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Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792/Année 1792

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ANNÉE 1792

3 janvier. — Les invités de Mme Le Couteulx me reçoivent aujourd’hui d’un air aussi étrange que peu agréable. Je m’attarde chez l’ambassadeur d’Angleterre et j’ai une petite dispute avec Mme de Staël, qui s’en offense. Brémond me dit que le roi est très content de recevoir des informations directes de M. de Monciel. J’informe ce dernier que le roi accepte sa proposition. Il doit me montrer un mémoire sur la Suisse avant de le présenter. Je dis à Mme de Flahaut que j’irai en Amérique au printemps. Cette nouvelle l’alarme et elle s’écrie : « Alors je perdrai tous mes amis en même temps. » En effet, son évêque la quitte dans quelques jours, mais elle ne peut pas me dire encore où il va. Je dîne avec elle. L’évêque d’Autun arrive et prend un dîner froid. Nous jouons et les dames s’endorment. L’évêque fait remarquer que les assignats ont réduit la France à une condition déplorable, ce qui est assez vrai. J’ai assisté dans ma vie à un système de papier-monnaie et à une révolution, et je me retrouve ici au milieu d’une autre révolution et d’un autre système de papier-monnaie. J’ai eu l’occasion d’étudier cette question depuis près de vingt ans (car elle a attiré mon attention en 1772), par conséquent, même avec une dose modérée d’intelligence, je dois aujourd’hui avoir fait quelques progrès. Ma situation et mes relations dans cette ville me donnent une vue assez exacte de ce qui se passe, et en combinant ce que je vois avec ce que j’ai vu, je ne doute nullement que la valeur du papier-monnaie continuera à baisser. J’apprends que l’évêque va bientôt se rendre en Angleterre.


10 janvier. — Ce matin, M. Brémond et M. de Monciel viennent me voir et restent à déjeuner. Après leur départ, je lis et j’écris jusqu’à ce que ma voiture soit prête, puis je vais chez le ministre de la marine, avec qui j’ai une conférence sur la mission de l’évêque d’Autun et sur d’autres affaires publiques. Il me dit qu’il a communiqué à la reine ses sentiments sur la mesure très maladroite que l’on vient d’adopter, et qu’elle est sensible à cette confidence. Il ajoute que l’autre jour le roi a parlé de moi en termes très favorables, lorsqu’il lui faisait connaître le projet d’une correspondance avec M. de Monciel. Je lui dis qu’il est temps de s’entendre avec l’Empereur. Il remarque (et avec justice) qu’il n’osera pas se risquer à moins d’être sûr que le roi et la reine ne feront pas de confidences imprudentes. Le risque est grand, en effet. Je dîne avec l’ambassadrice d’Angleterre. Elle me demande si à Londres je favorise le parti ministériel ou l’opposition. Je réponds que lorsque l’on propose une mesure, mon avis dépend de la mesure en elle-même et non de celui qui la propose. En conséquence, je suis pour ou contre, selon mon sentiment ; mais si l’on nomme lord Gower ministre des Affaires étrangères, je souhaiterai alors, à cause d’elle, qu’il réussisse en tout.

Je prie Mme de Tarente d’informer la reine de ma part que M. de Molleville est le seul ministre en qui elle devrait avoir confiance. Je vais à la Porcelaine avec elle. Nous échangeons de petits présents d’amitié ; elle m’en témoigne beaucoup, mais je trouve plus commode de donner de la porcelaine que mon temps. M. de Monciel me dit qu’il s’est entretenu avec M. Barthélémy au sujet de la mission de l’évêque d’Autun à Londres. Ils m’assurent que l’objet en est de contracter une alliance avec l’Angleterre, pour faire contre-poids à l’Autriche, et d’offrir à l’Angleterre l’Île de France et Tabago. C’est de bien mauvaise politique, Brémond prétend que le parti jacobin est en possession d’un plan de ses ennemis pour opérer par la violence des changements dans la Constitution ; il m’apporte un journal contenant ce plan. Il y a lieu de croire que l’on a songé à quelque chose en ce genre. C’était absurde.

Mme de Flahaut me demande, d’un ton des plus sérieux, si j’ai conseillé à M. de Molleville de s’opposer à l’ambassade de l’évêque d’Autun. Je réponds par l’affirmative. Elle en est furieuse et nous avons une conversation aigre-douce. Après quoi, je suis très à mon aise et n’éprouve aucun embarras dans ma conversation avec elle et son évêque. Marbois m’a dit qu’il espérait que l’ambassade de l’évêque n’aurait pas lieu. L’ambassadeur de Venise a voulu avoir mon avis sur l’état des affaires. Je lui réponds que je ne sais que peu de choses et qu’il ne me plaît pas d’en savoir plus long. Il en paraît tout surpris ; il ajoute que de Staël a un congé et qu’il pense que l’ambassade en Angleterre sera arrêtée.


13 janvier. — Ce matin, M. Brémond et M. de Monciel viennent me voir. Ce dernier m’a envoyé hier soir un écrit de Duport contre M. Pitt. C’est une bien triste prose. Ils (les triumvirs : Duport, Lameth et Barnave) l’ont donné à Brémond pour le faire imprimer, et il voudrait corriger quelques-uns des défauts, mais je lui conseille de n’en pas changer une lettre, de le faire imprimer de suite, et de garder l’original. Il tiendra ainsi l’auteur à sa discrétion, car il a été écrit par Duport et corrigé par Lameth. Brémond et Monciel ont eu hier une conférence avec ces messieurs au sujet de l’ambassade de l’évêque d’Autun ; parlant des conditions qu’il allait proposer, Brémond demanda comment l’on pourrait présenter un tel traité à l’Assemblée. Les autres répondirent que l’auteur en serait pendu et, pour ma part, j’en suis persuadé. Moustier vient, et Monciel cherche à se présenter, mais inutilement, jusqu’à ce que j’aie dit en anglais à Moustier qu’il devrait faire sa connaissance. M. de Laborde me consulte sur la proposition faite par Beaumarchais d’accorder sa fille unique (une charmante personne) au fils de Laborde. Il me parle de la fortune de Beaumarchais qui est très grande, tandis que lui, Laborde, est ruiné. Je lui dis que la réputation de Beaumarchais est très mauvaise, mais cela ne regarde pas la jeune fille, puisqu’elle n’y peut rien ; dans mon pays, un tel mariage serait détestable, car nous ne nous marions pas pour l’argent, mais dans ce pays, où l’argent est tout, si le fils se conduit bien par la suite, le monde ne se plaindra pas.


14 janvier. — Je trouve Mme de Flahaut très malade et au lit ; je passe près d’elle l’après-midi et la soirée. L’évêque, qui reste ici une partie de la journée, part demain. Sur un rapport du Comité diplomatique, l’Assemblée a aujourd’hui décidé d’attaquer l’Empereur, à moins qu’il ne fasse amende honorable avant le 10 février. L’évêque dit que la nation est une parvenue, et, par conséquent, insolente. La situation est telle, dit-il, que seuls les remèdes violents pourront agir, et ceux-ci amèneront la guérison ou la mort. Sainte-Foy dit que l’Empereur sera furieux, mais, éprouvant encore plus de crainte que de colère, il devra se soumettre. Je demande ce qu’il adviendra des finances. L’évêque dit qu’à partir d’une date à fixer les assignats n’auront plus cours forcé, et leurs détenteurs auront à les convertir en terres comme ils le pourront. Je ne crois pas avoir jamais entendu des hommes sensés dire de telles absurdités.


16 janvier. — Visite à M. de Montmorin à qui je parle de l’étrangeté de la situation. Je lui conseille d’écrire un mémoire, dont je donne les points principaux. Il promet de le faire. Il me dit que pendant son séjour en Angleterre le duc d’Orléans fit de grands efforts pour être autorisé à proposer un traité à l’Angleterre, ce en quoi, naturellement, il échoua. Il me raconte la conversation qu’il a eue à ce propos avec l’évêque d’Autun, qui espère renverser Pitt, et croit son succès certain s’il pouvait avoir l’aide du duc de Biron. C’est assez curieux. Je dîne avec l’ambassadeur d’Angleterre et sa femme. Nous sommes très à l’aise, n’étant que quatre à table (son secrétaire particulier est le quatrième convive). La conversation est exempte de toute contrainte. L’ambassadrice met encore sur le tapis M. Short (j’ignore pourquoi elle le déteste à ce point) et demande s’il sera jamais un grand homme chez nous. Je réponds que je ne le pense pas, car il n’est pas orateur, mais il peut, malgré cela, être très utile ici. Je dis cela d’un ton qui met fin à cette partie de la conversation. Je trouve dans cette maison un profond mépris, mélangé de répulsion, pour mon ami l’évêque d’Autun, et je pense que les lettres qui partiront d’ici ne lui faciliteront pas sa mission.


18 janvier. — M. Short me dit aujourd’hui qu’il apprend par sa correspondance que les nominations à l’étranger sont déjà sûrement faites en Amérique. Il déclare ignorer absolument qui sera nommé, mais en même temps il parle d’acheter de l’argenterie et d’employer un maître d’hôtel, d’où je conclus qu’il est à peu près certain de rester ici. Je lui dis que je parierais deux contre un que je ne serai nommé nulle part ; je crois probable que si nous sommes nommés tous les deux, nous le serons auprès de cours auxquelles nous ne nous attendions pas, parce que ce sont généralement les événements malheureux qui arrivent. Il croit à la possibilité d’être envoyé en Hollande, ce qui le désappointerait cruellement, et il ne sait s’il accepterait. Bravo ! M. Brémond vient me dire que Delessart a envoyé hier un exprès pour assurer à l’Empereur que l’ambassade de l’évêque d’Autun et les discours violents dans l’Assemblée ne signifient rien du tout. Molleville le confirme, car l’on a maintenant perdu tout espoir du côté de l’Angleterre.


22 janvier. — Ce matin je règle mes comptes avec mon cocher, et fais mes préparatifs de voyage en Angleterre. Vicq d’Azir vient pendant que je suis au Louvre, et me dit qu’il s’est rendu chez moi de la part de Sa Majesté, pour me demander de lui faire savoir tout ce que je pourrais apprendre d’intéressant en Angleterre.


6 février. — M. Constable vient me voir ce matin, et m’apprend que je suis nommé ministre plénipotentiaire près la Cour de France. M. Penn, avec qui je dîne, me félicite de ma nomination, mais regrette que ce ne soit pas en Angleterre.


6 mars. — Je dîne avec le comte Woronzow [ambassadeur de Russie] en famille. Il me dit qu’il est impossible que le roi de Prusse se joigne cordialement à l’Empereur. Il m’avait informé dimanche dernier que les émigrés avaient offert au roi un arrondissement considérable sur le Bas-Rhin, aux frais de l’électeur du Palatinat, en complétant le Palatinat par la cession de l’Alsace. Il en informa aussitôt l’Empereur, et son messager, Bischoffswerder, offrit son aide pour obtenir la réunion de la Flandre française aux Pays-Bas impériaux, mais l’Empereur répondit que s’il intervenait dans les affaires de France, c’était par amitié et non pour la dépouiller. Il me dit que l’évêque d’Autun a offert la cession de l’île de Tabago, la démolition de Cherbourg et une extension du traité de commerce, si l’Angleterre veut garder une stricte neutralité, en cas de guerre avec l’Empereur. Il lui fut répondu que l’Angleterre ne pouvait prendre un engagement quelconque au sujet des affaires de France. Il ajoute que l’évêque n’est plus reçu nulle part maintenant, parce qu’il s’est vanté d’un crédit d’un million qui devait faire des merveilles, et qu’il a constamment fréquenté les dissidents. Il me dit que le jeune Laborde a écrit une lettre qu’il a vue, disant que l’on voulait sonder les cabinets de Londres et de Berlin ; que le cabinet anglais veut assurer l’indépendance de Saint-Domingue et autres îles françaises, ce qui rend inutile l’offre de Tabago ; l’on s’attend que la mer démolira Cherbourg dans son état actuel inachevé, et, en tout cas, l’on s’en désintéresse tant que la marine française restera dans la même situation ; quant au traité de commerce, son absence est remplacée par la contrebande, qui est excessivement facile. Mais la possession des Pays-Bas par la France est de première importance, et on ne la souffrira pas. Le comte de Woronzow a parlé contre M. de La Fayette dans les termes les plus violents que j’aie jamais entendus. Il dit que, bien qu’élevé en militaire et obligé quelquefois d’ordonner des châtiments, il n’a jamais pu assister à une exécution, sa nature se révoltant à la vue du malheur d’un homme ; mais si La Fayette et le duc d’Orléans devaient être roués vifs à Falmouth, et qu’il n’eût d’autre ressource pour le voir que de s’y rendre à pied, il partirait immédiatement. Ce langage est violent.


13 mars. — Ce matin, M. Jaubert a déjeuné avec moi. Il est venu de Paris me consulter de la part de M. de Monciel pour savoir s’il doit accepter une place dans le ministère. Je suppose que c’est celle des Affaires étrangères, comme la seule faisable. Il m’informe que de Narbonne s’est rendu notoirement coupable de péculat, et qu’après avoir vendu des adjudications pour l’armée, il a tenu compte aux adjudicataires de la baisse de l’argent. On doit le mettre à la porte ; M. de Graave est l’un de ceux dont l’on parle pour le remplacer. Delessart devra aussi partir, comme prix de sa duplicité, et Cahier de Gerville à cause de sa nullité. Monciel a refusé toute place avant d’être sûr, par M. Bertrand, de l’approbation personnelle du roi ; puis il préférait plutôt le ministère de l’Intérieur, mais il attend mon opinion et mes conseils. Nous parlons longuement de la situation des partis. Il me dit que l’autorité de l’Assemblée est très petite et serait même complètement nulle, si les intrigues de Narbonne ne lui en avaient un peu redonné, aux dépens de l’ordre et d’un bon gouvernement. Il est au mieux avec Brissot et les autres membres de cette faction misérable et pernicieuse. Ils désirent savoir de moi comment il faut s’y prendre pour arriver à un bon gouvernement. Je ne tiens pas à m’étendre sur ce sujet en ce moment, parce que la part de l’imprévu est trop grande ; je me contente de dire d’une façon générale que la première condition est de convaincre le public que la Constitution actuelle n’est bonne à rien. Il répond que c’est déjà fait, et que l’opinion générale est que le royaume est ruiné sans espoir de salut. Je ne pense pourtant pas que cette opinion soit encore aussi répandue qu’il est nécessaire. J’ajoute qu’il faut, comme ministre de la guerre, quelqu’un de déterminé ; un homme de cette trempe, comme tous les autres, se ruinera personnellement, mais il commencera à faire du bien au pays. Pour le chevalier de Graave, il n’y a rien de bon à en attendre ; du moins, je le crois.


11 mai. — À Paris, Mme de Flahaut me dit que M. Dumouriez ne me recevra pas comme ministre des États-Unis ; du moins, un membre de l’Assemblée le lui affirme. Nous verrons. Je répète à M. Brémond et à M. Jaubert les propos de M. Crèvecœur ; ils décident d’en parler à La Londe. M. Swan vient me voir, et affirme que l’idée de ne pas me recevoir a été lancée par M. Short, mais je n’en crois rien. Il ajoute que La Forêt a écrit aux ministres d’être sur leurs gardes, pour ne pas se laisser jouer par moi.


12 mai. — Je dîne chez Mme de Foucauld, où se trouvent de nombreux aristocrates. Les correspondances des différentes armées sont unanimes à affirmer que la discipline est parfaite. À mon départ, Tronchin, qui est un grand révolutionnaire, m’expose ses craintes et demande mon avis. Je lui dis que le rétablissement du despotisme paraît probable, comme conséquence nécessaire de l’anarchie. J’ai loué une maison rue de la Planche pour 3,500 francs par an. Je vais à la manufacture d’Angoulême, et fais une commande de porcelaine. Mon domestique Martin dit qu’il ne peut me servir comme maître d’hôtel, à moins que je ne lui donne un frotteur ; il demande son compte et je le lui règle. Au moment où je sors, le baron de Grandcour m’arrête pour m’apprendre les nouvelles. Il me dit que deux régiments et demi de cavalerie sont passés à l’ennemi ; les troupes sont partout en révolte, et l’armée de La Fayette est dépourvue des choses les plus nécessaires : les chevaux sont morts, les hommes malades et fatigués et les officiers anxieux et mécontents. Je me rends ensuite à l’ambassade d’Angleterre. On considère ici la France comme à la dernière extrémité ; tout devra être terminé dans quelques semaines. Mme de Montmorin exprime le désir de voir l’armée de La Fayette complètement battue ; elle croit cela nécessaire pour détruire les espérances des révolutionnaires. Mme d’Albani me dit, entre autres choses, que sa parente, Mme de Tarente, est heureuse de mon retour. C’est la satisfaction ressentie de mon côté qui indispose les autres contre moi ; du moins, telle est l’explication que j’en donne.


14 mai. — M. de Favernay déjeune avec moi. Il me consulte sur la conduite à suivre, mais je me récuse. Il me dit qu’il y a à Paris une foule d’ardents amis du roi qui attendent un moment favorable pour agir. Je réponds qu’ils feraient mieux de rester tranquilles, car le peuple s’opposera certainement aux mesures qu’ils prendront. Je vais chez Mme de Tarente, qui a eu la folie de jouer à l’aristocrate dans sa section. Elle désire beaucoup savoir ce que j’en pense, et je lui dis que je n’ai aucune idée à ce sujet. Elle demande des conseils pour la reine ; je réponds que, dans ma situation actuelle, je ne puis en donner, mais j’ajoute que, d’après moi, non seulement Leurs Majestés devraient s’en tenir strictement à la Constitution, mais qu’elles ne devraient pas permettre à n’importe qui d’en rire en leur présence, et encore moins de blâmer les actes des ministres. Je dîne au Louvre. Mme de Flahaut me prend à part pour me dire, comme une heureuse nouvelle, qu’elle vient d’apprendre de M. de Cicé, que les vieux Jacobins consentent à une seconde Chambre. Je réponds qu’il est trop tard, car ils ont perdu toute influence ; la querelle doit être vidée par les armes. Elle en est enfin convaincue et en éprouve une grande peine.

Il est vrai que les deux régiments et demi de cavalerie ont déserté, et M. de Favernay me dit que le régiment de cavalerie auquel il est attaché a fait savoir à Coblentz qu’il était prêt a rejoindre les déserteurs au premier signal. Il parle d’un autre qui était dans l’affaire de Biron, et qui s’est sauvé exprès. On dit tout bas que le corps sous les ordres de Gouvion a reçu une leçon, et M. de Flahaut me raconte qu’un commissaire est venu du département du Bas-Rhin pour avertir le ministre qu’il se passe de telles scènes de pillage et de désordre qu’il ne peut plus répondre des fournitures à livrer à l’armée.


15 mai. — Je vais chez M. Short. De chez lui, nous nous rendons ensemble chez le ministre des Affaires étrangères, relativement à ma présentation. L’entrevue est très courte. Je lui dis que j’ai une petite faveur à demander au roi, celle de me recevoir sans épée, à cause de ma jambe de bois. Il répond qu’il n’y aura aucune difficulté pour cela, et il ajoute que je connais déjà le roi. Je réplique que je n’ai jamais vu Sa Majesté qu’en public, et que je n’ai jamais échangé un mot avec lui, bien que quelques journaux aient fait de moi l’un de ses ministres ; je suis persuadé qu’il ne me reconnaîtrait pas, s’il me voyait. À cela il répond que, puisque j’en parle, il avoue que telle est l’opinion générale. Je lui dis que je suis naturellement franc et ouvert ; je n’hésite donc pas à dire que, du temps de l’Assemblée Constituante, j’ai essayé, comme simple particulier et par affection pour ce pays-ci, d’amener dans la Constitution certains changements qui me paraissaient essentiels à son existence ; je n’y réussis pas, et maintenant que je suis un homme public, je considère comme mon devoir de ne pas intervenir dans ces affaires. Je lui demande quand il voudra bien me présenter ; il répond qu’il me le fera savoir et qu’il pense que le plus tôt sera le mieux.


17 mai. — Visite à M. de Moustier. Sa sœur, Mme de Bréhant, me dit qu’en lui retirant ses appointements, on l’a réduit à 2,000 francs par an, ce qui l’a obligé à se défaire de son train de maison. On assure que les troupes prussiennes avancent très lentement, et qu’elles ne seront pas à Coblentz avant le 1er juillet. M. de Moustier s’attend à une coopération certaine de la Prusse et compte 160,000 hommes pour les armées réunies. Il ajoute que le prince de Condé a un corps de 7,000 cavaliers qui sont excellents. Ce soir, j’ai une longue conversation avec M. de Sainte-Croix ; il ne croit pas à un coup de main sur Paris de la part des puissances étrangères, qui limiteront leurs efforts à l’Alsace et à la Lorraine. Il calcule que les troupes autrichiennes actuellement dans les Pays-Bas s’élèvent à 60,000 hommes, et qu’il y a environ 20,000 Prussiens dans leur voisinage. Il fixe à 36,000 hommes le nombre des troupes prussiennes en marche, et à 14,000 celles de Hesse et de Brunswick. Il suppose qu’il y en a 20,000 dans le Brisgau, y compris celles qui s’y rendent, et le contingent de l’Empire, qui devrait être de 50,000, n’est que de 30,000. Il déclare donc qu’il y a une armée de 200,000 hommes, sans compter ni la seconde ligne des troupes autrichiennes ni les émigrés français, qui s’élèvent à au moins 20,000 hommes.


20 mai. — Je suis sans nouvelles de M. Dumouriez, bien que je lui aie adressé hier une note, renfermant une copie de mes lettres de créance, lui demander quand je dois être présenté. J’examine mes chevaux, qui viennent d’arriver d’Angleterre, puis je me rends chez M. de Montmorin, où je dîne. Le comte de Goltz arrive ; il doit partir dans quelques jours avec M. Blumendorf, le chargé d’affaires impérial, et d’autres membres du corps diplomatique. Il affirme que toutes les troupes prussiennes seront arrivées pour la mi-juin. Je me rends ensuite chez l’ambassadeur d’Angleterre. Nous apprenons que l’Assemblée a décrété d’accusation le juge de paix, qui, dans l’exercice de ses fonctions, avait cité quelques-uns de ses membres. Aujourd’hui Roubit, le tailleur, m’apporte de la dentelle pour livrée à examiner, et comme il est officier dans la garde nationale, il parle politique. Il dit que la garde est très montée. Il parle du ministère actuel comme d’un ramassis de coquins et du club des Jacobins, comme comprenant les plus abominables tyrans. L’ancien régime dont on se plaignait tant, n’a jamais, dit-il, jeté une telle perturbation dans sa vie, mais le système actuel rend toute société intolérable, soit en lui causant un mal réel, soit par la crainte constante de maux à venir.


28 mai. — L’Assemblée a décrété une séance permanente ; elle va, à ce que l’on croit, licencier la garde du corps du roi et renverser la Constitution. Je pense qu’elle agit plus par crainte que d’après un plan ou des principes réguliers. Les officiers de l’armée du Nord ont tous démissionné dit-on, et tout semble tombé dans la plus extrême confusion. M. de Favernay ajoute que Luckner a écrit au ministre de la guerre que le désordre et la privation des choses les plus utiles sont tels dans son armée, qu’il croit à l’impossibilité de faire quelque chose.


1er juin. — M. Brémond et M. de Monciel viennent me voir ce matin et me disent que, pour montrer sa sincérité, M. Dumouriez a lu au conseil un plan pour renverser les Jacobins, mais qu’il ne put le faire adopter. Il a promis depuis lors de renvoyer Clavière et Servan. Ce dernier doit être remplacé par un jacobin. On cherche un ministre des Contributions, et l’on pense que M. de Semonville sera le successeur de Dumouriez. Je conseille à M. de Monciel de prendre cette place. Ils me feront savoir demain ou ils en sont. Ils doivent proposer de rétablir la garde du roi, selon le plan que je leur ai donné. Les justices de paix auront à s’occuper de la plainte de MM. de Montmorin et Bertrand. J’apprends ce soir que la garde du roi a été désarmée aujourd’hui par ordre de Sa Majesté elle-même.


3 juin. — M. Spardow déjeune avec moi et nous allons ensemble au château des Tuileries. Je suis présenté au roi qui, en recevant ma lettre de créance, dit : « C’est de la part des États-Unis ; » le ton de sa voix et son embarras indiquent la froideur de ses sentiments. Je réponds : « Oui, Sire, et ils m’ont chargé de témoigner à Votre Majesté leur attachement pour elle et pour la nation française. » Je suis ensuite présenté à la reine qui me montre son fils et dit : « Il n’est pas encore grand. » Je réplique : « J’espère, madame, qu’il sera bien grand et véritablement grand. — Nous y travaillons, monsieur. » Je vais ensuite à la messe. Il y a eu aujourd’hui une fête civique, en l’honneur du maire d’Étampes, massacré par la foule en faisant son devoir.


4 juin. — Je rends visite à M. Dumouriez, chez qui je dîne. La société est bruyante et mal composée ; le dîner est encore pire. Je m’entretiens avec M. Bonnecarrère et lui expose les raisons qu’il y a pour abroger les décrets sur notre commerce. Il répond qu’il partage entièrement mon opinion, mais l’on ne peut rien faire avant d’avoir introduit une plus grande stabilité dans l’Assemblée. Je remarque que Dumouriez désire me parler. Je lui en fournis l’occasion, et commence par lui remettre la lettre du Président des États-Unis au roi sur son acceptation de la Constitution. Il me dit être dans l’impossibilité de s’occuper des affaires des États-Unis jusqu’à son retour des frontières. Il ajoute que si les négociateurs ont fait en Angleterre des offres considérables depuis son entrée au ministère, ils n’y étaient pas autorisés. Il est opposé à tous les traités autres que les traités de commerce. Il pense que la Constitution ne court actuellement aucun danger, qu’elle triomphera de tous les obstacles et qu’elle s’améliorera. Je doute qu’il puisse croire la moitié de ce qu’il dit.


10 juin. — Je fais aujourd’hui mes visites au Corps diplomatique et je vais à la Cour. Le roi a l’air moins affligé. Je dîne et passe la soirée au Louvre. Je dis à Vicq d’Azir que le roi et la reine doivent se persuader qu’ils sont hors de danger. Il me demande si c’est mon opinion. Je l’assure que oui, et que les troubles actuels ressemblent à ces coruscations qui suivent une tempête.


14 juin. — Je dîne aujourd’hui avec Dumouriez. Il est plus à son aise que d’habitude, s’étant expliqué au roi et à la reine et leur ayant donné des assurances de son attachement ; Mme de Flahaut l’a appris par Sainte-Foy. Je lui parle de beaucoup de choses avec connaissance de cause ; les autres membres du corps diplomatique ne peuvent comprendre cela, et ils en sont surpris. À la Cour, je remarque que le roi et la reine sont moins gênés que d’habitude. Le changement de ministère s’est opéré très tranquillement, malgré le bruit du moment. M. de Montmorin me dit que Dumouriez et Brissot ont eu une entrevue, et qu’ils étaient sur le point de s’allier. En conséquence, les décrets pour la levée de 20,000 hommes et pour la relégation des prêtres allaient être sanctionnés, et M. de Clavière devait être ramené au ministère. Le roi refusa de sanctionner ces décrets odieux et inconstitutionnels, et Dumouriez donna alors sa démission.


17 juin. — Ce matin, M. de Monciel vient me dire que le parti Lameth avait insisté pour qu’il acceptât la place de ministre de l’Intérieur. Je lui conseille de n’accepter que les Affaires étrangères ; il me quitte dans cette intention, mais il me dit qu’on lui a offert l’Intérieur comme moyen d’arriver à l’autre ministère. Je m’habille et je vais à la Cour ; nous y trouvons une liste des ministres sur laquelle Monciel est indiqué pour l’Intérieur. L’Assemblée a reçu et a renvoyé aux bureaux une pétition de la Société des Jacobins tendant à la suspension du roi.


19 juin. — Je vais avec lord Gower au Jeu de la reine ; c’est le plus stupide des amusements pour tout le monde. Mme de Staël qui m’a invité à souper n’est pas chez elle. Il y a un malentendu, mais c’est fort heureux, car il me fournit le prétexte de ne pas être exact une autre fois. Brémond me dit que Monciel a accepté. La lettre de M. de La Fayette a été lue à l’Assemblée, et y a produit une certaine impression. Brémond m’informe que Monciel viendra me voir demain matin de bonne heure. Il a eu avec le roi une longue conversation dont il est enchanté. Il doit y avoir demain une sorte d’émeute au sujet d’un arbre de la liberté à planter devant le château.


20 juin. — Il y a un grand mouvement dans Paris et la garde est passée en revue. Pendant que j’écris, le foule et les gardes nationaux font des marches et des contre-marches sous mes fenêtres. Je ne pense pas que l’on en vienne aux coups. Je dîne avec le baron de Blum ; après le dîner, nous apprenons que la députation des faubourgs a forcé la faible résistance de la garde, a rempli le château et grossièrement insulté le roi et la reine. Sa Majesté s’est coiffée du bonnet rouge, mais elle persiste dans son refus de sanctionner les décrets. « Ce n’est ni la manière dont on devrait me le demander, ni le moment de l’obtenir, » répondit-il d’un ton calme à la foule agitée des gens furieux qui l’entouraient presque au point de le suffoquer. Je passe la soirée au Louvre. La Constitution a, je pense, rendu aujourd’hui le dernier soupir.


21 juin. — M. de Monciel et M. Brémond viennent me voir ce matin de bonne heure. Le premier me demande mon avis sur la crise actuelle. Je recommande de suspendre M. Pétion et de poursuivre les meneurs des désordres d’hier. Il me quitte. Après le déjeuner, Brémond revient me montrer une lettre du Comité de ravitaillement, d’où il semblerait résulter que les ressources de Paris en viande de boucherie seront bientôt considérablement réduites. Je me rends à la Cour. M. Swan entrant au moment où je sortais me dit que les gardes nationaux sont rendus furieux par les événements d’hier. La conduite du roi a été parfaite. Ce matin, un M. Sergent, membre de la municipalité, a reçu des coups de pied et de poing de la garde nationale dans la cour du château, à cause de l’indignité de sa conduite hier. M. Pétion est également accueilli par une bordée d’injures. Le résultat de l’émeute n’est donc point celui qu’en espéraient les auteurs. Je rends visite, après dîner, à M. de Montmorin. Il s’attribue le mérite de ce qui s’est déjà fait et se fait actuellement, « car, dit-il, Dupont est venu me voir, et en me quittant s’est rendu chez Monciel, » etc. Or, Brémond m’a dit qu’il avait trouvé Dupont profondément endormi, et qu’il l’avait fait lever pour aller chez Monciel, après m’avoir quitté ce matin. Après dîner, nous nous promenons dans le jardin avec lui, Malouet et Bertrand, tout en réfléchissant sur l’état des choses. Pour les mettre à l’épreuve, je leur indique les mesures qui mettraient fin à tous les troubles, mais ces mesures sont dangereuses. Quand nous entrons dans le cabinet de M. de Montmorin, il se sent indisposé.


24 juin. — Brémond vient me raconter ce matin sa conversation avec Servan, ex-ministre de la guerre, qui va prendre le commandement dans le sud de la France. Il s’attend à l’établissement d’une grande République, et invite Brémond à diriger les Finances. Brémond espère graduellement en approfondir les secrets. Je fais pour Monciel le brouillon d’une réponse à l’Assemblée. Si elle ne rougit pas de l’inconsistance de sa conduite, elle se montrera dure pour les ministres. Je vais à la Cour. Le roi reçoit aujourd’hui une partie de la milice. Le dauphin porte l’uniforme de la garde nationale.


25 juin. — Le roi a reçu de Picardie des offres de secours. Je donne à Brémond quelques indications, et il écrit sous ma dictée un plan à soumettre par le roi à l’Assemblée ; il ne finit qu’après minuit.


26 juin. — Ce matin Brémond vient me dire que Monciel remettra aujourd’hui au roi la note préparée hier soir. Mon tailleur, qui est capitaine dans la milice, assure que les choses vont très mal ; les opinions de la milice sont très divisées. Je vais chez le ministre des Affaires étrangères, et l’entretiens de différentes choses que j’avais à lui communiquer. Je dois faire des notes à ce sujet. Pendant que je suis là Monciel arrive, mais nous ne nous reconnaissons pas.


28 juin. — Monciel vient me dire que M. de La Fayette est arrivé, et doit se rendre ce matin à l’Assemblée. Le roi en recevant le projet préparé à son intention a dit qu’il serait excellent, si l’on pouvait compter sur la garde nationale. Je lui fais voir que la visite de La Fayette ne peut avoir aucun résultat, et qu’il devrait se hâter de faire venir les Picards. Monciel pense que l’on peut se servir de La Fayette pour faire sortir le roi de Paris, et il compte sur les Suisses. Cette dernière partie du projet est la plus raisonnable. Je m’habille pour me rendre à la Cour où j’apprends que la réception du Corps diplomatique est renvoyée à demain. Je dîne chez l’ambassadeur d’Angleterre et j’y rencontre Mme de Staël. Elle me raconte la réception de M. de La Fayette et son adresse à l’Assemblée. Elle en est mécontente, mais dit que c’est peut-être parce qu’elle aime trop l’éloquence.


29 juin. — À la Cour, aujourd’hui, Mme Elisabeth et la reine font allusion à la faute que j’ai commise hier en me rendant à la Cour, alors que le Corps diplomatique n’était pas reçu. Je dis à Sa Majesté que c’était la faute de la poste (c’est du moins ce que l’on m’a assuré) ; la remarque de la reine semble dirigée contre lui et M. de la Live. La Fayette me parle à la Cour sur le ton de notre ancienne familiarité. Je lui dis que je serais heureux de l’entretenir quelques minutes. Il répond qu’il quitte Paris ce soir, mais il me donne rendez-vous chez M. de Montmorin. Je lui explique qu’il devra retourner bientôt à son armée, ou aller à Orléans, et se déterminer à combattre pour une bonne constitution ou pour le chiffon de papier qui en porte le nom ; dans six semaines il sera trop tard. Il me demande ce que j’appelle une bonne constitution ; est-ce une constitution aristocratique ? Je réponds affirmativement, et je crois qu’il a assez vécu sous le régime actuel pour voir qu’un gouvernement populaire ne vaut rien en France. Il dit qu’il désirerait la Constitution américaine, avec un pouvoir exécutif héréditaire. Je réponds que dans ce cas le monarque serait trop puissant, et qu’il devrait être contrôlé par un sénat héréditaire. Il réplique qu’il a de la peine à céder sur ce point, et ici se termine notre conversation. Je rentre chez moi et dicte à Brémond de nouveaux conseils à faire donner au roi par Monciel. L’important est d’obtenir une décision.


2 juillet. Brémond et Monciel me disent que le roi n’a ni plan, ni argent, ni moyens d’en avoir, et que la faction Lameth en est aussi dépourvue que lui. Monciel ajoute qu’il redoute de tomber dans les mains des constitutionnels. « J’ai bien peur, dit Monciel, que les Français ne soient trop pourris pour un gouvernement libre. » Je lui dis que l’on peut néanmoins en faire l’expérience, et que le despotisme reste encore comme dernière ressource. Brémond ne s’en va qu’après minuit, et mon temps se perd inutilement.


6 juillet. — Brémond me rend compte de ce qui se passe. Je lui donne l’idée d’un décret à faire adopter au sujet des ministres plénipotentiaires étrangers. Je soupe au Louvre. Danton a dit publiquement aujourd’hui, au sujet les intrigues de la Cour, que l’on s’en débarrasserait le 14.


7 juillet. — Les différents partis de l’Assemblée sont unis ; on s’embrasse ; tout n’est qu’amour et bienveillance. C’est la peur des républicains qui en est cause. Je dîne avec M. de Montmorin, et je fais ensuite une visite à lady Sutherland au Louvre. Je vois Vicq d’Azir et lui dis que j’avais préparé une lettre pour sa maîtresse, mais que je ne l’enverrai pas. Il insiste, mais je refuse. Le roi s’est rendu à l’Assemblée ; c’est une démarche que je blâme.


8 juillet. — Brémond me dit ce matin que Monciel a l’intention de démissionner. Il s’est opposé en plein conseil à ce qui s’est fait hier, et en a parlé en particulier au roi et à la reine, mais sans résultat. Je me rends à la Cour. La reine est de bonne humeur et très affable. Je ne suis pourtant point satisfait de sa conduite.


9 juillet. — Je passe la soirée chez Mme d’Albany. L’ambassadeur de Venise, qui avait exprimé de grandes espérances après la scène de réconciliation, est complètement abattu aujourd’hui. Brissot a prononcé contre le roi un discours enflammé. Tronchin est absolument malade à cause de la Révolution.


11 juillet. — Tous les ministres ont démissionné. Brémond me dit que c’est la faiblesse de Leurs Majestés qui a fait partir le ministère. Je m’y attendais. Il ajoute que Monciel a répondu avec énergie aux reproches qu’on lui faisait. À propos de ces reproches, nous préparons pour Monciel le canevas d’un discours destiné à frapper un coup encore plus décisif, si Leurs Majestés revenaient à la charge. Je crois qu’Elles manquent de courage et que cela les empêchera toujours d’agir de façon vraiment royale.

L’intention actuelle du roi est d’assurer la liberté de la France. Je doute qu’il soit suffisamment maître de son propre parti pour y réussir ; je ne sais s’il survivra à l’orage, qui sera violent. L’ennemi extérieur plane au-dessus de sa proie, et ne semble attendre que le moment qu’il s’est fixé pour frapper. Chaque jour l’on voit de nouvelles adhésions à la grande alliance. Le Palatinat s’est déclaré. La Hollande semble sur le point de donner son adhésion, et des doutes commencent à surgir sur l’Angleterre. Les forces que la France peut opposer à ses nombreux assaillants ne dépassent pas 180,000 hommes indisciplinés, dont quelques-uns n’attendent que l’occasion de déserter. Contre elle sont réunis 250,000 hommes des meilleures troupes d’Europe, sous les ordres du général le plus habile de cet hémisphère. L’on n’avait pas l’intention de commencer avant la moisson, pour pouvoir se procurer facilement des vivres. Je ne puis dire si ce plan est changé en conséquence de ce qui va probablement se produire ici. Je crois bien qu’il le sera. J’apprends que le manifeste qui précédera l’attaque répudiera la Constitution et réclamera pour le roi ce qu’il appelle ses droits et pour le clergé ses possessions ; cette ville sera rendue responsable de la famille royale ; la garde nationale sera regardée comme une armée de paysans se mêlant de ce qui ne les regarde pas, et par conséquent non protégés par les lois de la guerre. Les monarques alliés doivent se déclarer armés non contre la France, mais contre les révoltés. On voit facilement que l’on fera dire tout ce que l’on voudra à ces termes peu précis.


12 juillet. — Je vais à la Cour aujourd’hui ; leurs Majestés ont l’air un peu consternées. Brémond me dit que Pellenc blâme Monciel de sa précipitation et dit que tout peut s’arranger encore. Monciel doit avoir une entrevue ce matin avec le roi et la reine. Je vais chez lady Sutherland et je la trouve seule. Nous parlons de l’amour et de son despotisme, jusqu’à ce qu’un vieillard vienne nous raconter l’histoire de sa goutte. Je la laisse en cette compagnie, l’abandonnant ainsi à la merci de son ennui.


17 juillet. — M. et Mme de Montmorin et Mme de Beaumont, lord Gower, et lady Sutherland, M. Huskisson, secrétaire de lord Gower, l’ambassadeur de Venise et le chargé d’affaires d’Espagne dînent avec moi. Dans la soirée, M. de Montmorin m’emmène dans le jardin pour me parler de la situation politique et me demander un conseil. Je lui dis qu’à mon avis le roi devrait quitter Paris. Il ne pense pas de même, car il nourrit mille espérances vaines.


18 juillet. — Ce matin, M. Brémond ne vient pas, et son ami Monciel a bel et bien quitté le ministère. Un mot de chez Paul Jones m’apprend qu’il est mourant. Je m’y rends et je rédige son testament pour lequel les Français refusent de servir de témoins. J’envoie chercher un notaire, et je le quitte entre quatre et cinq heures, le laissant aux prises avec la mort. Je dîne en famille avec lord Gower et lady Sutherland. Je vais au Louvre et j’emmène Mme de Flahaut et Vicq d’Azir chez Jones, — mais il est mort et le corps est encore chaud. Les gens de la maison me demandent s’il faut apposer les scellés sur ses papiers. Je réponds affirmativement.


20 juillet. — Ce matin, Brémond vient me dire qu’en conséquence du mémoire qu’il avait rédigé sur mes indications et que Monciel a présenté au roi, une conversation a eu lieu entre lui, M. de Montmorin et M. Bertrand. Il me donne les grandes lignes du manifeste qui va paraître, et voudrait savoir quelles mesures le roi devrait prendre. Il me dit que Mallet du Pan est envoyé par Bertrand comme secrétaire du duc de Brunswick. J’ai une nombreuse société à dîner.


22 juillet. — Les fédérés commencent à insulter l’Assemblée. Monciel viendra demain chez moi, à ce que me dit Brémond. Je m’habille pour me rendre à la Cour. On parle de nouveau de meurtres et d’assassinats dans le sud de la France.


24 juillet. — Monciel m’apporte de l’argent de la part du roi[1], qui me fait dire en même temps que je lui ai toujours donné de bons conseils et qu’il a la plus grande confiance en moi. Nous examinons la conduite à tenir en cas de suspension. Monciel dîne avec moi et nous allons ensuite chez Bertrand que nous ramenons à nos vues.


25 juillet. — J’ai aujourd’hui plusieurs visites, entre autres celle de M. Francis, qui vient d’arriver par Valenciennes. Il dit que la situation est des plus mauvaises ; les Autrichiens parlent avec la plus grande confiance de passer l’hiver à Paris ; les Français semblent complètement découragés. Je reste un instant au Louvre. J’y trouve M. de Schomberg, et l’évêque d’Autun me suit de près. Je le rencontre dans l’escalier, et il m’exprime poliment son malheur de toujours venir quand je m’en vais. Il aura souvent ce malheur. Peu après deux heures, arrivent M. de Monciel, puis M. Bertrand de Molleville. Je leur lis les mémoires écrits pour le roi au moment où il accepta la Constitution. Nous dînons, et après le dîner, je donne lecture d’un projet de constitution ; nous discutons ensuite les mesures que le roi va prendre. M. Bertrand est un fanatique de l’ancien régime, mais nous le faisons un peu démordre de son opinion, à laquelle je pense qu’il reviendra. Il doit préparer demain le brouillon de la lettre qui accompagnera ce manifeste. Monciel sera avec lui, ce qui est bien.


26 juillet. — Je dîne au Louvre. Mme de Flahaut parle d’une conspiration contre la vie du roi, mais ne veut pas dire de qui elle tient ses renseignements. Je lui parle d’un ton sérieux, presque de blâme. Je rentre chez moi à six heures ; j’y rencontre Monciel qui me dit que Bertrand de Molleville a commencé son ouvrage en parlant des cahiers, ce qui est bien inutile. Il doit voir le roi à onze heures pour lui donner le résultat des mesures que j’ai proposées et que nous avons discutées.


27 juillet. — Brémond et Monciel travaillent avec moi toute la matinée à préparer des mémoires pour le roi.


29 juillet. — Nous avons fini hier le brouillon d’une lettre du roi à l’Assemblée ; nous y ajoutons aujourd’hui un post-scriptum. Brémond me dit qu’il acceptera la place de ministre des Affaires étrangères.


30 juillet. — M. de Monciel est venu me dire aujourd’hui qu’il a remis la lettre au roi, ainsi qu’une autre de M. Bertrand de Molleville, sur laquelle il a fait quelques observations. Je vais le soir chez Mme d’Albany. En arrivant chez elle, je trouve tout le monde terrifié par une rixe au cours de laquelle les Marseillais ont tué un ou deux gardes nationaux. Paris est très excité, mais je ne crois pas qu’il se passe rien ce soir.


31 juillet. — Ce matin, M. de Monciel et M. Brémond sont venus me raconter les événements d’hier et ceux d’aujourd’hui. Brémond est furieux, et après son départ nous convenons de ne lui laisser commettre aucune des horreurs auxquelles son indignation pourrait le pousser. Le soir, je revois Monciel, et il me donne les gazettes d’hier. Nous convenons de ce qu’il y a à faire, et du message à envoyer par M. Bureaux de Pusy à M. de La Fayette.


2 août. — Ce matin, M. de Monciel vient me dire qu’on essaie de l’envoyer à Orléans. Nous convenons de convertir les assignats du roi en espèces. Je me rends à la Cour, puis je fais une visite au ministre de la marine, qui est sorti, malgré sa promesse de se trouver chez lui. Sainte-Croix est nommé ministre des Affaires étrangères.


3 août. — Monciel dîne avec moi et nous préparons une proclamation aux Marseillais. Je me plains de la nomination de Bonnecarrère à Philadelphie, et je promets d’en parler au roi. Je me rends au Louvre après le dîner. Mme de Flahaut me dit que le roi a proposé cette ambassade pour se débarrasser de Bonnecarrère ; Sainte-Croix ayant objecté qu’il ne serait pas agréé, Sa Majesté répliqua : « Tant mieux. Débarrassons-nous seulement de lui. »


4 août. — M. Brémond m’apporte ce matin 5,000 louis d’or qu’il a achetés. Il doit en donner 1,000 pour acheter la correspondance des Jacobins. M. de Monciel vient, et nous terminons une lettre soi-disant écrite par le roi au président de la section du faubourg Saint-Marceau, au sujet de la rivière de la Bièvre ; nous supposons qu’elle devra gagner ce faubourg à la cause de Sa Majesté. Monciel me dit que le roi et la reine sont consternés et terrifiés. Je dîne chez l’ambassadeur d’Angleterre. Nous allons après le dîner jusqu’au Champ de Mars, où nous voyons quelques vagabonds signer la pétition pour la déchéance. Je passe chez M. de Montmorin ; j’y trouve une famille profondément affligée. À mon retour, je rencontre lady Sutherland à ma porte. Elle vient pour obtenir une entrevue entre le chevalier de Coigny et moi. Je réponds que je serai chez moi s’il veut venir demain. Il désire transmettre directement mes idées à la reine, sans passer par l’intermédiaire de M. de Montmorin. Tout le monde s’attend à être massacré ce soir au château. Le temps est très chaud.


5 août. — Je vais à la Cour ce matin. Rien de remarquable, sinon que personne ne s’est couché dans l’attente d’être assassiné. Je reviens chez moi pour voir M. de Sainte-Croix. Il arrive en retard et me met au courant de ses projets. M. Constable dîne avec moi et M. Livingstone que j’ai pris comme secrétaire particulier. Après le dîner, je fais une visite à lady Sutherland, et je m’entretiens quelque temps avec lord Gower. Il fait encore très chaud.


6 août. — M. de Monciel vient m’exposer la situation. M. et Mme de Flahaut dînent avec moi. L’évêque d’Autun et M. de Beaumetz sont parmi les convives. Il continue à faire très chaud. J’ai une longue conversation avec le chevalier de Coigny sur l’état des affaires. Monciel vient aussi, et me dit que le roi n’a pas voulu entendre parler de mettre Sainte-Croix dans le secret. L’esprit public est bien meilleur qu’il n’était et s’améliorera encore. Nous préparons une pétition pour les Marseillais, afin d’amener le roi à se déclarer. M. de Coigny plaidera la même cause auprès de la reine.


8 août. — Aujourd’hui, mercredi matin, Monciel médit que tout va bien. Le roi aussi semble être dans les dispositions convenables, ce qui est à souhaiter. Je dîne avec Mme de Staël, et, après le dîner, comme les messieurs désirent boire, j’envoie chercher du vin, et je les quitte complètement ivres. Je vais au Louvre et j’emmène Mme de Flahaut faire une promenade à cheval. Après l’avoir reconduite chez elle, je me rends chez lady Sutherland, à qui je fais une assez longue visite. Elle ira demain à la Cour. Il fait encore très chaud.


9 août. — Paris est très agité ce matin. M. de Monciel vient m’apporter de l’argent. Je m’habille et me rends à la Cour.


10 août. — Ce matin, M. de Monciel vient me voir, et ce qu’il me raconte me rend la tranquillité ; mais peu de temps après son départ, le canon commence à parler, et la fusillade qui s’y mêle annonce que la journée sera chaude. Le château, défendu par les seuls Suisses, est emporté, et les Suisses sont massacrés, partout où on les trouve. Le roi et la reine sont à l’Assemblée nationale, qui a décrété la suspension du pouvoir royal. Mme de Flahaut nous envoie son fils, et vient ensuite elle-même chercheur un refuge. J’ai du monde à dîner, mais beaucoup des invités ne viennent pas. M. Huskisson, secrétaire de l’ambassade d’Angleterre, arrive dans la soirée. Ses nouvelles sont bien tristes. Il continue à faire très chaud, ou, pour mieux dire, brûlant.


11 août, — Une nuit blanche m’empêche d’être à mon aise toute la journée. Le roi et la reine restent à l’Assemblée, qui obéit de plus en plus aux ordres des tribunes. Nous sommes tranquilles ici. Tout se ressent du changement de gouvernement. Il continue à faire très chaud, M. de Saint-Pardou vient dans la soirée et semble rongé de chagrin. Je lui demande de faire savoir à la famille royale, au cas où il la verrait, que des secours vont lui arriver.


12 août. — Ce matin, M. de Monciel vient avec sa femme avant que je ne sois levé. Je suis très occupé toute la journée, et je tombe de fatigue le soir. J’ai été chez lady Sutherland qui est un peu abattue. L’ambassadeur de Venise était sorti ainsi que Mme d’Albany. Elle arrive avec le comte Alfieri vers trois heures. Elle est profondément émue et affligée. Le temps est encore très chaud et lourd. Ainsi des perches qui étaient vivantes ce matin à dix heures sont gâtées au moment de dîner. Je n’ai jamais vu de décomposition aussi rapide.


13 août. — Quatre personnes, dont un Français naturalisé, viennent chercher des passeports. M. Amaury vient dans le même but, et M. Mountflorence en demande un pour Mme Blagden. Mme d’Albany dîne avec moi et me demande de lui procurer un passeport de l’ambassade d’Angleterre. Je m’y rends après le dîner, et, comme je m’y attendais on me le refuse. Il fait un peu plus frais ce soir, parce qu’il a plu.


14 août. — J’écris toute la matinée, mais je suis fréquemment dérangé. Parmi ceux qui viennent me voir, M. Francis me fait un terrible récit de ce qu’il a vu le 10 et dit qu’il n’osera pas le répéter en Amérique. Le général Duportail vient me voir. Il voudrait s’en aller, si les choses deviennent encore pires.


17 août. — Aujourd’hui j’emmène ma triste amie, Mme de Flahaut, faire une promenade au Bois de Boulogne, où nous restons jusqu’à ce qu’elle soit fatiguée. J’ai des Américains à dîner. Après le dîner, je fais une visite à lady Sutherland, et après que son monde est parti, nous prenons le thé. Il pleut ce soir et il fait un peu plus frais. M. de Sainte-Foy qui est venu ce matin dit que le roi, la reine et la famille royale sont traités de la façon la plus honteuse. Il donne de pénibles détails. Lord Gower est prudent à l’extrême. Plusieurs membres du corps diplomatique s’en vont. Le temps s’est rafraîchi.


19 août. — Ce matin, j’emmène Mme de Flahaut voir sa belle-sœur à Versailles. J’ai des difficultés au sujet d’un passeport et je me rends près de la municipalité de Versailles, qui est très polie.


20 août. — Je fais une visite l’après-midi à lady Sutherland. L’ambassadeur a reçu l’ordre de rentrer en Angleterre ; à la fin de la dépêche sont des menaces au cas où le roi et sa famille seraient insultés, « parce que cela exciterait l’indignation de toute l’Europe. » Cette dépêche signifie simplement en bon français que la cour d’Angleterre est irritée de ce qui est déjà fait, et qu’elle fera immédiatement la guerre, si la façon dont est traité le roi autorise ou justifie les mesures extrêmes.


21 août. — On ramène quelques Anglais qui étaient en route. Je fais ma visite d’adieu à lady Sutherland. Elle n’a pas encore pu avoir ses passeports. L’ambassadeur de Venise a été ramené et traité de la façon la plus indigne ; ses papiers mêmes ont été examinés, à ce qu’il dit lui-même. Ceci est fort, et je me pose la question de savoir si je ne devrais pas exprimer mon mécontentement en quittant le pays. J’ai du monde à dîner et le soir je vais souper chez lady Sutherland. Elle ne peut obtenir ses passeports et l’ambassadeur est dans une rage folle. Il a brûlé ses papiers, ce que je ne veux pas faire. On me donne clairement à entendre que l’honneur m’oblige à quitter le pays. Le temps est agréable et je suis très gai, ce que Sutherland supporte avec peine.


22 août. — Nouvelle visite aujourd’hui à lady Sutherland. Elle a reçu de M. Lebrun une lettre polie et elle espère obtenir les passeports rapidement. Son mari est tellement prudent, que si ce n’est pas de la timidité comme ou l’en accuse, c’est du moins quelque chose de très approchant.


23 août. — M. Henchman, de Boston, vient me voir. Il dit que les rapports transmis en Angleterre sur ce qui se passe ici y ont causé de telles alarmes qu’il n’a pas osé apporter les dépêches dont M. Pinckney voulait le charger. Il a cependant été traité avec égards tout le long de la route. Il ajoute que la décision que j’ai adoptée pour ma conduite est bonne, et que si je quittais la France sans motif légitime, cela causerait une impression des plus pénibles en Amérique. Je dîne chez l’ambassadeur d’Angleterre, et après le dîner l’ambassadeur de Venise arrive avec M. Tronchin. Ce dernier dit que l’Assemblée a permis au corps diplomatique de partir, mais non aux particuliers. Je ris un peu trop des malheurs du baron Grandcour, et lord Gower se fâche sans raison avec lord Stair. Je suis très peiné du départ de lady Sutherland, et elle est convaincue que je le suis. J’ai beaucoup de monde à dîner. M. Richard dent me dire que M. de La Porte est en route pour le lieu où il sera exécuté.


25 août. — Une autre personne est décapitée ce soir pour le crime de lèse-nation. Elle a publié un journal contre les Jacobins. Cette sentence est tout au moins sévère. Je fais une visite à lady Sutherland. On termine hâtivement chez elle les préparatifs de départ. Peu de monde à dîner ; je lui dis adieu — pour longtemps, peut-être. Le bruit court que l’ancien évêque de Châlons a reçu une lettre du duc de Brunswick, lui mandant de faire savoir s’il désire que le palais épiscopal, etc., soit respecté. L’ennemi espère être ici bientôt. Si Verdun se rend, comme l’a fait Longwy, les troupes étrangères seront vite à Paris. Il fait encore très chaud, avec un peu de pluie. Je trouve chez moi des visiteurs qui s’attardent. L’un d’eux, Sainte-Croix, vient me demander asile, après que je suis couché. La municipalité est à ses trousses.


28 août. — Je passe toute la journée chez moi à écrire. L’on dit que les deux villes de Verdun et de Metz sont prises ; que l’armée prussienne est à Sainte-Menehould, et que tous les courriers apportant les nouvelles sont emprisonnés. Je pense que cela est bien inutile, car la prise des villes ne peut rester secrète. Nous serons bientôt mieux informés.


29 août. — Je me rends ce matin chez M. Lebrun. Le ministre des contributions, M. Clavière, et M. Monge, ministre de la marine, me rencontrent à l’Hôtel des Affaires étrangères. Ils voudraient que je rassemblasse 400,000 dollars en Amérique, et ils s’en serviraient à Saint-Domingue. Je leur donne plusieurs raisons qui me mettent dans l’impossibilité de le faire, et je leur dis, entre autres, que je ne suis pas autorisé à traiter avec eux ; je ne puis le faire qu’avec l’ancien gouvernement ; si je faisais ce qu’ils me demandent, je serais probablement blâmé pour avoir outrepassé mes instructions ; il y avait, du reste, encore un autre point digne de fixer leur attention, c’est que tout arrangement fait par moi avec eux serait entaché de nullité, puisque je n’avais pas le pouvoir de traiter avec le gouvernement actuel. M. Clavière prétend que la conduite des États-Unis envers le gouvernement actuel différerait certainement de celle des monarques européens, et me demande péremptoirement si je veux, ou non, signer le contrat. Son langage et ses manières étaient naturellement de nature à produire chez moi une certaine indignation, et bien que disposé à pardonner beaucoup à un homme que sa vie d’agioteur n’avait pas beaucoup préparé à un poste où la délicatesse des manières et des expressions est presque essentielle, je ne pouvais personnellement me soumettre à une insulte faite au pays que je représente. Je répondis donc que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Ma figure, je crois, exprima ce que je ne disais pas ; il fut amené à dire, en guise d’explication, qu’il était nécessaire au gouvernement d’avoir un engagement positif, car autrement il faudrait assurer le service par d’autres moyens, et il exprima de nouveau sa conviction que les États-Unis reconnaîtraient le nouveau gouvernement. Je répondis qu’il n’était pas convenable que moi, un serviteur, je prétendisse décider quelle serait l’opinion de mes maîtres, que j’attendrais leurs ordres pour m’y conformer quand je les aurais reçus, et qu’il m’était impossible de prendre sur moi de préjuger des questions d’une telle importance. J’ajoutai que j’écrirais pour recommander chaudement l’affaire aux ministres des États-Unis. Mais ce n’est pas ce qu’ils voulaient. Clavière est très fâché. J’ai du monde à diner. L’ambassadeur de Hollande me dit qu’il a reçu ses ordres et qu’il demandera ses passeports demain. Le soir arrivent chez moi un certain nombre de personnes avec un ordre de rechercher les armes que l’on prétend y savoir cachées. Je leur dis qu’ils ne feront pas de recherches, qu’il n’y a pas d’armes, et que, même y en eût-il, ils n’y toucheraient pas. Je réclame l’emprisonnement de celui qui leur a donné cette nouvelle, pour que je puisse le faire châtier. Je suis obligé d’être très ferme et enfin je m’en débarrasse. La scène se termine par des excuses de leur part. Aussitôt après leur départ, arrive M. de Sainte-Croix. Il a de la chance. Il était caché, mais l’ordre de fouiller toutes les maisons le ramène ici. Nous aurons, paraît-il, une nouvelle visite ce soir.


30 août. — Les aristocrates répandent le bruit que les troupes du duc de Brunswick font des incursions jusqu’à Châlons ; que l’armée de Luckner est entourée et que Verdun est pris. Sainte-Foy vient dans la soirée et me dit que le bombardement de Verdun a été entendu dans le voisinage. Saint-Pardou ajoute que six mille hommes ont l’ordre de partir samedi prochain pour une expédition secrète, et il craint que ce ne soit pour enlever la famille royale. Le commissaire de section est venu me voir ce matin et s’est très bien conduit. Le temps est agréable. J’apprends que de nombreuses arrestations ont eu lieu la nuit dernière. L’on a perquisitionné dans toute la ville pour chercher des armes, et des gens aussi, je suppose. Ces recherches continuent. Le commissaire qui est venu me voir aujourd’hui a fait de nombreuses excuses et a pris note de ma réponse, si bien que nous nous quittons en excellents termes.


31 août. — Juste avant le dîner, je reçois une lettre injurieuse du ministre des Affaires étrangères. Le soir, l’évêque d’Autun me dit qu’elle est écrite par Brissot, et que son but est de me forcer à reconnaître le nouveau gouvernement. Il me presse de quitter la France parce que tout le reste du Corps diplomatique s’en va, et qu’en restant, je m’exposerai à toute la malveillance insidieuse des méchants. Il me raconte une scène qui s’est passée en sa présence, et qui est à la fois horrible et ridicule. Il ajoute que les gouvernants sont déjà divisés, et me fait part des desseins de ceux qui, par le cours naturel des choses, doivent devenir les plus forts. Je lui donne les raisons qui me font croire qu’ils poursuivent une chose impossible.


1er septembre. — J’emploie la plus grande partie de la matinée à rédiger ma réponse à la lettre de M. Lebrun et à la recopier. Le soir, je la lis, ou plutôt je la montre, à l’évêque d’Autun, qui l’approuve fort et fait remarquer que la lettre est à la fois absurde et impertinente. J’avais envoyé chercher Swan pour lui dire que son ami Brissot avait dépassé son but et qu’il me forcerait à quitter le pays. Il répond qu’il regretterait beaucoup mon départ, car dans quelques jours le gouvernement actuel sera renversé. Je crois bien qu’il se trompe, du moins quant à l’époque, et qu’il pourra y avoir une foule de ministères renversés avant d’avoir un gouvernement stable.


2 septembre. — Je sors ce matin pour mes affaires. Mme de Flahaut saisit cette occasion de rendre visite à ses amies. À notre retour, nous entendons parler d’une proclamation ou plutôt nous la voyons. Mme de Flahaut s’informe et apprend que l’ennemi est aux portes de Paris, ce qui ne peut être vrai. Elle se trouve mal, par crainte sur le sort de ses amis. Je remarque que cette proclamation répand la terreur et le désespoir parmi le peuple. On annonce ce matin le massacre des prêtres qui avaient été enfermés aux Carmes. On se rend ensuite à l’Abbaye pour y massacrer les prisonniers. C’est horrible.


3 septembre. — Le massacre continue toute la journée. On me dit qu’il y a environ huit cents hommes occupés à cette besogne. Le ministre de Parme et l’ambassadrice de Suède ont été arrêtés au moment de leur départ.


4 septembre. — Les massacres continuent toujours. Les prisonniers à Bicêtre se défendent, et les assaillants cherchent à les étouffer et à les noyer. Un certain M. Bertrand, de la cavalerie, vient chez moi. Mme de Flahaut l’avait envoyé chercher pour le récompenser de la bonté qu’il avait montrée en sauvant son mari. Il m’apprend que Paris n’attend que le moment de se rendre. Ce qu’il ne me dit pas, mais je le comprends à de clairs sous-entendus, c’est que la cavalerie a l’intention de se joindre aux envahisseurs. Plusieurs étrangers viennent me voir et se plaignent de ne pouvoir obtenir de passeports. L’on dit que dès que les prisonniers seront détruits, ceux qui s’occupent actuellement de les massacrer s’attaqueront aux boutiquiers. L’Assemblée a reçu la nouvelle officielle de la prise de Verdun, et, dit-on, de Stenay. Le temps s’est beaucoup rafraîchi ; cet après-midi et ce soir, la pluie est très forte.


5 septembre. — M. P… me dit que le ministère et les comités secrets sont dans l’effroi. Verdun, Stenay et Clermont sont pris. La campagne se soumet et se joint à l’ennemi. Le parti de Robespierre a juré la destruction de Brissot. L’évêque d’Autun a vu un membre de la commission extraordinaire, c’est-à-dire du comité secret, qui lui a dit que le danger est extrême. L’on m’assure que l’un des principaux Jacobins avait exprimé ses craintes, ou plutôt son désespoir, non pas tant à cause de la force des ennemis qu’à cause des divisions intestines du pays.


6 septembre. — Rien de nouveau aujourd’hui. Les assassinats continuent et les magistrats jurent de protéger les personnes et les propriétés. Le temps est agréable.


7 septembre. — Les nouvelles de l’armée sont assez encourageantes pour le nouveau gouvernement. L’évêque d’Autun me dit qu’il espère avoir son passeport, et m’engage fortement à m’en procurer un et à quitter Paris. Il se dit persuadé que ceux qui détiennent actuellement le pouvoir ont l’intention de quitter Paris et d’enlever le roi, et qu’ils se proposent de détruire la ville avant leur départ. J’apprends que la Commune a fermé les barrières, parce que l’on soupçonne que l’Assemblée est disposée à se sauver. Le temps est très agréable.


8 septembre. — L’évêque d’Autun a eu son passeport. Il ne croit pas que le duc de Brunswick puisse atteindre Paris, et il me conseille beaucoup de partir. J’ai pourtant reçu du ministre des excuses indirectes pour sa lettre impertinente ; c’est pourquoi je resterai. Le temps est très agréable. M. Constable a eu son passeport, mais il me dit que M. Phyn éprouve de grandes difficultés. Lord Wycombe vient me voir ce matin, et Chaumont vient dans l’après-midi pour prendre congé.


10 septembre. — Hier on a tué des prisonniers à Versailles. Le nombre de soldats à opposer aux armées alliées semble actuellement laisser autant à désirer que la discipline et les cadres. Lord Wycombe dîne avec moi ; il espère que le sort de la France guérira les autres nations de la rage révolutionnaire.


11 septembre. — Rien de nouveau aujourd’hui, sinon que le camp de Maulde a été levé, après l’envoi d’un détachement à Dumouriez. Les troupes se sont retirées à Valenciennes. La frontière du Nord est ouverte. Thionville est assiégé, et peut-être aussi Metz. Les prêtres réfractaires sont massacrés à Reims. Le temps s’est rafraîchi. Le duc de Brunswick semble attendre les opérations des autres généraux. On dit que la Champagne en général va saisir l’occasion de se joindre à l’ennemi ; l’on affirme également que chacun se lève contre l’envahisseur. En ceci comme en tout, in medio tutissimus ibis. Une bataille se prépare, dit-on, entre Dumouriez et le duc de Brunswick. Nous serons fixés plus tard sur ce point. L’inertie de l’ennemi est si extraordinaire qu’il doit y avoir une raison inconnue. Les forces qui lui sont opposées avouent elles-mêmes leur infériorité, et il serait extraordinaire que dans ces circonstances de grandes manœuvres fussent nécessaires.


14 septembre. — Aucune nouvelle des armées ne nous est parvenue aujourd’hui, excepté la confirmation de la levée du camp de Maulde, avec certains détails qui montrent que les Français ont éprouvé certains revers de ce côté-là. Certaines personnes se sont amusées aujourd’hui à arracher les boucles d’oreilles aux oreilles des autres, et à voler leurs montres. L’on dit que quelques-uns de ces voleurs ont été mis à mort.


17 septembre. — Aujourd’hui, les comptes rendus de l’armée nous apprennent que Dumouriez a été battu ou à peu près.


18 septembre. — D’après les rapports officiels, Paris court les plus grands dangers par suite de ses dissensions intestines. Les factions s’enhardissent de plus en plus. Partout l’on n’aperçoit que la confusion et l’autorité nulle part. Il me revient de différents côtés que la faction brissotine veut me nuire, si elle le peut.


21 septembre. — Rien de nouveau aujourd’hui, sinon que la Convention s’est réunie et a déclaré qu’il n’y aurait plus de roi en France. On apprend que l’armée prussienne est en marche sur Reims, après un long combat avec la tête de l’armée de Dumouriez, sous les ordres de Kellermann, dans le but de l’amuser, à ce que je suppose.


26 septembre. — On me dit que le roi de Prusse a fait des ouvertures pour s’entendre avec l’Assemblée. Je suppose que c’est là une ruse de guerre. La nouvelle vient que Montesquiou est entré en Savoie, et qu’il emporte tout devant lui.


30 septembre. — Rien d’extraordinaire aujourd’hui, à part la confirmation de la nouvelle que le roi de Prusse désire traiter ; je refuse d’y croire.


2 octobre. — Nous apprenons aujourd’hui que l’armée prussienne bat en retraite. Cela me paraît extraordinaire. L’on dit qu’elle est décimée par la maladie.


3 octobre. — Je reçois ce matin des détails sur la retraite des Prussiens. De nombreux cas de maladie et la politique astucieuse de l’Autriche en sont la cause. Cette retraite ouvre le champ à une longue guerre, si les alliés persistent dans leur plan, à moins que la légèreté naturelle des Français ne les pousse à abandonner leur jeune république au berceau. Il y a tout lieu de redouter une famine. On apprend que le général Custine s’est emparé de Spire et a fait trois mille prisonniers de guerre. Dumouriez paraît se réjouir de façon extravagante de la retraite des Prussiens. L’on envoie des renforts à Lille, de sorte que très probablement cette place est sauvée. Le temps pluvieux est des moins favorables aux troupes malades du duc de Brunswick. Tout paraît sourire à la nouvelle république. Le temps est doux et agréable.


8 octobre. — La prise de Nice est confirmée, et les succès arrivent de tous les côtés. Le temps est très mauvais. Dumouriez s’occupe sérieusement de son plan d’invasion en Flandre. Il dit qu’il établira ses quartiers d’hiver à Bruxelles. J’apprends la prise de Worms, où, entre parenthèses, il n’y avait pas de garnison.


......... La situation des choses est maintenant telle qu’en continuant ce journal je pourrais compromettre beaucoup de monde, à moins que je ne continue comme j’ai fait depuis la fin d’août, et dans ce cas il serait ennuyeux et inutile. C’est pourquoi je préfère le terminer ici.

  1. L’argent que Monciel apporta à Morris était la propriété personnelle du roi. On lira avec intérêt, à ce sujet, la lettre suivante écrite par Morris, à Vienne, en décembre 1796, et adressée à « Son Altesse Royale, la Princesse de France ». Elle fait connaître en même temps le projet de fuite du roi, préparé par le ministre plénipotentiaire des États-Unis. La lettre est écrite en français.

    « Son Altesse Royale recevra ci-jointe la copie du seul compte que les circonstances aient permis de tenir. Il lui en faut une explication. M. M… qui s’était permis quelquefois de faire passer ses idées sur les affaires publiques à Leurs Majestés, confia aux soins de M. le comte de Montmorin, lorsqu’il s’agissait d’accepter l’acte fatal qu’on nommait la Constitution française, un mémoire en anglais, accompagné d’un projet de discours en français. Le premier, qui était le plus essentiel, en ce qu’il devait servir de base à l’autre, ne fut présenté au roi qu’après son acceptation. Sa Majesté désirait en avoir une traduction, et M. de Montmorin pria l’auteur de s’en charger. Il le fit en effet, mais il l’envoya directement au roi, en s’excusant des expressions qui devaient paraître trop fortes. Sa Majesté avait conçu des idées semblables à celles énoncées dans le projet de discours, détaillées et appuyées par le mémoire, et elle ne les abandonna qu’à regret ; ainsi, elle vit, dans la conduite de M. de Montmorin, une finesse qui altéra beaucoup sa confiance. Sa position affreuse l’avait pourtant mise dans la nécessité de se servir de personnes qui lui étaient à peine connues. Parmi ceux que les circonstances avaient portés au ministère, se trouvait M. Terrier de Monciel, un homme que M. M… avait connu pour être fidèle au roi, quoiqu’il eût des liaisons à juste titre suspectes. Il crut donc devoir dire à Sa Majesté qu’elle pouvait s’y fier. Il en résulta qu’il fut chargé par elle de l’affaire la plus importante, c’est-à-dire d’aviser aux moyens de tirer le roi de sa périlleuse situation. Il eut à cet effet des consultations fréquentes avec M. M… et parmi les différents moyens qui se présentèrent, celui qui leur parut le plus essentiel fut de faire sortir la famille royale de Paris. Les mesures étaient si bien prises à cet effet que le succès en était presque immanquable, mais le roi (pour des raisons qu’il est inutile de détailler ici) renonça au projet le matin même fixé pour son départ, alors que les gardes suisses étaient déjà partis de Courbevoie pour couvrir sa retraite. Ses ministres, qui se trouvaient gravement compromis, donnèrent tous leur démission. Le moment était d’autant plus critique que Sa Majesté tenait déjà les preuves de la conspiration tramée contre sa personne. Il ne lui restait alors qu’un seul moyen. Il fallait remporter la victoire dans le combat qu’on allait lui livrer aussitôt que les conspirateurs se trouveraient en force. M. de Monciel, après avoir eu une explication avec Leurs Majestés, consentit à les servir encore, quoiqu’il ne fût plus au ministère. On s’occupa de lever à la hâte une espèce d’armée royale, chose extrêmement délicate, et qui ne pouvait que compromettre ceux qui s’en étaient mêlés, si les ennemis du roi avaient le dessus. M. de Monciel associa à ses travaux M. Brémond, un homme courageux, zélé, fidèle, mais emporté, bavard et imprudent. Cette dernière qualité était presque essentielle, puisque la situation de la famille royale éloignait ceux dont le zèle pouvait être refroidi par les dangers. Vers la fin du mois de juillet, Sa Majesté fit remercier M. M… des conseils qu’il lui avait donnés, et lui témoigna son regret de ne les avoir pas suivis, enfin le pria de surveiller ce qu’on faisait pour son service et de devenir dépositaire de ses papiers et de son argent. Il répondit que Sa Majesté pouvait toujours compter sur tous ses efforts, que sa maison ne lui paraissait pas plus sûre que le palais des Tuileries, puisqu’il était en butte depuis longtemps à la haine des conspirateurs, qu’ainsi ni les papiers ni l’argent du roi ne seraient en sûreté chez lui. Mais comme cet argent ne portait aucune marque de propriété, il consentirait, si Sa Majesté ne pouvait pas trouver une autre personne, à en devenir le dépositaire et à en faire l’emploi qu’elle voudrait bien lui indiquer. En conséquence du consentement ainsi donné, M. de Monciel lui apporta, le 22 juillet, 547,000 livres dont 539,005 livres étaient déjà, le 2 août, en train d’être employées conformément aux ordres du roi. La somme de 449,750 livres, payée le 2 août, devait être convertie par Brémond en louis d’or. Il en acheta effectivement 5,000 et les mit en bourses de 20 louis, car il s’agissait d’en faire la distribution à des personnes qui devaient se transporter avec des affidés aux endroits qui leur seraient indiqués et s’y battre sous leurs chefs. Et pour rendre ces contre-conspirateurs encore plus utiles, il s’agissait de prendre par préférence des Marseillais et autres agents des conspirateurs. Aussi, afin que le roi ne fût pas trompé, il était convenu que le payement ne se ferait que lorsque les services auraient été rendus. En attendant, les 5,000 louis restèrent chez M. M… Les événements du 10 août sont trop connus pour qu’on puisse se permettre d’en faire le pénible récit. Ce jour-là, M. de Monciel apporta 200,000 livres, en se réfugiant avec sa famille chez M. M…, ainsi que plusieurs autres personnes. Après quelques jours, il se trouva dans la nécessité de se cacher. Brémond l’avait déjà fait quelque part ailleurs, et Mme de Monciel fut chargée de faire les démarches nécessaires pour sauver les personnes qui étaient compromises, et qui pouvaient d’autant plus compromettre le roi qu’elles étaient connues et que leurs opérations étaient fortement soupçonnées.

    « D’Angremont fut pris et sacrifié, mais il eut le courage de se taire. À force d’argent, on trouva moyen de faire évader les uns et cacher les autres. Sur ces entrefaites, Brémond envoya une personne, qu’il avait initiée au secret, chercher les 5,000 louis, qui lui furent payés, d’abord parce qu’il ne fallait pas donner occasion à un homme du caractère de Brémond de dire ou de faire des folies, mais principalement parce qu’on croyait que, de concert avec M. de Monciel, il allait employer cette somme à quelque service essentiel, mais il n’y avait aucun projet de cette espèce. Au contraire, Brémond, avec une légèreté inconcevable, avait trahi un secret important, afin de mettre une assez forte somme entre des mains d’où, jusqu’à présent, on n’a pu en tirer un sou. Lorsque le duc de Brunswick fut entré en France, M. M… persuadé que s’il arrivait jusqu’à Paris, les assignats ne seraient que d’une mince valeur, et sachant d’ailleurs les projets extravagants de ceux qui régentaient la France, fit la remise, en Angleterre, de 104,800 livres, valant alors 2,518 livres sterling, afin de mettre cette somme à l’abri des événements. Il en fit payer à peu près le quart (600 livres sterling) à M. de Monciel, qui se trouvait alors à Londres, et négocia des traites pour le reste, afin de faire face à une demande que lui faisait Mme de Monciel. Enfin, il resta la somme de 6,715 livres qu’il conserva toujours à sa disposition jusqu’à ce qu’il eût enfin la satisfaction d’apprendre que tous ceux dont les aveux auraient pu être employés par les ennemis du roi pour motiver leur inculpation, étaient en lieu de sûreté. Il est vrai que ces accusations étaient fausses et calomnieuses, puisque le roi n’avait eu d’autre objet que celui de se défendre. Mais le succès était pour eux, et les conspirateurs n’auraient pas manqué de faire valoir les faits ci-dessus énoncés. L’appoint de 6,715 livres a subi le sort des assignats et a perdu de sa valeur, mais on peut estimer le change à raison de… ; et c’est cette somme que M. M… aura l’honneur de payer à la personne que Son Altesse Royale voudra bien avoir la bonté de lui désigner. Au moment de la remise, le change était de 17 et demi. Il était parti de Londres pour aller en Suisse y travailler à la rentrée des 5,000 louis, pour venir les verser entre les mains de Son Altesse Royale. Mais les circonstances lui bouchèrent le chemin de la Suisse. Il est donc venu à Vienne n’y ayant d’autre objet que de communiquer les faits ci-dessus mentionnés. Il voit avec regret, non seulement que les démarches faites pour la restitution ont été jusqu’à présent infructueuses, mais aussi qu’on commence à manifester, à ce sujet, des prétentions extraordinaires. Le récit minutieux en serait trop volumineux ; d’ailleurs, le résumé d’une partie de ce que M. M… désirait dire à la princesse se trouve écrit ci-dessus, et son bon esprit en devinera le reste. Elle apprendra facilement combien il est essentiel de tenir secrets, autant que possible, des faits qui regardent de si près le meilleur et le plus malheureux des rois. Il supplie Son Altesse Royale d’agréer l’hommage de son inviolable attachement. »