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Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/01

La bibliothèque libre.
Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 9-14).

CONFESSION

D’EULALIE LA SCANDALEUSE

Une soirée d’hiver, que toutes les prêtresses du temple du no 113 étaient réunies dans le salon de compagnie, pendant que les trotteuses des galeries manœuvraient au dehors, Eulalie commença ses confidences en ces termes :

— Mes chères amies, vous voyez en moi un des jouets les plus bizarres de la fortune ; j’étais faite pour la vertu, mais un démon jaloux de mes sages inclinations triompha de mon sort, et disposa tout autrement de mes destinées. Non pas que je soie née dans un rang et une famille de distinction, je suis tout simplement d’une bonne bourgeoisie de Tolède en Espagne, et mon véritable nom est Farfanne. Quant à mon prénom, on m’appelait Mariquita, mot caressant très commun dans les Espagnes, et que mes parents me donnèrent dans leur premier élan de tendresse. Je passerai rapidement sur les premières années de mon enfance ; je dirai seulement, à ma honte, que si mon âme était pure, mes sentiments sages, mes sens se livraient déjà une guerre intestine dont le péché d’Onan ne triomphait qu’à peine ; ma faible intelligence se rendait difficilement compte de cette lutte singulière entre les bons principes et les premières sensations de la volupté ; je faisais d’ailleurs tout au monde pour n’être sensible qu’à la voix de mes devoirs…

Enfin, parvenue à cet âge périlleux où la pudeur reçoit pour la première fois les rosées de la nubilité, où le trône de la volupté s’enveloppe en quelque sorte dans la pourpre, comme pour prouver sa haute vocation et son règne absolu sur les hommes, je sentis soudain en même temps une révolution en moi qui me révéla le secret de mes galants destins. Mon sein commençait déjà aussi à prendre les plus heureux contours ; les roses et les lis avaient succédé à deux lentilles insignifiantes ; deux boules de neige éclatantes de blancheur faisaient soulever mon corset tous les jours plus étroit ; mes formes rebondies excitaient de toutes parts les désirs : mes mains étaient blanches comme l’albâtre, mes cheveux, mes yeux couleur d’ébène, mes dents d’émail, et enfin j’entendais dire de tous côtés que j’étais digne d’entrer dans une couche royale. La vanité, si funeste à l’honneur de notre sexe, détruisit donc insensiblement mes bonnes inclinations : fille unique, et conséquemment véritable enfant gâtée, l’indulgence excessive de ma mère laissa croître mes dispositions vicieuses ; bref, la toilette, la coquetterie, les amants, les cajoleries, la parure, et surtout les beaux hommes, étaient le cercle dans lequel je tournais comme sous les influences d’un astre favori ; ma virginité avait sauté le pas sur les ailes du plaisir, et à quelques épines près, je n’avais jamais respiré de fleur plus suave : ce fut un beau capitaine de hussards du régiment de Talavera qui fit éclater dans mon cœur les premières étincelles de l’amour ; il est vrai que si ses traits charmants, sa taille superbe faisaient naître aussitôt dans les sens le plus rapide incendie, personne n’avait plus de ressources et de moyens que lui pour l’éteindre ; la guerre des Français m’en sépara. Je ne vous fatiguerai pas, mes bonnes amies, des langueurs de mon chagrin sur sa perte ; je n’entreprendrai pas non plus de faire la longue énumération des ducs et des marquis qui le remplacèrent dans mes affections ; cette liste serait trop vaste ; je courrai de suite dans mon récit à ce moment où, ayant perdu ma mère et étant devenue absolument libre, je me déterminai, à m’établir à Madrid, près le théâtre del Principe : ma figure ne pouvait manquer d’y faire une vive sensation ; les Français étaient déjà maîtres de la capitale : que d’offrandes commencèrent alors à pleuvoir sur mes autels !… Le général, l’intendant, le commissaire étaient pour moi de généreux tributaires qui me traitaient en véritable Danaé. Enfin, un garde-magasin fort riche m’ayant offert sa main et sa fortune, je jugeai devoir mettre, pour mes intérêts mêmes, un terme à ma scandaleuse banalité. Nous vécûmes longtemps dans le luxe. Hélas ! que les prospérités sont passagères ! La retraite de Witoria nous réduisit au désespoir, en faisant notre ruine ; mon entreteneur y périt de la main d’un Anglais, et moi, destinée sans cesse à des noces fréquentes, je contractai un nouvel engagement avec un payeur de l’armée. Arrivée à Paris, ma vie ne fut longtemps qu’une chaîne non interrompue de plaisirs ; j’étais heureuse avec ce payeur, mon cher Saint-Hilaire, non pas de ses seules et uniques caresses, car, il faut toujours vous dire la vérité dans mes confessions, son commis et son valet de chambre étaient très bien tournés, et j’eus la faiblesse de lui donner des rivaux dans ses valets… Que voulez-vous, la chair est si fragile Contre les raisonnements de l’orgueil et des convenances ! Bref, Saint-Hilaire me planta là, m’ayant surprise un matin à peu près nue dans les bras d’un capitaine de la Garde que lui-même avait imprudemment installé dans son hôtel : possédant de grandes valeurs, cette rupture ne pouvait me toucher que sous le rapport du sentiment, et j’avoue que Saint-Hilaire était usé pour mes sens ; mes goûts, devenus de plus en plus lascifs, furent donc charmés de pouvoir choisir librement un nouvel objet qui réunirait aux charmes de la figure les attraits si piquants de la nouveauté. — Vénus même, je crois, occupée du soin de mon bonheur, n’aurait pas fait mieux !

Un soir que je descendais le grand escalier de l’Opéra, accompagnée seulement de ma femme de chambre, mon pied glissa ; mais aussitôt le plus bel adolescent que la nature ait créé s’empressa de me présenter la main et de me soutenir dans ses bras caressants… Une commotion électrique nous embrasa à la fois, et le lendemain même vit couronner son naissant amour.

— À ce qu’il paraît, interrompit Laurence s’adressant à la Farfanne, tu n’as jamais fait languir ton monde ?

— Jamais, ma petite, repartit en souriant Mariquita ; coup d’œil lancé, faveurs accordées, voilà mon système ; le temps du plaisir vole si rapidement, qu’on ne saurait trop promptement l’employer : d’ailleurs, une philosophie absolue et tranchante a toujours dirigé mes principes.

L’auditoire pria ici la Farfanne d’abréger ses sophismes déplacés et d’achever son histoire.

— Hé bien reprit notre narratrice, mon Adonis cachait une âme de boue sous la figure la plus intéressante : une nuit, il disparut avec mon écrin, mon or, et je puis dire toute ma fortune, et ne me laissa que ses dettes qui complétèrent ma ruine. Dès lors je passai par toutes les filières de l’adversité, je parcourus tous les bas grades de la galanterie, et l’excès du malheur et de la misère rendit mes faveurs accessibles même à l’artisan, jusqu’à ce jour heureux où une des marcheuses de Madame me fit admettre dans cette honnête retraite, dans laquelle j’ai oublié, au sein de l’abondance, et mes cicatrices et mes infortunes.

C’est ainsi que la Farfanne termina son récit ; elle ne dissimula rien de ses vices et de ses égarements : nous allons voir si Victorine montrera la même franchise.