Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 7

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 30-35).


VII

LA COURSE AU COUVENT


Je m’éveillai plusieurs fois dans la nuit, craignant de laisser passer l’heure, et à six heures du matin, j’étais déjà sur pied. Derrière les fenêtres, il faisait à peine jour. Je pris mon habit froissé et les bottes non cirées qui étaient près du lit, parce que Nikolaï n’avait pas encore eu le temps de les nettoyer, et sans prier Dieu, sans me laver, pour la première fois de ma vie, je sortis seul dans la rue.

En face, au delà des toits verdis de la grande maison, l’aurore froide rougissait le ciel brumeux. Une assez forte gelée d’un matin de printemps durcissait la boue, les ruisseaux craquaient sous les pieds, et le froid me piquait le visage et les mains. Dans notre rue, il n’y avait pas encore un seul cocher, et je comptais en prendre un pour retourner plus vite ; seule une charrette quelconque roulait sur l’Arbate[1], et deux ouvriers maçons passaient sur le trottoir en courant. Après environ deux mille pas, je commençai à rencontrer des hommes et des femmes se dirigeant vers le marché avec des paniers, et les tonneaux qu’on allait remplir d’eau. Au carrefour, parut un pâtissier, une boulangerie s’ouvrait, et près de la porte d’Arbate j’aperçus enfin un cocher, un petit vieillard qui somnolait dans sa drojki, de teinte bleuâtre et raccommodée. Le cocher, encore endormi sans doute, me demanda, en tout, vingt copeks aller et retour jusqu’au couvent ; mais tout à coup il se ravisa, et dès que je voulus m’asseoir, il fouetta son cheval avec l’extrémité des rênes et se prépara à s’éloigner de moi. « Impossible, monsieur — murmura-t-il — il faut donner à manger au cheval. »

À peine eus-je le temps de l’exhorter à s’arrêter en lui offrant quarante copeks. Il arrêta son cheval, me regarda attentivement et me dit : « Monte, seigneur ». J’avoue franchement que je craignis qu’il ne m’emmenât dans une ruelle déserte pour me voler. En m’accrochant au col de son armiak[2] déchirée, ce qui mit à nu son cou ridé émergeant d’un dos très voûté, je grimpai d’un air piteux sur le siège bleuâtre en forme de vague et qui s’ébranla sous moi, et cahin-cahan, nous partîmes par Vozdgenka. En route je remarquai que le dossier de la drojki était raccommodé d’un morceau d’étofte verdâtre, la même que celle dont était fait l’armiak du cocher. Cela me rassura un peu, et je n’eus plus peur d’être emmené par le cocher dans une ruelle et d’y être dévalisé.

Quand nous arrivâmes au couvent, le soleil, déjà assez haut, dorait vivement les coupoles des églises. À l’ombre, il y avait encore de la gelée, mais par toute la route coulaient les ruisseaux rapides, sales, et le cheval piétinait la boue fondue. Ayant franchi l’enceinte du monastère, à la première personne que je rencontrai, je demandai comment trouver le confesseur.

— Voilà sa cellule, — me dit un moine qui passait, en s’arrêtant un moment pour me montrer une petite maisonnette avec un perron.

— Je vous remercie beaucoup, dis-je.

Que devaient penser de moi les moines qui, tous l’un après l’autre, en sortant de l’église, me regardaient ? Je n’étais ni un homme, ni un enfant, mon visage n’était pas lavé, mes cheveux pas peignés, mon habit était plein de duvet, mes chaussures non cirées étaient couvertes de boue. « Ces moines qui me regardent, dans quelle classe de la société me mettent-ils ? » Et ils me regardaient attentivement. Cependant je marchai dans la direction que m’avait indiquée le jeune moine.

Un petit vieillard vêtu de noir, avec d’épais sourcils blancs, vint à ma rencontre dans le sentier étroit qui conduisait aux cellules, et me demanda :

« Que voulez-vous ? »

Un moment je songeai à lui dire : « Rien, » puis à courir rejoindre le cocher et à rentrer à la maison ; mais malgré ses sourcils froncés, le visage du vieillard inspirait la confiance. Je lui dis qu’il me fallait voir tel confesseur, et je le nommai.

— Allons, petit seigneur, je vous conduirai — dit-il en se retournant et ayant évidemment deviné d’un coup ma situation, — le frère est à matines, il viendra bientôt. Il ouvrit la porte. Après un couloir très propre et une antichambre avec un tapis de toile également propre, je fus introduit dans la cellule.

— Voilà, attendez ici, — me dit-il avec une expression bonne, rassurante ; et il sortit.

La chambrette dans laquelle je me trouvais était petite et installée avec grand soin. Pour tout mobilier il y avait : une petite table couverte de toile cirée et placée entre deux petites fenêtres à doubles battants sur lesquelles étaient posés deux pots de géraniums ; une petite armoire aux icônes devant laquelle une veilleuse était suspendue, un fauteuil et deux chaises.

Dans un coin, au mur, était accrochée une pendule à cadran orné de fleurs peintes, et munie de poids de cuivre suspendus par des chaînettes ; sur une cloison réunie au plafond par des lattes blanchies à la chaux (derrière se trouvait probablement le lit), deux soutanes étaient accrochées à des clous.

Les fenêtres donnaient sur une muraille blanche distante de deux archines. Entre elle et les fenêtres, il y avait un petit buisson de lilas. Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans la chambre, si bien qu’au milieu de ce silence, le tic-tac régulier, agréable, du balancier semblait un bruit très fort. Aussitôt que je demeurai seul dans ce petit coin paisible, tous mes souvenirs anciens et mes pensées sortirent de ma tête comme s’ils n’y étaient jamais entrés et je me plongeai tout entier dans une rêverie agréable, indicible. Cette soutane en nankin jaunâtre, à doublure déchirée, ces reliures de cuir noir, usées, ces livres à fermoir de cuivre, ces plantes d’un vert sombre, ces allées soigneusement ratissées, ces feuilles lavées, et surtout le bruit régulier, monotone du balancier, me parlaient très nettement d’une vie nouvelle, jusqu’ici inconnue, d’une vie de solitude, de prière, de bonheur doux et paisible.

« Les mois, les années passent » pensai-je, « et il est toujours seul, toujours tranquille, il sent toujours que sa conscience est pure devant Dieu et qu’Il écoute sa prière. » Pendant une demi-heure, je restai assis sur la chaise, m’efforçant de ne pas me mouvoir, de ne pas bouger pour ne point troubler l’harmonie des sons qui me disaient tant de choses. Et le balancier continuait son tic-tac, plus fort à droite, plus faible à gauche.

  1. Nom de rue.
  2. Armiak : sorte de limousine.