein de leur maison, les Juifs ne se refusaient aucune dépense. En même temps un serviteur informa Isaac qu’un Nazaréen, comme les Israélites avaient coutume d’appeler entre eux les chrétiens, désirait lui parler. Quiconque vit du trafic doit mettre tout son temps à la disposition de quiconque veut parler d’affaires avec lui. Isaac replaça vite sur la table le verre plein de vin grec qu’il venait de porter à ses lèvres ; et, commandant à sa fille de se voiler, il ajouta : « Qu’on introduise l’étranger. »

Rébecca eut à peine le temps de baisser sur ses traits délicats un voile en gaze brodé d’argent qui descendait jusqu’à ses pieds, lorsque la porte s’ouvrit et que Gurth le porcher entra brusquement, affublé de son ample manteau normand : son aspect annonçait plutôt le soupçon que la confiance ; et au lieu d’ôter son bonnet, il l’enfonça davantage sur sa tête, au point de dérober ses épais sourcils.

« Es-tu le juif Isaac d’York, » dit Gurth, eu saxon.

« C’est moi-même, » répondit Isaac, dans le même idiome, car son commerce l’avait rendu familier à tous les dialectes qui se parlaient dans la Grande-Bretagne ; « et toi, qui es-tu ? »

— Cela ne te regarde pas, » répondit Gurth.

« Aussi bien que je te dis mon nom, reprit Isaac, tu dois me dire le tien ; car sans te connaître comment pourrais-je parler d’affaires avec toi ?

— Cela se peut aisément, répondit Gurth ; car venant ici pour vous donner de l’argent, il faut que je connaisse la personne à laquelle je dois le remettre ; mais toi, qui as seulement à le recevoir, je pense qu’il doit t’être entièrement indifférent de savoir par quelle main il t’est remis.

— Oh ! dit le Juif, vous venez pour me payer une dette ! Bienheureux Abraham ! cela change nos relations ; et de la part de qui apportez-vous cet argent ?

— De la part du chevalier déshérité, vainqueur dans les tournois de ce jour. C’est le prix de l’armure que lui avait prêtée Kirgath Jaïram de Leicesier, sur ta recommandation. À l’égard du coursier, je l’ai ramené dans ton écurie. Je veux savoir combien j’ai à payer pour l’armure.

— J’avais bien dit que c’était un brave jeune homme, s’écria le Juif avec un air joyeux. Un verre de vin ne vous fera pas de mal, » ajouta-t-il en présentant au porcher un gobelet d’argent, richement travaillé, et plein d’une liqueur telle que Gurth n’en avait jamais goûté de pareille. « Et combien d’argent, continua Isaac, as-tu apporté avec toi ?

— Sainte Vierge, dit Gurth, en remettant le verre sur la table, quel nectar boivent ces chiens de mécréans, tandis que de vrais chrétiens comme moi n’ont souvent à humer qu’une bière aussi trouble et aussi épaisse que la lavure donnée à nos pourceaux. Combien d’argent j’ai apporté ! continua le Saxon lorsqu’il eut terminé cette sortie incivile, fort peu ; j’ai pourtant quelque chose en main. Écoute, Isaac, tu dois avoir de la conscience, tout juif que tu sois.

— Mais, dit Isaac, ton maître a gagné de bons chevaux, de riches armures, avec la vigueur de sa lance et de son bras ; c’est un brave jeune homme ; le Juif les recevra en paiement et lui rendra le surplus.

— Mon maître en a déjà disposé, dit Gurth.

— Ah ! il a eu tort, dit le Juif ; il a agi en insensé. Aucun chrétien ici ne pouvait acheter tant de chevaux et d’armures, et aucun juif, excepté moi, ne pouvait lui donner la moitié de ce que j’en eusse offert. Mais tu as cent sequins dans ton sac, dit Isaac, en fouillant sous le manteau de Gurth ; il me semble pesant.

— Il s’y trouve des fers pour armer des flèches, dit hardiment le porcher.

— Eh bien, reprit Isaac, si je disais que je me contente de quatre-vingts sequins pour le bon cheval et la riche armure, ce qui ne me laisserait pas une pièce d’or de bénéfice, avez-vous de quoi me payer ?

— C’est tout au plus, dit Gurth, et je resterai presque sans le sou ; cependant si c’est votre dernier mot, il faudra prendre mon parti.

— Remplis encore une coupe de vin, dit le Juif. Ah ! quatre-vingts sequins, c’est trop peu ! il ne resterait rien pour l’intérêt de l’argent ; et d’ailleurs le cheval peut avoir souffert dans le choc du tournoi : oh ! c’était une dangereuse rencontre ; le cavalier et le coursier s’élancèrent l’un sur l’autre avec la fureur des taureaux sauvages de Basan. Le cheval ne peut qu’avoir souffert.

— Je vous dis, reprit Gurth, que je l’ai ramené sain et sauf, et vous pouvez aller le voir dans l’écurie. J’ajoute que soixante-dix sequins suffisent pour l’armure : la parole d’un chrétien vaut celle d’un juif, ce me semble. Si vous n’acceptez pas cette somme, je vais rapporter le sac à mon maître, ajouta-t-il en le faisant sonner sur ses épaules.

— Non, non ! reprit Isaac ; déposez les talents, les shekels, les quatre-vingts sequins, et j’aurai égard à votre libéralité. « 

Gurth y consentit ; et, déposant quatre-vingts sequins sur la table, le Juif lui en délivra quittance pour le prix de l’armure. La main d’Isaac tremblait de joie en touchant les soixante-dix premières pièces d’or ; il compta les dix autres beaucoup plus long-temps en faisant une pause, et en prononçant quelques mots, à mesure qu’il prenait sur la table chaque pièce pour la mettre dans sa bourse ; il semblait que son avarice combattît une meilleure nature, et le forçât d’embourser les sequins l’un après l’autre, tandis que sa générosité le poussait à reconnaître, de quelque manière, la condescendance de Gurth et la générosité de son bienfaiteur. Tout son discours se réduisait à ceci : « Soixante et onze, soixante-douze… ton maître est un bon jeune homme… soixante-treize… un excellent jeune homme… soixante-quatorze… cette pièce est un peu usée… soixante-quinze… celle-ci est un peu légère de poids… soixante-seize… Lorsque ton maître aura besoin d’argent, qu’il vienne trouver Isaac d’York… soixante-dix-sept… avec une raisonnable sécurité. » Ici le Juif s’arrêta quelque temps, et Gurth conserva la douce espérance que les trois dernières pièces n’auraient pas le même sort que leurs autres compagnes ; mais l’énumération continua… « Soixante-dix-huit… tu es un bon garçon… soixante-dix-neuf… tu mérites quelque chose pour toi-même. »

Ici le Juif s’arrêta encore et regarda le dernier sequin avec l’intention sans doute de l’offrir à Gurth. Il le pesa sur son doigt, le fit sonner en le jetant sur la table. S’il eût été rogné, s’il eut été de l’épaisseur d’un cheveu trop léger, la générosité eût remporté la victoire ; mais, malheureusement pour Gurth, le tintement fut plein et régulier, et le sequin de niveau, bien marqué et reconnu au dessus de son poids. Isaac ne put trouver dans son cœur assez de force pour s’en séparer, de manière qu’il le fit entrer dans sa bourse comme par inadvertance, en disant : « Quatre-vingts complètent la somme, et j’espère que ton maître te récompensera convenablement. Je suis sûr, ajouta-t-il en regardant d’un œil avide le sac, je suis sûr que tu as plus de pièces d’or que tu ne disais. »

Gurth lui fit une grimace qui approchait du rire, et il répondit : « Environ la même quantité que tu viens d’en compter avec tant de soin. » Il plia alors la quittance et la mit dans sa toque, en ajoutant : « Malheur à ta barbe, Juif, si cette quittance n’est pas en règle. » Il remplit alors sans y être prié, et vida une troisième coupe de vin, puis il quitta l’appartement sans aucune cérémonie.

« Rébecca, dit le Juif, cet Ismaélite a dépassé toutes bornes ; il me semble effronté. Mais n’importe, son maître est un bon jeune homme, et je suis bien aise qu’il ait gagné des shekels d’or, des shekels d’argent, grâce à la vigueur de son cheval et à la force de sa lance, qui, comme celle de Goliath le Philistin, pourrait se comparer en puissance au cylindre qui retient la toile du tisserand[1]. » Comme il se retournait pour recevoir la réponse de Rébecca, il s’aperçut que pendant sa dispute avec Gurth elle avait disparu de l’appartement.

Cependant le porcher venait de descendre l’escalier, et, parvenu dans une antichambre, salle obscure, il tâtonnait pour découvrir la porte de sortie, lorsqu’une femme vêtue en blanc, qui portait à la main une petite lampe d’argent, l’appela vers la pièce voisine. Gurth éprouvait quelque répugnance à lui obéir : rude et impatient comme le sanglier sauvage, partout où la force corporelle devait se montrer, il avait tous les caractères de la terreur d’un Saxon touchant les spectres, les apparitions d’esprits de la forêt, les femmes blanches, et toutes les superstitions rapportées de la Germanie. Il se souvint en outre qu’il était dans la maison d’un Juif, peuple auquel un préjugé universel attribuait la science de la cabale et de la nécromancie. Cependant après un moment de silence il se détermina à suivre l’apparition jusque dans la pièce où elle voulait l’entraîner.

« Mon père n’a voulu que plaisanter avec toi, mon ami, lui dit Rébecca qu’il trouva dans cet appartement, il doit à ton maître beaucoup plus, dix fois plus que l’armure et le coursier ne valent. Quelle somme as-tu payée à mon père ?

— Quatre-vingts sequins, dit Gurth étonné de la question.

— Tu en trouveras cent, répondit Rébecca, dans cette bourse que je te prie d’accepter. Rends à ton maître ce qui lui est dû, et garde pour toi le reste. Hâte-toi, va-t’en, ne t’arrête point pour me remercier, et prends garde en traversant la ville, où tu pourrais facilement perdre à la fois ce trésor et la vie. Reuben, ajouta-t-elle en faisant claquer ses mains l’une contre l’autre, éclaire cet étranger, et ne manque pas de bien fermer la porte après toi, quand il sera sorti. »

Reuben, Israélite à barbe et sourcils noirs, obéit aux ordres de sa maîtresse en prenant la lampe qui se trouvait encore dans les mains de la servante, et conduisit Gurth jusqu’à la porte de la maison, en le faisant passer par une cour pavée, et il referma cette porte avec des chaînes et des verrous, comme s’il se fût agi d’une vraie prison.

« Par saint Dunstan, dit le porcher en trébuchant dans la sombre avenue, cette fille n’est pas une juive, mais un ange descendu des cieux ; dix sequins de mon jeune maître, vingt de cette perle de Sion, oh ! quelle heureuse journée ! encore une semblable, Gurth, et tu pourras te racheter de l’esclavage, et devenir un frère aussi libre de ta tribu que le noble du rang le plus élevé. Alors, adieu la cornemuse et le bâton de porcher, je m’arme de l’épée et du bouclier, pour suivre mon jeune maître au champ d’honneur, et m’attacher à lui jusqu’à la mort, sans plus cacher ni ma figure ni mon nom. »



  1. Comparaison biblique empruntée à ce passage : « La hampe de sa lance était comme ces grands bois dont se servent les tisserands, etc. » Les Rois, chap. xvii, verset 7. a. m.