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Journal (Eugène Delacroix)/26 février 1852

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 90-91).

Jeudi 26 février. — Soirée chez Mlle Rachel[1]. Elle a été fort aimable. J’ai revu Musset[2] et je lui disais qu’une nation n’a de goût que dans les choses où elle réussit. Les Français ne sont bons que pour ce qui se parle ou ce qui se lit. Ils n’ont jamais eu de goût en musique ni en peinture. La peinture mignarde et coquette… Les grands maîtres comme Lesueur et Lebrun ne font pas école. La manière les séduit avant tout ; en musique presque de même.

— Bleu de ciel de l’esquisse de la Paix :

Sur bleu de Prusse et blanc, introduction de bleu de Prusse, blanc et vert de Scheele. Le ton verdâtre, produit en deux opérations, double l’effet et donne une franchise incomparable.

  1. Delacroix avait une vive admiration pour le talent de Rachel. Dans sa composition de la Mort de saint Jean-Baptiste, il s’était inspiré de ses traits pour peindre son Hérodiade. Dans la Sibylle au rameau d’or, tableau de 1845, il songea à la grande actrice, qui venait souvent dans son atelier. (Voir Catalogue Robaut, no 918.)
  2. Si l’on en croit Philarète Chasles, le talent d’Alfred de Musset était antipathique à Delacroix : « C’est un poète qui n’a pas de couleur, me dit-il un jour ; il manie sa plume comme un burin : avec elle il fait des entailles dans le cœur de l’homme et le tue en y faisant couler le corrosif de son aine empoisonnée. Moi, j’aime mieux les plaies béantes et la couleur vive du sang. » (Mémoires de Ph. Chasles, t. I, p. 331, cités par Burty, Correspondance de Delacroix, t. II, p. 68.)
    Il est intéressant d’indiquer comme contre-partie l’opinion de Musset sur Delacroix. A l’époque où l’Hamlet était refusé par le jury, Musset protestait en ces termes dans la Revue des Deux Mondes : « Il semble que tant de sévérité n’est juste qu’autant qu’elle est impartiale, et comment croire qu’elle le soit, lorsqu’on voit de combien de croûtes le Musée est rempli ! » Quelques années auparavant, Alfred de Musset écrivait à son frère : « J’ai rencontré Eugène Delacroix une fois en sortant du spectacle : nous avons causé peinture en pleine rue, de sa porte à la mienne et de ma porte à la sienne, jusqu’à deux heures du matin. Nous ne pouvions pas nous séparer. » (Maurice Tourneux, Eugène Delacroix devant ses contemporains.)