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Journal (Eugène Delacroix)/30 avril 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 346-349).

30 avril. — J’écris à Mme de Forget :

« Me voici encore à la campagne. Je ne puis m’arracher, je ne dirai pas aux ombrages de la forêt, car il y a à présent plus de pluie que de soleil, mais c’est ce qu’on demandait. Ce qui est fort triste, c’est la gelée qui a perdu les vignes de ce pauvre petit endroit et qui risque de compromettre la récolte en fruits. Qui croirait qu’une commune comme celle-ci porte à Paris pour quatre-vingt mille francs de cerises seulement ?

Je resterai encore une huitaine. J’ai l’air d’un Robinson, je suis aussi seul que lui. J’ai jeté sur le papier quelques idées de projets d’articles : malheureusement je n’ai pas ici les matériaux nécessaires pour y travailler autrement que vaguement. J’achève des tableaux qui m’étaient demandés ; surtout je jouis du bonheur de n’être pas dérangé… Vous ne vous doutez pas, vous autres voluptueux, quand, en vous levant le matin, vous trouvez l’air un peu refroidi, qu’il y a çà et là dans le même pays que vous habitez des milliers de malheureux qui sont au désespoir de ce petit froid, qui ne vous coûte tout au plus que la peine de souffler votre feu. Peut-être que ce petit froid nous fera payer encore notre vie aussi cher que l’année dernière ; c’est là que j’attends nos élégants, et c’est ce que Bouchereau saura trop bien nous dire.

Avez-vous vu le drôle de procès que fait Mme veuve Balzac à Dumas, qui veut absolument faire un tombeau de sa façon à son mari, avec les souscriptions du public, bien entendu ? Elle a raison, si elle a effectivement fait ce tombeau ; mais s’il est encore à faire après quatre ans, Dumas a raison de vouloir rendre à son confrère mort, qu’il détestait de son vivant, ce petit honneur qui ne lui coûtera rien.

Voilà le pauvre Lamartine[1] qui prend la plume, pour donner au public enfantin une édition expurgata de ses œuvres. La préface qu’il met en tête du recueil de ces œuvres choisies aurait grand besoin d’être elle-même purgée et surtout abrégée. Elle contient des phrases comme celle-ci : « Plus un écrivain est abondant, plus il a de limon à déposer dans sa course… la pensée de l’homme ne jaillit pas au premier flot ni à tous les flots. Limpide, rapide, incorruptible, digne d’être envasée dans les urnes des siècles pour abreuver le genre humain, la pensée de l’homme le plus favorisé des dons du ciel est un torrent qui coule de plus ou moins haut en se creusant un lit plus ou moins profond dans la mémoire des hommes, etc., mais qui coule avec des écumes, des lies, des sables qu’il faut bien se garder de recueillir avec l’eau du ciel. »

Nous allons voir cette eau du ciel que distille M. de Lamartine dans ses bons jours. Si le style des morceaux qu’il choisit est dans le goût de ce qu’on vient de lire, on pourra trouver, comme il l’avoue lui-même, que le recueil est encore trop volumineux. N’est-il pas étrange qu’un auteur expose et confesse ainsi à tous les yeux qu’il est plein de ce limon, de ce sable dont il parle, qui n’atteste que la précipitation de la composition aussi bien que le mépris du bon public pour lequel il écrit ? Ainsi, dans le but de redonner sa marchandise sous autre forme, il fait lui-même le métier de critique sur ses propres livres, il prendra la peine de nous montrer tout ce qui est mauvais. Il va jusqu’à refaire des passages, il supprime la strophe, il innocente l’image, il corrige le mot. Il est probable que c’est là le dernier livre qu’il se propose de publier ; car qui voudra désormais acheter les autres ? Il est clair que tous les dix ans, il les refera d’une autre manière, en les épurant, bien entendu. »


  1. Le tempérament poétique de Lamartine plaisait médiocrement à Delacroix, lequel d’ailleurs avait peine à oublier une ridicule méprise qui fit que le poète lui attribua innocemment un jour de misérables peintures d’un nommé Vinchon, et l’accabla d’éloges à leur propos.