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Jim Harrison, boxeur/XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 235-253).

CHAPITRE XIV

SUR LA ROUTE

Déjà approchait le jour de la grande bataille.

La guerre sur le point d’éclater et Napoléon qui devenait de plus en plus menaçant n’étaient que des objets de second ordre pour tous les sportsmen et en ce temps-là les sportsmen formaient bien la moitié de la population.

Dans le club patricien, dans la taverne plébéienne, dans le café que fréquentait le négociant, dans la caserne du soldat, à Londres et dans les provinces, la même question passionnait toute la nation.

Toutes les diligences qui arrivaient de l’Ouest apportaient des détails sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui était retourné dans son pays natal pour s’entraîner et qu’on savait être sous la direction immédiate du capitaine Barclay, l’expert.

D’un autre côté, bien que mon oncle n’eût pas encore désigné son champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fût Jim, et les renseignements qu’on avait sur son physique et sa performance lui valurent bon nombre de parieurs.

Toutefois, la côte était en faveur de Wilson et les gens de l’Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu’à Londres l’opinion était partagée.

Deux jours avant le combat, on donnait Wilson à trois contre deux, dans tous les clubs du West End.

J’étais allé deux fois voir Jim à Crawley, dans l’hôtel où il était installé pour son entraînement et je l’y trouvai soumis au sévère régime en usage.

Depuis la pointe du jour jusqu’à la tombée de la nuit, il courait, sautait, frappait sur une vessie suspendue à une barre ou s’exerçait contre son formidable entraîneur.

Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de santé débordante.

Il avait une telle confiance dans le succès que mes appréhensions s’évanouirent à la vue de sa vaillante attitude et quand j’entendis son langage empreint d’une joie tranquille.

— Mais je m’étonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voilà devenu boxeur, et à la solde de votre oncle, tandis que vous êtes à la ville et passé Corinthien. Si vous n’aviez pas été le meilleur, le plus sincère petit gentleman du monde, c’est vous qui auriez été mon patron d’ici peu de temps au lieu d’être mon ami.

En contemplant ce superbe gaillard à la figure distinguée, aux traits fins, en pensant à ses belles qualités, aux impulsions généreuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu’il regardât mon amitié comme une marque de condescendance, que je ne pus retenir un bruyant éclat de rire.

— Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant fixement dans les yeux. Mais, qu’est-ce que votre oncle en pense ?

Cette question était une colle.

Je dus me borner à répondre d’un ton mal assuré que, si redevable que je fusse envers mon oncle, j’avais tout d’abord connu Jim et qu’assurément j’étais assez grand pour choisir mes amis.

Les doutes de Jim étaient fondés jusqu’à un certain point. Mon oncle s’opposait très nettement à ce qu’il y eût entre nous la moindre intimité. Mais comme il trouvait bon nombre d’autres choses à désapprouver dans ma conduite, celle-là perdait de son importance.

Je crains de lui avoir causé bien des désappointements.

Je n’avais inventé aucune excentricité, bien qu’il eût eu la bonté de m’en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais à « sortir de l’ornière », selon son expression, et à m’imposer à l’attention du monde étrange au milieu duquel il vivait.

— Vous êtes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous croyez-vous pas capable de faire le tour d’une chambre en sautant d’un meuble sur l’autre sans toucher le parquet ? Un petit tour de force dans ce genre, serait extrêmement goûté. Il y avait un capitaine des gardes qui est arrivé à se faire un grand succès dans la société en pariant une petite somme qu’il le ferait. Madame Liéven, qui est extrêmement exigeante, l’invitait fréquemment à ses soirées rien que pour qu’il pût s’exhiber.

Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit.

— Vous êtes tout de même un peu difficile, dit-il en haussant les épaules. Étant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position en continuant ma réputation de goût délicat. Si vous aviez déclaré la guerre au mauvais goût, le monde de la fashion se serait empressé de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre concurrence à la position que vise ce jeune parvenu de Brummel. Mais vous n’avez aucun instinct dans cette direction. Vous êtes incapable d’attention pour les moindres détails. Regardez vos souliers ! Et encore votre cravate ! et enfin votre chaîne de montre ! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J’en ai laissé voir trois, mais c’était aller trop loin et en ce moment, je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, mais je ne vous crois pas destiné à atteindre la situation sur laquelle j’ai le droit de compter pour un proche parent.

— Je suis désolé de vous avoir causé ces désillusions, monsieur, dis-je.

— Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous êtes pas trouvé plus tôt sous mon influence, dit-il. J’aurais pu vous modeler de façon à satisfaire même mes propres aspirations. J’avais un frère cadet qui fut dans un cas semblable. J’ai fait de mon mieux pour lui, mais il prétendait mettre des cordons à ses souliers et il commettait en public l’erreur de prendre le vin de Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garçon a fini par se jeter dans les livres et il a vécu et il est mort curé de village. C’était un brave homme, mais d’une banalité… et il n’y a pas place dans la société pour les gens dépourvus de relief.

— Alors, monsieur, je crains qu’elle n’ait pas de place pour moi, dis-je. Mais mon père a le plus grand espoir que Lord Nelson me trouvera un emploi dans la flotte. Si j’ai fait four à la ville, je n’en ai pas moins de reconnaissance pour les bontés que vous m’avez témoignées en vous chargeant de moi et j’espère que, si je reçois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur.

— Il pourrait bien arriver que vous parveniez à la hauteur que je m’étais assignée pour vous, mais que vous y parveniez par un autre chemin, dit mon oncle. Il y a à la ville des hommes, tels que Lord Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les sociétés les plus respectables, bien qu’ils n’aient pour toute recommandation que leurs services dans la marine.

Ce fut dans l’après-midi du jour qui précédait le combat, qu’eut lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet sanctuaire de sa maison de Jermyn Street.

Il était vêtu, je m’en souviens, de son ample habit de brocart, qu’il portait ordinairement pour aller à son club, et il avait le pied posé sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le traitait pour un commencement de goutte.

Était-ce l’effet de la souffrance, était-ce peut-être celui du désappointement que lui avait causé mon avenir, mais ses façons avec moi étaient plus sèches que d’ordinaire et il y avait, je le crains bien, un peu d’ironie dans son sourire, quand il parlait de mes défauts.

Quant à moi, cette explication me fut un soulagement, car mon père était parti de Londres avec la ferme conviction qu’on trouverait de l’emploi pour nous deux, et le seul poids que j’eusse sur l’esprit était l’idée de la peine que j’aurais à quitter mon oncle sans détruire les plans qu’il avait formés à mon sujet.

J’avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle j’étais si peu fait, j’étais pareillement excédé de ces propos égoïstes d’une coterie de femmes frivoles et de sots petits-maîtres qui prétendaient se faire regarder comme le centre de l’univers.

Peut-être le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes lèvres quand je l’entendis parler de la surprise dédaigneuse qu’il avait éprouvée, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les hommes qui avaient sauvé le pays de l’anéantissement.

— À propos, mon neveu, dit-il, il n’y a pas de goutte qui tienne et qu’Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons à Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir Lothian Hume et son champion sont à Reigate. J’ai retenu des lits pour nous deux à l’hôtel Georges. À ce que l’on me dit, l’affluence dépassera tout ce que l’on a vu jusqu’à ce jour. L’odeur de ces auberges de campagne m’est toujours désagréable, mais, que voulez-vous ? L’autre jour, au club Berkeley, Craven disait qu’il n’y avait pas un lit disponible à vingt milles autour de Crawley et qu’on faisait payer trois guinées par nuit. J’espère que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera à la hauteur de ce qu’il promettait, car j’ai mis sur l’évent plus que je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s’engage à fond, car il a fait chez Limmer un pari supplémentaire de cinq mille contre trois mille sur Wilson. D’après ce que je sais de l’état de ses affaires, il sera sérieusement entamé si nous l’emportons… Eh bien, Lorimer ?

— Une personne qui désire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau valet.

— Vous savez que je ne reçois personne jusqu’à ce que ma toilette soit achevée.

— Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfoncé la porte.

— Enfoncé la porte ? Que voulez-vous dire, Lorimer ? Pourquoi ne l’avez-vous pas mis dehors ?

Un sourire passa sur la figure du domestique.

Au même instant, on entendit dans le corridor une voix de basse profonde.

— Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garçon. Autrement, ce sera tant pis pour vous.

Il me sembla que j’avais déjà entendu cette voix, mais lorsque par-dessus l’épaule du domestique j’entrevis une large face charnue, bovine, avec un nez aplati à la Michel-Ange au centre, je reconnus aussitôt l’homme que j’avais eu pour voisin au souper.

— C’est War le boxeur, monsieur, dis-je.

— Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa volumineuse personne dans la pièce. C’est Bill War, le tenancier du cabaret à la Tonne dans Jermyn Street et l’homme le mieux côté pour l’endurance. Il n’y a qu’une chose qui est cause qu’on me bat, Sir Charles, et c’est ma viande, ça me pousse si vite, que j’en ai toujours quatre stone, quand je n’en ai pas besoin. Oui, monsieur, j’en ai attrapé assez pour faire un champion des petits poids, avec ce que j’ai en trop. Vous auriez peine à croire en me voyant que, même après m’être battu avec Mendoza, j’étais capable de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui entoure le ring, avec l’agilité d’un petit cabri, mais, maintenant, si je lançais mon castor dans le ring, je n’arriverais jamais à le ravoir, à moins que le vent ne l’en fasse sortir, car le diable m’emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour le rattraper. Je vous présente mes respects, jeune homme, et j’espère que vous êtes en bonne santé.

Une expression de vive contrariété avait paru sur la figure de mon oncle, en voyant envahir ainsi son séjour intime. Mais c’était une des nécessités de sa situation de rester en bons termes avec les professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire l’amenait.

Pour toute réponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un regard significatif.

— C’est chose importante, Sir Charles, et ça doit rester entre vous et moi.

— Vous pouvez sortir, Lorimer… À présent, War, de quoi s’agit-il ?

Le boxeur s’assit fort tranquillement à cheval sur une chaise, en posant ses bras sur le dossier.

— J’ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il.

— Eh bien ! Qu’est-ce que c’est ? s’écria mon oncle avec impatience.

— Des renseignements de valeur.

— Allons, expliquez-vous.

— Des renseignements qui valent de l’argent, dit War en pinçant les lèvres.

— Je vois que vous voulez qu’on vous paie ce que vous savez.

Le boxeur eut un sourire affirmatif.

— Oui, mais je n’achète rien de confiance. Vous me connaissez assez pour ne pas jouer ce jeu-là avec moi.

— Je vous connais pour ce que vous êtes, Sir Charles, c’est-à-dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez-vous, si je me servais de ça contre vous, ça me mettrait des centaines de livres dans la poche. Mais mon cœur ne le souffrira pas. Bill War a toujours été pour le bon sport et le franc jeu. Si je m’en sers pour vous, j’espère que vous ferez en sorte que je n’y perde pas.

— Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour vous.

— On ne saurait parler plus franchement que ça. Nous nous en contenterons, patron, et vous vous montrerez généreux comme vous avez toujours passé pour l’être. Eh bien, notre homme, Jim Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, sur la dune de Crawley pour un enjeu.

— Eh bien, après ?

— Connaîtriez-vous par hasard quelle était la cote hier ?

— Elle était à trois contre deux sur Wilson.

— C’est ça même, patron. Trois contre deux, voilà ce qui a été offert dans le salon de mon bar. Savez vous où en est la cote aujourd’hui ?

— Je ne suis pas encore sorti.

— Eh bien ! je vais vous le dire, elle est à sept contre un sur votre homme.

— Vous dites ?

— Sept contre un, patron, pas moins.

— Vous dites des bêtises, War. Comment peut-il se faire que la cote ait passé de trois contre deux à sept contre un ?

— Je suis allé chez Tom Owen, je suis allé au Trou dans le Mur, je suis allé à La Voiture et les Chevaux, et vous pouvez miser à sept contre un dans n’importe laquelle de ces maisons. On joue de l’argent par tonnes contre votre homme. C’est la même proportion qu’un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu’à Stepney.

L’expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit que l’affaire était vraiment sérieuse pour lui. Puis il haussa les épaules avec un sourire d’incrédulité.

— Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en bonne forme. Vous l’avez vu hier, mon neveu ?

— Il allait très bien, hier, monsieur.

— S’il était arrivé quelque chose de fâcheux, j’en aurais été informé.

— Mais peut-être qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux pour le moment, dit War.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vais m’expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks ? Vous savez que c’est un homme qui ne doit guère inspirer de confiance en tout temps et qu’il en veut à votre homme, parce qu’il a été battu par lui dans le hangar aux voitures.

Bon ! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorté des trois plus fieffés coquins qu’il y ait à Londres. Ces trois-là, c’étaient Ike-le-Rouge, celui qui a été exclu du ring pour avoir triché avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait sa mère pour une pièce de sept shillings ; le troisième était Chris Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du côté de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre types de beauté, et ils en avaient tous plus qu’ils ne pouvaient en tenir, excepté Chris, un lapin trop malin pour se griser quand il y a une affaire en train. De mon côté, je les fais entrer au salon.

Ce n’était pas que la chose en valût la peine, mais je craignais qu’ils ne commencent à chercher noise à mes clients et je ne voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant devant le comptoir. Je leur sers à boire et je reste avec eux, rien que pour les empêcher de mettre la main sur le perroquet empaillé et les tableaux.

Bon ! patron, pour abréger, ils se mirent à parler du combat et ils éclatèrent de rire à l’idée que le jeune Harrison pourrait gagner, tous, excepté Chris qui restait à faire des signes et des grimaces aux autres, tellement, qu’à la fin Berks fut sur le point de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine.

Je devinai qu’il se mijotait quelque chose et ça n’était pas bien difficile à voir, surtout quand Ike-le-Rouge se dit prêt à parier un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas.

Donc, je me lève pour aller chercher une autre bouteille de délie-langues et je me mets derrière le guichet fermé d’un volet par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. Je l’ouvre de la largeur d’un pouce et j’aurais été attablé avec eux que je n’aurais pas mieux entendu ce qu’ils disaient.

Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait après eux, parce qu’ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe Berks qui parlait de leur casser la figure s’ils avaient l’aplomb de l’interpeller davantage.

Comme ça, Chris se mit à les raisonner, car il avait peur de Berks et il leur demanda s’ils voulaient décidément être en état de faire la besogne le lendemain matin et si le patron consentirait à payer en voyant qu’ils s’étaient grisés et qu’il ne fallait pas compter sur eux.

Ça les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda à quelle heure on partirait.

Chris leur dit que tant que l’hôtel Georges à Crawley ne serait pas fermé, on pourrait travailler à cela.

— C’est bien mal payé pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge.

— Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit bâton plombé de sa poche de côté. Pendant que trois de vous le tiendront à terre, je lui casserai l’os du bras avec ça. Nous aurons gagné notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison.

— Il se défendra, dit Berks.

— Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat.

Je n’en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j’ai vu comme je vous l’ai dit que la cote en faveur de Wilson montait à des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais assez haute.

Voila où on en est, patron, et vous savez ce que ça signifie, mieux que Bill War ne pourrait vous le dire.

— Très bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis très obligé de m’avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n’y perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l’air de coquins ivres, mais vous ne m’en avez pas moins rendu un immense service en attirant mon attention de ce côté. Je compte vous voir demain aux Dunes.

M. Jackson m’a prié de me charger de la garde du ring.

— Très bien. J’espère que nous aurons un loyal et bon combat. Bonsoir et merci.

— Mon oncle avait conservé son attitude un peu narquoise pendant que War était présent, mais celui-ci avait à peine refermé la porte qu’il se tourna vers moi avec un air d’agitation que je ne lui avais jamais vu.

— Il faut que nous partions à l’instant pour Crawley, mon neveu, dit-il en souriant. Il n’y a pas une minute à perdre. Lorimer, faites atteler les juments baies à la voiture. Mettez-y le nécessaire de toilette et dites à William qu’il soit devant la porte le plus tôt possible.

— J’y veillerai, monsieur, dis-je.

Et je courus à la remise de Little Ryder Street où mon oncle logeait ses chevaux.

Le garçon d’écurie était absent et je dus envoyer un lad à sa recherche. Pendant ce temps-là, aidé du palefrenier, je tirai dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs boxes.

Il fallut une demi-heure, peut-être trois quarts d’heure, avant que tout fut en place.

Lorimer attendait déjà dans Jermyn Street avec les inévitables paniers pendant que mon oncle restait debout dans l’embrasure de la porte ouverte, vêtu de son grand habit de cheval couleur faon.

Sa figure pâle était d’un calme impassible et ne laissait rien voir des émotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son âme.

J’en étais certain.

— Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-être des difficultés à vous trouver un lit. Tenez-leur la tête, William. Montez, mon neveu. Holà ! War, qu’y a-t-il encore ?

Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa corpulence.

— Rien qu’un mot de plus avant votre départ, Sir Charles, dit-il tout haletant. J’ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre hommes en question étaient partis pour Crawley à une heure.

— Très bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied.

— Et la cote est montée à dix contre un.

— Lâchez la tête, William.

— Encore un mot, patron, un seul. Vous m’excuserez ma liberté. Mais à votre place, j’emporterais mes pistolets.

— Merci, je les ai.

La longue lanière claqua entre les oreilles du cheval de tête. Le groom s’élança à terre et l’on passa de Jermyn Street à Saint James Street et de là à Whitehall avec une rapidité qui indiquait que les vaillantes juments n’étaient pas moins impatientes que leur maître.

L’horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et demie quand nous franchîmes comme au vol le pont de Westminster.

L’eau se refléta au-dessous de nous aussi vite que l’éclair, puis on roula entre les deux rangées de maisons aux murailles brunes formant l’avenue qui nous avait menés à Londres. Nous étions arrivés à Streatham, quand il rompit le silence.

— J’ai un enjeu considérable, mon neveu, dit-il.

— Et moi aussi, répondis-je.

— Vous ! s’écria-t-il avec surprise.

— J’ai mon ami, monsieur !

— Ah ! oui, j’avais oublié. Vous avez votre excentricité, après tout, mon neveu. Vous êtes un ami fidèle, ce qui est chose rare dans notre monde. Je n’en ai jamais eu qu’un dans ma position et celui-là… Mais vous m’avez entendu raconter l’histoire. Je crains qu’il ne fasse nuit quand nous arriverons à Crawley.

— Je le crains aussi.

— En ce cas, nous arriverons peut-être trop tard.

— Dieu fasse que non, Monsieur.

— Nous sommes derrière les meilleures bêtes qui soient en Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes encombrées, avant que nous arrivions à Crawley.

Avez-vous entendu, mon neveu ! War a entendu ces quatre bandits parler de quelqu’un qui leur donnait les ordres et qui les payait pour leur crime. Vous avez compris, n’est-ce pas ? qu’ils ont été engagés pour estropier mon homme.

Dès lors, qui peut bien les avoir pris à gage, qui peut y être intéressé ? À moins que ce ne soit…

Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je sais qu’il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et chez White. Je sais qu’il a joué une grosse somme sur cet évent et qu’il s’y est engagé avec une témérité qui fait croire à ses amis qu’il a quelque raison personnelle pour compter sur le résultat.

Par le ciel ! Comme tout cela s’enchaîne. S’il en était ainsi…

Il retomba dans le silence, mais je vis reparaître cette expression de froideur farouche que j’avais remarquée en lui, le jour où lui et sir John Lade couraient côte à côte sur la route de Godstone.

Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey et l’ombre surgissait d’instant en instant, mais les roues continuaient à bourdonner et les sabots à frapper sans se ralentir.

Un vent frais nous soufflait à la figure, quoique les feuilles pendissent immobiles aux branches d’arbres qui s’étendaient au-dessus de la route.

Les bords dorés du soleil venaient à peine de disparaître derrière les chênes de la côte de Reigate quand les juments inondées de sueur arrivèrent devant l’hôtel de la Couronne à Redhill.

Le propriétaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour saluer un Corinthien aussi connu que l’était Sir Charles Tregellis.

— Vous connaissez Berks, le boxeur ? demanda mon oncle.

— Oui, Sir Charles.

— Est-il passé ?

— Oui, Sir Charles. Il devait être environ quatre heures, bien qu’avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d’en jurer. Il y avait là lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un autre. Ils avaient entre les brancards une bête de sang. Ils l’avaient menée à fond de train, car elle était couverte d’écume.

— Voilà, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant que nous volions vers Reigate. S’ils allaient ce train, c’est qu’évidemment, ils tenaient à faire leur coup de bonne heure.

— Jim et Belcher seraient certainement de force à leur tenir tête à tous les quatre, suggérai-je.

— Si Belcher était avec lui, je ne craindrais rien ; mais on ne saurait prévoir quelle diablerie ils ont arrangée. Que nous le trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment jusqu’à ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j’espère, seulement que ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il faut qu’ils aient été à l’avance bien certains de réussir, pour que la cote ait monté à un pareil chiffre, et c’est là ce qui m’inquiète.

— Mais assurément, ils n’ont rien à gagner à commettre une pareille infamie, Monsieur. S’ils arrivent à blesser Jim, la lutte ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas décidés.

— Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un prix, et c’est heureux qu’il en soit ainsi, autrement les coquins qui infestent le ring, ne tarderaient pas à rendre tout sport impossible, mais ici il en est autrement. D’après les conditions du pari, je dois perdre, à moins que je ne présente un homme dans une certaine limite d’âge, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. Vous devez vous souvenir que je n’ai point nommé mon homme. C’est dommage, mais c’est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires le savent aussi, mais les arbitres et le dépositaire des enjeux refuseraient d’en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim Harrison est hors de combat, ils nous répondraient qu’ils n’ont pas été dûment informés que Jim Harrison était notre champion. Les conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent.

Les craintes qu’avait exprimées mon oncle au sujet de l’encombrement de la route ne furent que trop justifiées, car lorsque nous eûmes dépassé Reigate, nous vîmes un tel défilé de voitures de toute espèce que, pendant les huit milles qui restaient à parcourir, il n’y avait pas, je crois, un seul cheval dont les naseaux ne fussent à plus de quelques pieds de l’arrière de la voiture ou carriole qui le précédait.

Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui s’éloignaient de Guildford à l’ouest, de Tunbridge à l’est, avaient contribué pour leur part à grossir ce flot de four in hand, de gigs, de sportsmen à cheval, si bien que la large route de Brighton était emplie d’un fossé à l’autre, d’une cohue qui riait, criait, chantait et marchait dans la même direction.

Il était impossible à quiconque eut contemplé cette foule bigarrée de ne pas reconnaître que la passion du ring, bonne ou mauvaise peu importe, n’était point le trait distinctif d’une certaine classe, mais qu’elle était une marque du caractère national, profondément enracinée dans la nature de l’Anglais, qu’elle avait été transmise de génération en génération, aussi bien au jeune aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu’aux grossiers revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole que traînait un bidet.

Là, je vis des hommes d’État et des soldats, des gentilshommes et des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds d’East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se démenait avec la perspective de passer une nuit pénible, rien que pour avoir la chance d’assister à une lutte qui pouvait se terminer en un seul round, chose impossible à prévoir.

On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale.

Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de poussière, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron et les garçons se tenaient prêts avec leurs plateaux chargés de pots débordants de mousse pour désaltérer ces bouches pressées.

Ces haltes pour boire la bière, cette rude camaraderie, la cordialité, les incommodités accueillies par des éclats de rire, cette impatience de voir la lutte, étaient autant de traits, qui pouvaient être qualifiés de vulgaires, de populaires, par les gens au goût difficile, mais quant à moi, maintenant que je prête l’oreille aux lointains et vagues échos de notre temps passé, tout cela me paraît constituer l’ossature qui formait la charpente si solide et si virile dont cette race antique était constituée.

Mais hélas ! quelle chance avions-nous de gagner du terrain ?

Mon oncle, avec toute son habileté, n’arrivait pas à apercevoir un passage dans cette masse en mouvement.

Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des escargots de Reigate à Horley, puis à la Croix de Povey, puis à la bruyère de Lowfield, pendant que le jour faisait place au crépuscule et qu’à celui-ci succédait la nuit.

Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumées.

C’était un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui s’étendait devant nous, que les replis de ce serpent aux écailles dorées qui se déroulait dans l’obscurité.

Enfin ! Enfin, nous aperçûmes l’immense et l’informe masse de l’orme de Crawley qui nous dominait dans les ténèbres, et nous arrivâmes à l’entrée de la rue du village où toutes les fenêtres des cottages étaient éclairées, puis devant la haute façade du vieil hôtel Georges, où l’on voyait de la lumière à toutes les portes, à toutes les vitres, à toutes les fentes en l’honneur de la noble compagnie qui devait y passer la nuit.