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Journal (Eugène Delacroix)/1er avril 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 152-155).

1er avril. — J’ai usé pour la première fois de mes entrées aux Italiens… Chose étrange ! j’ai eu toutes les peines du monde à m’y décider ; une fois que j’y ai été, j’y ai pris grand plaisir ; seulement j’y ai rencontré trois personnes, et ces trois personnes mont demandé à venir me voir. L’une est Lasteyrie[1], qui veut bien m’apporter son livre sur les vitraux ; la seconde est Delécluze[2], qui m’a frappé sur l’épaule avec une amabilité qu’on n’attendrait guère d’un homme qui m’a peu flatté, la plume à la main, depuis environ trente ans qu’il m’immole à chaque Salon. Le troisième personnage qui m’a demandé à venir me voir est un jeune homme que je me rappelle avoir vu, sans savoir où et sans connaître son nom ; cette distraction est fréquente chez moi.

Le souvenir de cette délicieuse musique (Sémiramis)[3] me remplit d’aise et de douces pensées, le lendemain 1er avril. Il ne me reste dans l’âme et dans la pensée que les impressions du sublime, qui abonde dans cet ouvrage. A la scène, le remplissage, les fins prévues, les habitudes de talent du maître refroidissent l’impression, mais ma mémoire, quand je suis loin des acteurs et du théâtre, fond dans un ensemble le caractère général, et quelques passages divins viennent me transporter et me rappellent en même temps celui de la jeunesse écoulée.

L’autre jour, Rivet[4] vint me voir, et, en regardant la petite Desdémone aux pieds de son père[5], il ne put s’empêcher de fredonner le Se il padre m’abbandonna, et les larmes lui vinrent aux yeux. C’était notre beau temps ensemble. Je ne le valais pas, au moins pour la tendresse et pour bien d’autres choses, et combien je regrette de n’avoir pas cultivé cette amitié pure et désintéressée ! Il me voit encore, et, je n’en doute pas, avec plaisir ; mais trop de choses et trop de temps nous ont séparés. Il me disait, il y a peu d’années, en se rappelant cette époque de Mantes et de notre intimité : « Je vous aimais comme on aime une maîtresse. »

Il y a aux Italiens, qui jouent maintenant dans le désert, une Cruvelli[6] dont on parle très peu dans le monde et qui est un talent très supérieur à la Grisi, qui enchantait tout le monde quand les Bouffes étaient à la mode.

Une chose dont on ne s’est pas douté, à l’apparition de Rossini, et pour laquelle on a oublié de le critiquer, parmi tant de critiques, c’est à quel point il est romantique. Il rompt avec les formules anciennes illustrées jusqu’à lui par les plus grands exemples. On ne trouve que chez lui ces introductions pathétiques, ces passages souvent très rapides, mais qui résument, pour l’âme, toute une situation, et en dehors de toutes les conventions. C’est même une partie, et la seule, dans son talent, qui soit à l’abri de l’imitation. Ce n’est pas un coloriste à la Rubens. J’entends toujours parler de ces passages mystérieux. Il est plus cru ou plus banal dans le reste, et, sous ce rapport, il ressemble au Flamand ; mais partout la grâce italienne, et même l’abus de cette grâce.

  1. Le comte de Lasteyrie, archéologue et homme politique, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, s’était fait connaître par des travaux d’archéologie et de critique d’art. Il avait écrit des articles sur Delacroix au journal le Siècle.
  2. Nous avons pu, grâce au précieux travail de M. Maurice Tourneux, Delacroix devant ses contemporains, suivre, année par année, les jugements portés par le célèbre adversaire du maître sur ses différentes expositions. En 1822, il écrivait à propos du Dante et Virgile : « La force convient à l’étude. M. Delacroix l’indique par son tableau du Dante et Virgile ; ce tableau n’en est pas un ; c’est, comme on le dit en style d’atelier, une vraie tartouillade. » En 1855, réunissant ses articles parus dans le Journal des Débats, après avoir dit quelques mots des débuts du jeune homme de talent auquel il n’avait cessé de prodiguer ses conseils, il recommençait « le procès intenté depuis trente ans à l’École moderne ». (V. le livre de M. Tourneux.)
  3. Sémiramis, opéra en deux actes, de Rossini.
  4. Nous avons déjà noté que le baron Rivet avait été un ami de jeunesse et un camarade d’atelier de Delacroix et de Bonington. M. Tourneux dit à propos de lui : « Il avait écrit sur le premier de ces deux grande artistes un article très important qui fut présenté à la Revue des Deux Mondes, mais non inséré, et c’est grand dommage, car on y eût trouvé des renseignements bien précieux sur les débuts, les théories et les procédés de travail du maître. »
    Ce que M. Tourneux ne dit pas, et ce que nous pouvons ajouter, c’est que l’article du baron Rivet avait été précisément composé à l’occasion du Journal que nous offrons intégralement au public, dont il avait eu la bonne fortune de détenir quelques fragments en copie. Reconnaissons qu’il a fallu tout un étrange concours de circonstances pour que l’œuvre posthume du plus illustre de nos peintres ne se trouvât livrée à la publicité que trente années après sa mort.
  5. Il s’agit probablement ici d’une répétition avec variantes du tableau qui porte la date de 1839. (Voir Catalogue Robaut, no 698.)
  6. La Cruvelli (baronne Vigier) était une cantatrice célèbre. Ses débuts, selon Delacroix, semblent être passés inaperçus. Si l’on interroge ses biographes, il est facile de constater en effet qu’à la différence de ses illustres rivales, les Grisi, les Pisaroni, ses débuts n’eurent aucun éclat.