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Jack/XXVI

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Dentu (IIp. 242-266).

VI

LA NOCE DE BÉLISAIRE

Jack était en ménage depuis huit jours à peine, lorsqu’un soir Bélisaire vint l’attendre à la sortie de l’atelier, la figure épanouie.

— Je suis bien content, Jack. Nous avons enfin un camarade. Madame Weber l’a vu, il lui va. C’est une affaire entendue. Nous allons nous marier.

Il était temps. Le malheureux dépérissait, maigrissait, surtout en voyant l’été s’avancer, et que l’arrivée des petits ramoneurs et des marchands de marrons ajournerait encore son bonheur ; car pour ce camelot les saisons étaient personnifiées par les nomades de la rue, comme pour les gens de la campagne elles le sont par les oiseaux voyageurs. Trop soumis au destin pour se plaindre, il jetait son cri de : « Chapeaux, chapeaux, chapeaux, » avec une tristesse à donner envie de pleurer. De là vient sans doute la mélancolie que prennent à certains jours ces cris de Paris traduisant en des mots indifférents toutes les inquiétudes, toutes les détresses d’une existence. Le ton seul est significatif dans ces chansons toujours pareilles. Mais cherchez combien il y a de façons de crier : « Chand d’habits, » et si l’appel courageux du matin ressemble à celui du soir, à la mélopée éreintée, aphone, découragée, que le forain jette machinalement en rentrant à son domicile, Jack qui avait été la cause involontaire du chagrin de son ami, fut presque aussi enchanté que lui de la bonne nouvelle qu’il venait d’apprendre :

— Ah ça, je voudrais bien le voir, moi, ce camarade.

— Il est là, dit Bélisaire en lui montrant à quelques pas derrière lui un grand diable en tenue de travail, en manches de chemise, un marteau sur l’épaule, un tablier de cuir roulé sous le bras. La figure remarquable par l’insignifiance de ses traits, endormie, enflammée d’un reflet de bouteille, se cachait à moitié sous une barbe abondante, la barbe embroussaillée, malpropre, décolorée, de cet ancien commensal du Gymnase Moronval que les Ratés appelaient « l’homme qui a lu Proudhon. » Si les ressemblances physiques entraînent des rapports moraux, le nouveau camarade de Bélisaire, appelé Ribarot, ne devait pas être un méchant homme, mais un paresseux, solennel, prétentieux, ignorant et ivrogne. Jack se garda bien de faire part de ses fâcheuses impressions au camelot qui contemplait avec joie sa nouvelle acquisition, et lui prodiguait sans motif de fortes poignées de main. D’ailleurs madame Weber ayant donné son approbation, c’était là le principal. Il est vrai que la brave femme avait fait comme Jack : voyant son soupirant si heureux, elle n’avait pas osé se montrer trop difficile, et passant sur un extérieur défectueux, elle s’était contentée de ce camarade-là, faute d’un autre.

Pendant la quinzaine qui précéda le mariage, de quels joyeux « Chapeaux ! chapeaux ! » retentirent les cours ouvrières de Ménilmontant, de Belleville, de la Villette ! C’était sonore et gai, un vrai réveil de coq triomphant et clair, quelque chose comme l’antique « Hymen ! ô Hyménée ! » traduit par une bouche ignorante. Enfin, il arriva, le beau jour, le grand jour. En dépit de tout ce que put dire madame Weber, Bélisaire avait tenu à faire les choses grandiosement, et, sur sa longue bourse de laine rouge, les coulants d’acier glissèrent jusqu’aux bords. Aussi quelle noce, que de splendeurs !

Dans la bourgeoisie, en général, on prend un jour pour le mariage à la mairie, un autre pour le mariage à l’église ; mais le peuple, qui n’a pas de temps à perdre, accumule toutes les cérémonies, s’en acquitte en une seule fois, et choisit presque toujours le samedi pour cette longue et fatigante corvée dont il se repose le dimanche. Il faut voir les mairies de faubourg dans ce jour consacré. Dès le matin, les fiacres à balcons, les tapissières s’arrêtent à la porte, les couloirs poussiéreux s’emplissent de défilés plus ou moins longs, stationnant pendant des heures dans la grande salle commune. Toutes les noces sont mêlées, les garçons d’honneur font connaissance, vont tuer le ver ensemble, les mariées se regardent, se dévisagent, s’analysent, tandis que les parents, désœuvrés d’une longue attente, causent entre eux, mais à voix basse ; car, malgré toutes ses laideurs, la nudité de ses murs et la banalité de ses affiches, la municipalité impressionne ces pauvres gens. Le velours râpé des banquettes, la hauteur des salles, l’huissier à chaîne, l’adjoint solennel, tout les terrifie et les amuse. La Loi leur fait l’effet d’une grande dame inconnue, invisible, qui les recevrait dans ses salons. Je dois dire que parmi les innombrables défilés qui traversèrent la petite cour de la mairie de Ménilmonte en ce bienheureux samedi, la noce de Bélisaire fut une des plus brillantes, bien qu’elle manquât de cette robe blanche de la mariée qui met toutes les femmes aux fenêtres et tous les oisifs de la rue en rumeur. Madame Weber, en sa qualité de veuve, portait une robe d’un bleu éclatant, de cette couleur indigo cru chère aux personnes qui aiment le solide, un châle tapis plié sur le bras et un bonnet somptueux orné de rubans et de fleurs qui voltigeaient au-dessus de son visage luisant d’Auvergnate débarbouillée. Elle accompagnait le père Bélisaire, un petit vieux tout jaune, avec un nez crochu, des mouvements vifs et des quintes de toux perpétuelles que sa nouvelle bru avait toutes les peines du monde à calmer en lui administrant de vigoureuses frictions dans le dos. Ces frictions réitérées troublaient la majesté de la noce interrompue à chaque instant dans sa marche triomphale et dont tous les couples se trouvaient serrés l’un contre l’autre, attendant la fin de la quinte.

Bélisaire marchait en second, donnant le bras à sa sœur, la veuve de Nantes, le bec crochu comme son père, sournoise et crépue. Quant à lui, ses pratiques habituelles ne l’auraient pas reconnu. Le pli d’atroce souffrance qui sillonnait ses joues de chaque côté, sa grosse veine bleue gonflée au milieu du front, cette bouche toujours ouverte qui disait « aïe » sans parler, rien de tout cela n’existait plus ; et, la tête levée, presque beau, il avançait fièrement l’un devant l’autre d’énormes escarpins cirés, des souliers sur mesure faits tout exprès pour lui, tellement larges, tellement longs, qu’ils lui donnaient l’aspect d’un habitant du Zuyderzee chaussé de ses patins d’hiver. N’importe ! Bélisaire ne souffrait plus, il avait l’illusion d’une paire de pieds tout neufs, et une double félicité faisait resplendir son visage. Il tenait par la main l’enfant de madame Weber dont la grosse tête était encore exagérée par une de ces frisures extravagantes dont les coiffeurs du faubourg ont le secret. Le Camarade, à qui on avait eu toutes les peines du monde à faire quitter pour un jour son marteau et son tablier de cuir, le boulanger, patron de madame Weber, et son geindre, tous deux remarquables par l’énorme bourrelet rouge que formaient leurs cous vigoureux entre les cheveux coupés ras et le drap du collet, offraient une succession de redingotes grotesques, froissées de tous les plis de l’armoire d’où elles sortaient rarement, et raides aux manches où les coudes ne marquaient pas. Ensuite venait le ménage Levindré, les frères et sœurs de Bélisaire, des voisins, des amis, enfin Jack sans sa mère, madame de Barancy ayant consenti à honorer le repas de sa présence, mais n’ayant pu se résoudre à suivre la noce tout le jour.

Après l’encombrement à la mairie, l’interminable attente accompagnée de maux d’estomac, car midi était sonné depuis longtemps, le cortége se mit en marche pour aller prendre le chemin de fer à la gare de Vincennes. Le repas, espèce de goûter dînatoire, devait avoir lieu à Saint-Mandé, sur l’avenue du Bel-Air, dans un restaurant dont Bélisaire avait encore l’adresse chiffonnée au fond de sa poche. Ce renseignement n’était pas inutile, le même rond-point, à l’entrée du bois, présentant quatre ou cinq établissements tous pareils, avec la même enseigne « NOCES ET FESTINS » répétées sur des chalets, des kiosques ornés de verdures tentantes. Quand la noce de Bélisaire arriva, son salon n’était pas encore libre, et en l’attendant, on alla faire le tour du lac de Vincennes, ce bois de Boulogne des gueux. Des quantités d’autres noces, repues ou établies autour de ripailles en plein air, dispersaient sur la verdure des pelouses des parures blanches, des vêtements noirs, des uniformes ; il y a toujours en effet, dans ces sortes de fêtes, un collégien, un militaire, quelque caserné en tunique. Tout ce monde riait, chantait, s’amusait, bâfrait, avec des cris, des poursuites, des rondes et des quadrilles autour des orgues de Barbarie. Les hommes avaient mis des chapeaux de femmes, les femmes des chapeaux d’hommes. On apercevait derrière les haies des parties de colin-maillard en bras de chemises, des couples qui s’embrassaient, ou quelque demoiselle d’honneur rajustant autour de la mariée des volants décousus de sa robe. Oh ! ces robes blanches, empesées et bleuâtres, de quel cœur ces pauvres filles les laissaient traîner sur les pelouses en se figurant être pour un jour des dames élégantes. C’est cela surtout que le peuple recherche dans ses plaisirs, une illusion de richesse, passer de sa condition sociale dans celle des enviés et des heureux de la terre !

Le camelot et sa noce se promenaient mélancoliquement parmi la poussière et le bruit de cette kermesse hyménéenne, se bourraient de biscuits et de croquets en attendant le festin si désiré. Certes, les éléments de gaieté ne leur manquaient pas, on allait en juger tout à l’heure, mais pour le moment la faim paralysait toute expansion. Enfin, un des membres de la tribu Bélisaire, envoyé en éclaireur, vint annoncer que tout était prêt, qu’on n’avait plus qu’à se mettre à table, et l’on reprit bien vite la route du restaurant.

Le couvert était mis dans une de ces grandes salles séparées par des cloisons mobiles, peintes de couleurs fades, agrémentées de dorures et de glaces toutes pareilles. On entendait parfaitement ce qui se passait d’une pièce à l’autre, les rires, les chocs de verres, et les appels aux garçons, et les sonnettes impatientes. Avec la buée chaude qui régnait là-dedans, le petit jardin en quinconces sous les fenêtres, on se serait cru dans quelque vaste établissement de bains. Ici comme à la mairie, les invités furent pris d’abord d’un craintif respect devant cette grande table servie, ornée à ses deux bouts d’un bouquet d’oranger artificiel, de pièces montées invraisemblables, de sucreries vertes et roses, le tout immuable depuis des siècles, préparé pour des noces permanentes, pointillé par des générations de mouches, qui venaient s’y poser encore malgré les coups de serviettes des garçons. En attendant madame de Barancy, qui n’arrivait pas, on prit place. Le marié voulait se mettre à côté de sa femme, mais la sœur de Nantes dit que cela ne se faisait plus, que ce n’était pas convenable, qu’il fallait les placer en face l’un de l’autre. Ce qui fut fait, mais après un long débat, pendant lequel le vieux Bélisaire, se tournant vers sa nouvelle bru, lui demanda d’un ton très désagréable :

« Voyons, vous, comment fait-on ? Comment avez-vous fait avec M. Weber ? »

Ainsi interpellée, la porteuse de pain répondit bien tranquillement qu’elle s’était mariée au pays, dans une ferme, et que même elle avait servi à table ce jour-là. Le vieux en fut pour sa malice ; mais il était facile de voir que les Bélisaire n’étaient pas contents, et que toutes les splendeurs du dîner ne suffiraient pas pour leur rendre la sérénité. L’aîné marié, c’était la vache à lait tarie pour la famille, le plus clair des bénéfices envolé.

En commençant, chacun mangeait silencieusement, d’abord parce qu’on avait une faim intense, et puis aussi à cause d’une certaine intimidation causée par le service de ces messieurs en habit noir, que Bélisaire essayait en vain de dérider avec son bon sourire. Singuliers types ces garçons de banlieue, fanés, flétris, effrontés, avec leurs mentons rasés, leurs grands favoris tombants laissant voir la bouche, lui donnant des expressions ironiques, sévères, administratives. On aurait dit des préfets destitués et réduits à des besognes humiliantes. Le comique, c’était l’air dédaigneux avec lequel ils regardaient tous ces pauvres hères, gens de peu, conviés à une noce à cent sous par tête. Ce chiffre énorme de cent sous, que chacun des convives se redisait avec admiration, qui entourait d’une auréole luxueuse ce Bélisaire capable de dépenser cent francs d’un seul coup pour son dîner de noce, remplissait les garçons d’un profond mépris traduit par des clignements d’yeux entre eux et un sérieux impassible vis-à-vis des invités. Bélisaire avait à côté de lui un de ces messieurs qui l’accablait, l’opprimait d’une sainte terreur ; un autre planté en face, derrière la chaise de sa femme, le fixait si désagréablement que le brave camelot, pour échapper à cette surveillance, avait pris la carte placée à sa gauche et ne faisait que la lire et la relire. Un éblouissement, cette carte ! Parmi certains mots familiers faciles à reconnaître, comme canards, navets, filet, haricots, se dressaient des épithètes grandioses ou baroques, des noms de villes, de généraux, de batailles, Marengo, Richelieu, Chateaubriand, Barigoule, devant lesquels Bélisaire, comme tous les autres convives, demeurait stupéfié. Dire qu’ils allaient manger de tout cela ! Et vous figurez-vous la tête de ces malheureux quand on leur présentait deux assiettes de potage : « bisque ou purée Crécy ?… », deux bouteilles de vins d’Espagne : « Xérès ou Pacaret ?… », comme dans ces jeux de société où l’on vous donne à choisir entre deux noms de fleurs sous lesquels s’abritent des gageures imprévues. Comment se décider ? Chacun hésitait, puis lançait son choix au hasard. Le choix importait peu, du reste, les deux assiettes contenant la même eau tiède et douceâtre, les deux bouteilles n’étant qu’une seule et même liqueur jaune et troublée, une étrange rinçure qui rappelait à Jack l’églantine du gymnase Moronval. Les convives se jetaient des regards effarés, épiaient leurs voisins pour voir comment ils s’y prenaient, quel était celui de leurs nombreux verres de formes différentes qu’il fallait tendre au garçon. Le « Camarade » s’en tirait, lui, en buvant tout dans le même, le plus grand. C’est égal, tant d’inquiétudes et de gênes avaient mis un froid excessif dans le début de ce repas-illusion. Ce fut la mariée qui, la première, surmonta cette situation ridicule. L’excellente femme, chez qui un raisonnement très juste faisait bien vite la lumière, se rassura elle-même en s’adressant à son enfant.

— Te gêne pas, m’ami, lui disait-elle, te gêne pas, mange de tout. Ça nous coûte assez cher pour que nous nous régalions.

Cette parole pleine de sagesse eut son effet sur l’assemblée, et bientôt un formidable bruit de mâchoires et de rires circula autour de la table, où la corbeille au pain était surtout très demandée. Seule, la tribu Bélisaire détonnait au milieu de la gaieté générale. Les jeunes chuchotaient, ricanaient sournoisement ; le vieux parlait tout haut d’une voix cassante, se pouffait d’un rire ironique en regardant son fils, qui lui montrait pourtant beaucoup de respect et, à travers la table, recommandait à la mariée « l’assiette du père, » « le verre du père. » À les voir tous réunis là, ces affreux Bélisaire rapaces et clignotants, on se demandait comment madame Weber avait pu soustraire son pauvre camelot à leur tyrannie. Il avait fallu toute la magie de l’amour pour accomplir cette révolution ; mais elle était accomplie maintenant, et la brave femme se sentait de force à assumer cette grande responsabilité, à affronter les antipathies, les rancunes, les allusions méchantes qui rôdaient à cette heure autour d’elle et ne l’empêchaient pas de sourire à tous de sa large face, en remplissant bravement l’assiette de son garçon : « Te gêne pas, m’ami ! » Le festin commençait à s’animer, quand un froufrou de soie se fit entendre, et la porte s’ouvrit largement pour donner passage à Ida de Barancy, pressée, souriante, éblouissante :

— Je vous demande bien pardon, bonnes gens. Mais j’avais une voiture qui ne marchait pas ; et puis c’est si loin ! j’ai cru que je n’arriverais jamais.

Elle avait mis sa plus belle robe, heureuse de s’habiller, car les occasions de toilette lui manquaient depuis un mois qu’elle vivait avec son fils. Elle produisit un effet extraordinaire. La façon dont elle s’assit à côté de Bélisaire, dont elle mit ses gants dans son verre, dont elle fit signe à un des garçons d’approcher pour lui donner la carte, plongea l’assemblée dans l’admiration. Il fallait voir comme elle les menait ces garçons si imposants, si dédaigneux. Elle avait reconnu l’un d’eux, celui qui terrifiait Bélisaire, pour l’avoir vu dans un restaurant du boulevard où elle soupait quelquefois avec d’Argenton en sortant du théâtre :

— Vous êtes donc ici, vous, maintenant ?… Voyons, qu’est-ce que vous allez me donner ?

Elle riait haut, levait ses bras nus sous la manche ouverte pour avoir les mains plus blanches, secouait ses bracelets en se regardant dans la glace en face d’elle, envoyait du bout des doigts un bonjour à son fils. Ensuite elle demandait un tabouret, de l’eau de Seltz, de la glace, comme quelqu’un qui sait à fond les ressources du restaurant. Pendant qu’elle parlait, un silence profond régnait autour de la table ainsi qu’au début du repas. À part les jeunes Bélisaire absorbés dans la contemplation des bracelets d’Ida que leurs regards luisants essayaient comme des pierres de touche, chacun avait retrouvé cet embarras de parler, de se mouvoir, causé d’abord par les garçons. Jack, lui non plus, n’était pas disposé à animer la fête. Toutes ces cérémonies de mariage le faisaient rêver d’amour et d’avenir, et ce qui l’entourait ne l’intéressait guère.

— Ah çà, mais ce n’est pas gai ici !… dit tout à coup Ida de Barancy, quand elle eut bien joui de son facile triomphe… Allons, mon petit Bel, un peu d’entrain, que diable ! D’abord, attendez donc…

Elle se leva, prit son assiette d’une main, son verre de l’autre : « Je demande à changer de place avec madame Bélisaire… Je suis sûre que son mari ne s’en plaindra pas. »

Ce fut fait avec tant de grâce, de condescendance, cette proposition remplit Bélisaire d’une joie si complète, le petit Weber poussa de tels hurlements quand sa mère l’enleva de la chaise qu’il occupait, que l’atmosphère de gêne où les convives agitaient leurs fourchettes bruyamment, se dispersa à tout jamais, et que le repas devint un véritable repas de noces. Chacun mangea ou plutôt se figura manger. Les garçons firent je ne sais combien de fois le tour de la table, exécutant des prodiges de prestidigitation, servant vingt personnes avec un seul canard, un seul poulet, découpés si habilement, que tout le monde en avait, qu’on pouvait même en reprendre. Et les petits pois à l’anglaise tombant en grêle sur les assiettes ; et les haricots à l’anglaise aussi, préparés sur un coin de table, du sel, du poivre, un peu de beurre (et quel beurre !) le tout amalgamé par un garçon qui souriait hargneusement en agitant cette préparation malsaine ! Mais le plus beau, ce fut l’arrivée du champagne. À part Ida de Barancy, qui en avait bu beaucoup dans sa vie, tous ceux qui étaient là ne connaissaient ce vin magique que de nom, et rien que ce mot de champagne signifiait pour eux richesses, boudoirs, parties fines. Ils en parlaient tout bas entre eux, l’attendaient, le guettaient. Enfin, au dessert, un garçon parut tenant une bouteille à chapeau d’argent, qu’il s’apprêta à décoiffer avec des pinces. Au geste que fit pour se boucher les oreilles la nerveuse Ida, qui ne manquait jamais un effet, une pose, rien de ce qui pouvait mettre ses grâces en évidence, toutes les autres femmes se préparèrent aussi à une détonation formidable. Il n’en fut rien. Le bouchon sortit très naturellement, sans explosion, comme tous les bouchons du monde, et aussitôt le garçon, la bouteille haute, s’élança autour de la table, en courant et disant très vite : « champagne… champagne… champagne… » Les coupes se tendaient sur son passage, pendant qu’il faisait cette fois le prodige de la bouteille inépuisable. Il y eut de la mousse pour vingt personnes, un pétillement aigre au fond du verre, que chacun huma avec respect ; et même il faut croire que le tour fait, il en restait encore, puisque Jack, qui était placé en face de la porte, vit le garçon retourner le goulot dans son gosier en s’en allant. C’est égal, la magie de ce mot champagne est telle, il y a tant de gaîté française dans la moindre parcelle de sa mousse, qu’une animation étonnante circula à partir de ce moment parmi les convives. Chez les Bélisaire, elle se traduisit par une rapacité extraordinaire. Ils faisaient des rafles sur la nappe, fourraient tout ce qu’ils pouvaient dans leurs poches, les oranges, les papillotes, les petits-fours rances, disant qu’il valait mieux les emporter que de les laisser aux garçons. Tout à coup, au milieu des rires et des chuchotements, on passa à madame Bélisaire une assiette de bonbons fallacieux, embellie du petit bébé en sucre rose et bleu qu’on ne manque jamais d’offrir à la mariée dans ces sortes de fêtes ; mais le petit Weber avec son énorme frisure était là déjà pour empêcher la brave femme de se choquer de cette grosse plaisanterie traditionnelle. Elle en rit plus fort que tous les autres, pendant que Bélisaire rougissait, rougissait…

Ensuite, ce fut le tour des chansons. Le Camarade se leva le premier, commanda le silence d’un regard, et, la main sur son cœur, entonna d’une voix sentimentale et éraillée une romance populaire de 48 : « Le travail plaît à Dieu. »

Enfants de Dieu, créateur de la terre,
Accomplissons chacun notre métier…

Scélérat de Camarade ! Il avait bien compris ce qu’il fallait chanter pour séduire le courageux ménage dans lequel il venait d’entrer. Mais afin de ne pas laisser l’assemblée sous une impression aussi grave, tout de suite après Le travail plaît à Dieu, il entreprit quelque chose de plus gai :

À Charonne, c’est le moins qu’on entre
Boire un p’tit coup chez Savard…

Il en savait comme cela des centaines. Ah ! c’était un fameux compagnon que M. et madame Bélisaire allaient avoir là ! Quelles délicieuses soirées on passerait rue des Panoyaux ! En attendant, les garçons s’étaient sans doute aperçu des soustractions opérées par les doigts crochus de la tribu Bélisaire ; car en un tour de la main la table fut desservie, démontée, escamotée. C’était fini ! Les convives se regardèrent consternés. Au-dessus d’eux, autour d’eux, retentissait une bacchanale effroyable. On dansait, on chantait, les planchers étaient secoués en mesure, fortement. « Et si nous dansions, nous aussi ! » Oui, mais cela coûte cher, la musique. Quelqu’un proposa de se servir de celle qui venait de tous côtés. Malheureusement les quadrilles, les polkas, les varsoviennes, les schottish mêlaient si bien leurs élans dans ce tumulte de violons et de pistons, qu’il était impossible de s’y reconnaître.

— Ah ! si l’on avait un piano ! soupirait Ida de Barancy faisant voltiger ses doigts sur tous les meubles comme si elle avait su jouer. Madame Bélisaire aurait bien voulu danser également, mais elle avait défendu à son mari toute dépense supplémentaire, ce qui n’empêcha pas le camelot de disparaître un moment avec son Camarade et de revenir cinq minutes après, accompagné d’une espèce de ménétrier de village qui s’installa sur une petite estrade improvisée, un litre entre ses jambes, son violon solidement appuyé sur son bras, et en avant la musique, jusqu’à demain matin, si vous voulez ! Ce violoneux rustique qui criait : « En place pour la pastourelle » avec un fort accent berrichon, la précaution que prenaient les femmes d’entourer leur taille d’un mouchoir enroulé pour la préserver des mains des danseurs, les pas de bourrées que madame Bélisaire mêlait à toutes les figures du quadrille, mettaient dans le salon de guinguette à rosaces d’or un parfum de fête champêtre. C’était bien la banlieue, cette ligne intermédiaire où les traditions campagnardes et les mœurs parisiennes se rencontrent en se confondant. Seule, Ida avec son Jack semblait égarée, tombée de quelque région supérieure dans le bas-fonds populaire ; et encore elle s’y plaisait trop pour ne pas donner à penser qu’elle retrouvait là, malgré ses prétentions nobiliaires, quelques vestiges d’une existence antérieure, quelque regain de jeunesse dû à de lointains souvenirs. Elle riait, se démenait, organisait des rondes, des boulangères, des quadrilles croisés, un cotillon ; et le frou-frou de sa robe de soie, le cliquetis de ses bracelets, laissaient dans l’âme des assistants une impression profonde d’admiration ou de jalousie.

La noce de Bélisaire était donc très gaie. Le marié lui-même, heureux d’utiliser ses pieds neufs, brouillait avec enthousiasme toutes les figures de la contre-danse. Dans les salons voisins on écoutait, on disait : « Comme ils s’amusent ! » On venait les regarder à la porte entr’ouverte à tous moments par les garçons qui circulaient avec des saladiers de vin sucré. Bientôt, comme il arrive toujours dans ces fêtes, des intrus commencèrent à se glisser parmi les invités, dont le nombre s’augmentait d’une manière insolite. Toute cette cohue sautait, criait, buvait surtout prodigieusement, et madame Bélisaire eût été très inquiète si le boulanger, son patron, n’avait déclaré qu’il prenait à son compte tous les frais du bal. Cependant le jour approchait. Depuis longtemps le petit Weber ronflait, étendu sur une banquette, entouré du châle-tapis de sa mère. Jack avait déjà fait à Ida bien des signes, qu’elle feignait de ne pas comprendre, emportée par le plaisir que sa nature heureuse savait ramasser autour d’elle partout où elle se trouvait. Il ressemblait à un vieux papa cherchant à emmener sa fille d’une soirée :

— Allons, il est tard.

Elle passait, en tournant au bras de n’importe qui :

— Tout de suite… Attends.

Mais le bal prenait une tournure abandonnée et folâtre qui le gênait pour elle. Le Camarade commençait à faire des bêtises, et parmi les honnêtes bourrées de l’ancienne madame Weber, risquait des « cavalier seul » sur les mains, sans lâcher sa pipe ! Jack parvint à prendre sa mère au vol, à l’envelopper de sa grande mante à capuchon et à la faire monter dans le dernier fiacre errant sur l’avenue. Derrière eux, le ménage Bélisaire ne tarda pas à se retirer aussi, abandonnant ses joyeux invités. Pas de chemin de fer à cette heure matinale, pas encore d’omnibus non plus. Les nouveaux époux décidèrent de revenir à pied par le bois de Vincennes, Bélisaire portant l’enfant sur son épaule et donnant le bras à sa femme. La fraîcheur leur semblait bonne après l’étouffement de la guinguette, dont l’aspect était du reste lugubre au jour levant. Le petit jardin, encombré de bouteilles vides, de grands baquets où l’on rinçait les verres, apparaissait dans un restant de brume, semé de morceaux de tulle, de mousseline, arrachés aux robes des danseuses par les talons de leurs danseurs. Pendant qu’on entendait encore des crincrins au rez-de-chaussée, les garçons hébétés, endormis, mais toujours sardoniques, ouvraient les fenêtres du premier, battaient les tapis, arrosaient les planchers, commençaient déjà à poser le décor neuf pour la représentation prochaine. Des gens éreintés, le teint brouillé, les yeux battus, demandaient des voitures, s’endormaient sur des bancs devant la porte en attendant le premier train. Il y avait des disputes au comptoir pour régler les additions, des scènes de famille, des querelles, des batailles. Monsieur et madame Bélisaire furent bientôt loin de ces victimes du plaisir. Heureux, solides, la tête haute, ils avaient pris d’un pas rapide un chemin de traverse mouillé d’aube, pleins de petits cris d’oiseaux, de rumeurs matinales, et rentrèrent à Paris en suivant les grandes avenues de Bel-Air ombragées d’acacias en fleurs. C’était une fière étape, mais la route ne leur sembla pas longue. L’enfant dormit tout le long du chemin en appuyant avec confiance sa grosse tête sur la poitrine du camelot, et ne se réveilla pas même quand on l’eut posé dans sa bercette d’osier, en arrivant au logis vers six heures du matin. Immédiatement madame Bélisaire quitta sa belle robe indigo, son bonnet à fleurs, et remit le grand tablier bleu à bavette. Pour elle le dimanche n’existait pas. Le pain est aussi demandé ce jour-là que les autres. Elle commença donc bien vite sa tournée, et pendant que son enfant et son homme dormaient là-haut à poings fermés, la brave créature jetait son retentissant « V’là le pain » à toutes les portes de ses pratiques avec une sorte de courageux contentement, comme si elle eût commencé dès lors à racheter tous les frais de cette splendide noce.

Il ne fallut pas longtemps au nouveau ménage pour s’apercevoir de l’incapacité du Camarade et de la mauvaise affaire qu’on avait faite en le prenant pour associé. Le repas du mariage avait déjà donné à Bélisaire l’occasion de constater les penchants d’ivrognerie du personnage. Huit jours après, il était édifié sur tous ses autres vices entretenus par une paresse indélébile entrée dans la chair de cet homme comme une crasse, et qui avait rouillé pour toujours ses facultés laborieuses. De son état, le Camarade était serrurier ; mais de mémoire de compagnon on ne se souvenait pas de l’avoir vu travailler, quoiqu’il ne se montrât jamais sans son marteau sur l’épaule et son tablier de cuir roulé sous le bras. Ce tablier, qu’il ne dépliait jamais, lui servait d’oreiller plusieurs fois par jour, lorsqu’en sortant d’un cabaret où il avait fait une station trop longue il éprouvait le besoin d’une sieste sur un banc des boulevards extérieurs ou dans quelque chantier de démolition. Quant au marteau, c’était un attribut, pas autre chose ; il le portait comme l’Agriculture, sur les places publiques, soutient sa corne d’abondance, sans en rien laisser tomber jamais. Tous les matins, avant de sortir, il disait en le brandissant : « Je vais chercher de l’ouvrage… » Mais il faut croire que son geste, la façon dont il parlait dans sa barbe farouche, en roulant des yeux flamboyants, devait faire peur à l’ouvrage, car jamais le Camarade ne le rencontrait sur sa route, et il passait tout son temps à rôder dans le faubourg d’un cabaret à un autre, « à faire sa panthère, » comme disent les ouvriers parisiens, par allusion sans doute à ce mouvement de va-et-vient qu’ils voient aux fauves encagés, dans leurs promenades du dimanche au Jardin des Plantes.

Bélisaire et sa femme prirent patience d’abord. L’air sententieux du Camarade leur imposait un peu ; et puis, il chantait si bien : « Le travail plaît à Dieu ! » Mais comme en fin de compte il mangeait d’un fort bon appétit, les nouveaux mariés, qui s’escrimaient du matin au soir pendant que l’autre faisait sa panthère toute la semaine et n’apportait jamais rien le jour de la Sainte-Touche, commencèrent à se lasser. L’avis de madame Bélisaire était de le renvoyer tout bonnement, de le rendre à la rue, au tas de balayures où le camelot avait dû le ramasser dans son désir d’avoir un camarade. Mais Bélisaire, que le bonheur parfait dont il jouissait dans son ménage et dans ses bottes neuves rendait encore meilleur, supplia sa femme de patienter. Quand un juif se mêle d’être généreux, sa charité est inépuisable.

— Qui sait, disait-il, si on ne pourrait pas le corriger, le changer ?

Il fut donc convenu que lorsque Ribarot rentrerait en battant les murs, la langue épaisse, on ne lui donnerait pas à souper, ce qui était une grande privation pour l’ivrogne qui, par un bénéfice de nature, avait encore plus faim ces jours-là que les autres. C’était une comédie de voir les efforts qu’il faisait pour se tenir droit, pour saluer sans desserrer les dents. Mais la porteuse de pain était douée d’une sagacité extraordinaire, et souvent en servant la soupe par cuillerées, quand le Camarade tendait déjà son assiette, elle éclatait contre lui :

— Vous n’avez pas honte de venir vous mettre à table dans l’état où vous êtes ?… car vous êtes encore en ribote, allez, je le vois bien.

— Tu crois ?… disait Bélisaire. Pourtant il me semble…

— C’est bon, je sais ce que je sais… Allons, haut ! à la paille, et plus vite que ça.

Le Camarade se levait, prenait son marteau et son tablier en bégayant quelques mots de supplication ou de dignité, avec un regard éperdu à la soupe qui fumait, puis s’en allait se coucher comme un chien dans la petite niche que Bélisaire occupait avant son mariage. Il n’avait pas le vin méchant, et sous cette barbe touffue, malpropre et barricadière, cachait un visage d’enfant vicieux et faible. Quand il était parti : — Allons, disait le camelot en avançant ses bonnes grosses lèvres, allons, donne-lui tout de même un peu de soupe.

— Oh ! je sais bien… toi, si on t’écoutait…

— Seulement pour une fois… Allons.

La femme résistait encore un moment avec cette indignation que la femme du peuple qui travaille comme un homme a contre l’homme qui ne fait rien ; mais toujours elle finissait par céder et Bélisaire s’en allait porter triomphalement une platée de soupe au Camarade dans son chenil. Il revenait tout ému.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il a dit ?

— Oh ! tiens, il me fait de la peine tellement il a l’air désolé. Il dit que s’il boit, c’est du chagrin de ne pas trouver d’ouvrage et de nous être toujours sur le dos.

— Qu’est-ce qui l’empêche d’en trouver de l’ouvrage ?

— Il dit qu’on ne veut pas de lui parce qu’il n’a pas des vêtements propres, et que s’il pouvait se requinquer un peu…

— Merci, j’en ai assez de le requinquer… Et sa redingote de la noce que tu lui as fait faire sans me le dire, pourquoi l’a-t-il vendue ?

À cela, il n’y avait pas de réplique. Pourtant ces excellentes gens faisaient encore un effort, achetaient à Ribarot une blouse de travail, une salopette. Un beau matin il partait avec du linge frais blanchi, un nœud de cravate fait par madame Bélisaire, et ne se montrait plus pendant huit jours, au bout desquels on le retrouvait endormi dans sa niche, dépouillé de la plupart de ses vêtements, n’ayant sauvé du désastre que son marteau et l’éternel tablier de cuir. Après plusieurs frasques de ce genre, on n’attendait plus qu’une occasion pour se défaire de cet intrus qui, au lieu d’être un soulagement pour le ménage, devenait un fardeau très lourd. Bélisaire lui-même était obligé d’en convenir, et souvent il venait se plaindre de Ribarot à son ami Jack, qui mieux que personne comprenait son chagrin, car lui aussi s’était donné un camarade terriblement incommode, mais un camarade dont il ne pouvait pas se plaindre. Il l’aimait bien trop pour cela !…