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Jim Harrison, boxeur/IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 136-153).

CHAPITRE IX

CHEZ WATTIER

La demeure qu’occupait mon oncle dans Jermyn Street était toute petite, cinq pièces et un grenier.

— Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila à quoi se réduisent les besoins d’un homme sage.

D’autre part, elle était meublée avec la délicatesse et le goût qui distinguaient son caractère, si bien que ses amis les plus opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les dégoûter de leurs somptueuses demeures.

Le grenier même, qui était devenu ma chambre à coucher, était la plus parfaite merveille de grenier qu’on pût imaginer.

De beaux et précieux bibelots occupaient tous les coins de chaque pièce. La maison tout entière était devenue un véritable musée en miniature qui aurait enchanté un connaisseur.

Mon oncle expliquait la présence de toutes ces jolies choses par un haussement d’épaules et un geste d’indifférence.

— Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une indiscrétion de ma part de dire autre chose.

À Jermyn Street, un billet nous attendait, qu’Ambroise avait déjà envoyé.

Au lieu de dissiper le mystère de sa disparition, il ne fit que le rendre plus impénétrable.

Il était ainsi conçu :

« Mon cher Sir Charles Tregellis,

« Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m’aient mis dans la nécessité absolue de quitter votre service d’une manière aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de Friar’s Oak à Brighton un incident qui ne me laissait pas d’autre alternative que cette résolution.

« J’espère, toutefois, que mon absence ne sera peut-être que passagère.

« La recette de l’empois pour les devants de chemises est dans le coffre-fort de la banque Drummond.

« Votre très obéissant serviteur,

« Ambroise. »

— Alors, je suppose qu’il me faudra le remplacer de mon mieux, dit mon oncle, d’un air mécontent, mais que diable a-t-il pu lui arriver qui l’ait obligé à me quitter lorsque nous descendions la côte au grand trot dans ma voiture ? Je ne trouverai jamais son pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis désolé. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions venir Weston pour vous équiper. Ce n’est pas le rôle d’un gentleman d’aller dans un magasin. C’est le magasin qui doit venir trouver le gentleman. jusqu’à ce que vous ayez vos habits, il faudra rester en retraite.

La prise des mesures fut une cérémonie des plus solennelles et des plus sérieuses, mais ce ne fut rien encore à côté de l’essayage, qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut véritablement au supplice pendant que chaque pièce du vêtement était mise en place et que lui et Weston discutaient à propos de la moindre couture, des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, à force de pirouetter devant eux.

Puis, au moment où je m’en croyais quitte, survint le jeune M. Brummel qui promettait d’être plus difficile encore que mon oncle, et il fallut rebattre à fond toute l’affaire entre eux.

C’était un homme d’assez belle prestance, avec une figure longue, un teint clair, des cheveux châtains et de petits favoris roux.

Ses manières étaient langoureuses, son accent traînant, et tout en éclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il lui manquait cet air viril et décidé qui perçait à travers tout ce qu’affectait mon parent.

— Comment ? Georges, s’écria mon oncle, je vous croyais avec votre régiment ?

— J’ai renvoyé mes papiers, dit l’autre avec son accent traînant.

— Je me doutais que cela finirait ainsi.

— Oui, le dixième avait reçu l’ordre de partir pour Manchester et on ne devait compter guère que je me rendrais en un tel endroit. Enfin, j’ai trouvé un major monstrueusement butor.

— Comment cela ?

— Il supposait que j’étais au fait de cet absurde exercice, Tregellis, comme vous le pensez bien, j’avais tout autre chose dans l’esprit. Je n’éprouvais aucune difficulté à trouver ma place à la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris de puce et j’avais remarqué que ma place était juste devant lui. Cela m’épargnait une infinité d’ennuis. Mais l’autre jour, quand je vins à la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une autre, sans pouvoir parvenir à découvrir mon homme au gros nez. Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je l’aperçois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement mis devant lui. Il parait qu’il avait été mis là pour garder la place et le major s’oublia jusqu’au point de me dire que je n’entendais rien à mon métier.

Mon oncle se mit à rire et Brummel à me regarder des pieds à la tête, avec ses grands yeux d’homme difficile.

— Voilà qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des nuances tout à fait convenables pour un vêtement. Mais un gilet à fleurs aurait été mieux.

— Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacité.

— Mon cher Tregellis, vous êtes infaillible en fait de cravates, mais vous me permettrez d’avoir ma manière de juger en fait de gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu’il est, mais quelques fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection dont il a besoin.

Ils discutèrent pendant dix bonnes minutes en s’appuyant de nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de moi, la tête penchée, le lorgnon fiché dans l’œil.

J’éprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre d’accord au moyen d’un compromis.

— Il ne faudrait qu’aucune de mes paroles ébranlât votre confiance dans le jugement de sir Charles, M. Stone, me dit Brummel avec un grand sérieux.

Je lui promis qu’il n’en serait rien.

— Si vous étiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez à mon goût, mais tel que vous voilà, vous ferez fort bonne figure. L’année dernière, il vint à la ville un jeune cousin qu’on recommandait à mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans Saint-James street, vêtu d’un habit de couleur tabac à priser qui avait été coupé par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. Naturellement, je savais ce que je me devais à moi-même. Je le regardai de haut en bas. Cela suffit à mettre fin à ses projets de réussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur Stone ?

— Du Sussex, monsieur.

— Du Sussex ? Ah ! c’est là que j’envoie blanchir mon linge. Il y a une personne qui s’entend parfaitement à empeser et qui demeure près de Hayward’s Heath. J’envoie deux chemises à la fois. Quand on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c’est son blanchissage. Mais je serais énormément ennuyé s’il me fallait y vivre. Qu’est-ce qu’on peut bien y faire ?

— Vous ne chassez pas, Georges ?

— Quand je chasse, c’est à la femme. Mais sûrement, Charles, vous ne donnez pas dans les chiens.

— Je suis sorti avec les Belvoir l’hiver dernier.

— Les Belvoir ? Avez-vous entendu conter comment j’ai roulé Rutland ? L’histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et il fut obligé de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement peut-on trouver à courir de tous côtés au milieu d’une foule de paysans crasseux qui galopent. Chacun son goût, mais avec une fenêtre chez Brooks le jour et un coin confortable à la table de Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j’ai plumé Montague le brasseur ?

— Je n’étais pas à la ville.

— Je lui ai gagné huit mille livres en une séance : « Désormais, monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre bière. — Toute la canaille de Londres en boit », m’a-t-il répondu. C’était une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent pas perdre avec grâce. Allons, je pars. Je vais payer à ce juif de King quelques petits intérêts. Est-ce que vous allez de ce côté ? Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club ou au Mail, sans doute ?

Et il s’en alla à petits pas à ses affaires.

— Ce jeune homme est destiné à prendre ma place, dit gravement mon oncle après le départ de Brummel. Il est très jeune, il n’a pas d’ancêtres et il s’est frayé la route par son aplomb imperturbable, son goût naturel et l’extravagance de son langage. Il n’a pas son pareil pour être impertinent avec la plus parfaite politesse. Avec son demi-sourire, sa façon de remonter les sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces matins. Déjà on cite son opinion dans les clubs en concurrence avec la mienne. Bah ! chaque homme a son jour et quand je serai convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra plus, car il n’est pas dans ma nature d’accepter le second rang après n’importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet habillement marron et bleu vous pourrez pénétrer partout. Donc, si vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-à-vis et je vous montrerai quelque peu la ville.

Comment décrire tout ce que nous vîmes, tout ce que nous fîmes dans cette charmante journée de printemps ?

Pour moi, il me semblait que j’étais transporté dans un monde féerique et mon oncle m’apparaissait comme un bienveillant magicien en habit à large col et à longues basques qui m’en faisait les honneurs.

Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d’un pas pressé, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez bouleversé le nid d’un coup de canne.

Jamais mon imagination n’aurait pu concevoir ces rangées infinies de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles.

Puis, nous descendîmes par le Strand où la cohue était plus dense encore. Nous franchîmes enfin Temple Bar, pénétrant ainsi dans la Cité, bien que mon oncle me priât de n’en parler à personne : il ne tenait pas à ce que cela fût su dans le public.

Là je vis la Bourse et la Banque et le café Lloyd avec ses négociants en habits bruns, aux figures âpres, les employés toujours pressés, les énormes chevaux et les voituriers actifs.

C’était un monde bien différent de celui que nous avions quitté, celui du West-End, le monde de l’énergie et de la force, où le désœuvré et l’inutile n’eussent pas trouvé place.

Malgré mon jeune âge, je compris que la puissance de la Grande-Bretagne était là, dans cette forêt de navires marchands, dans les ballots que l’on montait par les fenêtres des magasins, dans ces chariots chargés qui grondaient sur les pavés de galets.

C’était là, dans la cité de Londres, que se trouvait la racine principale qui avait donné naissance à l’Empire, à sa fortune au magnifique épanouissement.

La mode peut changer, ainsi que le langage et les mœurs, mais l’esprit d’entreprise que recèle cet espace d’un mille ou deux en carré ne saurait changer, car s’il se flétrit, tout ce qui en est issu est condamné à se flétrir également.

Nous lunchâmes chez Stephen, l’auberge à la mode, dans Bond Street, où je vis une file de tilburys et de chevaux de selle qui s’allongeait depuis la porte jusqu’au bout de la rue.

De là nous allâmes au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez Brookes où était le grand club whig, et enfin on retourna chez Wattier où se donnaient rendez-vous pour jouer les gens à la mode.

Partout, je vis les mêmes types d’hommes à tournures raides, aux petits gilets.

Tous témoignaient la plus grande déférence à mon oncle et, pour lui être agréable, m’accueillaient avec une bienveillante tolérance.

Les propos étaient toujours dans le genre de ceux que j’avais déjà entendus au Pavillon. On s’entretenait de politique, de la santé du roi. On causait de l’extravagance du Prince, de la guerre, qui paraissait prête à éclater de nouveau, des courses de chevaux et du ring.

Je m’aperçus ainsi que l’excentricité était là aussi à la mode, comme me l’avait dit mon oncle, et si les continentaux nous regardent encore aujourd’hui comme une nation de toqués, c’est sans doute une tradition qui remonte à l’époque où les seuls voyageurs qu’il leur arrivât de voir appartenaient à la classe avec laquelle je me trouvais alors en contact.

C’était un âge d’héroïsme et de folie.

D’une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appelé au premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d’État tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington.

Nous étions grands par les armes et nous n’allions guère tarder à l’être dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps les plus grandes puissances de l’Europe.

D’autre part, un grain de folie réelle ou simulée était un passeport qui vous ouvrait les portes fermées devant la sagesse ou la vertu.

L’homme qui était capable d’entrer dans un salon en marchant sur les mains, l’homme qui s’était limé les dents afin de siffler comme un cocher, l’homme qui pensait toujours à haute voix de façon à tenir toujours ses hôtes dans un frisson d’appréhension, tels étaient les gens qui arrivaient sans peine à se placer au premier plan de la société de Londres.

Et il n’était pas possible de tracer une distinction entre l’héroïsme et la folie, car bien peu de gens étaient capables d’échapper entièrement à la contagion de l’époque.

En un temps où le Premier était un grand buveur, le leader de l’opposition un débauché, où le prince de Galles réunissait ces attributs, on aurait eu grand peine à trouver un homme dont le caractère fût également irréprochable en public et dans sa vie privée.

En même temps, cette époque-là, avec tous ses vices, était une époque d’énergie et vous serez heureux si dans la vôtre le pays produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et Wellington.

Ce soir-là, comme j’étais chez Wattier, auprès de mon oncle, sur un de ces sièges capitonnés de velours rouge, l’on me montra un de ces types singuliers dont la renommée et les excentricités ne sont point encore oubliées du monde contemporain.

La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses lustres, était bondée de ces citadins au sang vif, à la voix bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux à ressort sous le bras.

— Ce vieux gentleman à figure couperosée, aux jambes grêles, me dit mon oncle, c’est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le comte Taafe, et il a envoyé un message à cinquante milles de distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en mains dans une balle de cricket. L’homme, avec lequel il cause, est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir déclaré et retiré la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en matière d’entraînement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles en vingt et une heures. Vous n’avez qu’à regarder ses mollets pour vous convaincre que la nature l’a fait exprès pour cela. Il y a ici un autre marcheur. C’est l’homme au gilet à fleurs qui est debout près du feu. C’est le beau Whalley qui a fait le voyage de Jérusalem en long habit bleu, bottes à l’écuyère et gants de peau.

— Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur ? demandai-je tout étonné.

— Parce que c’était sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l’a fait entrer dans la société, ce qui vaut mieux que d’être entré à Jérusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l’homme au grand nez aquilin. C’est l’homme qui se lève tous les jours à six heures du soir et à la cave la mieux pourvue de tabac à priser de l’Europe. C’est lui qui a ordonné à son domestique de mettre une demi-douzaine de bouteilles de sherry à côté de son lit et de le réveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d’argumenter avec un évêque. L’homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est le général Scott qui vit de pain grillé et d’eau et qui a gagné deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord Blandfort qui, l’autre jour, a payé dix-huit cents livres un exemplaire de Boccace. Soir, Dudley.

— Soir, Tregellis.

Un homme d’un certain âge, à l’air hagard, s’était arrêté devant nous et me toisait des pieds à la tête.

— Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramassé à la campagne, murmura-t-il. Il n’a pas une tournure à lui faire honneur. Quitté la ville, Tregellis ?

— Pendant quelques jours.

— Hein ! fit l’homme en reportant sur mon oncle son regard endormi. Il a l’air au plus mal. Il repartira pour la campagne les pieds en avant, un de ces jours, s’il ne se met pas à enrayer.

Il hocha la tête et s’éloigna.

— Il ne faut pas prendre l’air mortifié, dit mon oncle en souriant. C’est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser tout haut. On s’en fâchait souvent, mais on n’y fait plus d’attention maintenant. Tenez, la semaine dernière, comme il dînait chez Lord Elgin, il a prié la compagnie d’agréer ses excuses pour la mauvaise qualité de la cuisine. Comme vous le voyez, il se croyait à sa propre table. Cela lui donne une place à part dans la société. C’est à lord Harewood qu’il s’est cramponné pour le moment. La particularité de Harewood, c’est de copier le prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le collet de son habit, croyant que la queue commençait à passer de mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l’homme laid, comme on le nommait à Paris. L’autre, c’est Lord Foley, qu’on surnomme le numéro onze en raison de la minceur de ses jambes.

— Voici M. Brummel, monsieur, dis-je.

— Oui, il va venir nous trouver bientôt. Ce jeune homme a certainement de l’avenir. Remarquez-vous la façon dont il regarde autour de lui, de dessous ses paupières, comme si c’était par condescendance qu’il est venu. Les petites poses sont insupportables, mais quand elles sont poussées jusqu’aux derniers extrêmes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges ?

— Avez-vous entendu ce qu’on dit de Vereker Merton ? demanda Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses talons. Il s’est sauvé avec la cuisinière de son père et l’a bel et bien épousée.

— Qu’a fait Lord Merton ?

— Il les a félicités chaleureusement et a reconnu qu’il avait toujours méconnu l’esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune couple et consent à une forte pension, à la condition que la mariée continue à exercer sa profession. À propos, Tregellis, il court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier ?

— Je ne crois pas, répondit mon oncle. Ce serait une faute que d’accabler une seule personne sous des attentions que tant d’autres seraient enchantées de se partager.

— Ma façon de voir absolument, et exprimée de la manière la plus heureuse ! s’écria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de cœurs pour donner à un seul l’ivresse du ravissement ? Je pars la semaine prochaine pour le continent.

— Les recors, demanda un de ses voisins.

— Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c’est pour combiner l’agrément et l’instruction. En outre, il est nécessaire d’aller à Paris pour nos petites affaires et s’il y a des chances pour qu’une nouvelle guerre éclate, il serait bon de s’en assurer une provision.

— C’est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir à cœur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. En 93, quand la guerre a éclaté, j’en ai été privé pendant neuf ans. Si je n’avais pas loué un lougre tout exprès pour en introduire en contrebande, j’aurais peut-être été réduit à notre cuir tanné d’Angleterre.

— Les Anglais sont supérieurs pour fabriquer un fer à repasser ou un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de délicatesse est hors de leur portée.

— Nos tailleurs sont bons, s’écria mon oncle, mais nos étoffes laissent à désirer par le goût et la variété. La guerre nous a rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. Il n’y a rien qui vaille comme les voyages pour former l’intelligence. L’année dernière, par exemple, je suis tombé sur de nouvelles étoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, à Venise. C’était jaune avec les plus jolis chatoiements rouges qu’on pût trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n’avais pas voyagé ? J’en emportai avec moi et pendant quelque temps cela fit fureur.

— Le prince s’en éprit aussi.

— Oui, en général, il se conforme à ma direction. L’année dernière, nous étions habillés d’une façon si semblable qu’on nous prenait souvent l’un pour l’autre. Ce que je dis là n’est pas à mon avantage, mais c’était ainsi. Il se plaint souvent que les mêmes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je faire la réponse qui se présente d’elle-même ? À propos, Georges, je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres.

— Oui, j’y étais et j’y suis resté environ un quart d’heure. Je suis surpris que vous ne m’y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis pas allé plus loin que l’entrée, car une préférence injuste donne lieu à de la jalousie.

— J’y suis allé dès la première heure, dit mon oncle, car j’avais entendu dire qu’il y aurait des débutantes fort passables. Je suis toujours enchanté quand je trouve l’occasion de faire un compliment à quelqu’une d’entre elles. C’est une chose qui est arrivée, mais rarement, car j’ai un idéal que je maintiens bien haut.

C’est ainsi que causaient ces personnages singuliers.

Pour moi, en les regardant tour à tour, je ne pouvais m’imaginer pourquoi ils n’éclataient pas de rire au nez l’un de l’autre.

Bien loin de là, leur conversation était fort grave et semée d’un nombre infini de petites révérences. À chaque instant, ils ouvraient et fermaient leurs tabatières, déployaient des mouchoirs brodés.

Un véritable rassemblement s’était formé autour d’eux et je m’aperçus fort bien que cette conversation avait été considérée comme un match entre les deux hommes que l’on regardait comme des arbitres se disputant l’empire de la mode.

Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui de Brummel et l’emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir son devant de chemise en batiste à dentelles et agitait ses manchettes, comme s’il était satisfait de la figure qu’il avait faite dans la partie.

Quarante-sept ans se sont écoulés, depuis que j’écoutais ce cercle de dandys ; et maintenant où sont leurs petits chapeaux, leurs gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eût pu faire son nœud de cravate.

Ils menaient d’étranges existences ces gens-là, et ils moururent d’étrange façon, quelques-uns de leurs propres mains, d’autres dans la misère, d’autres dans la prison pour dettes, et d’autres enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d’entre eux, à l’étranger, dans une maison de fous.

— Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous passâmes par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet.

J’y jetai un coup d’œil et je vis une rangée de petites tables couvertes de serge verte, autour desquelles étaient assis de petits groupes.

À un bout, il y avait une table plus longue d’où partait un murmure continuel de voix.

— Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, à moins que vous n’ayez des nerfs et du sang-froid. Ah ! Sir Lothian, j’espère que la chance est de votre côté ?

Un homme de haute taille, mince, à figure dure et sévère, s’était avancé de quelques pas hors de la pièce.

Sous ses sourcils touffus, pétillaient deux yeux, vifs, gris, fureteurs.

Ses traits grossiers étaient profondément creusés aux joues et aux tempes comme du silex rongé par l’eau.

Il était entièrement vêtu de noir et je remarquai qu’il avait un balancement des épaules comme s’il avait bu.

— Perdu comme un démon, dit-il d’un ton saccadé.

— Aux dés ?

— Non, au whist.

— Vous n’avez pas dû être fortement atteint à ce jeu-là ?

— Ah ! vous croyez, dit-il d’une voix grognonne, en jouant cent livres la levée et mille le point, et perdant cinq heures de suite. Eh bien ! Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Mon oncle fut évidemment frappé de l’air hagard qu’avait la physionomie de l’autre homme.

— J’espère que vous n’en êtes pas trop mal en point.

— Assez mal. Je n’aime pas trop à parler de cela. À propos, Tregellis, avez-vous trouvé déjà votre homme pour cette lutte ?

— Non.

— Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous savez, on joue ou l’on paie. Je demanderai le forfait si vous n’en venez pas au fait.

— Si vous fixez une date, j’amènerai mon homme, Sir Lothian, dit mon oncle avec froideur.

— Mettons quatre semaines à partir d’aujourd’hui, si cela vous convient.

— Parfaitement, le 18 mai.

— J’espère que d’ici ce jour-là, j’aurai changé de nom.

— Comment cela ? demanda mon oncle étonné.

— Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon.

— Quoi ! Est-ce que vous auriez des nouvelles ? demanda mon oncle d’une voix où je remarquai un tremblement.

— J’ai envoyé mon agent à Montevideo. Il croit avoir la preuve que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer que parce qu’un assassin se dérobe à la justice…

— Je ne vous permets pas d’employer ce terme-là, Sir Lothian, dit mon oncle d’un ton sec.

— Vous étiez là aussi bien que moi : Vous savez qu’il était le meurtrier.

— Je vous répète que vous ne le direz pas.

Les petits yeux gris et méchants de sir Lothian durent s’abaisser devant la colère impérieuse qui brillait dans ceux de mon oncle.

— Eh bien ! Même en laissant cela de côté, il est monstrueux que le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. Je suis l’héritier, Tregellis, et j’entends faire valoir mes droits.

— Je suis, et vous le savez bien, l’ami intime de Lord Avon, dit mon oncle avec raideur. Sa disparition n’a en rien diminué mon affection pour lui et tant que son sort n’aura pas été établi d’une manière certaine, je ferai tout mon possible pour que ses droits à lui soient également respectés.

— Ses droits, c’est de tomber au bout d’une longue corde et d’avoir l’échine brisée, répondit sir Lothian.

Et alors, changeant subitement de manières, il posa la main sur la manche de mon oncle :

— Allons, allons, Tregellis ! J’étais son ami autant que vous, dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu tard, aujourd’hui, pour nous chamailler à ce propos. Votre invitation reste fixée à vendredi soir ?

— Certainement.

— J’amènerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons définitivement les conditions de notre petit pari.

— Très bien, sir Lothian. J’espère vous voir.

Ils se saluèrent.

Mon oncle s’arrêta un instant à le suivre des yeux pendant qu’il se mêlait à la foule.

— Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur tireur au pistolet de toute l’Angleterre, mais… homme dangereux.