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Journal (Eugène Delacroix)/22 mars 1832

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 170-174).

Jeudi 22 mars. — Audience de l’empereur.

Vers neuf ou dix heures, partis à cheval précédés du caïd sur sa mule, de quelques petits soldats à pied et suivis de ceux qui portaient les présents. Passé devant une mosquée, beau minaret qu’on voit de la maison. Une petite fenêtre avec une boiserie.

Traversé un passage couvert par des cannes comme à Alcassar. Maisons plus hautes qu’à Tanger.

Arrivé sur la place en face la grande porte. Foule à laquelle on donnait des coups de corde et de bâton. Plaques de porte en fer garnies de clous.

Entré dans une seconde cour après être descendu de cheval et passé entre une haie de soldats ; à gauche, grande esplanade où il y avait des tentes et des soldats avec des chevaux attachés.

Entré plus avant après avoir attendu et arrivé dans une grande place où nous devions voir le roi.

De la porte mesquine et sans ornements sont sortis d’abord à de courts intervalles de petits détachements de huit ou dix soldats noirs en bonnet pointu qui se sont rangés à gauche et à droite. Puis deux hommes portant des lances. Puis le roi, qui s’est avancé vers nous et s’est arrêté très près[1]. Grande ressemblance avec Louis-Philippe, plus jeune, barbe épaisse, médiocrement brun. Burnous fin et presque fermé par devant. Haïjck par-dessous sur le haut de la poitrine et couvrant presque entièrement les cuisses et les jambes. Chapelet blanc à soies bleues autour du bras droit qu’on voyait très peu. Étriers d’argent. Pantoufles jaunes non chaussées par derrière. Harnachement et selle rosâtre et or. Cheval gris, crinière coupée en brosse. Parasol à manche de bois non peint ; une petite boule d’or au bout ; rouge en dessus et à compartiment, dessous rouge et vert[2].

Après avoir répondu les compliments d’usage et être resté plus qu’il n’est ordinaire dans ces réceptions, il a ordonné à Muchtar de prendre la lettre du roi des Français et nous a accordé la faveur inouïe de visiter quelques-uns de ses appartements. Il a tourné bride, après nous avoir fait un signe d’adieu, et il s’est perdu dans la foule à droite avec la musique.

La voiture qui était partie après lui était couverte en drap vert, traînée par une mule caparaçonnée de rouge, les roues dorées. Hommes qui l’éventaient avec des mouchoirs blancs longs comme des turbans.

Entré par la même porte ; là, remonté à cheval. Passé une porte qui menait à une espèce de rue entre deux grands murs bordés d’une haie de soldats de part et d’autre.

Descendu de cheval devant une petite porte à laquelle on a frappé quelque temps. Nous sommes entrés bientôt dans une cour de marbre avec une vasque versant de l’eau au milieu ; en haut, petits volets peints. Traversé quelques petites pièces avec des jeunes enfants, nègres pour la plupart et médiocrement vêtus. Sortis sur une terrasse d’un jardin. Portes délabrées, peintures usées. Trouvé un petit kiosque en bois non peint, une espèce de canapé bambou en menuiserie, avec une espèce de matelas roulé. À gauche rentrés par une porte mieux peinte. Très belle cour, avec fontaine au milieu ; au fond porte verte, rouge et or ; les murs en faïence à hauteur d’homme. Les deux faces donnant entrée dans des chambres avec péristyles de colonnes ; peintures charmantes dans l’intérieur et à la voûte ; faïence jusqu’à une certaine hauteur ; à droite lit un peu à l’anglaise, à gauche matelas ou lit par terre, très propre et très blanc ; dans l’angle à droite, psyché. Deux lits par terre. Joli tapis vers le fond. — Sur le devant natte jusqu’à l’entrée. Vu, de cette chambre, Abou et un ou deux autres appuyés contre le mur près de la porte d’entrée. — Filet au-dessus de la cour.

Dans la chambre en face, lit de brocart à l’européenne ; point d’autres meubles. Portière en drap relevée à moitié ; à gauche de la petite porte dans la cour rouge et vert, espèce de renfoncement avec une espèce de paysage ou miroir. — Des armoires peintes dans la chambre, dans l’ombre.

Dans le kiosque du jardin auquel on arrive par une espèce de treille portée de côté par des piliers verts et rouges. Autre jardin, jet d’eau devant une espèce de baraque en bois, dont la peinture était dégradée, dans laquelle il y avait un fauteuil bas et couvert, devant un bassin en brique à fleur de terre, devant lequel ils nous ont arrêtés pour jouir de notre admiration.

Le général en chef de la cavalerie, accroupi devant la porte des écuries. De cette porte-là en se retournant, bel effet ; le bas des murs blanchis.

Là nous retrouvâmes nos chevaux et la troupe encore sous les armes, puis nous fûmes dans un autre jardin plus agreste. Sortis par l’endroit où on met au vert les chevaux de l’empereur ; soldats et peuple nous accompagnent. L’enfant à la chemise pittoresque.

  1. Dans une lettre à Pierret du 23 mars, Delacroix décrit ainsi l’audience de l’Empereur : « Il nous a accordé une faveur qu’il n’accorda jamais à personne, celle de visiter ses appartements intérieurs, jardins, etc… Tout cela est on ne peut plus curieux. Il reçoit son monde à cheval, lui seul, toute sa garde pied à terre. Il sort brusquement d’une porte et vient à vous avec un parasol derrière lui. Il est assez bel homme. Il ressemble beaucoup à notre roi : de plus la barbe et plus de jeunesse. Il a de quarante-cinq à cinquante ans. » (Corresp., t. I, p. 183.)
  2. La Réception de l’empereur Abd-Ehr-Rhaman est une des plus belles toiles de Delacroix : elle se trouve au musée de Toulouse. — À propos des audaces de coloriste qui effrayaient le public au Salon de 1845, Baudelaire écrivait : « Voilà le tableau dont nous voulions parler tout à l’heure, quand nous affirmions que M. Delacroix avait progressé dans la science de l’harmonie. En effet, déploya-t-on jamais en aucun temps une pareille coquetterie musicale ? Véronèse fut-il jamais plus féerique ? Vit-on jamais chanter sur une toile de plus capricieuses mélodies ? Un plus prodigieux accord de tons nouveaux, inconnus, délicats, charmants ? Nous en appelons à la bonne foi de quiconque connaît son vieux Louvre. Qu’on cite un tableau de grand coloriste où la couleur ait autant d’esprit que dans celui de M. Delacroix. Nous savons que nous serons compris d’un petit nombre, mais cela nous suffit. Ce tableau est si harmonieux malgré la splendeur de tons qu’il en est gris comme la nature, gris comme l’atmosphère de l’été, quand le soleil étend comme un crépuscule de poussière tremblante sur chaque objet. Aussi ne l’aperçoit-on pas du premier coup : ses voisins l’assomment. La composition est excellente, elle a quelque chose d’inattendu, parce qu’elle est vraie et naturelle. »
    — P. S. « On dit qu’il y a des éloges qui compromettent, et que mieux vaut un sage ennemi… Nous ne croyons pas, nous, qu’on puisse compromettre le génie en l’expliquant. »