Jérusalem (Loti)/07

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Jérusalem (1895)
Calmann-Lévy (p. 51-65).
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VII

Samedi, 31 mars.

La pluie va finir. Le ciel s’égoutte tristement et montre de premières déchirures bleues. Il fait humide et froid, l’eau ruisselle partout le long des vieilles murailles.

À pied, avec un Arabe quelconque pour guide, je m’échappe seul de l’hôtel, pour courir enfin au Saint-Sépulcre. C’est dans la direction opposée à celle des Dominicains, presque au cœur de Jérusalem, par des petites rues étroites, tortueuses, entre des murs vieux comme les croisades, sans fenêtres et sans toits. Sur les pavés mouillés, sous le ciel encore obscur, circulent les costumes d’Orient, turcs, bédouins ou juifs, et les femmes drapées en fantômes, musulmanes sous des voiles sombres, chrétiennes sous des voiles blancs.

La ville est restée sarrasine. Distraitement, je perçois que nous traversons un bazar oriental, où les échoppes sont occupées par des vendeurs à turban ; dans la pénombre des ruelles couvertes, passent à la file des chameaux lents et énormes, qui nous obligent à entrer sous des portes. Maintenant, il faut se ranger encore, pour un étrange et long défilé de femmes russes, toutes sexagénaires pour le moins, qui marchent vite, appuyées sur des bâtons ; vieilles robes fanées, vieux parapluies, vieilles touloupes de fourrure, figures de fatigue et de souffrance qu’encadrent des mouchoirs noirs ; ensemble noirâtre et triste, au milieu de cet Orient coloré. Elles marchent vite, l’allure à la fois surexcitée et épuisée, bousculant tout sans voir, comme des somnambules, les yeux anesthésiés, grands ouverts dans un rêve céleste. Et des moujiks par centaines leur succèdent, ayant les mêmes regards d’extase ; tous, âgés, sordides, longues barbes grises, longs cheveux gris échappés de bonnets à poil ; sur les poitrines, beaucoup de médailles, indiquant d’anciens soldats… Entrés hier dans la ville sainte, ils reviennent de leur première visite à ce lieu d’adoration où je vais aller à mon tour ; pauvres pèlerins qui arrivent ici par milliers, cheminant à pied, couchant dehors sous la pluie ou la neige, souffrant de la faim, et laissant des morts sur la route…

À mesure qu’on approche, les objets d’Orient dans les échoppes font place à des objets d’obscure piété chrétienne : chapelets par milliers, croix, lampes religieuses, images ou icones. Et la foule est plus serrée, et d’autres pèlerins, des vieux moujiks, des vieilles matouchkas, stationnent pour acheter d’humbles petits rosaires en bois, d’humbles petits crucifix de deux sous, qu’ils emporteront d’ici comme des reliques à jamais sacrées…

Enfin, dans un mur vieux et fruste comme un rocher, s’ouvre une porte informe, tout étroite, toute basse, et, par une série de marches descendantes, on accède à une place surplombée de hautes murailles sombres, en face de la basilique du Saint-Sépulcre.

Sur cette place, il est d’usage de se découvrir, dès que le Saint-Sépulcre apparaît ; on y passe tête nue, même si l’on ne fait que la traverser pour continuer sa route dans Jérusalem. Elle est encombrée de pauvres et de pauvresses, qui mendient en chantant ; de pèlerins qui prient ; de vendeurs de croix et de chapelets, qui ont leurs petits étalages à terre, sur les vieilles dalles usées et vénérables. Parmi les pavés, parmi les marches, surgissent les socles encore enracinés de colonnes qui jadis supportaient des basiliques, et qui ont été rasées, comme celles de l’église Saint-Étienne, à de lointaines et douteuses époques ; tout est amoncellement de débris, dans cette ville qui a subi vingt sièges, que tous les fanatismes ont saccagée.

Les hautes murailles, en pierres d’un brun rougeâtre, qui forment les côtés de la place, sont des couvents ou des chapelles — et on dirait des forteresses. Au fond, plus haute et plus sombre que tout, se dresse cette masse effritée, brisée, qui est la façade du Saint-Sépulcre, et qui a pris les aspects, les irrégularités d’une grande roche ; elle a deux énormes portes du xiie siècle, encadrées d’ornements d’un archaïsme étrange ; l’une est murée ; l’autre, grande ouverte, laisse voir, dans l’obscurité intérieure, des milliers de petites flammes. Des chants, des cris, des lamentations discordantes, lugubres à entendre, s’en échappent avec des senteurs d’encens…

La porte franchie, on est dans l’ombre séculaire d’une sorte de vestibule, découvrant des profondeurs magnifiques où brûlent d’innombrables lampes. Des gardiens turcs, armés comme pour un massacre, occupent militairement cette entrée ; assis en souverains sur un large divan, ils regardent passer les adorateurs de ce lieu, qui est toujours, à leur point de vue, l’opprobre de la Jérusalem musulmane et que les plus farouches d’entre eux n’ont pas cessé d’appeler : el Komamah (l’ordure).

Oh ! l’inattendue et inoubliable impression, pénétrer là pour la première fois ! Un dédale de sanctuaires sombres, de toutes les époques, de tous les aspects, communiquant ensemble par des baies, des portiques, des colonnades superbes, — ou bien par de petites portes sournoises, des soupiraux, des trous de cavernes. Les uns, surélevés, comme de hautes tribunes où l’on aperçoit, dans des reculs imprécis, des groupes de femmes en longs voiles ; les autres, souterrains, où l’on coudoie des ombres, entre des parois de rocher demeurées intactes, suintantes et noires. — Tout cela, dans une demi-nuit, à part quelques grandes tombées de rayons qui accentuent encore les obscurités voisines ; tout cela étoilé à l’infini par les petites flammes des lampes d’argent et d’or qui descendent par milliers des voûtes. — Et partout des foules, circulant confondues comme dans une Babel, ou bien stationnant à peu près groupées par nation autour des tabernacles d’or où l’on officie…

Des psalmodies, des lamentations, des chants d’allégresse emplissant les hautes voûtes, ou bien vibrant dans les sonorités sépulcrales d’en dessous ; les mélopées nasillardes des Grecques, coupées par les hurlements des Cophtes… Et, dans toutes ces voix, une exaltation de larmes et de prières qui fond leurs dissonances et qui les unit ; l’ensemble, finissant par devenir un je ne sais quoi d’inouï, qui monte de tout ce lieu comme la grande plainte des hommes et le suprême cri de leur détresse devant la mort…

La rotonde à très haute coupole, où l’on pénètre d’abord et qui laisse deviner, entre ses colonnes, le chaos obscur des autres sanctuaires, est occupée en son milieu par le grand kiosque de marbre, d’un luxe à demi barbare et surchargé de lampes d’argent, qui renferme la pierre du sépulcre. Tout autour de ce kiosque très saint, la foule s’agite ou stationne ; d’un côté, des centaines de moujiks et de matouchkas, à deux genoux sur les dalles ; de l’autre, les femmes de Jérusalem, debout en longs voiles blancs, — groupes de vierges antiques, dirait-on, dans cette pénombre de rêve ; ailleurs, des Abyssins, des Arabes en turban, prosternés le front à terre ; des Turcs, le sabre au poing ; des gens de toutes les communions et de tous les langages…

On ne séjourne pas dans l’étouffant réduit du Saint-Sépulcre, qui est comme le cœur même de cet amas de basiliques et de chapelles, on y défile un à un ; en baissant la tête, on y entre par une très petite porte, en marbre fouillé et festonné ; le sépulcre est là dedans, enchâssé de marbre, au milieu des icones d’or et des lampes d’or. En même temps que moi y passaient un soldat russe, une vieille pauvresse en haillons, une femme orientale en riches habits de brocart ; tous, baisant le couvercle tombal, et pleurant. Et d’autres suivaient, d’autres éternellement suivent, touchant, embrassant, mouillant de larmes ces mêmes pierres…

Aucun plan d’ensemble, dans le fouillis des églises et des chapelles qui se pressent autour de ce kiosque très saint ; il y en a de grandes, merveilleusement somptueuses, et de toutes petites, humbles et primitives, mourant de vétusté, dans des recoins sinistres, creusés en plein roc et en pleine nuit. Et, çà et là, le rocher du calvaire, laissé à nu, apparaît au milieu des richesses et des archaïques dorures. Le contraste est étrange, entre tant de trésors amoncelés, — icones d’or, croix d’or, lampes d’or, — et les haillons des pèlerins, et le délabrement des murailles ou des piliers, usés, rongés, informes, huileux au frottement de tant de chairs humaines.

Tous les autels, de toutes les confessions différentes, sont tellement mêlés ici, qu’il en résulte de continuels déplacements de prêtres et de cortèges ; ils fendent les foules, portant des ostensoirs et précédés de janissaires en armes qui frappent les dalles sonores du pommeau de leur hallebarde… Place ! ce sont les Latins qui passent, en chasuble d’or… Place encore ! c’est l’évêque des Syriens, longue barbe blanche sous une cagoule noire, qui sort de sa petite chapelle souterraine… Puis, ce sont les Grecs aux parures encore byzantines, ou les Abyssins au visage noir… Vite, vite, ils marchent dans leurs vêtements somptueux, tandis que, devant leurs pas, les encensoirs d’argent, que des enfants balancent, heurtent la foule qui se bouscule et s’écarte. Dans cette marée humaine, une espèce de grouillement continu, au bruit incessant des psalmodies et des clochettes sacrées. Presque partout, il fait si sombre qu’il faut avoir, pour circuler, son cierge à la main, et, sous les hautes colonnes, dans les galeries ténébreuses, mille petites flammes se suivent ou se croisent. Des hommes prient à haute voix, pleurent à sanglots, courant d’une chapelle à l’autre, ici pour embrasser le roc où fut plantée la croix, là pour se prosterner où pleurèrent les saintes Marie et Madeleine ; des prêtres, tapis dans l’ombre, vous appellent d’un signe pour vous mener par de petites portes funèbres dans des trous de tombeaux ; des vieilles femmes aux yeux fous, aux joues ruisselantes de larmes, remontent des souterrains noirs, venant de baiser des pierres de sépulcres…



Dans une obscurité profonde, on descend à la chapelle de Sainte-Hélène, par un large escalier d’une trentaine de marches, usé, brisé, dangereux comme une ruine éboulée, et bordé de spectres accroupis. Nos cierges, en passant, éclairent ces êtres vagues, immobiles, couleur de la paroi du rocher, qui sont des mendiants estropiés, des fous rongés d’ulcères ; sinistres tous, le menton dans les mains, les longs cheveux retombés sur le visage. — Parmi ces épouvantes, un jeune homme aveugle, enveloppé de ses magnifiques boucles blondes comme d’un manteau, beau comme le Christ auquel il ressemble.

Tout en bas, la chapelle de Sainte-Hélène, après la nuit qu’on vient de traverser entre deux rangées de fantômes, s’éclaire de grands rayons de jour, qui arrivent pâles et bleuâtres par les meurtrières de la voûte. C’est un des lieux les plus étranges assurément de tout cet ensemble qui s’appelle le Saint-Sépulcre ; c’est là qu’on éprouve, de la façon la plus angoissante, le sentiment des effroyables passés.

Elle est silencieuse quand j’y arrive, et elle est vide, sous l’œil à demi mort de ces fantômes qui gardent l’escalier d’entrée ; on y entend à peine, en rumeur indistincte, les cloches et les chants d’en haut. Derrière l’autel, un autre escalier encore, bordé des mêmes personnages à longue chevelure, descend plus bas, dans de la nuit plus noire.

On croirait un temple barbare. Quatre piliers énormes, trapus, d’un byzantin primitif et lourdement puissant, soutiennent la coupole surbaissée d’où retombent des œufs d’autruche et mille pendeloques sauvages. Des fragments de peintures aux murailles indiquent encore des saints et des saintes, nimbés d’or, dans des attitudes raides et naïves, sous l’effacement des humidités et des poussières mortes. Tout est dans un délabrement d’abandon, avec des suintements d’eau et de salpêtre.

Du fond du souterrain inférieur remontent tout à coup des prêtres d’Abyssinie, qui ont l’air d’être les anciens rois-mages, sortant des entrailles de la terre : visages noirs, sous de larges tiares dorées, en forme de turban, longues robes de drap d’or, semées de fleurs imaginaires rouges et bleues… Vite, vite, avec cette sorte d’empressement exalté qui est ici partout, ils traversent les cryptes de Sainte-Hélène et remontent vers les autres sanctuaires par le grand escalier en ruine, — éclairés sur les premières marches aux lueurs tombées des meurtrières de la voûte, archaïquement splendides alors dans leurs robes dorées au milieu des gnomes accroupis au pied des murailles, — puis, tout de suite disparus là-haut, dans des lointains d’ombre.



Très loin de là, dans les sanctuaires de l’entrée, près du kiosque du sépulcre, le rocher du Calvaire se dresse ; il supporte deux chapelles où l’on monte par une vingtaine de marches de pierre, et qui sont pour la foule le véritable lieu des prosternations et des sanglots…

Du péristyle de ces chapelles, comme d’un balcon élevé, la vue domine un confus amas de tabernacles, un dédale d’églises où s’agite la foule anesthésiée. La plus splendide des deux est celle des Grecs ; sur un nimbe d’argent, qui resplendit au fond comme un arc-en-ciel, se détachent en grandeur humaine les pâles images de trois crucifiés, le Christ et les deux larrons ; les murailles disparaissent sous les icones d’argent, d’or et de pierreries. L’autel est érigé à la place même du crucifiement ; sous le retable, un treillage d’argent laisse paraître, dans le rocher noir, le trou où fut plantée la croix, — et c’est là qu’on se traîne à genoux, mouillant ces sombres pierres de larmes et de baisers, tandis qu’un bruit berceur de chants et de prières monte incessamment des églises d’en bas.

Et, depuis tantôt deux mille ans, il en est ainsi dans ce même lieu ; sous des formes diverses, dans des basiliques différentes, avec des interruptions pour les sièges, les batailles et les massacres, mais avec des reprises ensuite plus passionnées et plus universelles, toujours résonne ici le même concert de prières, le même grand ensemble de supplications désespérées ou d’actions de grâces triomphantes…

Elles sont bien un peu idolâtres, ces adorations-là, pour celui qui a dit : « Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. » Mais elles sont si humaines ! Elles répondent si bien à nos instincts et à notre misère !… Assurément, les premiers chrétiens, dans l’essor purement spirituel de leur foi, et quand l’enseignement du maître était encore tout frais dans leurs âmes, ne s’encombraient pas de magnificence, de symboles et d’images. Surtout, ce n’étaient pas des souvenirs terrestres — le lieu d’un martyre et un sépulcre vide — qui les préoccupaient ; leur Rédempteur, ils ne songeaient pas à le chercher là, tant ils le voyaient dégagé à jamais de ces choses transitoires et planant au-dessus dans la sereine lumière. Mais nous sommes — nous tous, peuples de l’Occident et du Nord — échappés depuis moins de siècles aux barbaries naïves, que les sociétés antiques d’où se levèrent les premiers chrétiens ; au moyen âge, quand la foi nouvelle pénétra dans nos forêts, elle s’obscurcit de mille croyances primitives ; d’entre nous, c’est le plus petit nombre qui s’est affranchi des traditions amoncelées pour en revenir au culte évangélique, en esprit et en vérité. Et d’ailleurs, quand la foi est éteinte dans nos âmes modernes, c’est encore vers cette vénération si humaine des lieux et des souvenirs, que les incroyants comme moi sont ramenés par le déchirant regret du Sauveur perdu…

Oh ! le Christ, pour qui toutes ces foules sont venues et pleurent ; le Christ, pour qui cette vieille pauvresse, là, près de moi prosternée, lèche le pavé, épand sur les dalles son cœur misérable, en versant des larmes délicieuses d’espoir ; le Christ, qui me retient, moi aussi, à cette place, comme elle, dans un recueillement vague, encore très doux… Oh ! s’il fut seulement un de nos frères en souffrance, évanoui à présent dans la mort, que sa mémoire soit adorée quand même, pour son long mensonge d’amour, de revoir et d’éternité… Et que ce lieu soit béni aussi, ce lieu unique et étrange qui s’appelle le Saint-Sépulcre — même contestable, même fictif si l’on veut — mais où, depuis tantôt quinze siècles, sont accourues les multitudes désolées, où les cœurs endurcis se sont fondus comme les neiges, et où maintenant mes yeux sont près de se voiler dans un dernier élan de prière — très illogique, je le sais — mais ineffable et infini…

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Le soir, à la nuit tombée, après que j’ai longtemps erré, par les tristes petites rues, dans la ville sarrasine où les couronnes de feux du ramadan viennent de s’allumer autour des minarets des mosquées, — une attirance me ramène lentement vers le Saint-Sépulcre.

Il y règne une obscurité différente de celle du jour ; les gerbes de rayons, les lueurs blanches ont cessé d’y descendre par les meurtrières des coupoles ; mais, plus nombreuses, les lampes y sont allumées, les lampes d’argent et les lampes d’or, les milliers de lampes colorées parsemant les ténèbres de petites flammes bleues, rouges ou blanches. Une sorte d’apaisement s’est fait dans le labyrinthe des hautes voûtes, comme un repos après les ardeurs épuisantes de la journée. Les bruits ne sont plus que des bourdonnements de prières dites tout bas et à genoux, plus que des murmures dans des sonorités de caveaux, où dominent les pauvres voix rauques des moujiks et, de temps à autre, leurs toux profondes. Les portes vont se fermer bientôt et la foule s’est écoulée ; mais des groupes de gens prosternés dans l’ombre, visage à terre, embrassent encore les saintes dalles.