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Jack/XXIII

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Dentu (IIp. 179-198).

III

LE MALHEUR DES RIVALS

Ils étaient dans le cabinet du docteur. Par la fenêtre ouverte, on découvrait un beau paysage d’automne, des routes de campagne bordées d’arbres défeuillés, et, au delà, vieux et fermé depuis quinze ans, l’ancien cimetière du pays, ses ifs en déroute dans l’herbe haute, ses croix penchées par ces soulèvements de la terre de sépulture plus tourmentée et plus active que l’autre.

— Tu n’es jamais entré là-bas ? dit M. Rivals, montrant de loin à Jack le vieux cimetière… Tu y aurais vu au milieu des ronces une grande pierre blanche, sur laquelle est écrit un seul mot : « madeleine. » C’est ma fille, c’est la mère de Cécile, qui est enterrée là. Elle a voulu être mise à part de nous tous, et qu’on n’écrivît que son prénom sur sa tombe, prétendant qu’elle n’était pas digne de porter le nom de son père et de sa mère… Chère enfant ! Elle si honnête et si fière… Et rien n’a pu la faire revenir sur son immuable décision. Tu penses quel chagrin pour nous de nous dire qu’après l’avoir perdue si jeune, à vingt ans, nous devions la laisser dormir solitaire ! Mais il faut bien que la volonté des morts s’accomplisse. C’est par là qu’ils se survivent, qu’ils comptent au milieu de nous. Voilà pourquoi notre fille est restée seule selon son désir. Elle n’avait pourtant rien fait pour mériter cet exil dans la mort, et si quelqu’un devait être puni, c’était bien plutôt moi, espèce de vieux fou, dont l’éternelle et inconcevable étourderie a causé notre malheur.

Un jour, il y a dix-huit ans de cela, et justement en ce mois de novembre où nous sommes, on vint me chercher pour un accident arrivé dans une de ces grandes chasses comme la forêt de Sénart en voit trois ou quatre chaque année. Pendant l’encombrement de la battue, un des chasseurs avait reçu dans la jambe toute la décharge d’un Lefaucheux. Je trouvai le blessé sur le grand lit des Archambauld où on l’avait transporté, un beau garçon, d’une trentaine d’années, robuste et blond, la tête un peu ramassée, les sourcils fournis sur des yeux très clairs, ces yeux des pays du Nord, qui semblent s’aviver à la blancheur des glaces. Il supporta admirablement l’extraction que je dus faire de tous les plombs grain par grain, et l’opération finie, me remercia en très bon français, sur un accent étranger, chantant et doux. Comme on ne pouvait le transporter sans danger, je continuai à le soigner chez le garde. J’appris qu’il était Russe et de grande famille ; « le comte Nadine, » ainsi l’avaient appelé ses compagnons de chasse.

Quoique la blessure fût dangereuse, Nadine se trouva vite hors d’affaire grâce à sa jeunesse, à sa vigueur, grâce aussi aux soins de la mère Archambauld ; mais il ne pouvait toujours pas beaucoup marcher, et comme je pensais qu’il devait souffrir de son isolement, que c’était bien dur pour un jeune homme habitué au luxe et à la haute vie cette convalescence en hiver au milieu de la forêt avec des branches et des feuilles pour horizon et pour toute compagnie la pipe silencieuse d’Archambauld, je vins souvent le chercher dans ma voiture en rentrant de mes courses. Il dînait avec nous. Quelquefois même, quand le temps était trop mauvais, il couchait à la maison.

Je dois en faire l’aveu, je l’adorais, ce bandit. J’ignore où il avait pris tout ce qu’il savait, mais il savait tout. Il avait navigué, servi, fait le tour du monde, connaissait la guerre et la marine. À ma femme, il donnait des recettes pharmaceutiques de son pays ; à ma fille il apprenait des chansons de l’Ukraine. Nous étions positivement sous le charme, moi surtout, et quand le soir je rentrais, cinglé par le vent et la pluie, cahoté dans le cabriolet, je pensais avec joie que j’allais le trouver au coin de mon feu, je l’associais dans mon esprit à ce groupe lumineux qui m’attendait dans la nuit noire au bout du chemin. Ma femme résistait bien un peu à l’entraînement général, mais comme c’était une habitude de son caractère cette méfiance qu’elle avait adoptée pour faire contre-poids à mon laisser-aller, je n’y prenais pas garde.

Cependant notre malade commençait à se porter de mieux en mieux ; il aurait même été très bien en état de finir son hiver à Paris, mais il ne partait pas. Le pays semblait lui convenir, le retenir. Par quels liens ? Je ne songeais pas à me le demander.

Voici qu’un jour ma femme me dit :

— Écoute, Rivals, il faut que M. Nadine s’explique, ou qu’il ne vienne plus si souvent à la maison ; on commence à causer autour de nous par rapport à Madeleine.

— Madeleine !… Allons donc, quelle idée !

J’avais la naïve conviction que c’était pour moi que le comte restait à Étiolles, pour la partie de jacquet que nous faisions tous les soirs, pour nos longues causeries maritimes autour des grogs. Imbécile ! je n’aurais eu qu’à regarder ma fille sitôt qu’il entrait ; je n’aurais eu qu’à la voir changer de couleur, s’appliquer à sa broderie, rester muette quand il était là, se pencher à la fenêtre pour guetter son arrivée. Mais il n’y a pas de pires yeux que ceux qui ne veulent pas voir, et moi je tenais à être aveugle. Il fallut bien pourtant se rendre à l’évidence, Madeleine ayant avoué à sa mère qu’ils s’aimaient. J’allai immédiatement trouver le comte, bien résolu à le faire s’expliquer.

Il s’expliqua en effet, et sur un ton de rondeur, de franchise, qui m’alla au cœur. Il aimait ma fille et me la demandait, sans me cacher tous les obstacles que sa famille, entêtée de noblesse, opposerait à nos projets. Il ajoutait qu’il était en âge de se passer d’un consentement, et que d’ailleurs son avoir personnel joint à ce que je donnerais à Madeleine suffirait largement aux dépenses d’un ménage. Une grande disproportion de fortune m’aurait effrayé, ce qu’il me disait de la modicité de ses ressources me séduisit tout de suite. Et puis cet air de grand seigneur bon enfant, cette facilité à arranger les affaires, à tout décider, à tout signer les yeux fermés… Bref, il était installé à la maison comme notre futur gendre que nous nous demandions encore par quelle porte il était entré. Je sentais bien qu’il y avait là quelque chose d’un peu vif, d’un peu irrégulier ; mais le bonheur de ma fille m’étourdissait, et quand la mère me disait : « Il faut prendre des renseignements, nous ne pouvons pas donner notre enfant au hasard, » je me moquais d’elle et de ses perpétuels tremblements. J’étais si sûr de mon homme ! Un jour pourtant je parlai de lui à M. de Viéville, un des principaux actionnaires de la chasse en forêt :

— Ma foi, mon cher Rivals, me dit-il, je ne connais pas le comte Nadine. Il m’a fait l’effet d’un excellent garçon. Je sais qu’il porte un grand nom, qu’il est bien élevé. C’est plus qu’il n’en faut pour tenir un affût ensemble. Maintenant, il est clair que si j’avais à lui donner ma fille en mariage, j’irais un peu plus au fond des choses. À votre place, je m’adresserais à l’ambassade russe. Ils doivent avoir là tous les renseignements nécessaires.

Tu crois peut-être, mon brave Jack, qu’après cela je n’eus rien de plus pressé que d’aller à l’ambassade. Eh bien ! non. J’étais trop insouciant, trop lambin surtout. Dans la vie, je n’ai jamais fait ce que je voulais, faute de temps. Je ne sais si j’en perds, si j’en gaspille ; mais mon existence, à quelque âge que je meure, se sera trouvée trop courte de moitié pour tout ce que j’avais à faire. Tourmenté par ma femme au sujet de ces malheureuses informations, je finis par mentir : « Oui, oui, j’y suis allé… Des renseignements excellents… De l’or en barre, ces comtes Nadine. » Depuis je me suis rappelé l’air singulier de mon drôle chaque fois qu’il supposait que je partais pour Paris ou que j’en revenais ; mais alors je ne voyais rien, j’étais tout entier à ces beaux projets d’avenir dont les enfants emplissaient leurs heureuses journées. Ils devaient habiter avec nous, trois mois de l’année, et passer le reste du temps à Saint-Pétersbourg où l’on offrait à Nadine un emploi supérieur dans l’administration. Ma pauvre femme elle-même finissait par partager la joie et la confiance de tous.

La fin de l’hiver se passa en pourparlers, en correspondances continuelles. Les papiers du comte étaient longs à venir, les parents refusaient tout consentement, et pendant ce temps les liens se resserraient de plus en plus, l’intimité croissait, tellement que je me disais avec inquiétude : « Et si les papiers n’arrivaient pas… » Nous les reçûmes enfin ; un paquet d’hiéroglyphes serrés, impossibles à déchiffrer, extraits de naissance, de baptême, de libération du service militaire. Ce qui nous amusa, ce fut une page remplie par les titres, noms et prénoms du futur, Ivanovitch Nicolavitch Stéphanovitch, toute une généalogie qui allongeait le nom de famille à chaque génération. — Vraiment, vous avez tant de noms que cela ? lui disait en riant ma pauvre fille, qui s’appelait tout court Madeleine Rivals. Ah ! le gueux, il en avait bien d’autres encore.

Il fut d’abord question de faire le mariage à Paris en grande pompe, à Saint-Thomas-d’Aquin ; mais Nadine réfléchit qu’il ne fallait pas braver à ce point l’autorité paternelle, et la cérémonie eut lieu simplement à Étiolles dans cette petite église que tu connais et qui garde sur ses registres la preuve d’un irréparable mensonge. Quelle belle journée ! Que j’étais content ! Il faut être père, vois-tu, pour comprendre ces choses. Ma fierté, en entrant dans cette église avec ma fille tremblante à mon bras, et la joie de se dire : « Mon enfant est heureuse, c’est à moi qu’elle le doit. » Oh ! ce coup de hallebarde sous le porche me restera dans le cœur toute la vie. Ensuite, après la messe, déjeuner à la maison et départ des enfants en chaise de poste pour leur beau voyage de noces. Je les vois encore tous les deux serrés l’un contre l’autre dans le fond de cette voiture, emportés par le double élan du voyage et de leur bonheur, et bientôt enveloppés d’un nuage de poussière joyeuse où l’on entendait des grelots et des coups de fouet.

Ceux qui s’en vont sont heureux en pareil cas ; mais ceux qui restent sont bien tristes. Quand nous nous mîmes à table, le soir, la mère et moi, cette place vide entre nous nous donna bien l’impression de notre isolement. Et puis cela s’était fait trop vite, sans nous laisser le temps de nous préparer à la séparation. Nous nous regardions, stupéfaits. Moi encore j’avais le dehors, mes courses, mes malades ; mais la pauvre maman était réduite à faire tourner son regret dans tous les coins du logis qui lui rappelait l’absente. C’est la destinée des femmes. Tous leurs chagrins, toutes leurs joies leur viennent de l’intérieur, s’y concentrent, s’y incrustent si bien qu’elles les retrouvent dans l’armoire qu’elles rangent ou dans la broderie qu’elles achèvent. Heureusement que les lettres que nous recevions de Pise, de Florence, étaient toutes rayonnantes d’amour et de soleil. Puis, nous nous occupions des enfants. Je leur faisais construire une petite maison à côté de la nôtre. Nous choisissions des tentures, des meubles, des papiers. Et chaque jour nous parlions d’eux : « Ils sont ici… ils sont là… ils s’éloignent… Ils se rapprochent. » Enfin, nous attendions ces dernières lettres que les voyageurs jettent, au retour, avec l’envie de les devancer.

Un soir que j’étais rentré très tard de mes visites et que je dînais seul ici, ma femme étant couchée, j’entends un pas précipité dans le jardin, dans l’escalier. La porte s’ouvre. C’est ma fille. Non plus cette belle jeune femme qui était partie un mois auparavant, mais une pauvre enfant, maigrie, pâle, changée, couverte d’une méchante petite robe, un sac de voyage à la main, l’air misérable, égaré et fou.

— C’est moi… me voilà.

— Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Et Nadine ?

Elle ne répond pas, ferme les yeux, et se met à trembler, à trembler. Tu penses dans quelle angoisse j’étais.

— Par grâce, parle-moi, mon enfant… Où est ton mari ?

— Je n’en ai pas… Je n’en ai plus… Je n’en ai jamais eu.

Et tout à coup, assise près de moi, là où tu es, elle me raconte à voix basse, sans me regarder, son horrible histoire…

Il n’était pas comte, il ne s’appelait pas Nadine. C’était un juif petit-russien du nom de Rœsch, misérable aventurier, batteur d’estrade, un de ces hommes qui ont fait tous les métiers faute de savoir se tenir à aucun. Il était marié à Riga, marié à Saint-Pétersbourg. Tous ses papiers étaient faux, fabriqués par lui. Ses ressources, il les devait à son adresse à contrefaire les billets de la banque russe. C’est à Turin qu’on l’avait arrêté sur un ordre d’extradition. Te figures-tu ma chère petite, seule dans cette ville inconnue, séparée violemment de son mari, apprenant qu’il était bigame et faussaire ; car le misérable avouait lui-même tous ses crimes. Elle n’eut qu’une pensée : se réfugier ici, près de nous. Elle avait la tête tellement perdue, c’est elle qui nous le racontait plus tard, qu’à la gare elle ne trouvait plus ses mots et disait à l’employé lui demandant où elle allait : « Là-bas, chez maman… » Elle s’était enfuie, laissant à l’hôtel ses robes, ses bijoux, tout ce que cet infâme lui avait donné, et elle avait fait le voyage d’une traite. Enfin, elle était là dans l’abri, dans le nid, et pleurait pour la première fois depuis la catastrophe. Je lui disais :

— Tais-toi… calme-toi… tu vas réveiller ta mère.

Mais je pleurais encore plus fort qu’elle.

Le lendemain, ma femme apprit tout. Elle ne me fit pas le moindre reproche. « Je savais bien, dit-elle, qu’il nous arriverait quelque malheur de ce mariage. » Elle avait eu des pressentiments, dès le premier jour où cet homme était entré chez nous. Ah ! l’on parle de notre diagnostic, à nous autres médecins. Mais qu’est-il en comparaison de ces avertissements, de ces confidences que la destinée chuchote à l’oreille de certaines femmes ? Dans le pays, l’arrivée de ma fille fut vite connue :

— Eh bien, monsieur Rivals, nos voyageurs sont donc de retour ?

On me demandait des renseignements, des nouvelles, mais on voyait bien à mon air que je n’étais pas heureux. On remarquait que le comte était absent, que Madeleine et sa mère ne sortaient jamais, et bientôt je me sentis entouré d’une sympathie compatissante qui me semblait plus pénible que tout.

Je ne connaissais pourtant pas encore entièrement mon malheur. Ma fille ne m’avait pas confié son secret : un enfant allait naître de cette union menteuse, illégitime, déshonorante… Quelle triste maison nous faisions alors !… Entre ma femme et moi, atterrés et muets, Madeleine cousait sa layette, ornait de rubans et de dentelles ces petits objets qui sont la joie et l’orgueil des mères, et qu’elle ne pouvait regarder sans honte, du moins je le croyais : la moindre allusion au misérable qui l’avait trompée la faisait pâlir et frissonner, la pensée d’avoir appartenu à « ça » semblait la gêner comme une souillure. Mais ma femme, qui y voyait plus clair que moi, me disait quelquefois : « Tu te trompes… je suis sûr qu’elle l’aime encore. » Oui, elle l’aimait, et, si grands que fussent son mépris et sa haine, l’amour était encore plus fort dans son cœur. Ce qui la tua certainement, ce fut le remords de continuer à aimer un être indigne ; car elle mourut bientôt, quelques jours après nous avoir donné notre petite Cécile. On eût dit qu’elle n’avait attendu que cela pour s’en aller. Nous trouvâmes sous son oreiller une lettre pliée, usée aux plis, la seule que Nadine lui eût écrite avant son mariage, et dont les lignes étaient effacées, trempées de larmes. Elle avait dû la relire souvent, mais elle était bien trop fière pour en convenir, et elle mourut sans prononcer une seule fois ce nom qu’elle avait, j’en suis sûr, toujours au bord des lèvres.

Tu es étonné, n’est-ce pas, mon enfant, que dans une petite maison tranquille, au village, il ait pu tenir un de ces drames noirs et compliqués qui ne semblent possibles que dans la confusion de grandes villes comme Londres ou Paris. Quand le destin atteint ainsi par hasard un coin si bien caché derrière des haies et des bois d’aulnes, il me fait penser à ces balles perdues tuant pendant la bataille un laboureur au bord du champ ou un enfant qui revient de l’école. C’est la même barbarie aveugle.

Je crois que si nous n’avions pas eu la petite Cécile, ma femme serait morte avec sa fille. Sa vie, à partir de ce jour, ne fut qu’un long silence, gros de regrets et de reproches. Tu l’as vu, du reste… Mais il fallait élever cette enfant, l’élever à la maison en lui laissant ignorer le malheur de sa naissance. Terrible tâche que nous nous étions donnée là. Nous étions, il est vrai, à jamais débarrassés du père, mort quelques mois après sa condamnation. Malheureusement deux ou trois personnes dans le pays savaient toute l’histoire. Il s’agissait de préserver Cécile d’un bavardage, et surtout d’une de ces cruautés naïves dont les enfants ont le secret, qu’ils débitent la bouche souriante et les yeux clairs, innocents délateurs de tout ce qu’ils entendent. Tu sais comme la petite était solitaire avant de te connaître. Grâce à cette précaution, elle ignore encore maintenant dans quelle effroyable tempête elle est née. On lui a dit seulement qu’elle était orpheline, et, pour lui expliquer ce nom de Rivals qu’elle porte, que sa mère s’était mariée dans la famille.

C’est égal, n’est-ce pas une preuve qu’il y a bien des braves gens en ce monde, que cette entente tacite de tout un petit pays si bavard d’habitude et si cancannier ? Parmi ceux qui savaient notre malheur, il ne s’est trouvé personne pour faire devant Cécile la moindre allusion désolante, pour prononcer même un mot qui eût pu lui donner l’éveil sur le drame qui s’est joué autour de son berceau. Cela n’empêchait pas la pauvre grand’mère d’être dans des transes continuelles. Elle avait peur surtout des questions de l’enfant, et je les craignais comme elle ; mais j’avais des préoccupations autrement cruelles et profondes. Ces mystères de l’hérédité sont si terribles ! Qui sait si la fille de ma fille n’avait pas apporté avec elle en naissant quelque instinct effroyable, cette succession du vice qu’à défaut d’autre fortune, ces misérables lèguent parfois à leurs enfants. Oui, je peux te dire cela à toi, Jack, qui connais ce miracle de grâce et de pureté, j’avais peur à tout moment de voir apparaître le père dans ces traits divins, de retrouver dans cette voix candide l’héritage paternel perverti encore par toutes les ressources coquettes de la femme. Mais quelle joie aussi, quelle fierté de voir se perfectionner dans l’enfant une image exquise, affinée, de sa mère, quelque chose comme un de ces portraits qu’on refait de mémoire, en y ajoutant le charme, l’intensité d’un regret. Je reconnaissais ce sourire bon et railleur, ces yeux tendres mais fiers, plus fiers encore que ceux de Madeleine, cette bouche bienveillante et sévère qui saurait si bien dire « non, » et toutes les rectitudes de la grand’mère, sa vaillance, sa ferme volonté.

Cependant l’avenir m’effrayait. Ma petite-fille ne pourrait pas toujours ignorer son malheur et le nôtre. Il y a des circonstances où les registres des mairies s’ouvrent tout grands, et sur celui d’Étiolles elle est inscrite avec cette triste mention : « Père inconnu. » Pour nous, le mariage de Cécile, c’était le moment redoutable. Qu’arriverait-il si elle s’éprenait d’un homme qui, en connaissant la vérité, se retirerait pour ne pas épouser une enfant naturelle, la fille d’un faussaire ?

— Elle n’aimera que nous. Elle ne se mariera pas, disait la grand’mère… Était-ce possible ? Et quand nous ne serions plus là ? Quelle tristesse et quel danger, avec une beauté pareille, de rester dans la vie sans protecteur ! Et pourtant comment faire ? On ne pouvait associer à cette destinée exceptionnelle qu’une destinée exceptionnelle aussi. Où la trouver ? Ce n’était pas dans un village où chaque famille s’étale au grand air, au grand jour, en espalier, où chacun se connaît, s’épie et se juge… À Paris, nous ne connaissions personne ; et puis, Paris, c’est le gouffre… C’est alors que ta mère vint s’installer dans le pays. On la croyait mariée avec ce d’Argenton ; mais lorsque je commençai à vous voir, la femme d’Archambauld m’avertit très secrètement de l’irrégularité du ménage. Ce fut pour moi une lumière. Je me dis, en te voyant : « Voilà le mari de Cécile. » Dès ce moment, je te considérai comme mon petit-fils, je commençai à t’élever, à t’instruire…

Oh ! lorsqu’après la leçon je vous voyais dans un coin de la pharmacie, si heureux, si unis, toi plus fort et plus grand qu’elle, elle, déjà plus raisonnable que toi, j’étais pris d’une émotion, d’une pitié tendre, devant l’amitié naissante qui vous attirait l’un vers l’autre. Et plus Cécile t’ouvrait sa petite âme naïve, plus ton intelligence se développait, allait, avide d’apprendre, aux belles et grandes choses, plus j’étais fier et content de mon idée. J’avais tout préparé dans mon esprit. Je vous voyais à vingt ans, venant me dire :

— Grand-père, nous nous aimons.

Et moi je répondais :

— Je crois bien qu’il faut vous aimer, et vous aimer bien fort, pauvres petits réprouvés que vous êtes… car dans la vie vous serez tout l’un pour l’autre.

Voilà pourquoi tu m’as vu si terriblement en colère, quand cet homme a voulu faire de toi un ouvrier. Il me semblait que c’était mon enfant, le mari de ma petite Cécile, qu’on m’enlevait. Tout mon plan merveilleux s’écroulait, jeté de la même hauteur d’où l’on te précipitait dans l’action. Que je les ai maudits, tous ces fous, avec leurs visées humanitaires. Pourtant, je gardais encore un espoir. Je me disais : « Les rudes épreuves du commencement font souvent des hommes bien trempés. Si Jack prend le dessus de sa tristesse, s’il lit beaucoup, s’il garde sa tête dans l’idéal pendant que ses bras s’agiteront, il restera digne de la femme que je lui destine. » Les lettres que nous recevions de toi, si tendres, si élevées, m’entretenaient dans ces pensées. Nous les lisions ensemble, Cécile et moi, et l’on parlait de toi tous les jours.

Tout à coup, la nouvelle de ce vol. Ah ! mon ami, je fus épouvanté. Combien j’en voulais à la faiblesse de ta mère, à la tyrannie de ce monstre qui t’avaient perdu en te jetant sur une mauvaise route. Je respectai cependant la sympathie, la tendresse qu’il y avait pour toi dans le cœur de mon enfant. Je n’eus pas le courage de la détromper, attendant chez elle un âge plus avancé, une raison plus solide pour qu’elle supportât mieux sa première déception… D’ailleurs, je savais bien, par l’exemple de sa mère, qu’il est des terrains si vivaces que tout ce qu’on y jette s’y enracine, s’y fortifie encore des résistances. Je sentais que tu étais enraciné dans ce petit cœur-là, et je comptais sur le temps, sur l’oubli, pour t’en arracher. Eh bien, non, rien n’y a fait. Je m’en suis aperçu le jour où, après t’avoir rencontré chez le garde, j’ai annoncé à Cécile ta visite pour le lendemain. Si tu avais vu ses yeux briller, et comme elle a travaillé toute la journée. Chez elle c’est un signe : les grandes émotions se marquent par plus d’activité, comme si son cœur, battant à coups trop précipités, avait besoin de se régulariser au mouvement de son aiguille ou de sa plume.

Maintenant, écoute-moi, Jack. Tu aimes ma fille, n’est-ce pas ? Il s’agit de la gagner, de la conquérir en sortant de la condition où l’aveuglement de ta mère t’a fait descendre. Je t’ai vu de près pendant ces deux mois, le moral et le physique vont bien. Donc voici ce qu’il faut faire : travaille pour être médecin, tu prendras ma suite à Étiolles. J’avais d’abord pensé à te garder ici, mais j’ai compté qu’il te faudrait quatre ans, en piochant ferme, pour devenir officier de santé, ce qui suffit dans nos campagnes, et, pendant ce temps, ta présence réveillerait dans le pays le triste roman que je viens de te raconter. Puis il est cruel à un honnête homme de ne pas gagner sa vie. À Paris, tu feras deux parts de la tienne : ouvrier pendant le jour, tu étudieras le soir, dans ta chambre, à la clinique, dans tous ces cours qui font de Paris la ville étudiante et savante. Tous les dimanches nous t’attendrons. J’inspecterai ton travail de la semaine, je te guiderai, et la vue de Cécile te donnera des forces… Je ne doute pas que tu n’arrives, et vite… Ce que tu vas entreprendre, Velpeau et d’autres l’ont fait. Veux-tu l’essayer ? Cécile est au bout de cet effort.

Jack se sentait si ému, si troublé, ce qu’il venait d’entendre était si touchant, si extraordinaire, la perspective qu’on lui ouvrait lui paraissait tellement belle, qu’il ne trouva pas un mot à dire, et pour toute réponse il sauta au cou de l’excellent homme.

Mais un doute, une crainte, lui restaient encore. Peut-être Cécile n’éprouvait-elle pour lui qu’une amitié de sœur. Et puis, quatre ans, c’était bien long ; consentirait-elle à l’attendre jusque-là ?

— Dam ! mon garçon, dit M. Rivals gaiement, ce sont là des choses tout à fait personnelles auxquelles je ne puis répondre… mais je t’autorise à t’en informer toi-même. Elle est là-haut. Je viens de l’entendre remonter tout à l’heure. Va lui parler.

Lui parler ! C’était vraiment bien difficile. Essayez donc de dire un mot, quand le cœur vous bat à tout rompre et que l’émotion vous serre à la gorge.

Cécile écrivait dans « la pharmacie. » Jamais elle n’avait paru à Jack si belle, si imposante, pas même le jour où, pour la première fois, il l’avait revue après sept ans d’absence. Mais chez lui, quel changement depuis ce jour-là ! La beauté morale reconquise ennoblissait ses traits, ôtait à tous ses gestes la timidité de leur disgrâce. Il n’en était pas moins humble devant elle.

— Cécile, dit-il, je vais partir.

À cette annonce de départ, elle s’était levée, très pâle.

— Je vais reprendre mon dur labeur. Mais maintenant ma vie a un but. Votre grand-père m’a permis de vous dire que je vous aimais, et que j’allais travailler à vous conquérir.

Il tremblait tellement, il parlait si bas, que tout autre que Cécile n’aurait su distinguer ce qu’il disait. Mais elle l’entendait bien, elle ; et pendant que par tous les coins de la grande salle le passé réveillé s’agitait dans les rayons du soleil couchant, la jeune fille écoutait cette déclaration d’amour, comme un écho de toutes ses pensées, de tous ses rêves depuis dix ans… Et c’était une enfant si singulière, qu’au lieu de rougir et de cacher son visage, ainsi que font en pareil cas les jeunes personnes de bonne famille, elle restait debout avec un beau sourire reflété dans ses yeux pleins de larmes. Elle savait bien que cet amour allait être traversé d’épreuves, de longues attentes, de tous les tourments de la séparation ; mais elle se faisait forte pour donner à Jack plus de courage. Quand il eut fini de lui expliquer ses projets :

— Jack, répondit-elle en lui tendant sa petite main fidèle, je vous attendrai quatre ans, je vous attendrai toujours, mon ami.