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Journal (Eugène Delacroix)/31 octobre 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 488-490).

31 octobre. — Après dîner, Berryer nous conte l’histoire de son grand-oncle Varroquier.

Envoyé par son père avec son frère cadet pour étudier chez le procureur, ou quelque chose d’approchant, comme ils étaient un jour sur le Cours-la-Reine, la duchesse de Berry vint à passer. Sur sa bonne mine, qui était remarquable, la princesse leur envoie un valet de pied pour leur dire qu’elle désirait lui parler. On le fait monter en voiture, et il disparaît pendant quarante-huit heures, au bout desquelles il reparaît pourvu d’un bon emploi dans la finance dans quelque province. Les deux frères mènent joyeuse vie et se carrent dans leur poste jusqu’à la mort de la duchesse, qui fut assez prompte.

Voilà mes hommes renvoyés ; mais au lieu de retourner au pays, accoutumés à un certain genre de vie, et dans l’âge des entreprises, ils font argent de leurs meubles, de tout ce qu’ils peuvent, et s’en vont mener à peu près la même vie en Italie, à Rome ou à Naples. Quand vient le moment où il n’y avait plus d’argent, ils s’imaginent de se donner à eux-mêmes un brevet de médecin et de faire des pilules qu’ils s’en vont vendant le long de leur voyage par retour.

Revenus, de guerre lasse, au giron paternel, ils furent traités de bonne sorte, de libertins, de débauchés. Cependant le père s’apaisa, et ils reprirent l’un et l’autre je ne sais quelle manière de vivre dans leur petit endroit. Le père, un jour, leur demanda des détails sur le fameux carnaval de Venise, pensant qu’on ne pouvait avoir été en Italie sans pouvoir en donner des nouvelles. Nos deux voyageurs avouent qu’ils n’en avaient rien vu, attendu qu’ils n’avaient point été à Venise, à la grande surprise du père Varroquier.

Sur cette idée, leur tête s’enflamme de nouveau, et, lassés de la vie bourgeoise, après avoir obtenu d’une tante quelque argent, ils s’embarquent de nouveau et retournent en Italie, où le cadet mourut je ne sais comment.

C’est le grand-oncle lui-même qui raconta depuis à Berryer, âgé de seize ans, au moment où il allait à Paris, toute cette bonne histoire.

— Le temps est magnifique ; je suis dehors presque toute la journée. Je me suis presque endormi sur un banc, pendant que M. de Laurençot contait à Richomme et à moi ses idées sur la révolution de 1848 et ses portraits des hommes de ce temps-là.

Promenade avec Mlle Vaufreland et Mme de L…, dans le parc et le potager.

Agréable soirée. Berryer nous lit l’École des bourgeois.