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Jean Racine (Lemaître)/V

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 129-157).

CINQUIÈME CONFÉRENCE

« ANDROMAQUE »


Andromaque (1667) est, avec le Cid, la plus grande date du théâtre français. Andromaque, c’est l’entrée, dans la tragédie, du réalisme psychologique et de l’amour-passion, et c’est le commencement d’un système dramatique nouveau.

Pour bien juger de l’originalité d’Andromaque, il faut savoir quelles tragédies on faisait dans les années qui ont immédiatement précédé la pièce de Racine.

Ce qu’on joue entre 1660 et 1667, c’est Othon, Sophonisbe, Agésilas, Attila, de Pierre Corneille ; c’est Astrate, Bellérophon, Pausanias, de Quinault ; et c’est Camma, Pyrrhus, Maximian, Persée et Démétrius, Antiochus, de Thomas Corneille.

J’ai lu, naturellement, les pièces de Pierre Corneille : j’ai lu ou parcouru celles de Thomas et de Quinault. Elles ont toutes ceci de commun, qu’elles sont romanesques à la façon des romans du temps. Je ne vous en parlerai point parce que ce serait long et que ce ne serait pas très utile.

Mais je vous parlerai un peu du Timocrate de Thomas Corneille, qui est de 1656.

Timocrate est, de beaucoup, le plus grand succès du théâtre au XVIIe siècle. Il fit salle comble pendant six mois. On le joua en même temps au Marais et à l’hôtel de Bourgogne. Et Timocrate représente exactement le genre de tragédie qui plut davantage entre le Cid et Andromaque, et ce que Racine veut remplacer.

Je ne vous raconterai pas Timocrate. Il y faudrait du temps, et l’exposé en serait difficile à suivre. (La lecture même de la pièce est assez pénible ; mais évidemment cela devait s’éclaircir à la représentation.) Je vous renvoie au livre de M. Gustave Reynier sur Thomas Corneille. Sachez seulement que le sujet de Timocrate est tiré du roman de Cléopâtre, de La Calprenède ; que le héros de la pièce joue un double personnage ; que, sous le nom de Timocrate, roi de Crète, il assiège la reine d’Argos ; que, sous le nom de Cléomène, officier de fortune, il défend cette reine dont il aime la fille ; que la pièce à partir du troisième acte n’est qu’une série de surprises et de coups de théâtre adroitement ménagés ; que le dénouement est fort ingénieux ; que Timocrate me paraît, aujourd’hui encore, un des chefs-d’œuvre du drame à énigmes ; et que je ne pense pas que, ni chez Scribe, ni chez M. Sardou, ni chez d’Ennery, vous trouviez une plus exacte ni plus habile application du précepte de Boileau :

Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
À son comble arrivé, se débrouille sans peine.
L’esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé
D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue.

(Précepte qui regarde le genre de pièces qu’on aimait avant Racine, mais très peu le théâtre de Racine lui-même.)

Ce qui caractérise Timocrate et presque toutes les pièces du même temps (car tous les auteurs voulaient écrire leur Timocrate), c’est la subordination des personnages à l’intrigue (et, par suite, la facticité ou la nullité des caractères) ; c’est l’extraordinaire dans les faits et dans les sentiments et ce serait (si l’on pouvait prendre au sérieux ces inventions) la fantaisie et l’individualisme en morale.

Ce n’est pas que le drame de Thomas Corneille ne dût être d’un agrément assez vif, non seulement par l’ingénieuse complication de la fable, mais par l’idéal romanesque qu’elle exprime. Peut-être que, si vous lisiez Timocrate, vous vous diriez, après l’avoir lu :

« Que l’idéal de cette société est charmant dans son artifice ! La pure théorie platonicienne de l’amour, déjà affinée au moyen âge par les romans de chevalerie et dans les cours d’amour, reçoit son achèvement dans les salons « précieux ». L’amour n’y est maître que de vertus et professeur que d’héroïsme. L’aimable fou que ce Timocrate, et le chercheur exquis de midi à quatorze heures ! Il a conquis, comme parfait amoureux, le cœur de la princesse Ériphile ; il n’aurait qu’à le cueillir. Mais il veut encore le mériter comme héros et grand capitaine ; et c’est pourquoi, à peine élevé au trône par la mort de son père, il vient assiéger, sans le lui dire, la ville de celle qu’il adore. Et certes, « la galanterie est rare ». Quand, Timocrate et Cléomène à la fois, il s’est empêtré dans son double rôle, c’est bien simple, il se tire d’affaire en étant sublime, « en immolant, comme il le dit, l’amour même à l’amour ». Et nous savons bien qu’en réalité il n’a rien sacrifié du tout, puisque Cléomène et Timocrate ne font qu’un, et que, donnant son amante au roi de Crète, c’est à lui-même qu’il la donne. Il s’amuse donc. Mais quel artiste ! Et quel grand cœur aussi ! L’amour est vraiment pour lui une religion, et une religion excitatrice de vertus. Il n’aime que pour orner son âme, et nous le voyons tout le temps préférer à la possession de sa maîtresse ce qui le rend digne de cette possession. Il fauche les rangs ennemis, égorge les deux rois alliés d’Argos, ses rivaux, et, l’instant d’après, épargne Nicandre, son troisième rival, afin d’être beau de diverses façons et, tour à tour, par sa fureur et par sa magnanimité. Quand la reine d’Argos, pour tenir deux serments qu’elle a faits, lui promet la main de sa fille et, après le mariage, la mort, non seulement il se résigne, mais il se réjouit infiniment : car enfin il aura été pendant cinq minutes l’époux de celle qu’il aime ; et qu’est-ce que la mort, je vous prie ? D’ailleurs ces amours sont chastes. La chair en est radicalement absente. La subordination, l’immolation de soi-même et, par surcroît, de l’univers entier, et du ciel et de la terre, à une petite femme raisonneuse, abondante en propos chantournés, et qu’on n’aura même pas touchée du doigt : voilà l’idéal, voilà ce qui vaut la peine de vivre et de mourir. Et les autres personnages ne le cèdent guère à Timocrate. Ils sont généreux sans effort, mais obstinément et sans retenue, non pas au-dessus, mais, ce qui est encore mieux, en dehors de la nature, de la grossière et méprisable nature. Quelle gentille société que celle qui adorait de tels rêves et qui faisait le plus formidable succès du siècle à la comédie qui lui en donnait la plus pure représentation ! Et ce que Thomas Corneille trouve là, qui ne voit, d’ailleurs, que le grand Corneille l’a cherché naïvement pendant toute la seconde moitié de sa vie ! »

C’est vrai, oui, tout cela est vrai.— Mais ce qui est vrai aussi, c’est que, s’il était possible de considérer gravement ces amusettes, on verrait que le fond de Timocrate— et de tout ce théâtre— c’est l’exaltation de la fantaisie personnelle par opposition à la morale commune. Timocrate, Nicandre, la reine d’Argos se forgent à leur guise des devoirs distingués (comme feront les personnages romantiques). Timocrate déclare la guerre et fauche les hommes afin d’être en posture avantageuse aux yeux de sa maîtresse et parce qu’il veut, après la vie langoureuse, connaître la vie énergique. (Ainsi fait, d’ailleurs, l’Alexandre de Racine lui-même.) Au dénouement, pour marquer sa reconnaissance à Timocrate qui lui a laissé la vie, et pour avoir aussi bon air que lui, l’Argien Nicandre ouvre Argos aux Crétois et trahit donc sa patrie par délicatesse. Et la reine d’Argos, pour rester à la hauteur de ces étonnants fantaisistes de la perfection morale, fait cadeau de son peuple à Timocrate. Et ainsi, ils sont tous trois si désireux d’être beaux— et si sublimes— que, pour la reine, il n’y a plus de devoir royal, pour Nicandre, plus de patrie, et pour Timocrate plus d’humanité.

Or, Andromaque, c’est précisément le contraire et de Timocrate et des très nombreuses tragédies dont Timocrate est le type absolu, et, enfin, de plus de la moitié des tragédies de Pierre Corneille.

Car Racine (et cela ne nous étonne plus, mais cela fut neuf et extraordinaire à son heure), Racine, ami de Molière qui faisait rentrer la vérité dans la comédie, ami de La Fontaine qui la mettait dans ses Fables, ami de Furetière, qui essayait de la mettre dans le roman, ami de Boileau qui, dès ses premières satires, s’insurgeait contre le romanesque et le faux, — Racine, pour la première fois dans Andromaque, choisit et veut une action simple et des personnages vrais ; fait sortir les faits des caractères et des sentiments ; nous montre des passionnés qui ne sont nullement vertueux, mais qui aussi ne prétendent point à la vertu ni ne la déforment ; ramène au théâtre— par opposition à la morale fantaisiste et romanesque— la morale commune, universelle, et cela, sans aucunement moraliser ni prêcher, et par le seul effet de la vérité de ses peintures. Et c’est une des choses par où Racine plut à Louis XIV, homme de bon sens, grand amateur d’ordre, et qui se souvenait que la Fronde avait fort aimé le romanesque en littérature. Et ainsi il est peut-être permis de signaler ici une convenance secrète et une concordance entre les deux génies réalistes du jeune poète et du jeune roi.

Notons qu’il s’est écoulé près de deux ans entre la représentation d’Alexandre et celle d’Andromaque. Racine ne s’est pas pressé. Il a de nouveau feuilleté ses Grecs, il s’est laissé de plus en plus émouvoir et pénétrer par leur simplicité, leur sincérité, leur candeur hardie. En même temps, devenu à vingt-cinq ans auteur dramatique célèbre, il vivait dans un monde où les passions sont vives et il regardait attentivement autour de lui.— Puis, ces deux années-là, il voyait jouer, non sans sourire, Sophonisbe et Agésilas. Il savait bien qu’il ferait, lui, autre chose. Et il attendait qu’une belle idée s’emparât de son imagination.

Un jour, après avoir relu son Euripide, il ouvre son Virgile et est frappé par un passage du IIIe livre de l’Énéide, où il retrouve cette pure Andromaque qu’il avait déjà aimée dans l’Iliade (car déjà, écolier à Port-Royal, il avait écrit, en marge de son Homère, sur ce qu’il appelle la « divine rencontre » d’Andromaque et d’Hector, un petit commentaire très intelligent et très ému).

Voici le passage de Virgile :

Nous côtoyons, dit Énée, le rivage d’Épire ; nous entrons dans un port de Chaonie, et nous montons jusqu’à la haute ville de Buthrote… Il se trouva qu’en ce moment, aux portes de la ville, dans un bois sacré et sur les bords d’un faux Simoïs, Andromaque portait aux cendres d’Hector les libations solennelles et les tristes offrandes. Elle pleurait devant un vain tombeau de gazon, entre deux autels que sa douleur avait consacrés, et invitait Hector au funèbre banquet… Elle baissa la tête et, parlant à voix basse : « Ô heureuse avant toutes, dit-elle, la vierge fille de Priam, condamnée à mourir sur la tombe d’un ennemi, au pied des hautes murailles de Troie ! Elle échappa au partage ordonné par le sort et n’approcha point, captive, du lit d’un maître vainqueur. Mais nous, après l’incendie de notre patrie, traînées de mer en mer, il nous fallut, enfantant dans l’esclavage, subir l’insolence du fils d’Achille… Bientôt il s’attache à Hermione, race de Léda, et va dans Sparte rechercher sa main. Mais Oreste, qu’enflamme un violent amour de l’épouse ravie, Oreste que poursuivent, les Furies des crimes, surprend son rival sans défense et l’égorge au pied des autels paternels… »

Cette triste élégie… puis ce coup de couteau… Racine rêve là-dessus ; et c’est de ces vingt vers de Virgile qu’il tirera sa tragédie ; car il n’a à peu près rien emprunté ni aux Troyennes d’Euripide, dont le sujet est le meurtre d’Astyanax, ni à l’Andromaque du même poète, où la veuve d’Hector défend son fils, mais un fils qui est celui d’Hélénus, ni enfin aux Troyennes de Sénèque ; et il dit vrai quand, après avoir cité le passage de Virgile, il écrit dans sa préface : « Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. » Je suppose, que vous avez lu les tragédies de Racine. Je ne vous analyserai point l’action d’Andromaque, mais je vous en rappellerai l’essentiel, juste ce qu’il faut pour vous en remettre en mémoire la composition si simple et si liée.

C’est un peu après la prise de Troie. Pyrrhus est rentré en Épire, dans sa ville de Buthrote. Il a eu dans sa part de butin Andromaque, la veuve d’Hector, et son fils, l’enfant Astyanax. Et Pyrrhus aime la belle captive, et ne peut se décider à épouser sa fiancée Hermione, fille d’Hélène, qui est venue à Buthrote sur sa foi, accompagnée d’une petite escorte de ses nationaux.

Or, les rois grecs confédérés, qu’inquiète la faiblesse de Pyrrhus pour sa captive, envoient à Pyrrhus un ambassadeur, Oreste, pour le sommer de leur livrer le jeune Astyanax. Oreste est le cousin germain d’Hermione. Il aime la jeune fille depuis longtemps et avec passion.

Oreste, donc, s’acquitte de son ambassade. Pyrrhus refuse fièrement de lui livrer le fils de sa captive. Il espère, par là, toucher le cœur d’Andromaque. Et là-dessus, Hermione furieuse promet à Oreste de le suivre. Mais, Andromaque demeurant inexorable, Pyrrhus se ravise (premier revirement) : il promet d’abandonner Astyanax aux Grecs et d’épouser enfin Hermione, laquelle, ivre de joie, lâche brusquement le triste Oreste.

Et, bien que le ton ait été jusqu’ici, tantôt celui de l’élégie et tantôt celui de la comédie dramatique, nous sentons bien que tous trois, Hermione, Oreste, Pyrrhus, possédés d’un aveugle amour, sont promis au crime ou à la folie ; et nous voyons aussi que leur sort est lié aux volontés et aux sentiments de la captive troyenne.

Or, Andromaque, sur le point de perdre son fils, supplie Pyrrhus à genoux et met cette fois dans ses prières un je ne sais quoi qui fait perdre la tête à Pyrrhus. Et Pyrrhus, se ravisant encore, et n’hésitant plus à trahir les intérêts de la Grèce confédérée, propose à Andromaque de l’épouser, de la couronner et d’adopter son fils. Mais, si elle refuse, l’enfant mourra. Et Andromaque, ayant médité sur la tombe d’Hector, accepte la proposition du vainqueur, avec le secret dessein de se tuer après la cérémonie du mariage.

Et ce second revirement de Pyrrhus entraîne tout. Hermione, désespérée, se rejette sur Oreste ; elle lui commande, s’il la veut, de tuer Pyrrhus à l’autel. Et Oreste obéit ; et quand il revient chercher sa récompense, Hermione lui crie : « Qui te l’a dit ? » et va se tuer sur le corps de Pyrrhus, laissant Oreste en proie à un accès de folie. Voilà, tout en gros, l’action d’Andromaque. Vous avez reconnu que, la situation première une fois posée, elle se développe naturellement, par la seule vertu des sentiments, passions et caractères des personnages et sans aucune intrusion du hasard, — avec cette particularité que tout est suspendu à Andromaque ; qu’Andromaque d’abord, en s’éloignant de Pyrrhus, le rapproche d’Hermione et éloigne celle-ci d’Oreste ; et qu’ensuite, en se rapprochant de Pyrrhus, elle rapproche Hermione d’Oreste et rejette Oreste sur Hermione : en sorte que non seulement l’action est subordonnée aux sentiments des personnages, mais que les sentiments de trois de ceux-ci sont subordonnés aux sentiments d’un quatrième. On ne saurait donc concevoir un drame plus véritablement ni plus purement psychologique. Et c’est le premier point par où Andromaque diffère profondément et de Timocrate et d’Astrate, et du théâtre même de Pierre Corneille.

Et voici le second point. On peut presque dire que pour la première fois l’amour entre dans la tragédie.

Je dis « pour la première fois » . Car l’amour de Chimène et de Rodrigue est un amour glorieux et lyrique, et subordonné à un devoir, à une idée. Et l’amour de Camille, dans Horace, est bien l’amour, et violent, oui, mais sans complication ni jalousie.

Et je dis simplement « l’amour » . Non pas l’amour-goût, non pas l’amour-galanterie, non pas l’amour romanesque, mais l’amour sans plus, l’amour pour de bon, ou, si vous voulez, l’amour-passion, l’amour-maladie : un amour dans lequel il y a toujours un principe de haine. Au fond, — et malgré l’extrême décence (je ne dis pas la timidité) de l’expression dans Racine, — c’est l’amour des sens, et c’est le degré supérieur de cet amour-là, la pure folie passionnelle. C’est le grand amour, celui qui rend idiot ou méchant, qui mène au meurtre et au suicide, et qui n’est qu’une forme détournée et furieuse de l’égoïsme, une exaspération de l’instinct de propriété. Une créature est « tout pour vous » ; elle vous fait indifférent au reste du monde, parce qu’elle vous donne ou que vous attendez d’elle des sensations uniques. Vous l’aimez comme une proie, avec l’éternelle terreur de la partager. Vous voulez être pour elle ce qu’elle est pour vous : l’univers de la sensation. Sinon, vous la haïssez en la désirant. Voilà le grand amour. La jalousie en est presque le tout. Cet amour-là (c’est assez surprenant, mais c’est ainsi) je crois qu’on ne l’avait vu ni dans les romans ni au théâtre avant Racine.

Trois personnages dans Andromaque sont possédés de cet amour-maladie, criminel et meurtrier presque par définition : Hermione et Oreste, malades complets ; Pyrrhus un peu moins fou, parce que l’objet de sa jalousie est un mort et qu’il ne peut donc plus le tuer. Et ces trois déments font d’autant mieux ressortir la beauté morale de la divine Andromaque, dont les deux amours— le conjugal et le maternel— sont purs, sages et « dans l’ordre » ; le premier d’autant plus pur qu’il s’adresse à un souvenir, à une ombre.

Et qu’ils sont vrais, ces quatre personnages, et comme ils vivent ! Et comme, tout en restant des types d’une humanité très générale, ils sont sûrement caractérisés ! « Andromaque, ici, ne connaît point d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. » Ainsi parle Racine dans sa préface. Et il ajoute : « J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. » ( « L’idée que nous avons maintenant… » nous verrons que cela se peut appliquer à tous les personnages légendaires ou historiques de Racine, et combien cela est raisonnable.) Il continue :

La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d’Hector et pour la mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre mari ni un autre fils.

Ainsi christianisée par une longue tradition (oh ! seulement un peu, puisque, à un moment, elle consent au suicide) ; pure, triste, fidèle, ne vivant plus que pour pleurer son mari et défendre son petit enfant ; — mais, parmi sa grande douleur, soucieuse de ne pas trop offenser Pyrrhus et— comme l’a dit Geoffroy le premier et, après lui, Nisard— d’une coquetterie vertueuse : voilà la trouvaille hardie de Racine.

Vous vous rappelez peut-être qu’il y eut, là-dessus, voilà quinze ans, grande querelle à la Comédie-Française, au Temps et au Journal des Débats. Des gens ne voulaient pas qu’Andromaque fût coquette : « Y songez-vous ? Ce Pyrrhus est le fils du meurtrier d’Hector ; il a massacré les parents d’Andromaque et incendié sa ville. Il y a un fleuve de sang entre eux deux : et vous voulez qu’elle « flirte » avec le bourreau de sa famille ? Racine s’est bien gardé d’une idée aussi indécente. » On répondait : « Nous ne prétendons point qu’Andromaque cherche expressément à troubler Pyrrhus. Mais enfin elle voit l’effet qu’elle produit sur lui, et il est naturel qu’elle en profite pour sauver son enfant. Que si le mot de « coquetterie », même « vertueuse » vous choque, nous dirons qu’Andromaque a du moins le sentiment de ce qu’elle est pour Pyrrhus et, sinon le désir de lui plaire, du moins celui de ne pas le désespérer tout à fait, de ne pas le pousser à bout, et même de ne pas lui déplaire. Il n’y a pas à aller là contre ; le texte de Racine est plus fort que tout.

Cette plainte :

Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups ;

cet argument qui, sous prétexte d’éteindre l’amour du jeune chef, lui présente l’image de ce qu’il y a de plus propre à l’émouvoir :

Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?

cette façon qu’elle a d’évoquer toujours Hector devant Pyrrhus, de parler du rival mort à l’amoureux vivant ; et enfin, quand le péril de l’enfant Astyanax est proche et certain, ces mots audacieux sous leur air de réserve (ces mots qui, d’ailleurs, provoquent immédiatement, chez Pyrrhus, l’offre de sa main et de sa couronne) :

… Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés,
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
Son fils, seul avec moi, réservé pour les fers.
Mais que ne peut un fils ! Je respire, je sers.
J’ai fait plus : je me suis quelquefois consolée
Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’eût exilée ;
Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois
Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois.
J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille :
J’attendais de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité !

tous ces vers-là sont assurément faits pour mettre Pyrrhus sens dessus dessous ; et il est clair qu’Andromaque ne l’ignore pas. Et c’est très bien ainsi. Cette finesse féminine parmi tant de vertu et de douleur et une aussi parfaite fidélité conjugale, il me semble que cela fait une combinaison exquise, et hardie, et vraie.

Et puis quoi ! Pyrrhus est jeune, beau, illustre, et généreux en somme. Il s’expose aux plus grands dangers pour défendre le fils d’Andromaque. Andromaque peut haïr le fils d’Achille et celui qui a tué tant de Troyens : mais la personne même de Pyrrhus, je crois qu’Andromaque ne la hait point.

Et la preuve, c’est qu’aussitôt que Pyrrhus est mort à cause d’elle, Andromaque se met à l’aimer. Je ne dis pas seulement qu’elle lui est reconnaissante et qu’elle le pleure par convenance : je dis qu’elle l’aime. Cela ressort (oh ! Racine n’est point timide) d’une scène du cinquième acte, qui était dans le premier texte d’Andromaque et dans l’édition de 1668. Après le meurtre de Pyrrhus, Oreste, allant rendre compte à Hermione de sa mission, amenait avec lui Andromaque de nouveau captive. Et Andromaque disait à Hermione :

… Je ne m’attendais pas que le Ciel en colère
Pût sans perdre mon fils accroître ma misère
Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor
Qui fît couler mes pleurs pour un autre qu’Hector.
Vous avez trouvé seule une sanglante voie
De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie.
Plus barbare aujourd’hui qu’Achille et que son fils,
Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ;

Et, ce que n’avait pu promesse ni menace,
Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place
Je n’ai que trop, madame, éprouvé son courroux :
J’aurais plus de sujet de m’en plaindre que vous
Pour dernière faveur ton amitié cruelle,
Pyrrhus, à mon époux me rendait infidèle.
Je t’en allais punir. Mais le Ciel m’est témoin
Que je ne poussais pas ma vengeance si loin ;
Et sans verser ton sang, ni causer tant d’alarmes,
Il ne t’en eût coûté peut-être que des larmes…

Racine a supprimé, dans l’édition de 1676, cette rentrée d’Andromaque. Il a senti qu’il ne convenait pas de nous la montrer aimant un autre homme que son premier époux, aimant Pyrrhus, même mort à cause d’elle : car ce ne serait plus l’ « Andromaque d’Hector » (Hectoris Andromache). Mais, qu’il ait d’abord écrit cette scène, il me semble que cela révèle un goût assez audacieux de vérité psychologique ; car cela suggère l’idée qu’Andromaque pût être touchée, à son insu, de l’amour de Pyrrhus et fût ainsi préparée à ce phénomène tragique : l’amour naissant subitement du sang versé et de la mort. En regard, l’ardente figure d’Hermione. C’est une des « femmes damnées » de Racine, les autres étant Roxane, Ériphile et Phèdre. Elle est dans notre littérature la première jeune fille qui aime jusqu’au crime et au suicide. Et cette possédée d’amour reste, en effet, une jeune fille ; nondum passa virum.

Son cousin Oreste lui a fait autrefois la cour, quand elle avait quinze ans ; et elle lui en veut d’avoir peut-être rêvé de lui, de lui avoir peut-être donné quelques droits sur son cœur, avant qu’elle eût connu Pyrrhus, son vrai maître.

Retirée dans sa petite cour où elle attend Pyrrhus et se consume de n’être pas aimée ; d’ailleurs capable de tout pour sa passion (c’est elle qui a dénoncé aux Grecs les ménagements de Pyrrhus pour Astyanax :

J’ai déjà sur le fils attiré leur colère : Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère) ;

puis, quand Oreste survient, trop sincère et trop peu maîtresse d’elle-même pour n’être pas maladroite avec lui, jusqu’à s’engager beaucoup plus qu’elle ne voudrait ; ensuite, quand Pyrrhus paraît revenir vers elle, lâchant ce même Oreste avec la plus cynique insouciance.

(N’avons-nous d’entretien que celui de ses pleurs ? )

et opposant la plus sèche ironie à Andromaque qui l’implore pour son petit enfant ;

(S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ? )

puis, lorsque Pyrrhus retourne à sa Troyenne et va l’épouser, chancelante sous le coup, gardant un silence farouche ; puis « voyant rouge » à cause des images précises qu’elle se forme dans ce silence ; puis appelant Oreste et lui ordonnant le meurtre ; rencontrant là-dessus Pyrrhus et l’accablant des plus magnifiques injures que puisse inspirer la jalousie, c’est-à-dire la haine inextricablement mêlée à l’amour ; voulant ensuite le sauver, puis le tuer elle-même ; reprochant à Oreste le meurtre qu’elle a commandé, et se frappant sur le corps de son amant : ce qui la distingue parmi tout cela, c’est une certaine candeur violente de créature encore intacte, une hardiesse à tout dire qui sent la fille de roi et l’enfant trop adulée, toute pleine à la fois d’illusions et d’orgueil : qui est passionnée, mais qui n’est pas tendre, l’expérience amoureuse lui manquant, et qui n’a pas de pitié. Et ainsi elle garde, au milieu de sa démence d’amour, son caractère de vierge, de grande fille hautaine et mal élevée, — absoute de son crime par son ingénuité quand même, — et par son atroce souffrance.

De même, Oreste est encore autre chose qu’un possédé de l’amour, qui aime comme l’on hait ; capable de tuer ; capable auparavant de dire, lorsqu’il croit qu’Hermione va être à Pyrrhus :

Tout lui rirait, Pylade, et moi, pour mon partage, Je n’emporterais donc qu’une inutile rage ? J’irais loin d’elle encor tâcher de l’oublier ? Non, non, à mes tourments je veux l’associer. C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne. Je prétends qu’à mon tour l’inhumaine me craigne Et que ses yeux cruels à pleurer condamnés Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.

Il est, dis-je, autre chose encore. Autre chose aussi que l’amant ténébreux et mélancolique que l’on rencontre quelquefois dans les romans du XVIIe siècle. Il me paraît le premier des héros romantiques. C’est déjà l’homme fatal, qui se croit victime de la société et du sort, marqué pour un malheur spécial, et qui s’enorgueillit de cette prédestination et qui, en même temps, s’en autorise pour se mettre au-dessus des lois. C’est déjà le réfractaire, le révolté aux déclamations frénétiques. Notez que Racine a pris Oreste avant le temps où il venge sur sa mère le meurtre de son père. Ce n’est pas encore l’homme poursuivi par les Furies. Ses Furies ne sont qu’en lui-même : c’est sa passion, son orgueil, les sombres plaisirs du désespoir, le goût de la mort…

J’ai mendié la mort chez des peuples cruels Qui n’apaisaient leurs dieux que du sang des mortels. Ils m’ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares De mon sang prodigué sont devenus avares.

Pylade lui dit, comme un ami de Werther dirait au héros de Gœthe :

Surtout je redoutais cette mélancolie Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.

Oreste dit, comme pourrait dire René :

Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ;

et, comme pourrait dire Antony :

Mon innocence enfin commence à me peser. Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence. De quelque part sur moi que je tourne les yeux, Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.

(La seule différence, c’est qu’Antony dirait : « qui condamnent la société » .)

Jusque dans la splendide déclamation par où commence l’accès de folie d’Oreste :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance. Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance. Appliqué sans relâche au soin de me punir, Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir Ta haine a pris plaisir à former ma misère. J’étais né pour servir d’exemple à ta colère, Pour être du malheur un modèle accompli. Eh bien, je meurs content et mon sort est rempli ;

jusque dans ces vers enragés, il y a à la fois une absurdité et une satisfaction de soi où les héros romantiques se reconnaîtraient. Une absurdité, ai-je dit : car ce malheur insigne, unique, pour lequel Oreste maudit solennellement tous les dieux, c’est la vulgaire aventure d’avoir aimé sans être aimé ; et quant au crime d’avoir, par jalousie, laissé assassiner son rival (car le faible garçon n’a pas eu le courage de frapper lui-même), en quoi rend-il Oreste si intéressant ? Mais on sent qu’Antony et Didier parleraient comme lui, et s’enorgueilliraient de leur lâcheté comme d’une infortune sublime.

Oui, Oreste déjà porte en lui une tristesse soigneusement cultivée, une désespérance littéraire, une révolte vaniteuse, qui, cent cinquante ans après lui, éclateront dans la littérature romantique. Seulement, tandis que les romantiques crédules exalteront, sous le nom d’Antony ou de Trenmor, ce type de fou et de dégénéré et le prendront pour un héros supérieur à l’humanité, Racine, quelque faiblesse secrète qu’il ait peut-être pour lui, ne le considère que comme un malade et ne nous le donne en effet que pour un malheureux voué à la folie et qu’on emporte sur une civière après son accès :

Sauvons-le : nos efforts deviendraient impuissants S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.

Bref, le romantisme intégral est quelquefois chez Racine : mais il y est donné pour ce qu’il est : pour un cas morbide. Reste Pyrrhus. Il est formé de contrastes. C’est un sauvage, un brûleur de villes, un tueur de jeunes filles et d’enfants. Hermione, au quatrième acte, lui jette ses exploits à la face. Le fond de ses discours à Andromaque, c’est : « Je vous aime, épousez-moi, ou je livre votre fils pour être égorgé. » C’est un jeune chef de clan dans un temps de légende. D’autre part (et pourquoi pas ? tel courtisan de Versailles n’avait-il pas été, à la guerre, un rude tueur ? ) Pyrrhus est poli, d’élégance raffinée dans ses propos, et parle quelquefois la langue de la galanterie au XVIIe siècle :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.

Dans la scène charmante qui termine le deuxième acte, c’est un bon jeune homme, naïvement amoureux, qui trahit presque comiquement son inquiétude, son espoir, son dépit. Parmi les contemporains, les uns le trouvaient trop violent et trop sauvage, et les autres trop doucereux. Mais qu’il est vrai avec tout cela, dans ses emportements et dans ses faiblesses, dans ses générosités et dans ses lâchetés, dans ses mauvaises actions et dans ses gestes chevaleresques ! Quand, ayant cyniquement trahi sa promesse, il tient à revoir Hermione, à s’accuser devant elle et à reconnaître son crime, soit par un obscur besoin de se confesser, ou de se faire dire ses vérités et, par là, d’expier un peu, soit par une bravade de criminel ou simplement pour voir, voir de ses yeux, la figure de sa victime… oh ! que cela paraît humain, et va loin dans l’observation de notre abominable cœur ! Je disais autrefois qu’il y avait vingt-cinq siècles entre le langage de Pyrrhus et certains de ses actes. Au fait, ne pourrait-on pas le dire d’Andromaque elle-même ? Il y a, dans un coin de la pièce où on les remarque peu, ces quatre vers (Oreste parle d’Astyanax) :

J’apprends que pour ravir son enfance au supplice, Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse, Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras, Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

Ainsi Andromaque a fait tuer un autre enfant pour sauver le sien ; et cependant, c’est la pure, douce et vertueuse Andromaque.

Oui, quelquefois, chez ces personnages qui sentent et parlent comme des contemporains de Racine et comme nous-mêmes quand nous parlons très bien, tel trait se distingue, qui appartient à des mœurs et à une civilisation encore primitives et rudes. Mais ces dissonances sont rares : et même, sont-ce des dissonances ? La suppression d’une vie humaine par intérêt dynastique ou raison d’État, est-ce que cela n’est point pratiqué dans des civilisations très avancées ? Est-ce que cela ne pourrait absolument plus se voir aujourd’hui ? Cela, ou des choses analogues ? — En tout cas, ne peut-on pas dire que ces traits de dureté primitive, qui nous reportent subitement aux temps homériques, ne font, lorsqu’on s’y arrête, que donner du lointain à des figures que, par tous leurs autres traits, le poète a rapprochées de nous ?

Mais, que parfois il les éloigne, ou que plus souvent il les rapproche, ce n’est pas, croyez-le bien, par ignorance ou inattention, mais sciemment et de propos délibéré, afin que ces figures, tout en gardant leur caractère individuel, soient, pour ainsi dire, contemporaines d’une longue série de siècles.

Assurément, l’histoire et l’archéologie ont, depuis deux cents ans, fait quelques découvertes ; et je ne dis pas que Racine se représente le costume, les armes et les casques des héros de la guerre de Troie aussi exactement que nous le pouvons faire depuis les fouilles de Schliemann. Mais, n’allons pas nous y tromper, Racine et, en général, les gens du XVIIe siècle, concevaient très bien les différences des époques, des « milieux », des civilisations. Moins documentés que nous, ils avaient aussi bien que nous la notion de la couleur historique, et même de ce que nous avons appelé la couleur locale. Les romantiques étaient un peu naïfs de croire qu’ils l’avaient inventée. En réalité, le XVIIe siècle n’a cessé de discuter sur cette matière. La vérité historique, celle des mœurs, du langage, du costume, Saint-Évremond en parle continuellement. Dans sa lettre sur Alexandre, Saint-Évremond écrivait que « le climat change les hommes comme les animaux et les productions, influe sur la raison comme sur les usages, et qu’une morale, une sagesse particulière à la région y semble régler et conduire d’autres esprits dans un autre monde » . (On peut même trouver que Saint-Évremond exagère.) Et le vieux Corneille, et tous les ennemis de Racine lui reprochent régulièrement que ses Grecs, ses Romains et ses Turcs ressemblent à des courtisans français ; et Racine se défendra là-dessus dans plusieurs de ses préfaces.

Les hommes instruits du XVIIe siècle n’étaient pas plus bêtes que nous, je vous assure. Ils étaient déjà avertis de bien des choses. Un des plus intelligents et des plus fins fut ce Guilleragues, à qui Boileau a adressé une de ses meilleures épîtres, et à la fois des plus savoureuses et des plus philosophiques. Boileau le qualifie en ces termes :

Esprit né pour la cour, et maître en l’art de plaire, Guilleragues, qui sais et parler et te taire.

M. de Guilleragues fut ambassadeur de France à Constantinople de 1679 à 1685. Il avait pu contrôler la vérité de la couleur dans Bajazet. Il écrivait à Racine, le 9 juin 1684 :

Vos œuvres, plusieurs fois relues, ont justifié mon ancienne admiration. Éloigné de vous, monsieur, et des représentations qui peuvent en imposer… vos tragédies m’en ont paru encore plus belles et plus durables. La vraisemblance en est merveilleusement observée, avec une profonde connaissance du cœur humain dans les différentes crises des passions.

Or— et c’est où j’en voulais venir— Guilleragues avait visité les pays où se passent la plupart des tragédies de Racine, et voici ce qu’il en disait :

Dieu me préserve de traiter la respectable antiquité comme Saint-Amant a traité l’ancienne Rome (dans Rome ridicule) ; mais vous savez mieux que moi que, dans ce qu’ont écrit les poètes et les historiens, ils se sont plutôt abandonnés au charme de leur brillante imagination qu’ils n’ont été exacts observateurs de la vérité…

Le Scamandre et le Simoïs sont à sec dix mois de l’année : leur lit n’est qu’un fossé… L’Hèbre est une rivière de quatrième ordre. Les vingt-deux royaumes de l’Anatolie, le royaume de Pont, la Nicomédie donnée aux Romains, l’Ithaque, présentement l’île de Céphallonie, la Macédoine, le terroir de Larisse et celui d’Athènes ne peuvent jamais avoir fourni la quinzième partie des hommes dont les historiens font mention. Il est impossible que tous ces pays, cultivés avec tous les soins imaginables, aient été fort peuplés. Le terrain est presque partout pierreux, aride et sans rivière. On y voit des montagnes et des côtes pelées, plus anciennes assurément que les plus anciens écrivains. Le port d’Aulide, absolument gâté, peut avoir été très bon mais il n’a jamais pu contenir un nombre approchant de deux mille vaisseaux ou simples barques…

Je croirais volontiers que les historiens se sont imaginé qu’il était plus beau de faire combattre trois cent mille hommes que vingt mille, et vingt rois plutôt que vingt petits seigneurs.

Et le sagace diplomate conclut :

Dans le fond, les grands auteurs, par la seule beauté de leur génie, ont pu donner des charmes éternels, et même l’être aux royaumes, le nombre aux armées, et la force aux simples murailles. Ils ont laissé de grands exemples de vertu comme de style, fournissant ainsi leur postérité de tous ses besoins… Il n’importe guère de quel pays soient les héros.

Je trouve cette lettre admirable de sens critique et de liberté d’esprit.— Racine, pieux commentateur d’Homère, sait aussi que Pyrrhus n’a pu être qu’un « petit seigneur », selon le mot de Guilleragues. Il sait que le petit château-fort habité par ce jeune chef ne pouvait ressembler à la cour de Versailles. Mais il sait qu’après tout, des vassaux autour d’un chef, c’est encore une cour et que, partout où il y a une cour, il y a un cérémonial. Et il ne craint donc pas de parler de la « cour de Pyrrhus » .

Vous vous rappelez que Leconte de Lisle, traduisant Eschyle, ne le trouve pas assez sauvage et, pour nous étonner, rend l’Orestie plus atroce qu’elle n’est dans le texte grec. La « couleur locale », il en remet ! — Racine pense, tout au contraire, qu’il importe à notre plaisir que nous ayons le plus possible de pensées, de sentiments et de façons d’être en commun avec ces personnages que leur nom et leur légende placent si loin de nous. Il les tire donc à nous discrètement. Et je crois qu’il a raison. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’il ne le fait pas par ignorance, comme des ignorants l’ont cru ; et son procédé n’est pas moins réfléchi et voulu que l’artifice opposé du Parnassien solennel et naïf. En somme, antique et même préhistorique par ses origines, dont le poète conserve soigneusement les traces ; grecque par la simplicité, la netteté, l’eurythmie ; moderne par la connaissance et l’expression totale des « passions de l’amour », Andromaque est la première de nos tragédies « où nous nous retrouvions tout entiers » (Brunetière), et avec notre âme d’aujourd’hui, et avec nos âmes héritées, celles des ancêtres de notre race. Ah ! le pur chef-d’œuvre que cette tragédie, que ce chaste drame d’héroïque piété conjugale et maternelle, entrelacé à ce terrible drame d’amour meurtrier ! Et puis Andromaque respire si bien l’ardente et charmante jeunesse du poète ! Il y montre l’audace et la sûreté d’un archer divin.— Pas un vers dans les rôles d’Hermione et d’Oreste qui n’exprime, en mots rapides et forts comme des coups d’épée, les illusions, les souffrances, l’égoïsme, la folie et la méchanceté de l’amour : en sorte qu’on y trouverait la psychologie complète de l’amourpassion et de la jalousie.— Et, dans le rôle d’Andromaque, que de beaux vers simples et doux, qui traduisent, sous la forme la plus limpide et la plus noble, les sentiments les plus tendres, les plus fiers, les plus douloureux ! Que de vers qui semblent éclos sans effort, comme de grandes fleurs merveilleuses, comme des lis !

Phèdre sera plus complexe, plus macérée dans la passion : mais nous ne retrouverons plus la fraîcheur de cet enchantement.