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Joseph Balsamo/Chapitre CL

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (5p. 201-212).


CL

LE PÈRE ET LE FILS.


Lorsque Philippe revint près de sa sœur, il la trouva bien agitée, bien inquiète.

— Ami, lui dit-elle, j’ai pensé en votre absence à tout ce qui m’est arrivé depuis quelque temps. C’est un abîme où va s’engloutir tout ce qui me reste de raison. Voyons, vous avez vu le docteur Louis ?

— J’arrive de chez lui, Andrée.

— Cet homme a porté contre moi une accusation terrible : est-elle juste ?

— Il ne s’était pas trompé, ma sœur.

Andrée pâlit, et un accès nerveux crispa ses doigts si effilés, si blancs.

— Le nom, dit-elle alors, le nom du lâche qui m’a perdue ?

— Ma sœur, Vous devez l’ignorer éternellement.

— Oh ! Philippe, vous ne dites pas la vérité ; Philippe, vous mentez à votre propre conscience… Ce nom, il faut que je le sache, afin que, toute faible que je suis, et n’ayant pour moi que la prière, je puisse, en priant, armer contre le criminel toute la colère de Dieu… Le nom de cet homme, Philippe.

— Ma sœur, ne parlons jamais de cela.

Andrée lui saisit la main et le regarda en face.

— Oh ! dit-elle, voilà ce que vous me répondez, vous qui avez une épée au côté ?

Philippe pâlit de ce mouvement de rage, et aussitôt réprimant sa propre fureur :

— Andrée, dit-il, je ne puis vous apprendre ce que je ne sais pas moi-même. Le secret m’est commandé par le destin qui nous accable ; ce secret, qu’un éclat compromettrait avec l’honneur de notre famille, une dernière faveur de Dieu le rend inviolable pour tous.

— Excepté pour un homme, Philippe… pour un homme qui rit, pour un homme qui nous brave !… Ô mon Dieu ! pour un homme qui rit infernalement de nous, peut-être, dans sa retraite ténébreuse.

Philippe serra les poings, regarda le ciel et ne répondit pas un mot.

— Cet homme, s’écria Andrée en redoublant de colère et d’indignation, je le connais peut-être, moi, cet homme… Enfin, Philippe, permettez-moi de vous le représenter ; j’ai déjà indiqué ses étranges influences sur moi ; je croyais vous avoir envoyé à lui…

— Cet homme est innocent, je l’ai vu, j’ai la preuve… Ainsi, ne cherchez plus, Andrée, ne cherchez plus…

— Philippe, remontons ensemble plus haut que cet homme, voulez-vous ?… Allons jusqu’aux premiers rangs des hommes puissants de ce royaume… Allons jusqu’au roi !

Philippe entoura de ses bras cette pauvre enfant, sublime dans son ignorance et dans son indignation.

— Va, dit-il, tous ceux que tu nommes éveillée, tu les a nommés endormie ; tous ceux que tu accuses avec la férocité de la vertu, tu les as justifiés lorsque tu voyais le crime pour ainsi dire se commettre.

— Alors, j’ai nommé le coupable ! dit-elle les yeux flamboyants.

— Non, répliqua Philippe, non, ne m’interroge plus ; imite-moi, subis la destinée, le malheur est irréparable ; il se double pour toi de toute l’impunité du criminel. Mais espère, espère… Dieu est au-dessus de tout, Dieu réserve aux malheureux opprimés une triste joie qu’on appelle la vengeance.

— La vengeance !… murmura-t-elle effrayée elle-même de l’accentuation terrible que Philippe avait mise sur ce mot.

— En attendant, repose-toi, ma sœur, de tous les chagrins, de toutes les hontes que ma folle curiosité t’a causés. Si j’avais su ! oh ! si j’avais su !…

Et il cacha sa tête dans ses mains avec un désespoir affreux. Puis, se relevant soudain :

— De quoi me plaindrai-je ? dit-il avec un sourire, ma sœur est pure, elle m’aime ! jamais elle n’a trahi ni la confiance ni l’amitié. Ma sœur est jeune comme moi, bonne comme moi, nous vivrons ensemble, nous vieillirons ensemble… À deux, nous serons aussi forts que le monde entier !…

À mesure que le jeune homme parlait de consolation, Andrée s’assombrissait ; elle penchait vers la terre un front plus pâle, elle prenait l’attitude et le regard fixe du morne désespoir que Philippe venait de secouer si courageusement.

— Vous ne parlez jamais que de nous deux ! dit-elle en attachant son œil bleu si pénétrant sur la physionomie mobile de son frère.

— De qui voulez-vous que je parle, Andrée ? dit le jeune homme sentant le regard.

— Mais… nous avons un père… Comment traitera-t-il sa fille ?

— Je vous ai dit hier, répondit froidement Philippe, d’oublier tout chagrin, toute crainte, de chasser, comme le vent chasse une vapeur matinale, tout souvenir et toute affection qui ne seraient pas mon affection et mon souvenir… En effet, ma chère Andrée, vous n’êtes aimée de personne en ce monde, si ce n’est de moi ; je ne suis aimé de personne que de vous. Pauvres orphelins abandonnés, pourquoi subirions-nous un joug de reconnaissance ou de parenté ? avons-nous reçu des bienfaits, avons-nous senti la protection d’un père ?… Oh ! ajouta-t-il avec un amer sourire, vous savez à fond ma pensée, vous connaissez l’état de mon cœur… S’il fallait aimer celui dont vous parlez, je vous dirais : « Aimez-le ! » Je me tais, Andrée : abstenez-vous.

— Alors, mon frère… il faut donc que je croie… ?

— Ma sœur, dans les grandes infortunes, l’homme entend involontairement retentir ces mots peu compris de son enfance ; « Crains Dieu !… » Oh ! oui, Dieu s’est cruellement rappelé à notre souvenir ! « Respecte ton père… » Ô ma sœur, la plus forte preuve de respect que vous puissiez donner au vôtre, c’est de l’effacer de votre souvenir.

— C’est vrai…, murmura Andrée d’un air sombre en retombant sur son fauteuil.

— Mon amie, ne perdons pas le temps en paroles inutiles ; rassemblez tous les effets qui vous appartiennent ; le docteur Louis va trouver madame la dauphine et la prévenir de votre départ. Les raisons qu’il aura alléguées, vous le savez… c’est le besoin d’un changement d’air, souffrance inexplicable… Apprêtez, dis-je, toutes choses pour le départ.

Andrée se leva.

— Les meubles ? dit-elle.

— Oh ! non : linge, habits, bijoux.

Andrée obéit. Elle rangea tout d’abord les coffres des armoires, les habits de la garde-robe où s’était caché Gilbert ; ensuite elle prit quelques écrins qu’elle s’apprêtait à mettre dans le coffre principal.

— Qu’est cela ?… dit Philippe.

— C’est l’écrin de la parure que Sa Majesté voulut bien m’envoyer, lors de ma présentation à Trianon.

Philippe pâlit en voyant la richesse du présent.

— Avec ces bijoux seuls, dit Andrée, nous vivrons partout honorablement. J’ai ouï dire que les perles seules valent cent mille livres.

Philippe referma l’écrin.

— Elles sont très précieuses, en effet, dit-il.

Et reprenant l’écrin des mains d’Andrée :

— Ma sœur, il y a encore d’autres pierreries, je crois ?

— Oh ! cher ami, elles ne sont pas dignes d’êtres comparées à celles-ci ; elles ornaient pourtant la toilette de notre bonne mère, il y a quinze ans… La montre, les bracelets, les pendants d’oreille sont enrichis de brillants. Il y a aussi le portrait. Mon père voulait vendre le tout, parce que, disait-il, rien n’était plus de mode.

— Voilà pourtant tout ce qui nous reste, dit Philippe, notre seule ressource. Ma sœur, nous ferons fondre les objets d’or, nous vendrons les pierreries du portrait ; nous aurons de cela vingt mille livres qui font une somme suffisante pour des malheureux.

— Mais, cet écrin de perles est bien à moi ! dit Andrée.

— Ne touchez jamais à ces perles, Andrée ; elles vous brûleraient. Chacune de ces perles est d’une nature étrange, ma sœur… elles font des taches sur les fronts qu’elles touchent…

Andrée frissonna.

— Je garde cet écrin, ma sœur, pour le rendre à qui de droit. Je vous le dis, ce n’est pas notre bien ; non, et nous n’avons pas envie d’y rien prétendre, n’est-ce pas ?

— Comme il vous plaira, mon frère, répliqué Andrée toute frissonnante de honte.

— Chère sœur, habillez-vous une dernière fois pour votre visite à madame la dauphine ; soyez bien calme, bien respectueuse, bien touchée de vous éloigner d’une aussi noble protectrice. `

— Oh ! oui, bien touchée, murmura Andrée avec émotion ; c’est une grande douleur dans mon malheur.

— Moi, je vais à Paris, ma sœur, et je reviendrai vers ce soir ; aussitôt arrivé, je vous emmènerait payez ici tout ce qui vous reste à devoir.

— Rien, rien ; j’avais Nicole, elle s’est enfuie… Ah ! j’oubliais le petit Gilbert.

Philippe tressaillit ; ses yeux s’allumèrent.

— Vous devez à Gilbert ? s’écria-t-il.

— Oui, dit naturellement Andrée, il m’a fourni de fleurs depuis le commencement de la saison. Or, comme vous me l’avez dit vous-même, parfois je fus injuste et dure envers ce garçon, qui était poli après tout… Je le récompenserai autrement.

— Ne cherchez pas Gilbert, murmura Philippe.

— Pourquoi ?… Il doit être dans les jardins ; je le ferai mander, d’ailleurs.

— Non ! non ! vous perdriez un temps précieux… Moi, au contraire, en traversant les allées, je le rencontrerai… je lui parlerai… je le paierai…

— Alors, c’est bien, s’il en est ainsi.

— Oui, adieu ; à ce soir.

Philippe baisa la main de la jeune fille, qui se jeta dans ses bras. Il comprima jusqu’aux battements de son cœur dans cette molle étreinte, et, sans tarder, il partit pour Paris, où le carrosse le déposa devant la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron.

Philippe savait bien rencontrer là son père. Le vieillard, depuis sa rupture étrange avec Richelieu, n’avait plus trouvé la vie supportable à Versailles, et il cherchait, comme tous les esprits surabondants d’activité, à tromper les torpeurs du moral par les agitations du déplacement.

Or, le baron, quand Philippe sonna au guichet de la porte cochère, arpentait avec d’effroyables jurons le petit jardin de l’hôtel et la cour attenant à ce jardin.

Il tressaillit au bruit de la sonnette et vint ouvrir lui-même.

Comme il n’attendait personne, cette visite imprévue lui apportait une espérance : le malheureux, dans sa chute, se rattrapait à toute branche.

Il reçut donc Philippe avec le sentiment d’un dépit et d’une curiosité insaisissables.

Mais il n’eut pas plus tôt regardé le visage de son interlocuteur, que cette sombre pâleur, cette raideur des lignes et la crispation de la bouche lui glacèrent la source de questions qu’il s’apprêtait à ouvrir.

— Vous ! dit-il seulement, et par quel hasard ?

— J’aurai l’honneur de vous expliquer cela, monsieur, dit Philippe.

— Bon ! c’est grave ?

— Assez grave, oui, monsieur.

— Ce garçon a toujours des façons cérémonieuses qui inquiètent… Est-ce un malheur, voyons, ou un bonheur que vous apportez ?

— C’est un malheur, dit gravement Philippe.

Le baron chancela.

— Nous sommes bien seuls ? demanda Philippe.

— Mais, oui.

— Voulez-vous que nous entrions dans la maison, monsieur ?

— Pourquoi pas en plein air, sous ces arbres…

— Parce qu’il est de certaines choses qui ne se disent pas à la lumière des cieux.

Le baron regarda son fils, obéit à son geste muet, et tout en affectant l’impassibilité, le sourire même, il le suivit dans la salle basse dont déjà Philippe avait ouvert la porte.

Lorsque les portes furent soigneusement fermées, Philippe attendit un geste de son père pour commencer la conversation, et le baron s’étant assis commodément dans le meilleur fauteuil du salon :

— Monsieur, dit Philippe, ma sœur et moi nous allons prendre congé de vous.

— Comment cela ? fit le baron très surpris. Vous… vous absentez !… Et le service ?

— Il n’y a plus de service pour moi : vous savez que les promesses faites par le roi n’ont pas été réalisées… heureusement.

— Voilà un heureusement que je ne comprends pas.

— Monsieur…

— Expliquez-le-moi : comment pouvez-vous être heureux de n’être pas colonel d’un beau régiment ? Vous pousseriez loin la philosophie.

— Je la pousse assez loin pour ne pas préférer le déshonneur à la fortune, voilà tout. Mais n’entrons pas, s’il vous plaît, monsieur, dans des considérations de cet ordre…

— Entrons-y, pardieu !

— Je vous en supplie…, répliqua Philippe avec une fermeté qui signifiait : « Je ne veux pas ! »

Le baron fronça le sourcil.

— Et votre sœur ?… Oublie-t-elle ses devoirs aussi ? Son service près de madame ?…

— Ce sont là des devoirs qu’elle doit subordonner à d’autres, monsieur.

— De quelle nature, s’il vous plaît ?

— De la plus impérieuse nécessité.

Le baron se leva.

— C’est une sotte espèce, grommela-t-il, que l’espèce des faiseurs d’énigmes.

— Est-ce bien une énigme pour vous, tout ce que je dis là ?

— Absolument, répondit le baron avec un aplomb qui étonna Philippe.

— Je m’expliquerai donc : ma sœur s’en va, parce qu’elle aussi est forcée de fuir pour éviter un déshonneur.

Le baron éclata de rire.

— Tudieu ! les enfants modèles que j’ai là ! s’écria-t-il. Le fils abandonne l’espoir d’un régiment, parce qu’il craint le déshonneur ; la fille abandonne un tabouret tout acquis, parce qu’elle a peur du déshonneur. En vérité, me voilà revenu au temps de Brutus et de Lucrèce. De mon temps, mauvais temps sans doute, et il ne vaut pas les beaux jours de la philosophie, quand un homme voyait venir de loin un déshonneur, et qu’il portait, comme vous, une épée au côté, et quand, comme vous, il avait pris des leçons de deux maîtres et de trois prévôts, il embrochait le premier déshonneur à la pointe de son épée.

Philippe haussa les épaules.

— Oui, c’est assez pauvre ce que je dis là, pour un philanthrope qui n’aime pas à voir couler le sang. Mais enfin, les officiers ne sont pas précisément nés pour être philanthropes.

— Monsieur, j’ai autant que vous la conscience des nécessités qu’impose le point d’honneur ; mais ce n’est pas le sang versé qui rachète…

— Phrases !… phrases de… de philosophe ! s’écria le vieillard irrité au point de devenir majestueux. Je crois que j’allais dire de poltron.

— Vous avez bien fait de ne pas le dire, répliqua Philippe pâle et frémissant.

Le baron soutint fièrement le regard implacable et menaçant de son fils.

— Je disais, reprit-il, et ma logique n’est pas mauvaise autant qu’on voudrait me le faire accroire ; je disais que tout déshonneur en ce monde vient, non pas d’une action, mais d’un propos. Ah ! c’est ainsi !… Soyez criminel devant des sourds et devant des aveugles ou des muets, serez-vous déshonoré ? Vous allez me répondre par ce vers stupide :


Le crime fait la honte et non pas l’échafaud.


C’est bon à dire à des enfants ou à des femmes, mais à un homme, mordieu ! l’on parle un autre langage… Or, je me figurais, moi, avoir créé un homme… Maintenant, que l’aveugle voie, que le sourd ait pu entendre, que le muet parle, et vous frappez sur la garde de votre épée, et vous crevez les yeux à l’un, le tympan à l’autre, vous coupez la langue au dernier, voilà comment répond à l’attaque du déshonneur un gentilhomme du nom de Taverney-Maison-Rouge !

— Un gentilhomme de ce nom, monsieur, sait toujours, entre les choses qu’il a à faire, que la première c’est de ne pas commettre une action déshonorante : voilà pourquoi je ne répondrai pas à vos arguments. Seulement, il arrive parfois que l’opprobre est né d’un malheur inévitable ; c’est le cas où nous nous trouvons ma sœur et moi.

— Je passe à votre sœur. Si, d’après mon système, l’homme ne doit jamais fuir une chose qu’il peut combattre et vaincre, la femme aussi doit attendre de pied ferme. À quoi sert la vertu, monsieur le philosophe, sinon à repousser les attaques du vice ? Où est le triomphe de cette même vertu, sinon dans la défaite du vice ?

Et Taverney se remit à rire.

— Mademoiselle de Taverney a eu bien peur… n’est-ce pas ?… Elle se sent donc faible ?… Alors…

Philippe, se rapprochant tout à coup :

— Monsieur, dit-il, mademoiselle de Taverney n’a pas été faible, elle est vaincue ! Elle a succombé, elle est tombée dans un piège.

— Dans un piège ?…

— Oui. Gardez, je vous prie, un peu de cette chaleur qui vous animait tout à l’heure pour flétrir ces misérables qui ont comploté lâchement la ruine de cet honneur sans tache.

— Je ne comprends pas…

— Vous allez comprendre… Un lâche, vous dis-je, a introduit quelqu’un dans la chambre de mademoiselle de Taverney…

Le baron pâlit.

— Un lâche, continua Philippe, a voulu que le nom de Taverney… le mien… le vôtre, monsieur, fût souillé d’une tache indélébile… Voyons ! où est votre épée de jeune homme, pour répandre un peu de sang ? La chose en vaut-elle la peine ?

— Monsieur Philippe…

— Ah ! ne craignez rien ; je n’accuse personne, moi ; je ne connais personne… Le crime s’est tramé dans l’ombre, exécuté dans l’ombre… le résultat disparaîtra dans l’ombre aussi, je le veux ! moi, qui entends à ma mode la gloire de ma maison.

— Mais, comment savez-vous ?… s’écria le baron revenu de sa stupeur par l’appât d’une infâme ambition, d’un ignoble espoir ; à quel signe reconnaissez-vous ?…

— C’est ce que ne demandera personne de ceux qui pourraient entrevoir ma sœur, votre fille, dans quelques mois, monsieur le baron !

— Mais alors, Philippe, s’écria le vieillard avec des yeux pleins de joie, alors la fortune et la gloire de la maison ne sont pas évanouies ; alors nous triomphons !

— Alors… vous êtes bien réellement l’homme que je pensais, dit Philippe avec un suprême dégoût ; vous vous êtes trahi vous-même, et vous venez de manquer d’esprit devant un juge, après avoir manqué de cœur devant votre fils.

— Insolent !

— Assez ! répliqua Philippe. Craignez d’éveiller, en parlant si haut, l’ombre, hélas ! trop insensible de ma mère, qui, si elle vivait, eût veillé sur sa fille.

Le baron baissa les paupières devant l’éblouissante clarté qui jaillissait des yeux de son fils.

— Ma fille, reprit-il après un moment, ne me quittera pas sans ma volonté.

— Ma sœur, dit Philippe, ne vous reverra jamais, mon père.

— Est-ce elle qui dit cela ?

— C’est elle qui m’envoie vous le déclarer.

Le baron essuya d’une main tremblante ses lèvres blanches et humides.

— Soit ! dit-il.

Puis, haussant les épaules :

— J’ai eu du malheur en enfants, s’écria-t-il, un sot et une brute.

Philippe ne répliqua rien.

— Bon, bon, continua Taverney, je n’ai plus besoin de vous ; allez… si la thèse est récitée.

— J’avais encore deux choses à vous dire, monsieur.

— Dites.

— La première est celle-ci : le roi a donné, à vous, un écrin de perles…

— À votre sœur, monsieur…

— À vous, monsieur… D’ailleurs, peu importe… Ma sœur ne porte point de joyaux pareils… Ce n’est pas une prostituée que mademoiselle de Taverney ; elle vous prie de remettre l’écrin à qui l’a donné ; ou, comme vous craindriez de désobliger Sa Majesté, qui a tant fait pour notre famille, de garder l’écrin chez vous.

Philippe tendit l’écrin à son père. Celui-ci le prit, l’ouvrit, regarda les perles et le jeta sur un chiffonnier.

— Après ? dit-il.

— Ensuite, monsieur, comme nous ne sommes pas riches, puisque vous avez engagé ou dépensé jusqu’au bien de notre mère, ce dont je ne vous fais pas reproche, à Dieu ne plaise…

— Il vaudrait mieux, dit le baron en grinçant les dents.

— Mais enfin, comme nous n’avons que Taverney qui vienne de cette succession modique, nous vous prions de choisir entre Taverney et ce petit hôtel où nous sommes. Habitez l’un, nous nous retirerons dans l’autre.

Le baron froissa son jabot de dentelles avec une fureur qui ne se trahit que par l’agitation de ses doigts, la moiteur de son front, le frémissement de ses lèvres ; Philippe même ne les remarqua pas. Il avait détourné la tête.

— J’aime mieux Taverney, répliqua le baron.

— Alors, nous garderons l’hôtel.

— Comme vous voudrez.

— Quand partirez-vous ?

— Ce soir même… Non, tout de suite.

Philippe s’inclina.

— À Taverney, continua le baron, on paraît roi avec trois mille livres de rente… Je serai deux fois roi.

Il étendit la main vers le chiffonnier, pour prendre l’écrin qu’il serra dans sa poche.

Puis il se dirigea vers la porte.

Tout à coup, revenant sur ses pas, avec un atroce sourire :

— Philippe, dit-il, je vous permets de signer de notre nom le premier traité de philosophie que vous publierez. Quant à Andrée… pour son premier ouvrage… conseillez-lui de l’appeler Louis ou Louise : c’est un nom qui porte bonheur.

Et il sortit en ricanant. Philippe, l’œil sanglant, le front en feu, serra de sa main la garde de son épée, en murmurant :

— Mon Dieu ! donnez-moi la patience, accordez-moi l’oubli !