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Journal (Eugène Delacroix)/8 septembre 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 441-444).

8 septembre. — Un ouvrage parfait, me disait Mérimée, ne devrait pas comporter de notes. Je suis tenté de dire qu’un écrit vraiment écrit et surtout déduit et pensé ne comporte pas même d’alinéas. Si les pensées sont conséquentes, si le style s’enchaîne, il ne comporte point de repos jusqu’à ce que la pensée, qui fait le fond du sujet, soit complètement développée. Montaigne est un illustre exemple de cette nécessité du génie dans ce cas particulier.

Commencé très bien cette journée, c’est-à-dire avec le désir de faire quelque chose ; j’ai écrit sur ce livre jusqu’à onze heures. J’étais fatigué de mes courses de la veille et de mes conversations avec Chenavard. J’ai un grand besoin de repos, et le travail d’esprit m’a reposé effectivement.

Après le déjeuner, je me suis mis avec une ardeur extrême à dessiner les chevaux qui passaient attelés à quatre à des charrettes et dont l’attelage est très pittoresque. Ensuite, j’ai dessiné, en grand, tout l’avant du navire[1] qui est sous la fenêtre. L’esprit rafraîchi par le travail communique à tout l’être un sentiment de bonheur.

C’est dans cette disposition que j’ai été à la jetée et ensuite revenu par le bord de la mer et été au cours Bourbon pour mon dîner avec Chenavard. J’ai cru que nous ferions un bon dîner d’abord, et ensuite que ce dîner serait gai. Le dîner a été détestable, et les lugubres prédictions de mon convive n’en ont pas égayé la durée.

Je crois que la fatalité qui entraîne, selon lui, les choses, s’attache aussi à la possibilité d’une liaison entre nous. Un jour, je suis porté vers lui… le lendemain, ses côtés antipathiques me reviennent. Il me parle des malheurs domestiques de ce pauvre fou de Boissard. Il me dit que Leibnitz ne quittait pas sa table de travail, et souvent dormait et mangeait sans quitter sa chaise. Il m’apprend, contre l’opinion générale, que Fénelon écrivait avec une facilité merveilleuse, et que le Télémaque a été fait en trois mois. Il compare Rousseau à Rembrandt, comparaison qui ne me paraît pas juste.

Je le quitte à dix heures au Puits salé et vais jusqu’à la jetée pour secouer un peu cette obsession. Je vois entrer un beau brick, par la lune et une mer suffisamment agitée. C’est un beau spectacle. Je l’ai suivi, en revenant sur mes pas : la lune était en face et donnait de superbes effets dans l’eau et en détachant la masse et les agrès des bâtiments.

En sortant de chez le traiteur, admiré également au clair de lune les arbres et le fond des montagnes.

Mon diable de compagnon n’exalte jamais que ce qui est hors de notre portée. Kant, Platon, voilà des hommes ! ce sont presque des dieux ! Si je nomme un moderne auquel nous touchions du doigt, il le déshabille à l’instant, me fait toucher ses plaies et ne laisse rien debout… Il n’est pas admiratif, dit-il, et il paraît. Il est intéressant et il repousse. La parfaite vertu ou la parfaite bonne foi peuvent-elles repousser ? Une âme délicate peut-elle loger dans une enveloppe sordide ? S’il prend un dessin pour l’examiner, il le manie, il le retourne sans ménagement, pose ses doigts sur le papier, comme s’il s’agissait du premier objet venu.

Je crois qu’il y a une affectation dans cette espèce de dédain de ce qui demande à être ménagé ; l’âme orgueilleuse et révoltée intérieurement de ce cynique se fait jour, malgré lui, dans ce mépris apparent de la délicatesse commune ; cet esprit a reçu quelque profonde blessure : peut-être ne pouvant se souffrir dans le sentiment de son impuissance, cherche-t-il à se donner le change en ne trouvant qu’impuissance partout ? Il a toutes sortes de talents, et tout cela est mort ; il compose, il dessine, on lui rend froidement justice : c’est tout ce qu’on peut faire. On est étonné dans sa conversation de tout ce qu’il sait et de tout ce qu’il semble ajouter aux idées des autres. Il n’aime pas la peinture, et il en convient. Que n’écrit-il, que ne rédige-t-il ? Il se croit capable de le faire et y a réussi, dit-il, quelquefois ; mais il avoue qu’il lui faut prendre trop de peine pour exprimer ses idées. Cette excuse trahit sa faiblesse. Que ne fait-il comme son admirable Rousseau ? Celui-là avait incontestablement quelque chose à dire, et il l’a dit très bien, malgré la difficulté qu’il trouvait à le faire, et dont il tire presque vanité.

Ai-je écrit ceci sous une impression plus mauvaise qu’à l’ordinaire ? Nullement, car il me plaît ; je l’aime presque et voudrais le trouver plus aimable ; mais j’en suis toujours revenu aux idées que j’exprime ici.

  1. Ces dessins sont indiqués dans le Catalogue Robaut à l’année 1854. M. Robaut relève à côté des croquis les mots suivants : « Mer tranquille, vue de face, semblable aux sillons des champs, lorsqu’on a coupé l’herbe et qu’on l’a posée sur le dos des sillons. Le ton de la demi-teinte de la mer, jaune transparent verdâtre, comme de l’huile ; taches bleuâtres comme de l’étain avec l’aspect métallique et luisant. C’est la réflexion du ciel dans les flaques d’eau ; les bords sont très brillants et argentés, et le milieu est bleuâtre ; ou bien les bords sont bleu étain et le milieu couleur de sable. Ces tons couleur de sable se voient souvent dans la mer. Le sable du bord de la mer toujours plus foncé que celui qui est un peu plus éloigné, parce qu’il est plus mouillé. »