Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/10

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Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 54-57).

CONFESSION

D’AGLAÉ BELLES DENTS.

— C’est à vous, mesdames, d’examiner si je mérite réellement ce sobriquet de Belles Dents que m’ont donné mes camarades, dit Aglaé, en ouvrant une bouche fraîche comme une rose, et en montrant le plus beau ratelier du monde.

— Vous êtes parfaitement digne de ce nom, Aglaé, lui répondit-on d’une voix unanime, car d’honneur, vous pourriez disputer le prix de la fraîcheur et de l’éclat à Hébé même.

Après ce prélude flatteur pour la petite vanité d’Aglaé, elle entama ainsi l’histoire de sa carrière galante :

— Débauchée à l’âge de seize ans par un négociant, voisin de la maison de mon père, à Tours, je crus d’abord dans ma simplicité que ma fortune était faite et que les serments d’amour que mon ravisseur m’avait prodigués étaient sincères ; hélas ! je connaissais bien peu les hommes alors !… Le perfide, après m’avoir conduite à Paris, près le théâtre de l’Ambigu-Comique, me planta là, non sans m’avoir mangé mes plus beaux bijoux et mis en gage chez ma tante mes meilleurs effets. Délaissée sur un lit de sangle dans une mauvaise mansarde lézardée de toutes parts, cela, au milieu de l’hiver, vous pouvez juger à quel péril était exposée ma chancelante vertu. La faim venait encore y ajouter son cruel aiguillon, et j’allais enfin, harcelée par le malheur, livrer mes adolescents attraits au coin de la rue, lorsqu’un coryphée de l’Ambigu, voisin de ma mansarde, me témoigna un généreux intérêt et me facilita un plein accès dans les coulisses : là, au moins, me disais-je, mon honneur sera en sûreté, et pour quelques petits battements ou temps de cuisse de simple figurante, j’aurai du pain assuré. Combien nos espérances sont souvent cruellement déçues ! Borée Cadet, c’était le nom de mon jeune protecteur, finit par me tromper indignement : après avoir subtilisé mes faméliques faveurs, le traître me déroba même jusqu’à mes chaussons de danse, le carquois de carton doré, ainsi que l’arc qui me servait merveilleusement dans un rôle de Nymphe de la cour de Diane. J’allais dans ma douleur remettre ma personne à la disposition de la première entremetteuse, lorsque le moucheur de chandelles de l’Ambigu, qui avait passé quelques nuits dans ma chambre, et cela à la vérité extrêmement près de mon lit, voulut me tirer du précipice, en m’assurant qu’il me ferait entrer, par certaine protection, dans les Funambules, en qualité de voltigeuse de 3e classe ; je ne lui dissimulai pourtant pas combien j’étais peu faite pour cet exercice, et que je ne savais faire que la culbute, art dans lequel il faut avouer que j’excellai dans mon enfance, lorsque j’étais sur un pré ; il n’en tint compte, et enfin me voilà admise sur la corde : au moyen du balancier, je commençai donc à y montrer quelque adresse ; on me flattait même de l’espoir ambitieux d’entrer au café d’Apollon, quand une chute, dont la guérison dura précisément neuf mois, me força d’aller cacher ma faiblesse à l’hospice de la Maternité : si j’y devins mère, bientôt je redevins fille ; mais avant d’arriver à ce titre, il me fallut essuyer encore bien des tribulations. Les planches, je l’avoue, m’attiraient singulièrement. Une fois j’avais eu un billet de paradis du grand Opéra ; on donnait Psyché, et le chef des diables m’avait tout à fait tourné la tête ; sa belle taille d’athlète, ses superbes formes musculeuses donnaient les plus heureux augures : avec ce joli diable, me disais-je, nous ferions ensemble un petit ménage d’ange. Me voilà de nouveau me glissant dans les coulisses de l’Académie royale de musique ; justement la première fois que j’y fus, mon bon diable y répétait le rôle de la Discorde dans le Jugement de Paris : quel heureux moment pour tâcher de me mettre en bonne intelligence avec lui !… À l’instant donc où il plante la pomme fatale entre les trois déesses rivales, et se dérobe après dans les coulisses, je me mis exprès sur son passage, de manière à ce qu’il fut obligé de remarquer mes regards significatifs. On pense bien qu’il ne tarda pas à me comprendre : nous vécûmes quelque temps ensemble dans la plus douce intimité ; il m’avait même fait recevoir au théâtre comme habilleuse ; mais un soir n’ayant pas voulu faciliter l’accès de la loge d’une actrice à certain personnage, à cause des défenses expresses à cet égard, la vengeance me fit perdre ma place et à la fois mon aimable Lucifer. Loin de me relever, je tombai au contraire de Charybde en Scylla, car la misère me contraignit d’entrer dans une troupe de comédiens ambulants, en qualité de bouche-trou ; personne n’était moins propre que moi à cet emploi, car jusqu’alors j’avais eu un destin tout contraire ; le reste de mon roman a peu d’intérêt ; j’entrai enfin au Palais-Royal, où l’éclat et la beauté de ma denture me fit surnommer Aglaé Belles Dents.

On attendait avec impatience le discours de la brillante Clémentine qui parut au milieu des applaudissements.