John Ruskin (Harrison)/7

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CHAPITRE VII

LES RELATIONS SOCIALES DE RUSKIN —
RUSKIN CRITIQUE ET CONFÉRENCIER


La période de la vie de Ruskin qui s’écoula entre la publication du premier volume des Pierres de Venise et les articles réunis sous le titre de Unto this Last (1851-1860) fut une époque de grande activité, de publications nombreuses et d’incidents variés dans sa carrière. Son père s’occupa de réunir ses Poèmes et ce livre, comme je l’ai déjà observé, sans avoir jamais conquis l’estime de la haute critique, n’a plus maintenant qu’un succès de librairie. En 1851, il autorisa même la publication du Roi de la Rivière d’Or, que, dix ans auparavant, il avait écrit pour amuser Euphémia Gray enfant. Le volume fut illustré par Doyle et obtint un grand succès. Ruskin habitait alors à Londres et était assez répandu dans la société — il fréquentait Samuel Rogers, Lord et Lady Mount Temple, Lord Houghton, Thomas Carlyle, Frederick Denison Maurice, les Marshall de Leeds, Lady Davy et le Dr Whewell, maître de Trinity College à Cambridge. Il ne se trouva sans doute jamais tout à fait à l’aise dans la société de Londres, bien qu’il y rencontrât assez souvent les hommes qui restèrent ses amis les plus fidèles, M. Collingwood a publié une lettre intime adressée par Ruskin à sa mère, elle est pleine d’humour et tout à fait digue de Dickens :

« Très chère mère, — horrible soirée hier — société nombreuse, — guindée, — impatientante, — étrange — une société ou l’on court l’un après l’autre et où personne ne se connaît. — De nombreux officiers de marine. — Une jeune dame veut faire ma connaissance. — Je ne la connais pas plus que la reine Pomaré — nous causons, je me sauve le plus tôt que je peux — demandé qui elle est — Lady *** J’en sais autant après qu’avant. Présenté à un nègre avec un collier de barbe : le nègre est plein de condescendance : Je me moque devant lui de différentes choses, surtout de la chambre des Lords ; mon nègre dit qu’il y demeure et me demande ou je demeure moi-même — pas besoin de le lui dire. — Je m’en débarrasse et je demande qui il est ; (***). Je ne suis pas plus avancé. — Présenté à une jeune dame. — Elle me demande si j’aime à dessiner — partie, je demande qui elle est — Lady (***) ; je m’appuie le dos au mur et je tire ma montre ; enfin, je puis partir. Je suis tout boudeur ce matin. — J’espère que mon père va mieux, tendresses pour vous deux. »

La lettre à son père à propos d’un lever et d’une présentation à Buckingham Palace (mai 1850) est tout aussi vivante :

« La plus extraordinaire cohue que j’aie vue de ma vie — le parterre au Surrey Theater peut être quelque chose comme cela mais rien de plus — le parquet était recouvert des débris de costumes de femmes, dentelles déchirées, fleurs tombées… La reine donnait sa main très gracieusement, mais d’un air bien ennuyé, la malheureuse ! c’était bien pardonnable avec un quart de mille carré de gens à saluer. »

Il changea alors de résidence et fit paraître un pamphlet sur l’organisation de l’Église intitulé : Notes sur la construction des bergeries ; ce n’était point un manuel pratique d’élevage comme le crurent quelques fermiers du Nord qui se plaignirent d’avoir été trompés par le titre : c’était un appel aux fidèles de la Haute Église et aux presbytériens stricts d’avoir à chercher un modus vivendi dans un nouvel Eirenikon « un seul troupeau et un seul berger » — les anglicans y étaient engagés à renoncer à leurs prétentions sacerdotales et les presbytériens à leurs disputes sur le titre du « Pasteur de l’Église Chrétienne ». La brochure, malgré ses sages avis, ne put réaliser l’union des différentes sectes protestantes et le héraut pacifique et bienveillant fut étonné de constater combien les polémiques théologiques et ecclésiastiques pénétraient dans les cœurs plus profondément qu’il n’avait pu le rêver dans la solitude philosophique de Herne-Hill. Il ne tarda pas d’ailleurs beaucoup à élargir sa propre conception religieuse et à reconnaître que l’Eirenikon final ne se trouve que dans la fraternité humaine.

En 1851, Ruskin prit la défense du nouveau mouvement en peinture — qu’on a appelé le mouvement pré-raphaélite, — et écrivit un pamphlet qu’il intitula le Pré-Raphaélitisme. Le point de départ de ce mouvement fut dû à Holman Hunt et à D. G. Rossetti auxquels se joignirent Millais et Burne Jones. Il donna une impulsion nouvelle à la peinture anglaise. L’opuscule de Ruskin soutenait avec véhémence que la nouvelle école offrait, en ce qui concerne la vérité des faits naturels, leur représentation réaliste et la pure couleur, les mêmes tendances qu’on pouvait reconnaître chez Turner et chez les peintres célébrés dans son premier livre, comme aussi chez les Primitifs Italiens. Cette défense éloquente était profondément vraie et les résultats s’en firent sentir quand on vit les hommes de génie se libérer des vieilles formules et développer librement leurs dons propres ; tandis que la secte égarée qui s’imagina que l’art pouvait être régénéré par une sorte de décalogue conventionnel extrait de la littérature ruskinienne — conventionnalisme tout aussi étroit et contre nature que celui des académies, — tomba peu à peu dans l’obscurité, sous l’indifférence du public.

À cette époque, Ruskin perdit quelques-uns de ses amis : Turner mourut au mois de décembre 1851 et fit de Ruskin un de ses exécuteurs testamentaires, charge que celui-ci n’accepta pas. Ce fut ensuite le tour de William Hunt et de Samuel Prout. Charles Newton aurait voulu emmener Ruskin avec lui en Grèce où il faisait alors des recherches ; mais ses parents ne purent accepter que leur John exposât sa personne dans un voyage aussi périlleux et surtout sur un bateau à vapeur d’un nouveau genre. On peut d’ailleurs se demander si Athènes lui eut plu autant que Venise, mais il aurait peut-être produit quelque autre grande œuvre s’il avait vu Constantinople, contemplé les montagnes de la Grèce et la Mer Égée.

En 1853, Ruskin inaugura cette précieuse série de notes pour l’Arundel Society où il expliquait les fresques de Giotto dans la Chapelle de l’Arena a Padoue. Ce charmant volume a été réimprimé avec des additions en 1890. Je ne connais, dans toute l’œuvre de Ruskin, rien de plus admirable et de plus utile que cette appréciation sympathique du merveilleux génie et de l’existence romanesque de Giotto, résumée dans ces notes si concises, si vivantes, si exactement historiques sur les compositions du peintre. Un des plus éminents services que Ruskin a rendu à la cause de l’art consiste dans cette appréciation si complète de l’œuvre de Giotto et de l’influence qu’il a exercée sur l’évolution de l’art florentin. Toujours véhément dans ses louanges, Ruskin n’a pourtant rien dit de trop sur Giotto. Giotto est l’un des rares artistes vis-à-vis desquels Ruskin — qui, dans sa longue carrière de quarante années de critique, changea si souvent d’opinions ou d’humeur — ne se soit jamais permis un mot de dénigrement. Il revient sans cesse à lui. Fors est plein de Giotto ; il le compare à Dante et, avec raison, car, de tous les peintres connus, aucun, si ce n’est Léonard et Michel-Ange, n’a donné de telles marques de puissance intellectuelle. Giotto est même étranger à cet esprit d’inquiétude morbide qui place en un monde à part ces deux puissantes natures. L’influence qu’il exerça sur sa génération et sur les suivantes fut bien plus grande et bien plus saine que celle de Léonard et de Michel-Ange. Giotto est, dans l’histoire entière de l’art moderne, l`esprit le plus profond, le plus humain, le plus pur et le mieux équilibré. « Ora ha Giotto il grido » — comme au temps de Dante.

Tout cela, c’est Ruskin qui nous l’a enseigné le premier. Son appréciation des compositions de Giotto est basée sur une compréhension sympathique mais non servile des Évangiles apocryphes si répandus au xive siècle et de ces belles et gracieuses légendes de la vie de la Vierge. Ruskin les aborde avec le même esprit que nous pouvons concevoir chez Giotto en face des mêmes mythes ; il est pénétré de leur grâce, de leur tendresse, de leur beauté spirituelle, enthousiasmé de leur importance comme sujets de peinture, il les accepte tels qu’ils nous ont été transmis sans les mettre en doute, sans les critiquer, mais aussi sans superstition, les prenant surtout par leur côté humain et émotionnel, non par leur côté dogmatique et transcendantal. Dans les notes qu’il nous a laissées sur ces compositions, Ruskin apprécie d’une manière délicate et sûre le côté légendaire, dramatique et artistique de chacune de ces fresques. Rien de plus vrai, rien de plus suggestif que les quelques lignes où il nous montre « Joachim chez les bergers », morceau d’un merveilleux pathétique qui rappelle dans sa sévère dignité une pierre tombale athénienne tirée du Céramique ; ou encore « l’Ange apparaissant à Anne » ou « la Rencontre à la porte d’or », « Le Retour de la Vierge », « la Salutation », « l’Annonciation », « la Mise au tombeau » et « la Résurrection ». Quand nous relisons avec soin tout ce que Ruskin a écrit sur Giotto, ses pensées, sa manière, sa faculté de représenter les émotions de l’homme, nous en arrivons à considérer Giotto comme l’une des plus grandes forces de toute l’histoire de l’art.

Dans cette même année 1853, si remplie d’événements dans la vie publique et privée de Ruskin, s’ouvrit pour lui une nouvelle carrière qui occupa presque complètement toutes les années qui suivirent. Le reclus de Herne Hill, l’auteur maintenant illustre de trois magnifiques ouvrages, le critique, le théologien, le pamphlétaire, apparut en public comme conférencier, avec des diagrammes et des illustrations préparés par lui-même, devant le célèbre Institut Philosophique d’Edimbourg qui donna l’occasion de se produire, à tant d’hommes connus dans la littérature, la science et les fonctions publiques. Son acceptation alarma, scandalisa même ses parents si timorés, si conventionnels, si provinciaux. Sa mère trouvait « trop jeune » cet homme marié de trente-quatre ans ; son père considérait comme « dégradant » le fait de s’exposer aux commentaires des journaux et aux allusions personnelles. La dernière considération était la plus sérieuse et le moment pouvait paraître mal choisi alors qu’il était lui-même engagé dans un procès en divorce, mais il se trouvait que les conférences étaient organisées depuis quelques mois déjà. Elles furent un résumé de ses vues sur la peinture et l’architecture et ont été fréquemment réimprimées sous ce titre. Elles furent attaquées violemment par les critiques conventionnels et on ne peut dire cependant qu’elles contiennent rien qui ne se trouve dans ses autres écrits, ni qu’elles aient ajouté quoi que ce soit à sa réputation en général. Elles n’intéressent que parce que ce fut sa première apparition dans le rôle de conférencier qu’il remplit dans la suite pendant trente ans si souvent et avec tant de succès.

L’année suivante (1854) Ruskin partit encore pour l’étranger en compagnie de ses parents auprès desquels il avait repris, dans la vieille demeure, son existence de célibataire. Il écrivit alors au Times deux lettres où il prit avec enthousiasme la défense du tableau d’Holman Hunt, la « Lumière du Monde », œuvre qui touchait une corde spéciale du sentiment chrétien mais qui est plutôt pour un homme de nos jours comme une sorte de rebus du Moyen Age. Les voyageurs revirent la Suisse et John, occupé alors à compléter ses Modern Painters, désira entreprendre une histoire illustrée de la Suisse, mais, il ne put donner suite à ce projet, comme à beaucoup d’autres, faute de moyens de publication ; il en inséra cependant une partie dans le dernier volume des Modern Painters.

En 1854, Frederick Denison Maurice, de concert avec le Dr Furnivall, Thomas Hughes et Charles Kingsley, fonda le « Collège des Ouvriers » qui est encore très florissant à Londres dans Great Ormond Street. Ce fut le début d’un mouvement qui s’est beaucoup étendu plus tard et qui a eu d’heureux résultats. L’idée du « Collège des ouvriers » était non seulement d’offrir aux travailleurs et à tous ceux qui ne pouvaient bénéficier de l’éducation complète, ouverte alors seulement aux riches, tout ce que le meilleur enseignement académique pouvait donner dans des classes du soir, mais encore de combiner cet enseignement avec un réel esprit de corps comme celui qui existe dans les écoles et collèges anglais, basé sur la camaraderie des citoyens et sur l’union de toutes les classes sociales. L’idée était née du mouvement chartiste de 1848 et des théories de la nouvelle école des socialistes chrétiens ; c’était la forme éminemment anglaise et britannique que prit le mouvement révolutionnaire et socialiste de l’Europe de 1840 à 1850. Le Sartor de Carlyle, l’Alton Locke de Kingsley, le Tom Brown de Hughes et les Sermons sur l’Église Libérale de Maurice en furent l’expression littéraire — c’était là une Démocratie sociale d’un type très-élevé, très-méthodique et très respectable.

Le collège a prospéré et s’est développé sous la direction successive de Maurice, de Hughes, de sir John Lubbock et du professeur Albert Dicey. Il a compté parmi ses maîtres, ses étudiants et ses protecteurs une foule d’hommes qui ont laissé un nom dans la littérature, la politique et l’administration. Il est l’ancêtre de toute une lignée de collèges et de sociétés ayant plus ou moins le même but, — Toynbee Halls, Women’s Colleges, Passmore Edwards Halls, « University settlements », Newton Hall et, de nos jours, l’Extension Universitaire. Tous se proposent de fournir le meilleur enseignement de nos universités et de nos écoles à ceux auxquels leur travail ou l’insuffisance de leurs ressources ne permettent pas d’aborder les cours supérieurs et, par la même occasion, d’amener toutes les classes entre lesquelles l’Angleterre est si obstinément divisée à s’associer dans une vie commune et à poursuivre ensemble une culture plus haute que celle que permet la besogne ordinaire de chaque jour.

Ruskin se lança avec enthousiasme dans cette tentative qui cadrait si bien avec ses propres tendances — et qu’il avait même en grande partie suggérée — donnant avec une largesse généreuse son temps, son argent et ses conseils. Avec Rosetti et Hunt, parfois avec Burne-Jones et W. Morris, il consacra ses soirées et enseigner le dessin et bien autre chose avec. Il fonda ainsi une école de dessinateurs, de copistes et de graveurs qui a grandi et a répandu ses méthodes avec un véritable succès. Il s’y lia d’amitié avec des hommes tels que George Allen, son futur éditeur, son homme d’affaires et son agent, et pendant quatre ans, par son enseignement et son enthousiasme, il contribua puissamment au succès du collège. Je fus moi-même, vers la même époque, l’un des conférenciers et j’eus mainte occasion de voir quel souffle inspirateur Ruskin donnait aux maîtres et aux étudiants par son ardeur sympathique.

Ruskin nous a donné dans ses Præterita (III, 13) un récit de ses relations personnelles avec le collège — il nous a dit combien il aima Frederick Maurice, ainsi que l’aimaient tous ceux qui l’approchaient, mais comment il le trouvait cependant « songe-creux et, bien que toujours de noble manière, esprit faux, mais sa conscience pure et son ardente passion faisaient de lui un égoïste ». Il dit ailleurs que Maurice conciliait les difficultés de la Bible en les tournant sens dessus dessous comme on retourne les coussins d’une voiture. C’est la une appréciation exacte de Maurice et de son influence et tous ceux qui ont entendu ses sermons on ses conférences pensent de même. Son ardeur morale, son très vif sentiment du bien et du mal se combinaient pour animer l’esprit le plus illogique, le plus sujet aux contradictions, le plus propre à troubler, non à guider, une jeunesse inquiète dans sa foi. Comme Ruskin et beaucoup d’entre nous le sentaient, le collège n’eût jamais ni chef, ni système, ni principes arrêtés mais vécut, sous le rapport religieux et politique, avec des idées très respectablement orthodoxes, bienfaisantes, un peu relâchées et d’un socialisme adouci. Il devint plus tard une École d’Arts et Métiers supérieure, très bien conduite, d’une réelle utilité pratique mais il ne fut jamais, en un sens étroit, chrétien, ni en aucun sens, socialiste et il eut toujours un minimum de vrais élèves ouvriers.

En 1857, comme résumé de son enseignement, Ruskin publia ses Éléments du Dessin, sorte de manuel qui eut un immense succès dans le public mais que, plus tard, il essaya de supprimer ou de refaire, le trouvant imparfait et fondé sur une erreur sérieuse, à savoir : le conseil de ne pas commencer le dessin par l’esquisse. Ruskin qui, nous nous en souvenons, ne considéra jamais ce qu’il écrivait ou faisait comme tout à fait concluant et définitif — fut loin d’être satisfait de ce petit volume qui ne fut jamais, dans sa pensée, destiné a servir de manuel aux artistes mais devait seulement guider les jeunes gens dans l’art d’étudier la nature et d’observer les faits naturels, et non leur enseigner le dessin. Dans un sujet aussi compliqué et aussi délicat, toutes les critiques naturellement ont pu se produire, comme d’ailleurs à propos de tout livre destiné à servir de guide aux dessinateurs. Mais, au point de vue littéraire, ce livre est un chef-d’œuvre de lucidité, de simplicité, d’expression juste en un sujet où il s’agit d’enseigner un tour de main, chose difficile à expliquer avec clarté. Il en résulte que ce petit livre de trois cents pages, écrit pour apprendre aux commençants à regarder les choses qu’ils veulent reproduire, est une lecture délicieuse pour le lecteur ordinaire, pour celui-là même qui se soucie fort peu de l’art du dessin et qui ne tiendra même jamais un crayon. Voilà la magie du style. Et ceux qui s’imaginent que Ruskin ne saurait écrire qu’avec des images ampoulées et des dissertations de six pieds devraient lire cette série de lettres charmantes à « mon cher lecteur », ils goûteraient ces leçons si gracieuses, si simples, si naïves et ils apprendraient, comme la préface le dit, que « les meilleurs maîtres de dessin sont les bois et les montagnes ».

Un autre délicieux petit volume est celui qui fut publié en 1856, les Ports d’Angleterre. Il contenait cet hymne glorieux en l’honneur de la mer et des marins, un des morceaux les plus ravissants que Ruskin ait écrits et que ne peuvent oublier ceux qui aiment cette chose si anglaise, la mer, et ceux qui vivent sur elle et par elle. Le livre s’ouvre par cet étonnant chant triomphal au bateau que j’ai cité ailleurs comme un chef-d’œuvre de notre littérature. « De toutes les choses vivantes ou inanimées sur cette étrange terre, il n’y en a qu’une seule que, parvenu maintenant au milieu du terme probable de la vie humaine, je regarde avec une surprise toujours nouvelle. » « Il existe une chose devant laquelle je ne passe jamais sans éprouver l’ancien étonnement de mon enfance et cette chose, c’est la proue d’un bateau », etc., etc. Il n’y a pas dans toute la poésie anglaise, pas même dans Shelley ou dans Byron, une ode aussi émouvante sur le charme magique de la mer et le ravissement du marin. Ce volume, devenu une rareté des plus recherchées en librairie, donne de courtes descriptions d’environ douze gravures de Turner, représentant les ports d’Angleterre tels qu’ils étaient sous le règne de George IV, il y a quatre-vingts ans, au temps des navires à voiles, des vaisseaux de soixante-quatorze canons et des jetées en bois. Les navires et les ports de cette époque étaient des sujets plus en rapport avec une imagination d’artiste que ceux d’aujourd’hui. D’une fantaisie sans extravagance, émouvantes sans phrases, originales sans paradoxes, ces notes si fines donnent de Turner, dans l’une de ses meilleures manières, une interprétation aussi complète que celles consacrées à Giotto et aux fresques de Santa Maria dell’Arena. Les vues de « Douvres », de « Sheerness », de « Witby » et de « Scarborough » sont des exemples admirables de l’intuition dont était capable un génie original comme celui de Turner. Une vue comme celle de Sheerness, en 1826, est réellement un document pour l’histoire d’Anglaterre, maintenant que les vaisseaux de soixante-quatorze canons sont devenus des forteresses flottantes en acier et qu’un yacht ressemble à une torpille de métal, surmontée de deux ou trois coupoles.

Au cours de ces années, son activité fut très-variée. En 1855 il commença les « Notices sur les peintures de l’année » qui causèrent un certain émoi parmi les peintres et les critiques mais furent un véritable charme et un réel enseignement pour le public. À ce moment, Ruskin était accepté comme arbitre suprême en matière d’art par tous les hommes cultivés et d’esprit ouvert. Carlyle, les Browning, Coventry Patmore étaient ses amis intimes. Il donna alors de fréquentes conférences dans les musées, les écoles et les cercles littéraires et, quoiqu’il y traitât d`une branche de l’art, il en venait toujours a considérer la condition sociale des travailleurs et la vie des artisans. En 1857, à Manchester, il fit sur « l’Économie Politique de l’Art » une conférence qui est maintenant comprise dans le volume intitulé A Joy for Ever et qui appartient bien a sa nouvelle carrière de réformateur social. Il entreprit en même temps la tâche formidable de cataloguer, de choisir et d’exposer la masse considérable des dessins et des croquis de Turner légués à la nation. Il y avait là près de 20,000 fragments entassés dans des portefeuilles et des cartons. Ce fut un travail absorbant qui dura six mois et personne au monde n’aurait pu si bien en venir à bout ; Ruskin fit un catalogue complet de tous ces dessins et de toutes ces esquisses.

Pendant tout le cours des années 1858 et 1859, il donna constamment des conférences un peu partout, travailla à Oxford et à Cambridge, aidant à organiser l’Extension Universitaire et à embellir le nouveau musée d’Oxford, prêchant à Manchester, à Bradford ou à Cambridge le nouvel Évangile du travail artistique et chaque fois avec l’idée de plus en plus précise et la plus ardente conviction que l’Art, sous toutes ses formes, n’est jamais que la manifestation d’une existence individuelle et sociale saine — que la vie du corps politique est pour nous tous le problème dominant.

Et ainsi, travaillant sans cesse, tantôt chez lu tantôt en voyage, il termina ses Modern Painter, dont le cinquième volume parut en 1860.

C’est alors que vers la quarantième année, sa produisit un grand changement dans la carrière de Ruskin. —

« Nel mezzo del cammin di nostra vita,
Mi ritrovai in una selva oscura. »

Pendant plus de vingt ans, il avait lutté pour amener le monde à honorer — d’abord Turner et ses disciples, Rossetti et ses compagnons, Giotto et les Primitifs, Titien et les derniers Vénitiens, rend voyant les peintres à l’étude de la nature, forçant les architectes à respecter la liberté des artisans Il avait conquis une des premières places en littérature, acquis une renommée sans cesse croissant comme écrivain, comme critique, comme professeur et même comme dessinateur ; mais, par se rapports avec les paysans à l’étranger et les artisans en Angleterre il avait été amené à méprise tout cela tant que sévissaient les maux qui résultent de notre état social et industriel. Il se retira donc, pour méditer dans la solitude — « che Ie diritta via era smarrita ».