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Jean-François Millet

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Jean-François Millet
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 205-216).
JEAN-FRANÇOIS MILLET

Jean-François Millet, ce grand maître de la peinture rustique, jadis si contesté et que personne ne conteste plus, avait une tendresse particulière pour les arbres fruitiers. Il aimait à les peindre dans toutes les saisons, chargés de fleurs ou de fruits ou dépouillés, dénudés par l’hiver. Il avait étudié à fond leurs mœurs, leurs habitudes, leur humeur, leurs goûts, leurs préférences, leur port de tête, leur maintien, leurs contorsions et leurs grimaces. Il méprisait les paysagistes qui n’avaient pas su reconnaître « que les noyers laissent pendre leur feuillage en de lourdes masses, que les feuilles du pommier s’arrondissent en bouquets, que les branches du cerisier affectent des formes de thyrses, que le prunier entrelace ses brindilles en de gracieux festons. » Il savait aussi que les arbres ne sont pas fichés en terre comme des poteaux, qu’ils ont chacun leur manière de se fixer au sol, et il disait un jour à un écrivain étranger, admirateur passionné de son génie, M. Henry Naegely, qu’on ne saurait observer leurs racines avec trop d’attention, que c’est une matière à approfondir.

Comme les pruniers et les pommiers, la plante humaine a ses racines, auxquelles elle doit sa principale nourriture, et les premiers sucs nourrissans qu’elle a absorbés décident souvent de sa destinée. Il est cependant des hommes qui, transportés de bonne heure loin de leur pays natal, subissent les influences étrangères, oublient leurs origines, se détachent de leur passé, se transforment, se renouvellent. Il en alla tout autrement de Jean-François Millet. Le village où il était né et sa première éducation avaient laissé sur lui une marque indélébile. Ce Normand transplanté à Barbizon a peint en admirable observateur les choses nouvelles qu’il voyait, mais il les a toujours vues à travers ses souvenirs, en songeant sans cesse à des choses absentes et inoubliables, qui le hantaient comme des fantômes. Jamais arbre n’a plus vécu par ses racines ; on peut expliquer ainsi ce qu’il y a de mystérieux dans son talent et pourquoi ce peintre puissant, qu’on traita tour à tour de réaliste ou de romantique, ne ressemble à personne.

Le livre très agréable que vient de lui consacrer M. Naegely n’ajoute que peu de chose à ce que nous savions de sa vie par le gros volume si substantiel et si richement documenté de M. Alfred Sensier[1]. Mais c’est à M. Naegely qu’il faut s’adresser pour se faire une idée claire et nette de ce district du Cotentin où Millet a passé son enfance et sa première jeunesse, de ce coin de Normandie maigre, primitive et patriarcale. « La rade de Cherbourg, avait dit M. Sensier, est bornée à l’est par la pointe de Fermanville, à l’ouest par le cap de la Hague. Vu par ceux qui sont en mer, le pays de la Hague semble désolé et terrible. Une ceinture de hautes falaises granitiques l’entoure de toutes parts… Cependant, quand on parvient sur les hauteurs, tout change de physionomie et tout s’anime ; des champs labourés, des pâturages où paissent les bestiaux, des bois, des habitations peuplées annoncent que ce pays est fertile et bienfaisant. »

Ce pays bienfaisant, qui ne fut jamais très fertile, est en réalité un plateau en terrasse, où l’on peut cheminer pendant des heures, nous dit M. Naegely, sans apercevoir un être vivant, hormis peut-être un épervier planant dans les airs ou quelque oiseau de mer cheminant d’un rivage à l’autre. Les landes alternent avec d’arides gazons ; le fracas de la vague qui déferle se fait entendre jusque dans l’intérieur des terres, et nulle part les quatre vents du ciel ne mènent si grand bruit. « C’est une guerre sans trêve et sans quartier. Les buissons échevelés et les arbres rabougris, noueux, tortus, qui se penchent et se courbent sur le sol, témoignent des redoutables et perpétuelles batailles qu’ils doivent livrer, tandis que les noires églises trapues, bâties en un granit grossièrement taillé, ont un air d’obstiné défi et semblent dire qu’elles seules osent braver les élémens. »

Les pays les plus sévères ont leurs grâces. Cette grande terrasse, où les églises, les rochers et les arbres se battent contre le vent, est coupée par de charmans vallons abrités ; des ruisseaux, qui descendent à la mer, promènent parmi les verdures leur babil ou leur rêve. Viennent les beaux jours du printemps et les chaleurs de l’été, ces vallons et le plateau lui-même se couvriront de fleurs, de primevères, de jacinthes sauvages, de molènes à haute tige, de digitales, et on verra courir sur les haies l’églantine et le chèvrefeuille. Mais dans ce pays la gaieté n’est qu’un heureux accident, c’est la note grave qui domine. « On rencontre çà et là des manoirs si gris, si vieux et si taciturnes qu’on pourrait croire que la vie s’en est retirée ou qu’ils sont habités par des vieillards au front chenu, sur qui le temps a passé sans les voir et que la mort a oublié de recueillir dans son grenier. »

Le village de Gruchy où est né Millet, et qu’il a décrit dans quelques pages qu’a publiées en anglais M. Naegely, était comme caché dans un creux, et on pouvait passer sans les apercevoir près de ses maisons aux jambages et aux linteaux de granit. Ce hameau se composait de vingt ou vingt-cinq feux ; il a été depuis fort délaissé, et la moitié de ses chaumières tombent en ruines. Ce fut de tout temps un lieu fort tranquille : « On y voyait rarement un étranger, disait Millet, et il y régnait un tel silence que le gloussement d’une poule ou le caquetage d’une oie y faisait événement. » À l’extrémité de la grande rue, en face de la dernière maison, se dressait un vieil orme qui avait résisté à tous les assauts du vent du nord, et de là on découvrait la mer ; mais quoiqu’ils fussent ses proches voisins, les habitants de Gruchy n’étaient ni marins ni pécheurs ; ils n’avaient affaire à l’eau salée que pour en retirer le varech qui leur servait à fumer leurs pauvres champs. Millet ne s’est jamais soucié d’être un peintre de marines ; il avait vécu avec des laboureurs et lui-même avait labouré.

Les habitans de cette partie du Cotentin, nous dit M. Naegely, sortent de deux< races bien distinctes. Les uns, légèrement brachycéphales, au visage rond, aux yeux noirs ou d’un bleu verdâtre, sont les descendans des Celtes qui possédaient le pays avant l’invasion Scandinave ; les autres sont les fils des envahisseurs : grands, robustes, ils ont de beaux cheveux et les yeux bleus ; plus remarquables par leur vigueur que par l’élégance des proportions, ils ne possèdent ni la vivacité française ni la souplesse et la grâce de leurs voisins bretons. Les Millet appartenaient à la race normande ; mais les Normands du pays de la Hague ont le visage sérieux, et la sévérité de leur climat se reflète sur leur humeur.

Ils sont portés à la dévotion, ils observent exactement les pratiques, leurs mœurs sont presque puritaines. Leurs fêtes ne sont point bruyantes, et ils réprouvent la danse comme une abomination. Ils tiennent en grand mépris les comédiens ambulans, les saltimbanques, les bateleurs ; dans leurs grandes foires, les empiriques, les marchands d’orviétan réussissent seuls à attirer la foule. Mais comme il faut toujours que la nature ait son compte, leurs campagnards aisés sont de gros mangeurs, de grands buveurs, dont le plaisir est de tenir conférence autour d’une table bien garnie. Demi-bourgeois, demi-manans, les parens de Millet, qui joignaient difficilement les deux bouts dans les mauvaises années et avaient huit enfans à nourrir, ne laissaient pas de fêter le jour du Seigneur en recevant leurs amis, et le repas qu’ils leur offraient était simple, mais copieux.

C’étaient de braves gens, au cœur pur, à l’âme droite, prenant au sérieux les questions de conscience, probes jusqu’au scrupule. Dans cette humble famille, il y avait une figure centrale et dominante : Millet eut toujours une tendre vénération pour sa grand’mère, et elle exerça une grande influence sur sa vie. Louise Jumelin était une femme supérieure, « une mère en Israël ». Simple, presque rigide dans sa mise, « ses grands yeux, nous dit-on, semblaient attachés sur quelque vision intérieure, et sa face puissante était comme affinée et adoucie par une ombre de rêverie mystique ». Charitable et infiniment patiente, elle ne demandait au monde que peu de chose et considérait les maux de la vie comme une discipline salutaire. Elle conservait une grande sérénité dans les épreuves, son calme, sa dignité dans les chagrins et les détresses. Le monde est ainsi fait : il y a des villages enfouis dans des trous, et on y rencontre parfois des paysannes qui ont une âme de reine ou de sainte.

Millet a gardé pieusement les lettres que lui écrivait sa grand’mère après qu’il eût quitté Gruchy, pour aller tenter fortune dans la grande ville où l’on apprend à peindre. Elle lui donnait les nouvelles du jour, lui racontait les maladies, les mauvaises saisons, les récoltes manquées, les tenanciers qui ne payaient pas et le percepteur qui exigeait qu’on le payât, les accidens fâcheux, un toit de chaume que le vent avait enlevé et dont la réparation serait coûteuse ; mais ce qui la tourmentait davantage, c’était la crainte que Jean-François ne perdît à Paris ses principes et sa vertu. Elle le mettait en garde contre les corruptions et les perversités de la grande Babylone ; elle l’exhortait à rester sage, honnête, pieux, à ne point négliger le devoir pascal ; elle entendait que son petit-fils « se fit une joie de partager la fête des anges, qu’il fût une de ces belles âmes qui brillent parmi les autres comme la rose parmi les épines ». — « Tu nous dis que tu vas travailler à faire le portrait de saint Jérôme gémissant sur les dangers où il s’était trouvé exposé dans sa jeunesse. Ah ! mon cher enfant, à son exemple, fais les mêmes réflexions et en tire un saint profit. Suis l’exemple de cet homme de ton état qui disait : « Je peins pour l’éternité. » Pour quelque raison que ce puisse être, ne te permets jamais de faire de mauvais ouvrages, ne perds pas la présence de Dieu ; avec saint Jérôme, pense incessamment entendre la trompette qui doit nous appeler au jugement. » Millet tenait de sa grand’mère ce qu’il y eut d’austère et de mystique dans son talent ; Louise Jumelin fut pour beaucoup dans l’Angélus.

Comment se fait-il que le second des huit enfans qui grandissaient dans cette maison de paysan ait découvert un jour qu’il était né pour être artiste ? L’esprit souffle où il veut ; mais il y eut un peu d’hérédité dans cette affaire, si mystérieuse qu’elle soit. Son père avait des yeux et des goûts d’artiste, et lorsque à dix-huit ans Jean-François lui témoignera son désir de se faire peintre, il ne cherchera point à combattre sa vocation : « Mon pauvre François, je vois bien que tu es tourmenté de cette idée-là. J’aurais voulu te faire instruire dans ce métier de peintre qu’on dit si beau ; je ne le pouvais, tu es l’aîné des garçons et j’avais trop besoin de toi ; maintenant tes frères grandissent, et je ne veux pas t’empêcher d’apprendre ce que tu as tant envie de savoir. » Et quand Jean-Louis sera mort, la grand’mère dira à son petit-fils : « Mon François, ton père avait dit que tu serais peintre, obéis-lui et retourne à Cherbourg. »

Ce père qui avait une égale estime pour la charrue et pour la peinture, ce paysan aux longs cheveux bouclés, à l’œil doux, aux mains superbes, aimait à observer les plantes et les bêtes. Il disait à son fils : « Vois donc comme cet arbre est grand et bien fait ; il est aussi beau à voir qu’une fleur… Vois donc comme cette maison à moitié enterrée derrière le champ est bien ; il me semble qu’on devrait la dessiner ainsi. » Chantre de sa paroisse, il dirigeait des chœurs qu’on venait entendre de plusieurs lieues à la ronde ; il notait des chants d’église, et ses copies étaient si belles qu’on les aurait crues de la main d’un scribe du XIVe siècle. Il avait communiqué à son fils son respect religieux pour l’alphabet. L’enfant prédestiné excellait dans les majuscules, dans la ronde ; il avait remarqué que chaque lettre a son caractère propre, sa tenue particulière, ses sympathies et ses antipathies, que les unes sont Hères, glorieuses, hautaines, que d’autres sont des êtres faibles qui cherchent un appui. En sortant de l’école, il écrivait à la craie sur les clôtures et les barrières des champs des versets de la Bible en latin ; ces inscriptions étaient fort admirées des villageois et faisaient le désespoir de son frère Auguste, « qui, disait-il, ne pouvait pas y aveindre ». L’écriture est le premier art qu’ait cultivé Millet, et ce fut un bon commencement : il n’est pas de peinture plus écrite que la sienne.

Son imagination trouvait dans le pays de la Hague la nourriture et les excitans qui lui convenaient. Les grands offices, les Rogations, la fête du Saint-Sacrement, y sont célébrés avec une imposante solennité, et les chants d’église avaient tant de charme pour lui que jusque dans sa vieillesse il aima à les fredonner en travaillant. Il y avait dans ce pays battu du vent des endroits auxquels se rattachaient de vieilles légendes, qu’on racontait dans les veillées. Certains étangs s’étaient acquis une fâcheuse réputation, et on évitait de passer près de leur eau dormante après le coucher du soleil, de crainte de rencontrer des sorcières lavant leur linge au clair de la lune ou la Milleraine, cette dame blanche qui attire les hommes pour les perdre. Dans les soirées orageuses, la demoiselle de Tonneville faisait retentir sur les routes les sabots fantastiques de son cheval noir ; elle avait arrêté au passage un meunier qui crut que sa dernière heure avait sonné ; mais elle se contenta de lui voler sa farine, dont elle se fît une robe blanche, ayant roussi la sienne au feu de l’enfer. Millet connaissait bien cette dangereuse demoiselle ; il avait fait un dessin fort soigné de son manoir, dont on montrait les ruines à quelques bleues de Gruchy. On racontait aussi l’histoire du seigneur de Pirou, qui se sauva d’un grand danger en transformant en oies sa famille, ses amis, ses serviteurs et lui-même ; malheureusement il oublia le mot magique qui pouvait rendre à ces oies leur première forme, et dans les nuits sombres de l’arrière-automne, on les entend pousser des cris lamentables autour des fossés et des pièces d’eau d’un château abandonné. Millet déclarait que ces légendes, dont on avait bercé son enfance, lui avaient laissé une profonde impression, lui étaient restées à jamais dans l’esprit : « Aujourd’hui encore, disait-il, je sais à peine si j’y crois ou n’y crois pas. »

Si le pays de la Hague fournissait de la pâture à son imagination, il y trouvait aussi tout ce qui lui était nécessaire pour former son goût par l’étude des bons modèles. L’industrie moderne, la honteuse pacotille n’avait pas encore envahi cette terre privilégiée. Les costumes, les tables, les chaises, les pots, les casseroles, tout avait du caractère et des grâces primitives. D’humbles chaumières renfermaient des buffets d’un beau style, des armoires vénérables, faites de main d’ouvrier. « Les puits étaient des monumens, les auges et les abreuvoirs étaient taillés dans des blocs de granit, et on voyait se dresser au milieu des pâtis des monolithes semblables à des menhirs ; charrues, herses, bêches, pioches et houes, tous les outils agricoles semblaient avoir été faits pour une race de géans, et on aurait pu croire que quelque nation antique faisait sa dernière halte dans cette région lointaine. » Abbayes, manoirs, fermes, granges voûtées ou arc-boutées, il n’était pas de bourg ni de hameau où l’on ne pût découvrir quelque noble construction, les églises étaient riches en sculptures.

Il ne manqua rien à son éducation. Des vicaires de campagne lui apprirent le latin ; c’est en latin qu’il lisait Virgile et la Bible, et quand il racontait au curé de Gréville ce que disaient à son cœur la Bible et Virgile, ce bon prêtre s’écriait : « Ah ! mon pauvre enfant, ton cœur te donnera du fil à retordre, et tu ne sais pas combien tu souffriras. » Cette prédiction ne l’effrayait point ; il avait déjà deviné que qui ne sait pas souffrir ne sera jamais qu’un piètre artiste. C’est à Cherbourg qu’il apprendra le dessin, et Mouchel, son maître, lui dira : « Faites ce que vous voudrez et allez au musée. » C’était en vérité un pauvre musée, mais il y trouva d’aventure un tableau du Poussin ; fidèle à ses premières admirations il écrira un jour : « Poussin est le prophète, le sage et le philosophe de notre école, sans cesser d’être le metteur en scène le plus éloquent. Je pourrais passer ma vie face à face avec son œuvre que je n’en serais pas rassasié. »

Quand il partit pour Paris, il ignorait son métier, mais il avait acquis à jamais les idées maîtresses qui inspireront et gouverneront son génie, et ce qu’il était en quittant le pays de la Hague, il le sera toujours : « Ce fils de paysan, dit fort bien M. Naegely, avait trouvé autour de lui dès son enfance tout ce qui pouvait aider au développement de son talent, stimuler et fortifier ses aptitudes naturelles… Il était né chez un peuple primitif, que le monde n’avait point gâté ; ses premières années s’étaient passées dans une atmosphère de foi, de respect et d’amour, et il s’était familiarisé de bonne heure avec la lutte âpre, perpétuelle de l’homme contre les puissances élémentaires. Son éducation fut sérieuse, et la première chose qu’on lui enseigna fut la force, qui est restée la note dominante dans toutes ses œuvres. Pouvait-il en être autrement quand la force était partout autour de lui, ’ dans le vent qui soufflait en tempête, dans les rocs lézardés, dans les arbres qui bataillaient sans cesse et aussi dans les ouvrages fabriqués par la main des hommes, sans qu’il aperçût dans tout ce qui l’entourait rien de moderne, de faible ou de médiocre qui pût affaiblir cette grande impression ? »

Il a quitté son pays natal, où il avait appris à voir, à penser et à sentir ; il y retournera souvent, très souvent, il y fera de longs séjours ; il serait le plus malheureux des hommes, si on lui interdisait « de revoir sa Normandie et son village ; » rongé de nostalgie, il aurait le cœur lourd, l’air manquerait à ses poumons et c’en serait fait de la divine étincelle. Et pourtant, dès 1848, il s’est établi à Barbizon ; il y-passera vingt-sept ans, il y mourra. C’est là qu’il compose son grand poème rustique, aux cent actes divers ; étudiez de près ses tableaux, vous y retrouverez toujours des gens et des choses de Gruchy ; rien de plus vrai que les scènes qu’il met sous vos yeux, mais ce sont des réalités enchâssées dans des souvenirs.

Il vit à deux pas de la plus belle, de la plus admirable des forêts ; il s’y promène, il n’y cherche point ses sujets et ses inspirations. Il a conservé à jamais l’amour passionné des terres arables, des champs gras ou maigres, aux horizons lointains, où l’on voit des hommes et des femmes qui travaillent. Il habille ses ouvriers de campagne comme on s’habillait de son temps à Barbizon ; il avait pris en goût les marmottes, les mantes, les limousines ; mais ses rudes travailleurs ont un sérieux dans le maintien, une solennité dans le geste, une gravité mélancolique dans l’expression qui nous étonne ; ils font ce que nous voyons faire à nos laboureurs et à nos faucheurs, mais ils le font autrement, et leurs mœurs nous semblent exotiques. Parcourez du sud au nord, de l’est à l’ouest tout le département de Seine-et-Marne, vous aurez peine à y découvrir un paysan de Millet.

Dirons-nous avec M. Naegely qu’il lui fut profitable d’émigrer parce que les comparaisons l’instruisirent ? Faut-il croire « qu’il se fit une idée plus générale et plus complète de la vie rustique, et qu’il a peint le paysan universel » ? Le moyen de peindre le paysan universel ? C’est une abstraction sans forme et sans visage. Non, ses paysans sont comme lui des émigrés, et ils proviennent tous ou presque tous du pays où était resté son cœur. Il le sentait, il le disait lui-même. Le premier Semeur qu’il exécuta à Barbizon, dans la plaine de Biera, lui était apparu comme un jeune gars de Gréville « accomplissant sa tâche sur les terres escarpées des falaises, au milieu d’une nuée de corbeaux qui s’abattent sur le grain. » C’était Millet, Millet lui-même se ressouvenant de son premier métier. Son Angélus était une de ses œuvres de prédilection ; il y, retrouvait, disait-il, toutes les sensations de son enfance. Le 20 janvier 1863, il écrira à son ami Sensier : « Je vais pouvoir exposer mon Homme à la houe… et, j’espère, une Cardeuse que je travaille en ce moment, et à laquelle je tiens à donner une tournure et un calme que n’ont pas les cardeuses de la banlieue. J’ai encore à piocher durement, mais j’ai le souvenir présent de nos femmes de chez nous, filant et cardant de la laine, et cela me vaut mieux que tout. »

Il peignait rarement d’après le modèle, paraît-il, et ne lui demandait que des renseignemens de détail ; il peignait rarement aussi d’après nature ; il se contentait de noter ses impressions, et tout papier lui était bon pour cela, après quoi, rentré dans l’atelier, grâce à sa tenace mémoire et à sa puissante faculté de vision, son tableau lui apparaissait, et ses tableaux étaient toujours des évocations. Loin des yeux, dit-on, loin du cœur. Cela n’est vrai que des sentimens médiocres, des tendresses à fleur de peau. En s’éloignant de ce qu’on aime, on se procure le plaisir d’en rêver, la passion s’exalte, et l’étoffe de la nature est brodée par l’imagination. Il y a toujours dans le souvenir une part d’illusion ; il agrandit, il amplifie, il complète, et on est bien à Barbizon pour revoir Gruchy en songe. Millet fut-il un réaliste ou un idéaliste ? On l’aura défini, je crois, si l’on dit qu’à l’observation précise, minutieuse et à l’amour des vérités crues, il joignit le mystère et l’idéalisme du souvenir.

Dans les environs de Gruchy, les moutons, laissés sur leur bonne foi, pâturaient librement dans les anfractuosités des rochers, sans que personne les gardât ; ils y étaient à demeure, on ne les ramenait au village qu’une fois par an, pour les tondre. Ce fut à Barbizon qu’il fit connaissance avec les bergers et les bergères, et cette variété de l’espèce humaine fut pour lui une nouveauté, qui lui parut fort intéressante. Il en tira un admirable parti, mais pour aimer davantage ses bergers, il les naturalisa normands ; cela se voit à leur visage ; on devine tout de suite qu’ils ont entendu la clameur des vagues se brisant contre une falaise, qu’ils ont vu la mer et se sont sentis comme perdus dans cette immensité. On ne peut douter non plus qu’ils n’aient lu la Bible ; ils savent que les patriarches gardaient eux-mêmes leurs troupeaux et que David fut un pasteur. Ils savent aussi que Louise Jumelin mêlait les choses du ciel aux choses de la terre, et qu’elle avait donné à son petit-fils un peu de son âme. « Il faut faire servir le trivial à l’expression du sublime, disait-il : c’est la vraie force. » Il a excellé dans cet art, qui à Gruchy était un art domestique ; il a cru se souvenir qu’on y faisait de très petites choses avec grandeur, et il a révélé ce secret à ses bergers.

Il avait quitté Gruchy pour venir s’établir dans un pays où les champs étaient moins pauvres, où la vie du paysan était sensiblement moins dure. Mais le pli était pris ; jusqu’à sa mort il peindra les mortifications, les rigueurs, les austérités de l’ascétisme agricole : il ne peut oublier qu’il est né dans une maison où l’on peinait beaucoup, dans un endroit où jour et nuit les arbres se battent contre le vent : « Ce n’est jamais le côté joyeux qui m apparaît : je ne sais pas où il est, je ne l’ai jamais vu… Dans certains pays peu labourables, vous voyez des figures bêchant, piochant. Vous en voyez une de temps en temps se redressant les reins, comme on dit, et s’essuyant le front avec le revers de la main… C’est là que se trouve pour moi la vraie humanité, la grande poésie. » De son propre aveu, il a essayé de dire comme il pouvait ce qu’il avait ressenti lui-même dans sa jeunesse en travaillant une terre peu labourable.

Quelqu’un s’avisa de le traiter de socialiste, de révolutionnaire. Ce critique malavisé faisait injure à ses paysans. Ils prennent leur mal, leurs afflictions en patience ; ils souffrent sans se plaindre, ils ne songent point à protester contre leur destinée ; à quoi sert de protester contre un décret immuable ? Louise Jumelin leur a enseigné que la résignation a ses fiertés et ses douceurs, qu’ils obéissent à une loi dure, mais sacrée, que Dieu s’est mêlé de cette affaire, qu’il a décidé que l’homme mangerait son pain à la sueur de son front : « On ne peut donc pas tout simplement admettre les idées qui peuvent venir dans l’esprit à la vue de l’homme voué à gagner sa vie à la sueur de son front ? n’en est qui me disent que je nie les charmes de la campagne… Je vois très bien les auréoles des pissenlits et le soleil qui étale là-bas sa gloire dans les nuages… Je n’en vois pas moins dans la plaine, tout fumans, des chevaux qui labourent, puis, dans un endroit rocheux, un homme tout errené, dont on a entendu les han ! depuis le matin, qui tâche de se redresser un instant pour souffler. Le drame est enveloppé de splendeurs. Cela n’est pas de mon invention, et il y a longtemps que cette expression, le cri de la terre, est trouvée. »

Comme son peintre préféré, M. Naegely estime qu’il faut aller chercher dans les champs « la vraie humanité et la grande poésie ». Il a un culte pour le paysan ; il le tient pour l’être le plus intéressant que puisse étudier un artiste, et il le considère avec raison comme le soutien, comme la pierre angulaire des sociétés. Il déclare que les rois, les politiques, les financiers et les philosophes, travaillent à perdre le monde, que c’est le paysan qui le sauve. Il déclare aussi que Jean-François Millet l’a vu le premier tel qu’il est, l’a découvert, nous l’a révélé, qu’avant lui on n’en avait fait que des portraits de convention. Il en dit trop ; il a le goût sûr, mais exclusif, et mêle un peu d’intolérance à ses admirations.

Millet était aussi sensible que personne aux enchantemens de la nature, la grande ensorceleuse, et il nous l’a montrée en fête le jour où il a peint son merveilleux Printemps. Le soleil reparaissant après l’orage, un arc-en-ciel dessinant sa courbe sur un fond de nuées noires comme l’encre, des arbres fruitiers qui se réjouissent et qui boivent, ce printemps fleuri et mouillé, ce sourire dans les larmes, tout a été pris sur le fait et l’ensemble est beau comme un conte de fées ; mais l’homme est absent de cette féerie, ou, pour mieux dire, il n’y figure que sous la forme d’un passant qui, surpris par l’averse, s’est mis à l’abri sous un feuillage. Ses paysans ne sont jamais de fête ; ils travaillent ou se reposent ; mais jamais ils ne jouent et jamais ils n’ont ri. Et cependant l’homme des champs a ses divertissemens, ses jeux, sa façon particulière de rire, de folâtrer, de faire l’amour, ses grosses joies, qui ne sont point méprisables. Millet le savait : « J’allai un jour à la Chaumière ; les danses de cette cohue bousculante me dégoûtèrent ; j’aimais mieux la lourde joie de nos campagnes et les vrais ivrognes de nos pays. » Il écrira plus tard à M. Sensier : « C’est demain dimanche la fête de Barbizon. Tous les fours, fourneaux, cheminées, toutes les casseroles et marmites sont en activité telle qu’on pourrait se croire à la veille des noces de Gamache. Il n’est pas une vieille tringle qui ne fasse service de broche, et tous les dindons, oies, poules, canards que vous avez vus si bien portans, sont pour le quart d’heure en train de rôtir, de bouillir… Et des pâtés d’un diamètre comme des roues de cabriolet ! Enfin, Barbizon n’est qu’une énorme cuisine, et l’odeur doit s’en répandre au loin. » Le peintre qui nous aurait montré cette énorme et odorante cuisine eût fait un portrait aussi ressemblant du paysan que celui qui a peint l’Homme à la houe, géant sinistre, occupé, semble-t-il, à creuser sa fosse pour y enterrer ses chagrins.

Les kermesses ont leur prix, et si dédaigneux que soit M. Naegely pour les bergeries, pour les pastorales, « pour les idylles artificielles », eh ! vraiment, ces fictions ont leur charme.

Millet était moins sévère que son disciple ; il ne méprisait pas les bucoliques. Avant de se fixer à Barbizon, il avait peint un Age d’or, des Dénicheurs de nids, une femme nue guettée par un Faune, des paysannes comme il n’en existe point, la gorge découverte, les cheveux au vent, le soleil de mai dans les yeux. Il se passionnera plus tard pour Théocrite : « Je ne l’ai pour ainsi dire pas quitté avant de l’avoir dévoré. C’est d’un charme naïf et particulièrement attrayant, qui ne se trouve pas au même degré dans Virgile ». Il ajoute fort sensément : « Cette lecture me prouve de plus en plus qu’on n’est jamais autant grec qu’en rendant bien naïvement ses impressions, peu importe où on les ait reçues. »

La nature est infiniment diverse, et rien n’est plus réel que les pensées et les rêves qu’elle nous inspire. Il y a des mares mystérieuses, près desquelles Corot a vu tournoyer des nymphes ; il y a des arbres à l’ombre desquels Tityre s’est assis pour jouer du galoubet ; il y a des ruisseaux clairs où Daphnis et Chloé ont sûrement lavé leurs corps blancs et polis : il y a des clairières au gazon velouté, créées tout exprès pour servir de cadre à des fêtes galantes et à des rondes de bergères en paniers : Lancret les a vues, il faut l’en croire. Ne méprisons que les fictions incohérentes. « Que les choses, disait Millet, n’aient point l’air d’être amalgamées au hasard et par occasion, qu’elles aient entre elles une liaison indispensable et forcée. Je voudrais que les êtres que je représente aient l’air voués à leur position, et qu’il soit impossible d’imaginer qu’il leur puisse venir à l’idée d’être autre chose que ce qu’ils sont. Une œuvre doit être d’une pièce, et gens et choses doivent toujours être là pour une fin. » Il ne vient jamais à une bergère de Lancret l’idée d’être autre chose que ce qu’elle est.

Il disait encore : « L’art ne vit que de passion, et on ne peut pas se passionner pour rien… Ce n’est pas tant les choses représentées qui font le beau que le besoin qu’on a eu de les représenter, et ce besoin lui-même a créé le degré de puissance avec lequel on les représente. Point d’atténuation dans les caractères. Quel est le plus beau d’un arbre droit ou d’un arbre tortu ? Celui qui est le mieux en situation. » Cela revient à dire que tous les sujets sont bons, pourvu que l’artiste qui les traite ait éprouvé l’impérieux besoin de les traiter ; il nous trouvera prêts à l’écouter s’il est un de ces amoureux extravagans et indiscrets qui racontent éloquemment leurs aventures à l’univers, et sont assez persuasifs « pour nous jeter au corps leurs joies et leurs douleurs ». En matière d’art, selon le sens qu’on attache aux mots, tout est vérité et tout est mensonge, et les seuls mensonges dont nous refusions d’être dupes sont ceux qu’on nous débite à froid. Lequel est le plus vrai de l’Embarquement pour Cythère ou du tableau des Glaneuses ? Je les tiens l’un et l’autre pour des chefs-d’œuvre d’exactitude. Watteau et Millet avaient un trait de ressemblance, c’était la parfaite sincérité dans l’émotion, et si la nature leur avait refusé le don d’exprimer leurs sensations et leurs rêves, le tourment de se taire leur eût fait prendre la vie en dégoût : c’est pour cela que, quoi qu’ils nous disent, nous les croyons.


G. VALBERT.

  1. La Vie et l’œuvre de J.-F. Millet, par Alfred Sensier. — J.-F. Millet and rustic Art, by Henry Naegely (Henry Gaëlyn) ; Londres, 1898.