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Journal de l’expédition du chevalier de Troyes/003

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Texte établi par La Compagnie de L’Éclaireur,  (p. 1-18).


INTRODUCTION HISTORIQUE




Qui était ce chevalier Pierre de Troyes, dont nous publions l’intéressant mémoire ? d’où était-il originaire ? où avait-il conquis ses titres de gloire ? à quel âge vint-il dans la Nouvelle-France ? Autant de questions qui sont encore à résoudre et que les documents de l’époque ne nous permettent pas d’éclaircir.

Nous sommes portés à croire qu’il était encore dans la pleine vigueur de l’âge mûr lorsqu’il arriva dans la Nouvelle-France ; le récit qu’il a laissé de son expédition à la baie d’Hudson, en 1686, nous fait voir un homme doué d’une force physique peu ordinaire, d’une volonté qui ne se laissait pas abattre par les difficultés. En même temps, nous y reconnaissons un homme d’un jugement solide, doué d’un remarquable esprit d’observation.

Le chevalier de Troyes arriva à Québec le 1er août 1685, le même jour que le marquis de Denonville, qui venait remplacer M. de la Barre. Le roi, qui avait chargé le nouveau gouverneur de pousser activement la guerre contre les Iroquois, lui avait donné un renfort de 500 soldats, qui furent embarqués sur deux vaisseaux ; malheureusement, cinquante moururent pendant la traversée. Le chevalier de Troyes avait reçu avant son départ de France le commandement d’une compagnie dans ces nouvelles troupes.

Sa commission, datée du 5 mars 1685, se lit ainsi :


De par le Roy.

Sa Majesté voulant pourvoir au commandement de l’une des compagnies d’infanterie qu’elle fait passer en la Nouvelle-France, Elle a fait choix pour cet effet du Sr. de Troyes. Mande Sa Majesté aux Srs Marquis de Denonville, Gouverneur et son lieutenant Général, et de Meules, intendant de justice, police et finance au dit pays, de faire reconnoistre le dit Sr de Troyes en la dite qualité de capitaine de la dite compagnie. »

Fait …[1]

Quelques mois après son arrivée à Québec, Pierre de Troyes était chargé d’une mission fort périlleuse : c’était de conduire à la baie d’Hudson la petite troupe de soldats que le marquis de Denonville avait décidé d’y envoyer pour déloger les Anglais qui s’y étaient établis.

Les Français et les Anglais se disputaient depuis longtemps la possession de cette baie. En 1668, conduits par deux transfuges canadiens, Médéric Chouart des Groseilliers et Pierre-Esprit Radisson, les Anglais avaient bâti, à l’embouchure de la rivière Nemiskau (Rupert), un fort auquel ils donnèrent le nom de Charles. Deux ans plus tard, Chouart et Radisson allaient fonder pour le compte de la compagnie de la baie d’Hudson, qui venait d’être organisée, un poste à la rivière Nelson.

C’est aussi vers le même temps que les Anglais établirent deux autres postes, l’un à la rivière Monsoni (Abitibi) et l’autre à la rivière Quichitchouanne (Albany ou Sainte-Anne).

Mécontents de la manière dont ils avaient été traités par les nobles aventuriers de la compagnie de la baie d’Hudson, Chouart et Radisson revinrent en France et obtinrent le pardon de leur trahison. De Groseilliers retourna en Canada ; Radisson prit du service dans la marine française, tout en conservant l’espoir de reprendre un jour ses courses aventureuses vers la baie du Nord. De retour en France, en 1679, il rencontra à Paris le sieur Aubert de la Chenaye qui, avec le sieur Gauthier de Comporté et quelques marchands du Canada, venait d’organiser la compagnie du Nord, dont le but était de fonder des établissements dans la baie d’Hudson, afin de s’y livrer au commerce des fourrures.

Aubert de la Chenaye se laissa gagner par les belles promesses de Radisson ; il lui donna, au printemps de 1682, deux petits navires pour faire le voyage à la baie d’Hudson, au profit de la compagnie du Nord.

Radisson, accompagné de son neveu, Jean-Baptiste Chouart Des Groseilliers, et d’un pilote expérimenté, Pierre Allemand, conduisit brillamment l’expédition. Il s’empara de deux navires anglais et du fort Nelson qu’il brûla ; sur ses ruines, il construisit le fort Bourbon. Les Français passèrent l’hiver de 1682-1683 à la rivière Hayes (Sainte-Thérèse) ; au mois d’octobre 1683, ils étaient de retour, à l’exception de Jean-Baptiste Chouart qui était resté, avec huit hommes, au fort Bourbon[2].

Radisson fut mal reçu par M. de la Barre, qui le força de remettre aux Anglais le vaisseau qu’il leur avait enlevé. N’ayant pu obtenir justice auprès du gouvernement français, Radisson trahit de nouveau sa patrie, et passa en Angleterre, où il obtint de la compagnie de la baie d’Hudson trois vaisseaux pour aller détruire les établissements français de la baie.

Sans coup férir, dans l’été de 1684, il s’empara du fort Bourbon, qu’il réduisit en cendre ; il se saisit de son neveu qui lui reprochait sa trahison, et s’appropria pour plus de 400,000 francs de pelleteries ; un nouveau fort fut construit ; on y installa vingt pièces de canon et une garnison de cinquante hommes[3].

Pendant que Radisson commettait ces actes de piraterie, les associés de la compagnie du Nord, fiers du succès qui avait couronné leur expédition de l’été de 1682, essayaient d’organiser leur compagnie sur des bases plus solides.

À la suggestion de M. de la Barre, ils avaient recruté plusieurs sociétaires nouveaux, et formé la compagnie canadienne de la baie d’Hudson, par opposition à la compagnie anglaise du même nom[4].

Gauthier de Comporté, l’un des principaux intéressés, passa en France dans l’automne de 1684, pour surveiller les affaires de la compagnie.

En arrivant à Larochelle, il apprit la trahison de Radisson et les grandes pertes que la compagnie venait d’éprouver.

Dans un mémoire qu’il adressa immédiatement au marquis de Seignelay, il le priait de vouloir bien accorder sa protection à la société nouvelle, et de lui donner la propriété des terres de la baie d’Hudson, et de l’endroit où les intéressés avaient leurs établissements[5].

Le roi accéda à sa demande, et concéda aux mêmes bres de la compagnie canadienne de la baie d’Hudson le monopole de la traite des fourrures dans la baie d’Hudson pour une période de vingt ans, avec la propriété exclusive de la rivière Bourbon et la permission d’établir deux postes, l’un sur le lac des Abitibis et l’autre sur le lac Nemisco[6].

Fort de son droit, de Comporté s’adressa à l’ambassadeur anglais, à Paris, pour obtenir que le fort de Bourbon fut remis aux Français, et que les torts causés par Radisson fussent réparés, « mais il ne put obtenir autre chose, dit Denonville, que c’était une affaire de marchands »[7].

C’est alors que les associés résolurent d’organiser une expédition à leur propre compte, et d’aller déloger de nouveau les Anglais de la baie d’Hudson.

L’entreprise était hardie ; car on allait prendre une route nouvelle, la route de terre ; de Montréal on se rendait à la baie James, en canot, en suivant le cours des lacs et des rivières de l’intérieur du pays. Il fallait des hommes d’une force physique et d’un courage peu ordinaires pour entreprendre un pareil voyage.

Le chevalier de Troyes fut chargé de commander la petite troupe de braves, choisis pour mener à bonne fin une entreprise aussi difficile. Le 12 février 1686, le marquis de Denonville lui donnait les instructions suivantes :

« Instructions de Jacques de Brisay, chevalier, seigneur, marquis de Denonville, etc., gouverneur et lieutenant-général pour le roi en Canada, Acadie, île de Terreneuve, etc., au sieur de Troyes pour aller occuper des postes sur les côtes de la baie du Nord, etc., etc.

« Les violences que plusieurs particuliers anglais ont commises dans les personnes de plusieurs français envoyés par la compagnie et société des habitants de cette colonie pour le commerce des pelleteries du côté de la baie du Nord, dont la concession leur avait été accordée par Sa Majesté, par lettres patentes du 20 mai dernier, qui approuvent et autorisent la dite compagnie, et la connaissance que nous avons de la perfidie du nommé Radisson, sujet du roi et employé depuis plusieurs années par la dite compagnie, lequel, au lieu d’être fidèle à leurs intérêts, s’est dérobé pour aller en Angleterre, en dessein de s’associer de gens pour piller les postes que lui-même avait établis, et les marchandises qu’il y avait portées pour la traite de la fourrure de la part de ceux qui l’y avaient employé et lui avaient confié leurs intérêts. Son pernicieux dessein lui ayant réussi, le 15 août 1684, par une trahison qu’il fit à Chouart, son neveu, que lui-même avait posté dans une île située dans la rivière Bourbon, où sur la bonne foi d’oncle envers un neveu, et sous la bannière française, le dit Radisson approchant comme ami et comme venant de la part de la dite compagnie, se saisit du dit Chouart, des autres Français qu’il avait avec lui et d’un grand nombre de pelleteries que le dit Chouart et autres Français avaient traitées au profit de la dite compagnie, ce qui leur ayant été d’une perte très considérable, nous aurait engagé à chercher les moyens de mettre à couvert de telles insultes ceux que la dite compagnie choisira à l’avenir pour la régie de leurs affaires de ce côté-là.

« Pour ce, nous avons cru ne pouvoir mieux faire que de choisir le sieur de Troyes, dont la sagesse, prudence et bonne conduite, savoir-faire nous sont assez connus pour l’envoyer avec le nombre d’hommes et d’officiers que nous jugerons à propos de lui donner, pour aller lui-même chercher les postes les plus avantageux à occuper sur les côtes de la dite baie du Nord et embouchures des rivières qui y entrent, retrancher et fortifier les dits postes, se saisir des voleurs coureurs de bois et autres que nous savons avoir pris et arrêté plusieurs de nos Français commerçant avec les sauvages, lesquels nous lui ordonnons d’arrêter, nommément le dit Radisson et autres ses adhérents, en quelque lieu qu’il les puisse joindre, lesquels il nous ramènera comme déserteurs pour être punis suivant la rigueur des ordonnances.

« Pour ce, nous ordonnons à tous officiers, soldats et habitants de la colonie, que nous destinons d’envoyer à ses ordres de reconnaître le dit sieur de Troie pour leur commandant en chef et de lui obéir généralement en tout ce qu’il leur ordonnera pour le service du roi, de le reconnaître en la dite qualité, en foi de quoi nous avons signé ces présentes, à icelles fait apposer le sceau de nos armes, et fait contresigner par notre secrétaire. »

Cent hommes, dont trente des troupes régulières et soixante-dix choisis parmi les habitants de la colonie, furent donnés au chevalier de Troyes. C’est à la tête de ces braves qu’il allait accomplir, dans l’espace de quatre mois, les exploits audacieux dont il nous a laissé un si intéressant récit.

Il avait comme premier lieutenant le sieur de Sainte-Hélène ; d’Iberville était lieutenant en second ; le sieur de Maricourt, major ; le sieur LaNoue, aide-major. Pierre Allemand était commissaire des vivres. Enfin un Jésuite, le Père Silvy, accompagnait la petite troupe en qualité d’aumônier.

Ce religieux, « d’un mérite consommé », dit La-Potherie [8], était né en 1638, à Aix, en Provence.

Venu à Québec en 1673, il fut envoyé l’année suivante aux missions des Outaouais, à Michillimakinac. De là, il passa en 1678 à la mission de Tadoussac ; c’est pendant son séjour dans cette mission qu’il se rendit une première fois à la baie d’Hudson en suivant le cours de la rivière Némiskau (Rupert). En 1684, il accompagna M. de la Martinière et passa l’hiver avec lui à la rivière Bourbon (Fort Nelson). Il nous a laissé de son voyage un journal[9] qui a été publié par le R. P. Rochemonteix dans l’ouvrage intitulé Relation par lettres de l’Amérique Septentrionale. C’était donc son troisième voyage à la baie d’Hudson qu’il entreprenait, en compagnie du chevalier de Troyes.

Les sieurs de Sainte-Hélène, d’Iberville et de Maricourt étaient les trois frères, Jacques, Pierre et Paul Lemoyne, fils de Charles Lemoyne, seigneur de Longueuil et de Châteauguay. De Sainte-Hélène avait alors vingt-sept ans, d’Iberville en avait vingt-cinq, et de Maricourt, vingt-deux.

Zacharie Robutel, sieur de la Noue, né à Montréal en 1665, était fils de Claude Robutel de la Noue, seigneur de l’île Saint-Paul ; en 1689, Zacharie s’allia à la famille Lemoyne par le mariage qu’il contracta avec Catherine, fille de Charles Lemoyne. C’est lui qui fut envoyé par Vaudreuil, en 1717, pour fonder un poste de traite à la rivière Kaménistigoya, près de Fort-William, où il demeura jusqu’en 1721. Il devint ensuite commandant du poste de la baie des Puants (Green Bay), sur le lac Michigan. C’est là qu’il décéda dans l’été de 1733.

Pierre Allemand était un pilote renommé ; il avait embrassé fort jeune la carrière de marin, il fit son premier voyage à la baie d’Hudson avec Chouart et Radisson dans l’été de 1682 ; il y retourna en 1684 avec M. de la Martinière. Le Père Silvy fait de grands éloges de sa conduite dans cette expédition. Nous verrons par le récit du chevalier de Troyes qu’il ne se distingua pas moins dans la présente expédition. En 1688, il se rendit en France et présenta au marquis de Seignelay un mémoire dans lequel il le priait de lui accorder un petit vaisseau pour « lever des plans de tous les ports et havres des côtes du Canada… et dresser des cartes justes de toutes les côtes ». Il ne put rien obtenir, et retourna à Québec où il décéda le 27 mai 1691[10].

Le chevalier de Troyes dut retourner à Québec au commencement du mois d’octobre 1686 ; comme il l’indique dans son journal, à la date du 20 octobre, lors de l’incendie du couvent des Ursulines, il transcrivait ses notes de voyage.

Le 10 novembre 1686, M. de Denonville écrivait à M. de Seignelay[11] :

« Monseigneur a été informé des ordres que je donnai au Sr. de Troie au mois de Mars dernier, pour aller choisir des postes au fond de cette baie (la baie d’Hudson), tant pour faire valoir la traite de notre compagnie que pour empêcher le commerce des Anglais et pour répèter {reprendre) le sieur Père et les deux autres Français que je savais être aux fers avec lui depuis longtemps au fort de Quichouchouanne au fond de la Baie.

« J’envoie à Monseigneur le duplicata de tous les ordres que je donnai la-dessus.

« Le succès de ce voyage a été que le Sr. de Troie avec nos Canadiens a trouvé le secret de se rendre maître de trois réduits et de plusieurs petites maisons pour la traite des sauvages où les marchands Anglais étaient établis avec un pareil nombre de gens que ceux qui les ont pris. Aussi les Anglais n’ont plus d’établissement dans la Baie d’Hudson qu’au fort Nelson ou rivière de Bourbon, dont ils seraient dehors si on avait mis un homme à la tête du détachement canadien que l’on y envoya il y a trois ans qui eut su son fait et eut été entreprenant[12].

« Quand la nouvelle de ces pertes arriva à Londres, dit Garneau[13], le peuple cria contre le roi, auquel il attribuait tous les malheurs de la nation. Le monarque, qui a perdu la confiance de ses sujets, est bien à plaindre. Jacques II, déjà si impopulaire, le devient encore bien plus par un événement que personne n’avait pu prévoir, et l’expédition d’une poignée de Canadiens contre quelques postes de traite, à l’extrémité du monde, contribua à ébranler sur son trône un roi de la Grande-Bretagne. »

Le 11 novembre 1686, M. de Denonville, écrivant à M. de Seignelay[14], lui disait :

« Le Sr. de Troyes est le plus intelligent de nos capitaines ; il a l’esprit tel qu’il faut pour avoir tous les ménagements nécessaires pour commander aux autres ; on ne saurait avoir une meilleure conduite que celle qu’il a eu dans l’entreprise du Nord, car il lui a fallu du savoir faire pour tirer des Canadiens les services qu’il en a eus, et pour les mettre dans l’obéissance. »

Le chevalier de Troyes passa l’hiver de 1686-87 à Québec ; au printemps, à la tête d’une compagnie des troupes régulières, il accompagna M. de Denonville, dans son expédition contre les Tsonnontouans.

Après avoir rudement châtié ces barbares, et détruit plusieurs de leurs villages, M. de Denonville s’arrêta à Niagara, où il construisit un fort. Le sieur de Troyes fut nommé commandant de ce fort. On y laissa une garnison de cent soldats d’élite avec six officiers, un garde-magasin et trois charpentiers.

À son retour à Montréal, le 25 août suivant, M. de Denonville écrivit à M. de Seignelay :

« Ce poste (Niagara) étant en défense, j’y ai laissé cent hommes sous le commandement du sieur de Troye, qui fit l’an passé l’expédition du Nord. C’est un très bon sujet qui mérite bien quelque part en l’honneur de vos bonnes grâces et de votre protection. Il peut vous être utile en bien des choses, il est sage et entendu et de bonne volonté, et a bien servi sur terre »[15].

La carrière du valeureux capitaine de Troyes devait se terminer tragiquement à Niagara.

Pendant l’hiver le scorbut et d’autres maladies se déclarèrent dans la garnison, et y firent de grands ravages. Au printemps un parti de secours, qui avait été envoyé du fort Frontenac pour ravitailler ces malheureux, ne trouva plus au fort de Niagara que « trois officiers et quatre soldats se portant bien, et cinq ou six moribonds ».

« Il nous apprirent, dit M. de Catalogne, que M. de Troyes, commandant, était mort le 8 mai, et c’était à lui qu’on attribuait la principale cause de la maladie, en ce que dès l’automne il avait retranché les vivres, refusé de tuer une vache qu’il avait, que par ce moyen on aurait eu le foin qui lui était destiné, pour mettre dans les paillasses des soldats qui étaient contraints de coucher par terre. Cette dureté détermina toute la garnison à former une sédition, c’est-à-dire d’égorger le commandant et quelques autres officiers, de qui ils n’étaient con- tents, et voulaient s’élire un commandant pour les conduire chez les Anglais, à la Nouvelle-York ; de toute la garnison il n’y en eu que trois qui ne voulurent pas être de la partie. La veille que l’expédition devait se faire, un gros parti d’Iroquois se présenta devant le fort, qui de loin firent quelques escarmouches, ils tinrent la garnison en haleine pendant plusieurs jours ; cela fit ralentir leur dessein, et plusieurs tombèrent malades, qui acheva de rompre leur projet »[16].

Afin de compléter le récit du chevalier de Troyes, nous relaterons ici les principaux événements qui se passèrent au fort Sainte-Anne, jusqu’à sa prise par les Anglais, en 1692.

D’Iberville était resté commandant des postes de la baie d’Hudson, avec de Sainte-Hélène et de Maricourt comme lieutenants, et le Père Silvy, comme aumônier. Le Jean Bart canadien allait continuer pendant de longues années dans ces régions lointaines, la série des prouesses militaires qui devaient à jamais illustrer son nom. Quelques semaines après le départ du chevalier de Troyes, des navires anglais apparurent dans la baie James.

D’Iberville ayant appris que l’un de ces navires était pris dans les glaces près de l’île de Charleston, envoya quatre hommes à sa recherche.

« L’un des quatre relâcha par maladie, dit Denonville, dans une lettre au marquis de Seignelay[17], les trois autres suivirent leur ordre : ils furent surpris, arrêtez et liez ; l’un des trois se sauva ayant essuyé plusieurs coups de fusil, il porta la nouvelle de leur méchant succès, et les deux restants furent mis au fond de calle, liez, où ils ont passé l’hiver entier. Celui qui commandait le navire, chassant dans l’île, au printemps, se noya. Le temps venu pour mettre à la voile, se trouvant trop faibles pour manœuvrer, le pilote et les autres au nombre de six jugèrent à propos de faire servir le moins vigoureux des deux Canadiens. Ils le délièrent et il servit aux manœuvres. La plupart des Anglais estant au haut des manœuvres, le Canadien n’en voyant plus que deux sur le pont, sauta à une hache, dont il cassa la teste aux deux qui étaient sur le pont, courut délivrer son camarade plus vigoureux que lui, se saisirent d’armes et montèrent sur le pont où d’esclaves ils se rendirent les maîtres, et firent prendre au navire la route de nos forts. Ils rencontrèrent le sieur d’Iberville qui avait équiper un bâtiment pour aller délivrer ses hommes au moment que les glaces le luy permirent. Le bâtiment anglais était chargé de marchandises et de vivres qui ont fait grand bien à nos forts. »

La compagnie du Nord, n’ayant pu envoyer de provisions pour ravitailler les trois forts de Saint-Louis (Monsipy), de Rupert et de Sainte-Anne (Albany), dans l’été de 1687, la disette ne tarda pas à s’y faire sentir.

D’Iberville, prévoyant que les conquêtes des braves soldats du chevalier de Troyes, seraient bientôt vaines si on ne venait à leur secours, résolut de retourner à Québec, par terre, afin de renseigner lui-même le marquis de Denonville. Il partit avec ses deux frères, de Sainte-Hélène et de Maricourt, ne laissant que douze hommes dans les deux postes de Saint-Louis (Monsoni ou Monsipy) et de Sainte-Anne avec chacun un minot de blé-d’inde, pour toute nourriture. « Nous admirons, dit Denonville[18], la fermeté de ces hommes qui y ont bien voulu rester à ce prix-là, toute leur ressource est sur la chasse des outardes dont le passage en automne ne dure que huit jours et au printemps autant. »

D’Iberville dut arriver à Québec dans le courant du mois d’octobre, car le dernier jour de ce mois, M. de Denonville dans une lettre au ministre, annonçait le retour de l’intrépide marin, et ajoutait qu’il le chargeait de passer en France pour « rendre compte lui-même des avantages » que l’on pouvait tirer de la baie d’Hudson[19] et demander un navire dont on se servirait pour le transport des pelleteries emmagasinées dans les postes de la baie.

D’Iberville réussit dans sa mission ; le roi accorda aux associés de la compagnie du Nord un navire, le Soleil d’Afrique[20], qui arriva à Québec, le 3 juin 1688, portant Mgr de Laval, d’Iberville et vingt-cinq hommes de recrue. Le Soleil d’Afrique, commandé par le capitaine Delorme, et ayant à son bord d’Iberville et de Maricourt, repartit aussitôt pour la baie du Nord. En arrivant au fort Sainte-Anne, d’Iberville fut bien surpris de rencontrer deux navires anglais qui cherchaient à entrer dans la rivière. Ces deux navires portant, l’un, dix-huit canons, et l’autre, dix, étaient montés par quatre-vingt-cinq hommes d’équipage. D’Iberville résolut de s’en emparer. Il ne put cependant empêcher les Anglais de descendre à terre, et de bâtir un fort sur une île à un quart de lieue du fort des Français. Pendant l’hiver, aidé de son frère de Maricourt, il ne cessa de harceler l’ennemi, et lui prit par des ruses habiles vingt-un hommes ; plusieurs autres moururent du scorbut pendant l’hiver. Au printemps de 1689, il ne restait plus que quarante hommes dans le fort des Anglais. D’Iberville força leur gouverneur à capituler, à lui remettre les deux navires, et toutes les provisions qu’ils renfermaient. Après cet exploit, d’Iberville se rendit au fort Rupert, où il s’empara d’un autre bâtiment anglais. De retour au fort Sainte-Anne le 15 août, il y trouva son frère de Sainte-Hélène, qui était venu par terre, avec un secours de trente-huit hommes, lui apportant l’ordre de retourner à Québec[21].

D’Iberville laissa la garde des forts à son frère de Maricourt, et quitta Sainte-Anne, le 12 septembre 1688.

De Sainte-Hélène, qui était revenu par terre, arriva à Montréal quelques jours plus tard. Blessé mortellement pendant l’attaque de Phips contre Québec, il mourut le 4 décembre 1690.

De Maricourt retourna de la baie d’Hudson dans l’été de 1690, assez tôt pour assister au siège de Québec.

De tous ceux qui avaient pris part à l’expédition du chevalier de Troyes, en 1686, il ne restait plus au poste Sainte-Anne, que le Père Silvy. Le Père Dalmas fut le rejoindre en 1691, et pendant deux ans, ils travaillèrent ensemble à la conversion des Indiens. Épuisé de fatigue et accablé d’infirmités, le Père Silvy dut abandonner les missions de la baie d’Hudson et revenir à Québec, au printemps de 1693. Il s’établit définitivement au collège de Québec, où il professa les mathémathiques, et exerça ensuite les fonctions de ministre pendant dix ans. Il y mourut en 1711[22].

Un événement tragique suivit le départ du Père Silvy, du fort Sainte-Anne. Le cuisinier ou l’armurier du poste tua, dans un accès de folie, le chirurgien et ensuite le Père Dalmas. La nouvelle de ce double assassinat fut apportée par deux soldats venant de la baie d’Hudson, et arrivés à Québec, le 13 juillet 1693. La disette des vivres était devenue tellement pressante qu’ils avaient dû quitter Sainte-Anne, n’y laissant que cinq hommes, au nombre desquels le meurtrier du Père Dalmas.

Queiques jours après le départ de ces deux courriers trois navires anglais vinrent attaquer le fort. Les cinq Français soutinrent courageusement un premier assaut, mais voyant bientôt le grand nombre des assiégeants, ils abandonnèrent la place à la dérobée et se rendirent à Québec par terre[23].

Sainte-Anne, retourné en la possession des Anglais, redevint le fort Albany, nom qu’il a toujours porté depuis.

En 1709, un parti de cent hommes conduit par MM. d’Ailleboust de Manthet et de Martigny, voulut reprendre Albany. Les deux commandants furent tués dans la première attaque, et l’entreprise se termina par un désastre ; presque tous les membres de l’expédition moururent de faim et de misère[24].

D’Iberville n’avait pas renoncé à faire la conquête de la baie d’Hudson. En 1694, il enleva le fort Nelson (rivière Bourbon) aux Anglais, qui le reprirent l’année suivante.

À la tête d’une escadre de cinq vaisseaux bien armés, d’Iberville part de nouveau de Québec, au printemps de 1697, pour faire la conquête de toute la baie d’Hudson. Après une navigation périlleuse, d’Iberville monté sur le Pélican arriva seul devant le fort Nelson, le 6 septembre suivant. Comme il allait entrer dans la rivière Bourbon, il aperçut trois navires anglais qui couraient sur lui.

D’Iberville les attaqua hardiment ; le premier sombra, le deuxième amena son pavillon, et le troisième prit la fuite.

Le reste de son escadre étant venu le rejoindre, l’intrépide marin entreprit de faire le siège du fort, mais la garnison se rendit bientôt à discrétion (12 septembre 1697).

Le fort Nelson, et le reste de la baie d’Hudson, le fort Albany excepté, restèrent en la possession des Français jusqu’au traité d’Utrecht en 1713.

D’Iberville ne devait plus revoir les rivages désolés de la baie d’Hudson, les flots courroucés de cet océan intérieur, où il avait conquis ses plus beaux titres de gloire.

« Si la navigation, dit Garneau[25], a quelque chose de grand et de hardi dans les hautes latitudes de notre globe, elle y est infiniment triste. Un ciel bas et sombre, une immense solitude qu’éclaire rarement le soleil, les flots lourds, couverts, la plupart du temps, de glaces, dont les masses colossales ressemblent à des montagnes, des côtes nues et arides qui semblent augmenter l’horreur des naufrages, un silence interrompu seulement par les gémissements de la tempête ; telles sont ces mers qui ont attaché au front d’Iberville une gloire dont le caractère tient de la nature mystérieuse du Nord. Depuis longtemps son vaisseau aventureux les sillonne. Plus tard, il descendra vers des climats plus doux.

« Ce marin, qui a fait son apprentissage au milieu des glaces polaires, finira sa carrière sur les flots tièdes des Antilles, au milieu des côtes embaumées de la Louisiane. Il fondra un empire sur les rivages où l’hiver et ses frimas sont inconnus, où la verdure et les fleurs sont presque éternelles »[26].

  1. Archives Canadiennes, série F., vol. 215, p. 142. — Ordres du Roi (série B-II), 1684-1685.
  2. Archives Canadiennes, Collection Moreau de St. Mery, vol. F. 176, page 180. Voir appendice A.
  3. Mémoire des intéressés dans la compagnie de la baie d’Hudson, Paris, 6e février 1685, Archives Canadiennes, Correspondance général, vol. F. 7. C. II, p. 315. Voir appendices B et D.
  4. Mémoire cité. Voir appendice B.
  5. Mémoire cité. Voir appendice B.
  6. Arrêt du conseil d’État du roi, 20 mai 1685, — Jugements et délibérations du Conseil Souverain, vol. II, p. 1037.
  7. Denonville au Ministre, 10 novembre 1686, — Archives canadiennes. Correspondance générale, vol. 8, fol. 129.
  8. Histoire de l’Amérique septentrionale, t. i, p. 147.
  9. Le manuscrit du Père Silvy est conservé à la Bibliothèque nationale de Paris. Il fait partie du fonds Clairambault, et est enregistré sous le même numéro que le manuscrit du chevalier de Troyes, fol. 618 à 622. Voir appendice C.
  10. Voir dans le Bulletin des Recherches historiques (vol. xxi, p. 129 et suq.) l’étude que M. P.-G. Roy a consacrée à Pierre Allemand
  11. Arch. Can., Corr. gén. Canada, 1686. Vol. 8, folio 129.
  12. Cet homme dont il est ici question est le sieur Bermen de la Martinière, qui avait passé l’hiver de 1684-85 à la rivière Bourbon, sans réussir à s’emparer du fort Nelson.
  13. Histoire du Canada. 5ème édition. Tome i, page, 412.
  14. Arch. Can., Corr. gén. Canada. Vol. 8. fol. 161.
  15. Arch. Can., Corr. gén. Canada. Vol. 9, p. 61.
  16. Recueil de ce qui s’est passé en Canada au sujet de la guerre tant des Anglais que des Iroquois, depuis l’année 1682. Mémoires de la Société Littéraire et Historique de Québec, 3ème série, 1871.

    Voir aussi un article de M. P.-G. Roy, dans le Bulletin des Recherches historiques, 1904, pp. 284-287.

  17. rien Arch. Can., Corr. gén. Canada, 1687, fol. 61.
  18. Arch. Can., Corr. gén. Canada. Le marquis de Denonville et M. de Champigny à M. de Seignelay 6 novembre 1687. Voir à l’appendice H la partie de la lettre du gouverneur et de l’intendant où sont consignés ces faits.
  19. « Le Sieur d’Iberville étant de retour de la Baie d’Hudson, j’ai cru devoir l’engager à vous aller rendre compte lui-même de tous les avantages que nous en pourrons tirer ; ils me paraissent de telle conséquence, Monseigneur, que vous ne sauriez trop prendre soin de cette compagnie qui périra si elle n’est pas honorée de votre protection. D’Iberville est fort résolu de retourner à la Baie et de donner tous ses soins pour l’établissement de ce commerce qui ne se peut soutenir que par mer, moyennant le navire que nous vous demandons et qu’il faut faire partir de France le quinze Mars, sans quoi il ne pourrait être ici de retour la même année, ce qui ferait un grand tort à la compagnie.

    « Le commerce, Monseigneur, de ce côté là est d’autant plus de conséquence à conserver que si la guerre durait de ce côté ici, tous les sauvages éloignés tourneront tous du côté de la mer, et nous n’aurions plus de castor.

    « D’Iberville Monseigneur, est un très sage garçon entreprenant et qui sait ce qu’il fait, ils sont huit frères, enfans de feu le Moine, tous les mieux élevés de Canada avec les enfants de Leber, leur oncle, qui a toujours gouverné les deux familles dans une étroite union d’intérêt et d’amitié. Aussi ces deux familles sont-elles en assez bon état et font honneur au pays.

    « D’Iberville, Monseigneur, vous demandera une compagnie pour Longueuil, son frère aîné qui en est capable, aussi bien que Ste Hélène, son frère que j’ai nommé cette année pour remplacer le lieutenant de Merville, comme j’ai eu l’honneur de vous le demander. Maricourt son autre frère, serait aussi bon lieutenant. »

    Arch. Can., Corresp. gén. Canada. M. de Denonville au ministre, 31 octobre 1688.

    Il y a certainement une erreur de copiste dans l’indication de la date de cette lettre, c’est 1687 qu’il faut lire au lieu de 1688.

    En jetant un coup d’œil sur les jugements et délibérations du Conseil Supérieur à la date du 6 novembre 1687, on se convaincra facilement que c’est dans l’automne de 1687, que le sieur d’Iberville passa en France.

    De plus, la lettre suivante, écrite de l’île de Charleston, le 21 septembre 1688, prouve clairement que d’Iberville ne pouvait être à Québec, au mois d’octobre 1688. « Je me sers, dit d’Iberville, du retour du navire le Soleil d’Afrique pour vous donner des nouvelles de ces quartiers où nous sommes arrivés le 18è de ce mois. Les vents nous ont été si contraires, et les glaces, en si grande quantité, qu’il ne s’en est pas encore tant vu, et nous ne nous sommes fait autre mal que d’avoir rompu le coupe-gorge du vaisseau. Le petit navire le St-François, appartenant à la compagnie, n’est pas encore venu, je l’attens de jour en jour, nous avons été obligé de le quitter à moitié chemin, parcequ’il n’allait pas si bien que nous et nous fesait perdre trop de temps. » Voir à l’appendice I la suite de cette lettre. Voir aussi l’appendice J.

    Arch. Can., Corresp. gén. Canada. 1688-1689, vol. 10, ff. 237-238.

    Voir en plus Mémoires des intéressés en la compagnie de la baie d’Hudson en Canada, à Sa Majesté. Appendice K

  20. C’était le plus fin voilier de l’époque, dit Charlevoix (vol. ii, p. 110), il faisait sept lieues à l’heure.
  21. Voir appendices K et L.
  22. Le Père C. de Rochemonteix. Les Jésuites et la Nouvelle-France. Tome iiième, pp. 273 et 275.
  23. Relation non signée de ce qui s’est passé en Canada depuis le mois de septembre 1692 jusqu’au départ des vaisseaux en 1693.

    Arch. Can., Corresp. gén. Canada. Vol. 12, fol. 182.

  24. Arch. Can., Corresp. gén. Canada. 14 novembre 1709. vol. 30, fol. 4.
  25. Histoire du Canada. 5ème édit. Tome i, pp. 413 et 414.
  26. D’Iberville décéda à la Havane, le 9 juillet, 1706, à peine âgé de 47 ans.