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Journal (Eugène Delacroix)/9 février 1852

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 78-80).

Lundi 9 février. — Soirée chez M. Devinck[1]. J’ai trouvé là M. Manceau, qui m’a entretenu longuement du conseil municipal[2]. Ces gens-là ont l’air de croire qu’on peut faire le bien entre gens réunis pour discuter.

L’allégorie des hommes qui forgent le même fer représente assez bien l’idéal d’un gouvernement auquel concourent plusieurs personnes. Malheureusement, ce n’est qu’une image propre pour un tableau. Depuis le peu de temps que je suis là, je me suis convaincu que la raison avait peu d’ascendant, qu’un rien la rendait maussade, malgré tous les soins de la présenter du côté séduisant. L’entraînement, la vanité conduisent les meilleures têtes. Dans la question du chauffage de l’hôpital du Nord, deux systèmes étaient en présence : le plus spécieux était celui d’une imposante commission de savants et défendu avec beaucoup d’éloquence par notre confrère Pelouze[3], savant lui-même et partisan de la théorie en général. Les bonnes têtes se rangeaient évidemment pour ce système si bien défendu. L’autre avait l’air de l’être par des gens intéressés. Sur cela, Thierry[4] veut en introduire un troisième qui est repoussé avant d’avoir été entendu. Que croyez-vous que fût au fond l’opinion de la plupart des membres et de Thierry lui-même, comme je l’ai su, en le leur demandant ? Exactement la même que je croyais mètre propre à moi seul, à savoir que les appareils de chauffage, comme on les fait, sont bons pour des corridors, pour des lieux de passage et de circulation, mais que la difficulté de modérer et de conduire cette chaleur la rend nuisible ou insuffisante dans les chambres des malades, dortoirs, et que le feu, en définitive, dans les bons poêles, de bon bois dans de bonnes cheminées est le meilleur de tous les chauffages. C’est ce que nous nous disions tous à l’oreille. La somme nécessaire cependant pour un gigantesque établissement d’appareils était votée, et avec ce prix on aurait eu du bois ou du charbon pour chauffer vingt ans l’hôpital.

  1. Devinck, industriel, ancien président du tribunal de commerce, membre du conseil municipal de Paris.
  2. Delacroix était, parait-il, très fier de sa fonction de conseiller municipal. C’était là une de ces faiblesses communes à presque tous les grands hommes, et qui les poussent à chercher une application de leurs hautes facultés, en dehors du domaine où elles s’exercent naturellement. Mme Riesener, aux souvenirs de laquelle nous avons fait appel, nous racontait qu’il prenait cette fonction très au sérieux, et qu’il lui avait dit le jour de sa nomination : « Je vais donc être de ceux auxquels on demande quelque chose. » Pourtant le passage du Journal ne laisse aucun doute sur l’estime médiocre en laquelle il tenait la majorité de ses collègues.
  3. Théophile-Jules Pelouze, chimiste, membre de l’Institut. On lui doit un grand nombre de mémoires et un Traité de chimie générale analytique très apprécié.
  4. Alexandre Thierry (1803-1858), chirurgien et ancien directeur des hôpitaux.