Journal (Eugène Delacroix)/22 mai 1846

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 222-227).

22 mai. — À propos de la pensée précédente, à savoir, cette facilité de l’enfance à imaginer, à combiner, à propos de cette puissance singulière, j’ai été conduit à cette autre idée, à cette question que je me suis faite tant de fois : Où est le point précis où notre pensée jouit de toute sa force ? Voilà des enfants, Senancour et moi, s’il vous plaît, et sans doute beaucoup d’autres, qui sommes doués de facultés infiniment supérieures à celles des hommes faits. Je vois, d’un autre côté, des gens enivrés par l’opium ou le haschisch, qui arrivent à des exaltations de la pensée qui effrayent, qui ont des perceptions totalement inconnues à l’homme de sang-froid, qui planent au-dessus de l’existence et la prennent en pitié, à qui les bornes de notre imagination ordinaire paraissent comme celles d’un petit village que nous verrions perdu dans le lointain d’une plaine, quand nous sommes arrivés sur des hauteurs immenses et perdues au-dessus des nuages. D’un autre côté, nous voyons la simple inspiration journalière d’un artiste qui compose, conduire son esprit à une lucidité, à une force qui n’a rien de commun avec le simple bon sens de tous les moments, et cependant qui est-ce qui conduit et décide ordinairement tous les événements de ce monde, si ce n’est ce simple bon sens si insuffisant dans tant de cas ?

On m’opposera que, pour le train ordinaire de la vie, cette lumière naturelle, exempte d’intermittences, est suffisante ; mais il faudra avouer aussi que dans un nombre très considérable d’autres circonstances, ces hommes si raisonnablement suffisants aux exigences ordinaires de la vie, sont non seulement tout à fait insuffisants, mais peuvent être considérés comme des fous véritables (c’est ce qui fait les mauvais généraux, les mauvais médecins), et uniquement parce qu’ils sont dépourvus de la lumière supérieure… Cet homme raisonnable qui compose péniblement et avec de grands efforts de cervelle, de mauvais ouvrages, qui le rendent un objet de risée, est certainement aussi fou que celui qui se figure être Jupiter, ou qu’il va mettre le soleil dans sa poche ; au contraire, cet homme inspiré, dont la conduite semble le plus souvent à tous ces sages vulgaires celle d’un écervelé et d’un maniaque, devient, la plume à la main, l’interprète de la vérité universelle, prête aux passions leur langage, séduit, entraîne les cœurs, et laisse des traces ineffaçables dans la mémoire des hommes. Voyez les effets de l’éloquence ; voyez cette cause soutenue avec toute la raison imaginable par un homme froid et simplement doué de ce qu’on appelle le bon sens, et comparez à cette marche lente, à ces moyens ternes, ce que serait celle d’un esprit impétueux et lumineux tout à la fois, s’emparant de toutes ces ressources qui périssent dans des mains inertes, arrachant la conviction, portant le flambeau dans les entrailles de la question, forçant l’attention par le langage animé de la vérité ou de quelque chose qui en a l’air, à force de talent et de chaleur d’âme.

Comment se fait-il que dans une demi-ivresse, certains hommes, et je suis de ce nombre, acquièrent une lucidité de coup d’œil bien supérieure, dans beaucoup de cas, à celle de leur état calme ? Si, dans cet état, je relis une page dans laquelle je ne voyais rien à reprendre auparavant, j’y vois à l’instant, sans hésitation, des mots choquants, de mauvaises tournures, et je les rectifie avec une extrême facilité. Dans un tableau, de même : les incorrections, les gaucheries me sautent aux yeux ; je juge ma peinture comme si j’étais un autre que moi-même.

Ainsi voilà l’enfance, où les organes, à ce qu’il semble, sont imparfaits ; voilà le preneur d’opium, qui est pour l’homme de sang-froid un vrai fou, et puis encore celui qui a déjeuné plus que d’habitude et à qui nous n’irions pas demander conseil pour une affaire importante ; voilà, dis-je, des êtres qui semblent tout à fait hors de l’état commun, qui raisonnent, qui combinent, qui devinent, qui inventent avec une puissance, une finesse, une portée infiniment supérieure à ce que l’homme simplement raisonnable peut se flatter de tirer et d’obtenir de sa cervelle rassise. Gros, dans le temps de ses beaux ouvrages, déjeunait avec du vin de Champagne, en travaillant. Hoffmann a trouvé certainement dans le punch et le vin de Bourgogne ses meilleurs contes ; quant aux musiciens, il est reconnu d’un consentement universel que le vin est leur Hippocrène…

Quel est l’homme si froid au potage qui ne s’anime à l’entremets et n’arrive quelquefois aux fruits tout étonné lui-même, en étonnant les autres, de sa verve ? M. Fox n’arrivait guère à la tribune que dans un état d’ivresse ; Sheridan et quelques autres de même ; il est vrai que ce sont des Anglais. Il ne faudrait pourtant pas imiter ce fameux Suisse dont me parlait je ne sais qui, lequel, voyant les bons effets d’un coup de vin pris à propos dans certains cas de maladie, était devenu un ivrogne fieffé, pour se mettre à l’abri de toute espèce de maladies. On a vu beaucoup de musiciens qui, pour conserver leur dieu, c’est-à-dire leur bouteille, avaient été trouvés morts au coin des bornes.

Boissard[1] jouait, dans l’état d’ivresse du haschisch, un morceau de violon, comme cela ne lui était jamais arrivé, du consentement des gens présents.

  1. Boissard était le maître du salon où avaient lien les séances du « Club des Haschischins », salon dans lequel Théophile Gautier rencontra pour la première fois Baudelaire, et où Balzac se trouvant invité refusa d’absorber la dangereuse substance. Dans la délicieuse préface des Fleurs du mal, Gautier parle ainsi de Boissard : « C’était un garçon des mieux doués que Boissard ; il avait l’intelligence la plus ouverte ; il comprenait la peinture, la poésie et la musique également bien ; mais chez lui peut-être, le dilettante nuisait à l’artiste ; l’admiration lui prenait trop de temps, il s’épuisait en enthousiasmes ; nul doute que si la nécessité l’eût contraint de sa main de fer, il n’eût été un peintre excellent. Le succès qu’obtint au Salon son épisode de la Retraite de Russie en est le sûr garant. Mais, sans abandonner la peinture, il se laissa distraire par d’autres arts ; il jouait du violon, organisait des quatuors, déchiffrait Bach, Beethoven, Meyerbeer et Mendelssohn, apprenait des langues, écrivait de la critique et faisait des sonnets charmants… Comme Baudelaire, amoureux des sensations rares, fussent-elles dangereuses, il voulut connaître ces « Paradis artificiels », qui plus tard vous font payer si cher leurs menteuses extases, et l’abus du haschich dut altérer sans doute cette santé si robuste et si florissant*. » (Préface des Fleurs du mal, p. 6 et 7.)