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Jean Rivard, économiste/23

La bibliothèque libre.
J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 222-227).

VII.



un homme carré.


De tous les hommes, l’homme de bon sens, l’homme de foi et l’homme de bien sont sans contredit au premier rang.
Mgr. Dupanloup.


Il était près de neuf heures du soir quand nous fûmes de retour à la maison de mon hôte ; mais les jours sont longs à cette époque de l’année, et la nuit n’était pas encore tout-à-fait descendue sur la terre. Madame Rivard venait d’abandonner son travail de couture et nous attendait assise sur la galerie en compagnie de sa fille aînée.

La petite Louise était d’une beauté angélique, et je ne pus m’empêcher en la regardant de me rappeler l’observation faite par son père quelques instants auparavant :

« Votre mari, dis-je à madame Rivard, a fait sourire monsieur le curé, en prétendant tout-à-l’heure que la race canadienne s’améliore sensiblement par le seul fait de la transplantation dans les cantons de l’Est ; pour ma part, d’après ce que j’ai pu voir durant mon court séjour à Rivardville, je me range sans hésiter à l’opinion de votre mari. »

Madame Rivard peu habituée à nos fades galanteries ne put s’empêcher de rougir comme dans son beau temps de jeune fille. Quant à la petite Louise, elle se contenta de regarder sa mère ; elle ne savait pas encore rougir.

Cependant l’heure de mon départ approchait ; et ce ne fut pas sans regret que je songeai à me séparer de mes hôtes. Je n’avais passé qu’un seul jour sous ce toit hospitalier ; mais ce seul jour valait pour moi toute une longue suite d’années. J’avais découvert un monde nouveau. J’étais pour ainsi dire affaissé sous le poids de mes pensées :

Cette famille, me disais-je, n’offre-t-elle pas l’image parfaite du bonheur et de la vertu, s’il est vrai, comme disent les philosophes, que la vertu tienne le milieu entre les deux extrêmes ? Cet homme, en apparence si modeste et si humble, ne réunit-il pas dans sa personne toutes les qualités du sage et de l’homme de bien ? L’intelligence qu’il a reçue du Créateur, il la cultive par l’étude et l’observation ; sa force musculaire il la développe par le travail et l’exercice ; ses bons sentiments naturels, il les met en activité en se rendant utile à ses semblables ; doué d’un cœur affectueux, il répand sa tendresse sur une famille chérie ; il exerce enfin dans une juste mesure toutes les facultés morales, intellectuelles et physiques dont le ciel l’a doué : vivant d’ailleurs également éloigné de l’opulence et de la pauvreté, de la rusticité et de l’élégance raffinée, de la rudesse grossière et de la grâce prétentieuse, sans vanité, sans ambition, ayant dans toutes les actions de sa vie un but sérieux et honorable…

Quel contraste entre cette vie paisible et l’existence inquiète, agitée, tourmentée de la plupart des hommes de notre classe, qui ne parviennent à la science qu’en ruinant leur santé, qui ne parviennent à la richesse qu’en appauvrissant leurs semblables, qui dans tous leurs actes et leurs travaux n’ont en vue que la satisfaction de leurs désirs égoïstes et frivoles ou celle d’une ambition insatiable !

J’étais absorbé dans ces réflexions lorsque tout-à-coup le sifflet de la locomotive se fit entendre à la gare voisine de celle de Rivardville. Je n’avais plus qu’un quart d’heure à moi. Je fis donc mes adieux à madame Rivard et à ses enfants, puis serrant la main de mon hôte :

« En me séparant de vous, lui dis-je d’une voix émue, permettez-moi de me dire votre ami à la vie et à la mort. Jamais je n’oublierai la journée si bien remplie que j’ai passée dans votre société ; les sentiments d’estime que vous m’avez inspirés je les conserverai précieusement au fond de mon cœur. Estime n’est pas assez, je devrais dire admiration, car soit dit sans vous flatter, monsieur, (mon ton doit vous dire assez que je suis sincère) vous resterez pour moi tout à la fois le type de l’homme de bien et celui de l’homme de cœur.

— Je vous remercie beaucoup, monsieur, dit Jean Rivard, de vos paroles flatteuses. Je serais porté peut-être à m’en enorgueillir si je n’avais eu l’occasion de connaître par moi-même d’autres hommes d’un courage, d’une force de caractère et d’une persévérance bien supérieurs à tout ce que vous savez de moi. Et pour ne pas aller plus loin, je vous dirai que mon voisin et compagnon de travail, Pierre Gagnon, dont je vous ai parlé plus d’une fois, a, comme défricheur, beaucoup plus de mérite que je puis m’en attribuer ; si l’un de nous deux méritait le titre de héros, c’est à lui, à coup sûr, et non à moi que reviendrait cet honneur.

« En effet, remarquez, monsieur, qu’en me faisant défricheur, je n’étais pas tout-à-fait sans appui. J’appartenais à une famille connue, j’avais reçu une certaine instruction qui ne m’a pas été inutile ; puis, j’étais possesseur d’un patrimoine de cinquante louis. Cela semble une bagatelle, mais cette somme suffisait pour m’obtenir les services d’un aide, ce qui n’était pas peu de chose dans les circonstances où je me trouvais. Rien de tout cela n’existait pour Pierre Gagnon.

« Orphelin dès l’enfance, il avait travaillé toute sa vie pour se procurer le pain de chaque jour. Il ne connaissait que la dure loi du travail. Ceux qui l’employaient ne le faisaient pas pour le protéger, mais parce qu’ils y trouvaient leur compte. C’est bien de lui qu’on peut dire avec raison qu’il a été l’enfant de ses œuvres.

« Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, Pierre Gagnon n’avait reçu pour prix de ses sueurs, que le logement, la nourriture et l’entretien. Durant les années subséquentes, grâce à ses habitudes économiques, il put mettre quelques piastres de côté, et lorsque je le pris à mon service, il avait une vingtaine de louis d’épargne.

« Je vous ai dit comment il avait travaillé pour moi, avec quelle patience, quelle gaîté philosophique il avait attendu après la fortune, jusqu’à ce que ses gains journaliers, le prix bien justement acquis de longues années de travail, lui eussent permis de devenir acquéreur d’un lot de terre inculte qu’il exploita pour son propre compte. Ceux-là seuls qui l’ont suivi de près peuvent dire ce qu’il a fallu chez cet homme d’heureuses dispositions et de force de caractère pour supporter sans murmurer les rudes fatigues de la première période de sa vie.

« Aujourd’hui il se trouve amplement récompensé. Propriétaire de la terre que vous avez vue, et qui est une des plus belles de la paroisse, il cultive avec beaucoup d’intelligence, il a de fort beaux animaux, il est bien logé de maison et de bâtiments : il est enfin ce qu’on peut appeler un cultivateur à l’aise. Ses enfants commencent à fréquenter l’école et font preuve de talents ; il soupire après le jour où ils pourront lire l’Imitation de Jésus-Christ et les histoires de Napoléon, de Don Quichotte et de Robinson Crusoé. Sa femme Françoise les élève bien et travaille autant que son mari ; c’est un ménage modèle.

« Ou peut-on trouver plus de mérite réel que chez cet homme !…

Nous en étions là de notre conversation quand Pierre Gagnon lui-même, suivi de l’aîné de ses enfants, passa devant la porte pour se rendre à la gare du chemin de fer. Jean Rivard l’appela et nous présenta l’un à l’autre.

Tout en marchant ensemble vers les chars, j’adressai plusieurs fois la parole à Pierre Gagnon, et je fis quelque allusion à la conversation que nous venions d’avoir à son sujet.

Ah ! il est toujours comme ça, le bourgeois, dit Pierre Gagnon, il croit les autres plus futés que lui ; mais ce n’est pas à moi qu’il en fera accroire. Je voudrais que vous pussiez le connaître à fond. Il est aussi savant que monsieur le curé, il sait la loi aussi bien qu’un avocat, ce qui n’empêche pas qu’il laboure une beauté mieux que moi. Il mène toute la paroisse comme il veut, et s’il n’est pas resté membre de la chambre, c’est parce qu’il n’a pas voulu, ou peut-être parce qu’il a eu peur de se gâter, parce qu’on dit que parmi les membres il y en a qui ne sont pas trop comme il faut. Enfin, monsieur, puisque vous êtes avocat, je suppose que vous avez lu l’histoire de Napoléon, et que vous savez ce qu’il disait : si je n’étais pas Empereur, je voudrais être juge de paix dans un village. Ah ! notre bourgeois n’a pas manqué cela, lui ; il est juge de paix depuis longtemps, et il le sera tant qu’il vivra. Vous savez aussi que les hommes que Bonaparte aimait le mieux c’étaient les hommes carrés. Eh bien ! tonnerre d’un nom ! notre bourgeois est encore justement comme ça, c’est un homme carré ; il est aussi capable des bras que de la tête et il peut faire n’importe quoi — demandez-le à tout le monde…

— Je ne doute pas, répondis-je en riant, que votre bourgeois ne soit un homme carré ; ce qui est encore plus certain, c’est que les hommes comme lui et vous ne sont pas communs de nos jours, et je remercierai longtemps le ciel de m’avoir procuré l’occasion de vous connaître. Ne soyez pas surpris si je me permets d’écrire un jour votre histoire, au risque de faire des incrédules.

En me disant « au revoir, » Jean Rivard me pria de prendre quelques renseignements sur son ami Gustave Charmenil, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis longtemps.

Je serrai une dernière fois la main de mes amis et repris tout rêveur le chemin de la ville.


FIN.