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Journal (Eugène Delacroix)/20 avril 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 163-165).

Mercredi 20 avril. — Après la journée fatigante du jury, qui est la troisième, et réveillé à grand’peine d’un terrible sommeil après mon dîner, je suis parti vers dix heures pour aller chez Fortoul[1], que j’ai trouvé au moment où son salon se vidait, et quoiqu’il fût alors près de onze heures, je n’ai pas hésité à aller voir la princesse Marcellini.

Je suis arrivé à temps pour avoir encore un peu de musique. Mme Potocka y était, et assez à son avantage. En revenant avec Grzymala, nous avons parlé de Chopin. Il me contait que ses improvisations étaient beaucoup plus hardies que ses compositions achevées. Il en était pour cela, sans doute, comme de l’esquisse du tableau comparée au tableau fini. Non, on ne gâte pas le tableau en le finissant ! Peut-être y a-t-il moins de carrière pour l’imagination dans un ouvrage fini que dans un ouvrage ébauché. On éprouve des impressions différentes devant un édifice qui s’élève et dont les détails ne sont pas encore indiqués, et devant le même édifice quand il a reçu son complément d’ornements et de fini. Il en est de même d’une ruine qui acquiert quelque chose de plus frappant par les parties qui manquent. Les détails en sont effacés ou mutilés, de même que dans le bâtiment qui s’élève on ne voit encore que les rudiments et l’indication vague des moulures et des parties ornées. L’édifice achevé enferme l’imagination dans un cercle et lui défend d’aller au delà. Peut-être que l’ébauche d’un ouvrage ne plaît tant que parce que chacun l’achève à son gré. Les artistes doués d’un sentiment très marqué, en regardant et en admirant même un bel ouvrage, le critiquent non seulement dans les défauts qui s’y trouvent réellement, mais par rapport à la différence qu’il présente avec leur propre sentiment. Quand le Corrège dit le fameux : Anch’io son’pittore, il voulait dire : « Voilà un bel ouvrage, mais j’y aurais mis quelque chose qui n’y est pas. » L’artiste ne gâte donc pas le tableau en le finissant ; seulement, en fermant la porte à l’interprétation, en renonçant au vague de l’esquisse, il se montre davantage dans sa personnalité, en dévoilant ainsi toute la portée, mais aussi les bornes de son talent.

  1. Fortoul, littérateur et homme politique ; collaborateur de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes. Il fut ministre de la marine en 1851 et ministre de l’instruction publique après le coup d’État.