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Jours d’Exil, tome III/Marie Capelle

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Jours d’Exil, tome III
Marie Capelle



MARIE CAPELLE.




Annecy, Juin 1855.


« Je n’ai plus de patrie ! je n’ai plus de
foyer ! Mon nom n’est plus un titre ! Ma
vie n’est plus un droit !…
« De quel droit protester de mon innocence ?
Je suis la chose jugée, la coupable de par la loi !…
De quel droit me promettre l’avenir ?
Je suis la chose condamnée,
je suis la morte à perpétuité ! »
Marie Capelle.


I


339 Tout le monde la connaît, la pauvre femme que la Justice des hommes condamna comme empoisonneuse, que l’Opinion des hommes déchira de son ongle cruel, sur laquelle s’acharna la Presse assassine, encensée par les hommes ; que tordit le mal d’opprobre, qu’acheva la prison : la malheureuse morte, Marie Capelle !

Ah l’homme aime à détruire !

Marie Capelle ! avec sa longue robe noire, ses cheveux blanchis en une heure d’audience, son teint pâle, son front d’agonisante, 340 ses grands yeux pleins de larmes, ses traits, ses beaux traits divinisés par la Douleur. — Tout cela n’est plus !

Ah l’homme aime à détruire !

Et moi je veux la ressusciter sous mes pleurs ; je veux refaire tout ce que l’homme a défait. Je veux rendre à la déshonorée du monde honneur, amour et gloire dans les âges futurs. Je veux appeler autour de sa tombe tous les anges du ciel, et les supplier d’attacher un bouton de rose à chaque épine de sa couronne.

Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît !

L’impérieuse, l’immortelle voix de ma conscience s’élève en mon sein ; elle crie : Cette femme est ta sœur ; elle est couchée sous la terre lourde et le mépris glacé. Relève-la ! Car d’une seconde à l’autre, les hommes pourraient t’ensevelir, vivant, te mépriser, honnête, comme ils l’ont ensevelie, comme ils l’ont méprisée. Leur justice est soûle de sang ; on la voit trembler sur la pointe d’un poignard, sur le tranchant d’une hache, sur le bord des sépulcres. Ressuscite, si tu le peux, la pauvre homicidée.

Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît !


II


L’orage apporte aux plages des Océans des débris d’hommes, des câbles de navire, des cuirasses ; de l’or et du fer. La rafale de Novembre disperse sur la terre gercée les feuilles jaunies, les flocons de neige, les cristaux de givre, les larmes de la pluie ; l’argent et le froid. La Mort étend sur les tombeaux des roses, des cyprès, une couronne d’immortelles, une boucle de cheveux, une goutte de sang, un soupir, le long, le déchirant sanglot qui rompit la dernière fibre du cœur ; elle laisse le meilleur.

J’envie le sort des trépassés !


Dans l’humble cimetière d’Ornolac est une pierre. — Sous cette pierre il y a des os creusés par la souffrance, vides de moëlle et de sang. À l’heure du crépuscule, ces os résonnent comme des roseaux chanteurs, détachés de leurs tiges par la tourmente des 341 flots. Sur cette pierre est un petit livre gémi, saigné, souffert par la passion humaine : la Bible des opprimés. À l’heure de l’Aurore, les pages de ce livre tremblent, se dressent, s’allument et pleurent dans le vent leurs paroles de feu.

Hommes ! Prosternez-vous devant ces dépouilles ! Ce sont les os, ce sont les Heures de prison de Marie Capelle, le chantre des agonisants. Je donnerais tous les jours qui me restent pour écrire jamais une seule page semblable aux siennes.

J’envie le sort des trépassés !


Ce livre court le monde.

Les libraires l’étalent aux devantures de leurs boutiques entre les nauséeuses méditations de Lamartine, les strophes crochues de Victor Hugo, les mondains et éphémères désespoirs de Musset l’académicien, et les jérémiades sonores de Châteaubriand. C’est, disent-ils, pour le faire valoir !

Les hommes le parcourent et le trouvent bien écrit ; les femmes le dévorent toutes les nuits, et tous les jours crient à l’impudence !

Et personne encore n’a osé dire que ce livre était l’œuvre du plus grand poète de nos temps. Et les révolutionnaires eux-mêmes rougiraient de s’associer aux suprêmes revendications de la plus brisée des âmes !

Et la Civilisation triomphante trône toujours, des deux pieds, sur les folles balances de sa justice infâme !

Et la grande femme est restée seule jusqu’ici dans la sublime région des martyres non pleurées !

J’envie le sort des trépassés !


Ô Byron, Byron ! le fier, l’inquiet, le Prométhée de notre âge, ô sanglant météore qui nous léguas deux révolutions ! Toi qui recherchais les blessures incurables, les larges plaies, les désolations profondes, les pleurs amers et les agonies lentes… pour les immortaliser ! Où es-tu ?

Soulève ce cadavre, réchauffe-le de ton haleine fiévreuse, confie des vers à son oreille, des baisers à son front ! Car elle te rendra tes baisers et tes vers, car elle te rendra ton amour, la femme bien-aimante, et son grand cœur battra de nouveau tout pour toi, ce cœur infortuné qui laissa sa mémoire et sa glorification aux hommes justes.

Oh ! parais, Créateur, et souffle sur ces cendres comme souffla Jéhovah sur le Chaos informe. Viens, refais la lumière, la vie, la 342 parole, la pensée dans leur sublime essence. Refais-les : tu le peux !

J’envie le sort des trépassés !


Mon invocation se perd dans le tourbillon des sociétés. Les intérêts l’accueillent de leur rire implacable. J’entends l’Ironie s’écrier : « Il est mort, il est mort ! C’est en vain que Westminster le réclame aux beaux rivages de Missolonghi ; c’est en vain que le peuple le divinise ! Nous l’avons foudroyé ; nous dansons sur son crâne l’infernale sarabande que conduit la Corruption ! Que son exemple profite aux esprits orgueilleux ! Et que les libres tremblent ! Le xixe siècle sonne le glas du génie, la Saint-Barthélémy des innocents ! — De Profundis sur l’indépendance du monde ! »

J’envie le sort des trépassés !


Ô mes deux morts aimés ! Laissez à ma piété filiale le soin de vos mortelles dépouilles. Que votre génie, bercé par l’harmonie des sphères, ne se préoccupe plus des petites misères de ce monde ! Tout ce que peuvent le culte, la tendresse et les forces d’un enfant des hommes, je le ferai pour vous. Dormez en paix le doux sommeil qui si longtemps s’enfuit de vos rouges paupières. Mon cœur battra si souvent sur vos tombes qu’il y gravera son empreinte de toute la chaleur de son sang. Car vous êtes la famille de mon âme, les adorés avec lesquels l’amour ne se parle pas, ne s’écrit pas, ne se dit pas ; mais se pense, se devine, se comprend et devient immortel !

Oh je vous rejoindrai ! Je serai votre frère dans les existences nouvelles ! La haine des sociétés, les sifflets de la foule, la rancune des savants, des aristocraties et des démocraties, la tyrannie des majorités, des gouvernements et des tribunaux : toutes les puissances de la terre se sont chargées de nous réunir.

J’envie le sort des trépassés !


III


343 Charles Fourier écrit quelque part : « On peut juger très exactement du degré de civilisation d’une société par la situation qu’elle fait aux femmes. « 

Oh ! que dira l’Avenir de cette nôtre civilisation très catholique, quand dépouillant le procès de Marie Capelle, il verra toute une société liguée contre une femme malade, quand les sombres échos du dix-neuvième siècle, évoqués par lui, répéteront ces cris de féroce et lâche vengeance : « K’ss ! k’ss ! Hurlez limiers ! Mordez ! — Anathème ! Torture ! Malédiction ! Persécution ! Folie ! Mort sur Marie Capelle l’empoisonneuse !… » Que dira l’Avenir ?

Sera-ce cette Société, sa justice, ses lois, sa science, sa famille, son gouvernement, sa religion, ses prisons et ses peines qu’il absoudra, l’Avenir, le grand Réparateur ? Sera-ce son héroïsme qu’il célébrera dans ses chants ? Ne sera-ce pas plutôt le bon droit et le courage de Marie Capelle, sa grande victime ?


Je veux devancer le jugement de la postérité :

L’Avenir t’exécutera, Société du Monopole ! — Toi qui respectes et pratiques la monstrueuse loi du mariage à vie ! Toi qui places pour toujours la femme sous la dépendance de l’homme ! Toi qui la dépouilles à jamais de tout droit civil et politique, de toutes ressources, de toute profession ; qui lui retires jusqu’à son nom, et l’abandonnes déshéritée, seule, palpitante, au milieu d’un monde qui demande impitoyablement la mort du faible !

Toi qui la rives par les chaînes de l’intérêt aux flancs, au sort, aux caprices de son seigneur et maître ! Toi qui lui imposes comme devoirs toutes les volontés de son mari, qui la flétris quand elle fait un faux pas, et célèbres cependant la gloire de l’homme qui la trompe ! Toi qui lui retires enfin jusqu’à la direction, jusqu’à la possession des enfants de son amour !

Rutilant Avenir, roule, emporte, dévore cette Société dans tes vagues de feu ! — Hallali ! !


344 L’avenir vous punira, vous les hommes, les tyrans qui avez fait cette loi si parfaitement à votre image : sans délicatesse, sans amour et sans justice ; qui l’avez rédigée tout en votre faveur  : lâche, oppressive à la femme, infaillible, irrévocable, indiscutable, irrévisible ; insulte à la nature, opprobre à l’humanité ! — Vous ignorants, insensibles, qui par la voix de vos assemblées, de vos conciles, de vos prêtres et de vos discoureurs, avez osé déclarer que la femme, la divine femme, est d’une nature inférieure à la vôtre, d’argile plus grossière, d’essence moins éthérée ! — Vous brutes, qui cherchez à la convaincre qu’elle est mise au monde pour vous soigner avec zèle, vous servir avec obéissance, et vous frictionner avec amour, quand le cœur vous en dit ! — Vous ignobles, cupides, qui la vendez comme votre esclave ou votre domaine ! Vous lâches, qui l’enfermez, l’enchaînez, la déformez, la mutilez, la bâillonnez, l’annihilez, la répudiez, la souffletiez, la battez de mille coups, la lapidez de mille pierres, la torturez de mille tortures ! — Vous traîtres, imposteurs, qui la trompez, la séduisez, la violez, et l’entraînez, pantelante, au gouffre de misère et de déshonneur ! — Vous grossiers jouisseurs qui vous en servez comme d’un instrument de luxure, et ne lui laissez que ses yeux pour pleurer vos crimes ! — Vous sages, et savants, et sensés, et galants, et Frrrançais qui la tenez en tutelle à perpétuité !

Profonds législateurs, beaux docteurs de la loi, charmants diseurs de riens, aimables défenseurs de la Famille et de la Prostitution, de la Propriété et du Droit du Seigneur-mari, avocats et procureurs de mauvaises causes, huissiers et recors, faiseurs de tous métiers, gâte-sauces et ministres, ambitieux dégommés, valets à beaux floquarts, fines écharpes, et frais rubans d’honneur : très moral Baroche, chevaleresque Thiers, et vous, illustres Martin du Nord, Teste et consorts, bons petits pères, époux modèles, honnêtes gens, grands exemples, pauvres saints de paradis, braves gars… misérables histrions… arrière ! Oh ! ne défendez plus la famille, ne la défendez plus ! !…

Rutilant Avenir, roule, emporte, dévore les hommes d’à-présent dans tes vagues de feu ! — Hallali ! !


L’Avenir te dispersera, famille du dix-neuvième siècle ! — C’est toi, dénaturée, qui troques tes enfants contre de l’argent, les déchires des dents, des ongles, de la langue, et te disputes sur leurs cadavres encore chauds l’héritage sanglant de la mort !

345 Ainsi tu fis de Marie Capelle, ô Famille ! Tu la vendis à un homme incapable de comprendre son âme, qui te l’acheta comptant, pour s’en distraire de temps à autre. Et quand cet homme mourut d’une mort inexpliquée jusqu’à ce jour, tu l’accusas, la pauvre martyre, de l’avoir empoisonné, tu supposas à son crime le double mobile de l’intérêt et de l’amour ; tu la déshonoras, tu la détruisis sans pitié pour jouir tout à ton aise des dépouilles de M. Lafarge !

Ah ! conduisez les noces, cousins, collatéraux, frères et mères des époux ! Tressez guirlandes et couronnes, riez, chantez, soûlez-vous !… Toutes les fois que j’assiste à ces modernes saturnales de famille, moi je pleure et je dis  : C’est le sacrifice d’Iphigénie l’innocente, c’est le festin d’Atrée ! Elle est servie l’horrible table où les convives mangent la chair de leurs enfants, où l’on boit le sang, le crime, le poison, le remords et l’envie dans des coupes vermeilles !

Hélas ! de pareilles familles remplissent ce monde. Pour une qui se donne en scandale, il en est des milliers qui lavent leur linge sale avec leurs pleurs et saignent dans la nuit ! La famille civilisée, vous dis-je, c’est l’antre des discordes, l’accouplement violent et sans remède d’intérêts opposés, de passions éphémères ; c’est l’épine qui enflamme, l’épingle qui déchire, le souffle toujours brûlant sous lequel flambent cupidités, haines et vengeances qui ne pardonnent jamais !

Je pose en axiome que plus les individus sont rapprochés aujourd’hui par les liens du sang, plus ils s’abhorrent et désirent trancher le nœud gordien qui leur meurtrit l’âme !

Si encore les frères ennemis d’à-présent se disputaient des royaumes… ou seulement un plat de lentilles ! Non, ils ne sont pas ambitieux, ils ne sont pas mêmes gourmands… mais ils tueront père et mère pour un monaco !

Ah ! comment la famille civilisée serait-elle heureuse ? Elle prétend réunir ce qui est incompatible : l’amour naturel et l’intérêt privilégié, les droits du monopole et ceux de l’humanité, la passion et le devoir, l’élan et le calcul, le baiser et le chiffre, le sale lopin de terre et la frange irisée du ciel !

Rutilant Avenir, roule, emporte, dévore la famille d’aujourd’hui dans tes vagues de feu ! — Hallali ! !


L’Avenir condamnera la Justice civilisée ! — La Justice lâche qui convoque juges, procureurs de cour, griffonneurs de papier, 346 jurés, bourreaux, avocats, gendarmes et public pour mettre en scène l’agonie d’une femme ! La Justice qui n’a pas à craindre la perte d’un seul poil de son vieux chef fêlé, et menace sans pudeur la tête céleste d’une jeune femme !

La Justice humaine, sujette à erreur, qui mille fois s’est trompée ! La Justice qui engendre le faux témoignage, le parjure et le crime ! La Justice que les gouvernements paient pour frapper leurs vengeances ! La Justice qui torture sans relâche, sans merci, sans vergogne !

La Justice qui ne sera jamais que l’instrument de colère des majorités et l’aiguillon de révolte des minorités, tant que le Droit de vivre sera lettre morte parmi les hommes !

— Le Droit de vivre ! le seul, le vrai droit social, le droit de suprême nécessité et de salut public ! Le droit du sang, le cri du pain ! —

C’est cette Justice-là qui fit endurer mille morts à Marie Capelle sans jamais la faire mourir ; c’est elle qui la poursuivit à outrance comme une gazelle blessée. Jusqu’à ce que la pauvre tombât sur ses deux mains, la face contre terre, et que ses grands yeux remplis de larmes, son grand courage vaincu, elle s’agenouillât devant la tombe, le seul asile qui pût contenir son immense désespoir. C’est cette Justice qui, sous toutes formes, lui présenta, représenta sa croix. — Croix noire et criminelle dans le présent ; croix blanche, croix glorieuse dans l’Avenir !

Cette croix, ce faix sous lequel elle plia pendant douze années, la portant ou la traînant comme elle pouvait, on la lui remettait sous les yeux à toute heure, en tout lieu ! Tantôt c’était le cadavre de son mari raidi par la mort, les deux bras étendus. — Tantôt c’était un ennemi qui levait les mains à droite et à gauche pour rendre Dieu complice d’une déposition fausse. — Ou bien l’avocat-général, vautour à face humaine, qui secouait frénétiquement sur sa tête les deux manches de sa robe rougie du sang des condamnés à mort. — Ou le vieux code grand ouvert sur la table d’inquisition. — C’étaient encore la poignée du sabre des gendarmes, les regards obliques de la foule qui se heurtaient, les clefs de la prison, les crucifix des religieuses gardiennes de sa cellule, les barreaux entre-croisés…… — Des croix, toujours des croix, emblèmes de souffrance, de mort, de flétrissure momentanée, de vengeance éternelle !

Hélas ! une pareille Justice n’est pas transformable. Conséquence forcée de l’expropriation que tous subissent pour l’utilité de 347 quelques-uns, elle ne disparaîtra qu’avec l’aubaine et l’oisiveté. Suprême consolateur, Travail, oh que ton règne arrive !

Rutilant Avenir ! roule, emporte, dévore la Justice des hommes dans tes vagues de feu ! — Hallali ! !


L’Avenir reniera la Science d’aujourd’hui ! — La Science sciante, pédante, énervante, paralysante, abrutissante ! La Science diplômée par le Privilège, jalouse de ses prérogatives, facile aux grands, dure aux petits !

La Science hydropique, pléthorique, titubante, livide, qui répand sur le monde le délirant bavardage, les ténèbres, la cécité, la cataracte, la myopie et le regard louche ! La Science qui s’enferme à double tour dans l’infect sanctuaire où elle empile cornues, chaînes, poisons, cadavres et malades !

La Vieille aux cheveux rares qui se traîne, honteuse, à la remorque de la jeune Découverte aux tresses parfumées ! L’ennuyeuse, l’entêtée, l’endormie qui radote ! L’ignorante, la superbe, qui cache son impuissance sous de longues phrases recueillies dans la défroque des Grecs !

L’Intrigante, l’avare, la voleuse, la fausse monnayeuse, l’usurière, la plagiaire, qui s’approprie les travaux de ses ennemis et les dénature en les traduisant dans son affreux grimoire ! L’antique, l’académique, la monastique, l’étique, l’universitaire, la solitaire, la mauvaise coucheuse, qui sépare sa cause de celle de l’humanité, qui spécialise, étiole, étrangle toutes les questions qu’elle touche en les séparant des grandes questions d’intérêt général !

La Science couarde qui ne manque jamais de donner le coup de pied de l’âne aux victimes abattues de l’injustice sociale !

C’est cette Science-là cependant qui déterra M. Lafarge, le tourna, le retourna, le contourna, l’exploita, le coupa par petits morceaux, l’éminça, comme chair à pâté, dans ses alambics, le fit chauffer à blanc, fouilla dans ses entrailles de plusieurs mois durant quelques semaines ; et triomphante, imperturbable, vint affirmer aux juges que la mort provenait d’un empoisonnement par l’arsenic !

Et l’interprète inattaquable de cette science infaillible, l’oracle immaculé de vie et de mort, celui dont les lèvres pincées ne s’ouvraient solennellement que pour condamner ou absoudre sans appel : le Python sauteur de ces temps-là… qu’était-il ? Une sorte de jongleur méridional, moitié médecin, moitié chanteur, 348 tout-à-fait saltimbanque ; — l’homme qui sut monopoliser toutes les missions odieuses que refusaient des médecins eux-mêmes ; — celui qui fourra mains et nez partout où il y avait à faire collection de croix d’honneur et de souillures  : dans le sein de la duchesse de Berry, dans le gros boyau de M. Lafarge et de milliers d’autres.

Il est mort à cette heure, les doigts lavés ! Que son Dieu, s’il en avait un, reconnaisse son âme ! Qu’il ne se lève pas trop de suppliciés pour l’accuser ! Et qu’il n’ait pas peur des morts ! !

Chacun entend la renommée, le devoir et le courage à sa façon. Cet homme, Orfila, prétendait remplir dans les sociétés une mission glorieuse, mission de salut, aussi pénible, aussi dangereuse à exercer que celle des juges. J’estime en effet que leurs grands cœurs étaient bien faits pour s’aimer et se soutenir, comme larrons en foire ; j’estime qu’Orfila tuait aussi habilement, aussi froidement, aussi souvent que M. le juge ou M. le bourreau ; j’estime que les mêmes récompenses et les mêmes peines doivent être le partage des uns et des autres dans le Présent et dans l’Avenir. — Qui revivra, reverra !

Et si quelqu’un me reprochait de parler avec aussi peu de respect de mon doyen mort, je répondrais : « Je ne suis plus un pauvre étudiant. Je suis la Postérité qui ne sait rien dire que le Vrai sur les vivants et sur les morts. Et si j’appelais dans la première rue venue d’une grande ville de France, je ferais paraître sur le seuil de leurs demeures des milliers de familles dont les imprécations s’élèveraient avec les miennes contre l’un des assassins légaux les plus renommés de ce siècle ! »

Et cependant, cet expert, ce docte, cet illustre, le grand chimiste, savait-il exactement ce qu’il faut d’arsenic pour empoisonner un homme, pour empoisonner tel homme, ce qu’il en eût fallu pour empoisonner Mithridate, par exemple ? Savait-il ce qu’en renferment nos tissus, la terre, et aussi les substances chimiques employées par lui ? Pouvait-il affirmer que la science de l’avenir ne donnera pas d’éclatants démentis à la sienne ? Ne rendait-il pas doctoralement une sorte de jugement de Dieu ? Ignorait-il que la science opposante était d’une tout autre conviction que la science officielle sur la culpabilité de cette femme d’élite ? Était-il permis à Orfila de dédaigner l’opinion de Raspail ? Était-il bien sûr, cet homme, pour habile qu’il fût, de la précision de ses balances, de la justesse de ses appareils, de la pureté de ses réactifs, de la rigueur de ses expériences ? Était-il sûr du feu, de 349 l’air, de l’eau, de l’électricité ? Que soupçonnait-il des forces primitives de la nature qui nous sont encore inconnues ? L’acquittement de Madame Lacoste ne lui révéla-t-il pas quelques années plus tard la mesure de l’opinion et les doutes de la science sur la condamnation de Madame Lafarge ?

Ô savants, ô pygmées, montagnes en travail de souris… mais qui donc êtes-vous, hommes mes semblables, pour laisser tomber la tête de votre frère suspendue par un fil au bout de vos doigts qui tremblent ? ! Ah, si vous aviez une conscience, des contemplations, des rêves, un peu de cœur… Ah, que je vous plaindrais !

Rutilant Avenir ! roule, emporte, dévore la Science de nos temps dans tes vagues de feu ! — Hallali ! !


L’Avenir dissoudra le gouvernement civilisé ! — La clef de voûte de tous les intérêts injustes, le lien qui les resserre en un faisceau, les étrangle et les déchire pour les conserver mieux au risque de les rompre ! La machine à broyer le pauvre, à écorcher le riche, à les éterniser l’un et l’autre, lépreuses, souffreteuses espèces que rien ne peut guérir ! La verge fleurie de la violence que les peuples remettent aux plus audacieux, aux plus scélérats des hommes, aux descendants d’Aaron pour nous fouetter jusqu’au sang ! La Méduse moderne, ouvrant les mille bouches inassouvies de ses fonctionnaires sur les épaules des majorités patientes !

La bande privilégiée des brigands officiels confortablement établie tout le long des grandes routes, dans les rues larges, aux portes des cités, dans les palais et les chaumières, sur les bords des fleuves et les cimes des montagnes ! Celle qui dévalise, blesse, assassine impunément, sûrement l’humanité qui chante en passant son chemin !

Le Gouvernement qui provoque le désordre, l’entretient, le renouvelle sans cesse parce qu’il en boit et en mange, parce qu’il ne vit qu’à la condition de conserver l’inégalité parmi les hommes : parce qu’il gouverne enfin !

Le Gouvernement, l’épine inflammatoire des sociétés !

Et c’est le plus ouvertement méprisé, le plus niaisement constitutionnel, le plus cyniquement corrupteur, le plus piteusement grippe-sous, le plus effrontément mendiant, le plus mesquinement bourgeois, le plus insolemment lâche de tous les gouvernements, celui qui s’agenouillait devant les grandes puissances de l’Europe coalisée, celui de Louis Philippe l’Avare, qui fit du zèle, de la 350 force, du courage contre une pauvre femme accablée ! Ce fut lui qui la soumit aux quotidiennes visites de ses employés-espions, qui lui mesura l’air, le feu, le vêtement, la lumière, le soleil et les livres ; qui troubla sans répit la religion de sa solitude, lui disputant, heure par heure, la vie du corps et la vie de l’esprit. Ce fut ce gouvernement qui la tortura patiemment, doucement, paternellement, poliment, en personne du monde, lui conseillant de se faire oublier, d’abandonner son honneur et son nom aux ongles du mépris, d’être morte et vivante à la fois, vivante comme on l’est dans un cachot !

Eh bien ! Messieurs et Mesdames, sachons être contents de notre sort fortuné ! Estimons-nous heureux que nos gouvernants veuillent bien comprendre nos sensations les plus délicates, faire visiter leurs Bacchantes offlcielles et nous vendre très cher leurs tabacs empoisonnés. Mais n’exigeons pas d’eux l’impossible, le luxe. Ne font-ils pas tout ce qu’ils peuvent ? Êtes-vous parfaits vous-mêmes pour leur demander la perfection ! Après tout, nous ne les payons pas pour savoir ce que sont l’honneur et le courage d’une femme. Le figuier est un bel et bon arbre ; mais ce n’est pas un cep de vigne, et il ne faut pas s’attendre à lui voir porter des raisins. Il ne faut pas oublier non plus qu’un directeur de prison, un inspecteur de police, un préfet, un fonctionnaire quelconque ne sont pas des hommes. À ces sortes de fauves le réglement tient lieu de conscience, de tête, de seconde nature. Ces espèces-là vivent de sang et de larmes ; leur imagination travaille sans cesse à découvrir des tortures, depuis le coup d’épingle jusqu’au supplice en plein jour, jusqu’à la guillotine, au poteau d’infamie ; on ne prononce leurs noms qu’à propos de désespoirs ou de vengeances ; ils ne ramassent leur pain que dans l’ombre et la souffrance !… Hideux ! !

Faites donc comprendre aux porte-clefs, aux valets de pouvoir, que tous les hommes doivent respect à toutes les femmes ; consolation à celle qui pleure, encouragement à celle qui lutte, aide à celle qui souffre, admiration, sympathie, défense à celle qui plie sous le poids d’une condamnation injuste… Autant vaudrait supplier un chien de chasse de lâcher la perdrix dont il attend les os !

Oh que le contact de pareilles gens fait souffrir de nobles cœurs ! Oh que Madame Lafarge devait saigner dans sa dignité quand ils entraient en sa cellule comme en pays conquis, quand ils violaient sans pudeur le dernier refuge de l’adversité, le suprême 351 asile de la pensée ! Oh qu’elle devait trembler, la pauvre, grincer des dents, maudire et mourir, quand il lui fallait les recevoir à toute heure, dans tout état  : couchée, moitié vêtue, quand elle suait la fièvre, quand elle râlait, quand l’inspiration la rendait folle ! Et combien ils devaient se mépriser eux-mêmes, ceux qui consentaient à recevoir le pain de leurs enfants arrosé du sel de ses larmes !

Ah ! s’il vous faut bien manger et bien boire, oisifs et parasites, minuteurs d’arrêts de mort, bourreaux à froid, écrivassiers de prisons et de préfectures, mendiez, pillez, assassinez en risquant votre vie, sous le chaud soleil, par les nuits étoilées. Mais ne vous mettez pas cent contre un ; mais ne torturez pas ainsi, dans le silence d’un cachot, une noble femme que votre vue fait mourir de dégoût, et qui vous cracherait son cœur à la face, si elle n’avait peur de se salir en expirant !

Ô siècle dix-neuvième d’âge, mais dernier de fierté, triste siècle dans lequel ma vie se consume misérablement, siècle de promiscuité de toutes personnes et de renversement de tous principes ! Tu rapproches les âmes les plus pures des consciences les plus noires : dans les prisons, le citoyen libre du mouton de police ; dans l’exil, le proscrit du mouchard ; dans les hôpitaux, le poète qui meurt de faim de l’entremetteur qui meurt de débauche ! Et rien ne saurait épargner aux hommes fiers ce contact flétrissant, odieux, quotidienne souillure, plus brûlante que la morsure du fer rouge, plus corrosive que la dent grise du temps ! Et je n’en parle que pour l’avoir senti !

Hélas ! le soleil devient pâle, les saisons incertaines, les climats incléments et les fruits sans saveur ; les hommes n’ont plus ni santé ni caractère. Tous ceux qui tranchent encore sur le fond uniforme de nos sociétés, soit par l’excès du bien, soit par l’excès du mal, tous ceux-là sont associés dans une exception commune, enveloppés dans une même réprobation. On torture les premiers parce qu’on redoute leur franchise et leur courage ; on gonfle les seconds parce qu’on craint leur ruse et leur lâcheté. Car les bourgeois ont peur de tout ce qui n’est pas médiocre, moyen, ordinaire, modéré, passe-partout comme eux. Ils coupent leur barbe, la queue de leurs chevaux et les têtes de leurs supérieurs. Gare à ceux qui en ont !

Oh ! que les préfets, les gendarmes et les justiciers font donc bien de vous voler et de vous humilier selon vos mérites, bourgeois 352 qui leur faites si parcimonieusement l’aumône de leur pauvre vie ! Comme je me ferais servir à leur place !

Oui, si j’étais à la tête de l’un des 86 départements de la belle France, j’exigerais des notables de l’endroit que mon couvert fût mis chaque jour à leur table, à mon heure ; que leurs femmes s’éprissent de moi ; que leurs garçons fussent mes pages, et leurs filles, mes courtisanes. Je leur demanderais la belle gerbe de blé, le haut et robuste chêne, la fine bouteille du crû, la génisse du troupeau ; les droits, tous les droits du Seigneur ! Je leur interdirais de mettre le pied sur le seuil de leurs portes sans passe-port ; je voudrais que ceux qui voient clair me saluassent à mille pas, et les myopes à deux mille. Tous les dimanches, je ferais fouetter leur zèle et leur amour de l’ordre avec des orties brûlantes, au bon endroit, à nu, au vif, sans rémission. Enfin je contraindrais ce monde-là à doter tous mes enfants ; et tous les neuf mois, sans faute, j’en ferais un à ma femme. Et je les verrais épanouis, joyeux, et gras, et roses venir baiser mes pieds en chantant : « Quel honneur, quel bonheur ! Je suis votre humble serviteur ! »

Oh ! rage ! Cela ne serait que trop possible !

Rutilant Avenir ! roule, emporte, dévore les gouvernements à bon et à mauvais marché, les aristocraties et les démocraties, dans tes vagues de feu ! — Hallali ! !


L’Avenir excommuniera la très sainte religion catholique, apostolique et romaine ! — La religion prêchée par des hommes qui n’ont pas de femmes et par des femmes qui n’ont pas d’hommes  : êtres sans sexe, sans passions, sans instincts, sans appétits apparents ; malheureux qui ne savent rien des lois, des exigences, des douleurs et des plaisirs de la vie ; borgnes qui ne voient le monde qu’à travers le microscope de leur idiotisme ou de leur hypocrisie ; spectres qui le traversent dans de noirs costumes, déformés, attristés ! Demandez-leur ce que sont la tendresse, l’amitié, la pauvreté, la richesse, la famille, le garçon de vingt ans, la vierge timide, la femme adultère, la Madeleine, la Vénus, la Minerve : l’Humanité ! Ils ne doivent rien en savoir ; ils nient la nature, l’homme, les sociétés, la génération, le bonheur et la transformation des êtres. — Dieu de mon amour, qu’ils sont à plaindre !

Voilà cependant les infortunées créatures que le monde nomme les excellentes, les pieuses, les précieuses, les charitables ; celles 353 qu’il craint d’offenser, honore, nourrit, respecte, ou tout au moins tolère ; celles que l’Église déifie, que nous chargeons de nos intérêts les plus chers, de nos œuvres de bienfaisance et d’amour. En vérité je vous le dis, la vie du prêtre et de la religieuse, c’est la parodie sacrilège de la vie du Christ, c’est l’esprit de l’égoïsme et la lettre du dévouement. Contre la doctrine et les conséquences de l’altruisme je ne veux pas d’autre preuve !

Sur la masse des hommes les religieux planent encore, et du haut des autels les fascinent, comme depuis la nue dorée, l’émerillon aux couleurs sombres, qui, de son œil sanglant, suit dans le sillon les oiseaux pleins d’effroi. Ces êtres hermaphrodites, monstrueux, peuplent les hôpitaux, les prisons, les maisons de correction et de repentance ; tous les asiles ouverts à la douleur.

Comment pourraient-ils aimer, soigner les pauvres, redresser les malfaiteurs ? Les connaissent-ils ? Les ont-ils approchés dans les demeures des hommes ? Ne sont-ils pas de ces divins personnages qui habitent le septième ciel, et de ce bas monde ignorent tout ? Ne sont-ils pas sur terre objets de pitié, de terreur ou de répulsion ? Qu’on ne prononce jamais devant eux les saints noms de père, de mère, d’époux, d’enfant, d’affection et d’amour. Ces mots les transportent de fureur ; ce sont pour leurs cœurs desséchés autant d’aiguillons de souffrance ; cela leur rappelle des privations amères, de cuisants regrets. Car ils n’en sont venus, les malheureux, à s’enrôler dans la milice du pape, que traqués, brisés, forcés par la misère, l’ignorance et le fanatisme, recrutés dans nos vertes campagnes et dans nos populeux faubourgs par les sergents méprisés des sacristies. — Religion de mensonge et de vol, religion d’outremonts, te voilà ravalée jusqu’au degré du Libertinage ; et comme lui tu n’as plus d’auxiliaire que la Faim !

Ah ! puisque l’occasion m’en est offerte, je démasquerai sans pitié, sans réserve, cette assassine charité qui cache la sécheresse de sa main et la cruauté de son âme sous la robe de Saint-Vincent-de-Paul et la croix de Jésus !

… Les six plus belles années qu’aurait pu rêver la tendresse de mon cœur, je les ai passées dans les hôpitaux de Paris, près des malades. Là, j’ai vu la Misère, la Douleur, la Contagion, la Fièvre, l’Opération teinte de sang, le Délire, le Râle et l’Angoisse veiller au chevet du pauvre. Et moi qui ne suis qu’un homme, et un médecin encore, j’ai senti bien souvent mes yeux remplis de larmes, et ma gorge de sanglots. Autour de ces infortunés que 354 tordait le Mal, j’ai vu le pire des maux ; j’ai vu tourbillonner le noir essaim de ces guêpes saintes, qu’on appelle, par cruelle antiphrase, des mères et des sœurs !

L’œuvre de destruction que le médecin commence avec le couteau, que la maladie continue de ses dents de scie, elles l’achèvent à coups d’épingle répétés à chaque heure. Dans ces noirs asiles de la souffrance elles ont établi l’intolérable dictature du bigotisme et trônent, béates, au milieu des pleurs, sur des crucifix d’ébène et d’argent. Plus impassibles que des reliques, elles vont et viennent mille fois le jour, d’un bout de leur empire à l’autre, cherchant par tous moyens, par toutes violences, leur charge d’âmes pour l’éternité. Elles ont une police pour traquer leurs victimes ; elles excitent l’Impatience, irritent la Colère, fouettent l’Agonie, tournent le mal contre le mal ; elles disposent de tout un arsenal de tortures pour arracher des aveux, des Credo, des Pater et des Confiteor.

Elles savent profiter des paroxysmes de l’angoisse ou du délire. À celui qui est peureux : « Tu mourras, disent-elles, si tu ne te confesses pas. — Je ferai priver ton garçon d’instruction, ta fille d’ouvrage, et ta femme de pain, crient-elles jusqu’au fond du cœur au malheureux père de famille, si tu ne te confesses pas. — L’enfer va te saisir avec ses tenailles mâchées, ses grilles et ses glaives et ses flammes cruelles, répètent-elles à satiété au pauvre d’esprit, si tu ne te confesses pas. — Veux-tu du pain, du bouillon, du vin fortifiant, la vie, la résurrection ? demandent-elles à cet autre épuisé par une opération grave… Confesse-toi ! — Vois mes bras blancs, mes cheveux épais, et sous mon voile noir mes yeux, mes beaux yeux bleus ! Veux-tu tout cela ? Veux-tu mon amitié, mon souvenir, ma tendresse, mes faveurs, mon amour ? murmurent-elles doucement à l’oreille du jeune poète… Confesse-toi ! — Et toi qui refuses la parole, le corps et le sang d’un Dieu mort pour nous, misérable pécheur, endurci dans l’impénitence finale, je ne panserai pas tes blessures, je ne changerai plus les draps de ton lit, je ne te donnerai pas cette potion qui pourrait te sauver. Les médecins sont absents, il est nuit ; entre nous et l’éternité il n’y a plus qu’une lampe dont l’huile est presque consumée ; la Mort est ma servante, et je suis ta maîtresse… Confesse-toi ! »

…J’ai passé une année d’ineffable amour à l’hôpital des petits enfants. Oh que je les aimais ! Que j’étais avide de leurs caresses ! Que j’étais heureux de les bercer, de jouer avec leurs 355 cheveux, de laver leurs plaies, d’annoncer à leurs mères que la santé revenait à leurs joues !

Eh bien ! là encore près de ces malheureux enfants, il y avait la compassée, l’implacable, la froide religieuse, raide, sèche comme le tibia d’un saint. Furie, Vengeance en jupe noire, en béguin ! Et combien elles faisaient souffrir ces pauvres petits êtres, les misérables bigotes !

Elles leur laissaient demander pendant des heures entières une cuillerée de sirop, une goutte de tisane rafraîchissante ; elles défendaient aux infirmières de se déranger de leurs saints cantiques pour aller à eux ; elles restaient sourdes à leurs sanglots, à leurs voix défaillantes qui disaient doucement : « Mères, bonnes mères aimées ! j’ai soif, j’ai bien soif, je vais mourir… oh donnez-moi de l’eau ! » — « Nous sauvons notre âme, répondaient-elles, que Dieu sauve ton corps ! »

Et dans un des coins de la salle des plus petits, elles avaient fait dessiner un grand œil ouvert, abominable, taché de sang, avec de larges cils crépus. Et simulant l’effroi, elles fixaient cet œil et disaient au pauvre enfant malade : « regarde, pleure, grince des dents, petit misérable. Dieu te voit et connaît tous tes péchés ; c’est lui qui te fait souffrir : la souffrance est sainte ! »

Et quand les petits garçons aimants leur tendaient les bras : « il nous est défendu d’aimer, leur répondaient-elles. N’avez-vous pas honte de vouloir nous embrasser ? L’amour est un crime ! »

Et j’en frémis, et j’en pleure, et j’en aime mille fois davantage la bonne mère qui me donna son lait, elle les frappaient, les pauvres enfants dont les parents étaient absents !

Et quand le Dimanche, les mères venaient, pieuses, à l’hôpital, elles leurs faisaient mendier longtemps la vue de leurs bien-aimés. Et lorsqu’enfin elles laissaient embrasser à leurs mères les enfants malades, ce n’était jamais que sous la stricte surveillance et le regard doux-amer de l’une d’elles. Ah n’est-ce pas, religieuses du bon Dieu, que ce sont des secrets bien dangereux, ceux qu’une mère affligée peut confier à son enfant qui souffre ? !

… Et l’administration aux griffes de vautour, aux yeux de lynx, l’administration pateline pour qui bienfaisance, médecine, religion, respect humain, amour du semblable, pitié ne sont rien que des mots, des objets de spéculation et de trafic, l’administration qui veut vivre et mourir en odeur de sainteté, seconde de tout son pouvoir le zèle homicide des religieuses !

Le croirait-on ? Le Bureau central des hôpitaux accorde tous 356 les ans une prime au directeur et au pharmacien de l’établissement dans lequel on lui dépense le moins de vivres et de médicaments. Et c’est le directeur de la Salpétrière où il n’y a que des femmes vieilles ou folles, et le pharmacien des Enfants malades qui sont, de mémoire d’homme, les lauréats de ce nouveau prix Montyon. Les femmes, les enfants et les vieillards, les plus faibles, les plus rapprochés du berceau, de la tombe, sont toujours sacrifiés ici-bas[1] !

… Les religieuses, ces filles sans amants ! Elles se prétendent les épouses du Christ, le plus aimant des hommes ; et pendant douze ans, dans la maison centrale de Montpellier, elles n’ont cessé de torturer Marie Capelle, la plus aimante des femmes ! Oh non jamais le Christ n’eût consenti à déposer un baiser sur le front d’une fille du pape ; il eût craint de devenir insensible à l’amour en s’éprenant des statues qu’on érige sur les tombeaux !

Elles devaient persécuter madame Lafarge de toute la haine qu’elles portent au monde ; elles devaient être dévotement implacables, bigotement féroces envers elle ; elles devaient l’achever. Car cette femme personnifiait tout ce qu’elles abhorrent, la distinction et l’intelligence des classes heureuses ; elle était encore humide de baisers, encore embaumée de l’enivrante senteur du luxe et des joies de la vie ; elle respirait l’amour, le sentiment, le génie ! Le monde était rempli du bruit de son nom, des péripéties de son grand drame, et de cet irrésistible ascendant moral qui lui conciliait hautes sympathies, et dévouements à toute épreuve, comme il n’en existe plus dans ce siècle. Comment lui auraient-elles pardonné ?

Au milieu du silence de la nuit, l’image de Marie Capelle leur apparaissait si grande, à ces nonnes tremblantes ; elle les agitait tellement ; elle soulevait en leurs esprits de si terribles doutes ! 357 Les béates demeuraient fascinées, et s’irritaient, et n’osaient s’avouer pourquoi ! Elles n’étaient plus tout entières à leurs mesquines intrigues, à leurs vengeances noires, à leurs monotones prières, à leurs exercices hébêtants ; elles pensaient à leur prisonnière et sentaient combien la femme aimante est supérieure aux autres.

Souvent elles songeaient qu’elles étaient ensevelies, vivantes, dans le linceul de leurs voiles, chrysalides sans espoir, tandis que la morte au monde pouvait quelque jour se relever, radieuse, de sa tombe de pierre. Elles la voyaient avec dépit plus libre qu’elles, puisant en son âme une sorte de mysticisme, d’indépendance et de raison ; tandis que leurs hallucinations, leur mysticisme, à elles, provenaient de la peur de l’Irrévélé.

La détenue, dans sa cellule, restait libre de son être sensible ; elles qui parcouraient la prison de long en large ne pouvaient cependant détacher leur pensée des grains de leur rosaire ; elles étaient enchaînées, pour la vie, par des vœux et des statuts contre nature. Elles devaient à leur supérieure obéissance passive, et non par amitié ; elles devaient au directeur de leurs consciences respect, non par amour ; elles rendaient enfin aux malades, aux captives des devoirs, non des soins. Si elles étaient saintes et inviolables de par la religion, Marie Capelle l’était de par le cœur, le talent et l’éclat de la chute. Et mesquine jalousie de religieuse ne sut jamais oublier l’écrasement où la tient une incontestable grandeur !

… Les prêtres, les êtres à apparence mâle que le pape greffe sur l’homme pour la gloire du Très-Haut, rivalisaient d’ardeur avec les religieuses. Lâchement ils fouillaient de leurs sabots de mulets dans les entrailles de la femme tombée. Et du haut de leurs chaires évangéliques, ils la signalaient à l’aversion de leurs frères comme suppôt de l’Enfer, vase de corruption et de luxure, empoisonnée d’abord par le romantisme de l’époque, et plus tard empoisonneuse… C’est ainsi qu’ils remplissent parmi nous leur mission de paix et d’amour !

Vous dont la chair est faible et le cœur fort, hommes de sentiment et de sens, défiez-vous de ceux qui font vœu de chasteté, défiez-vous de ceux à qui l’on ne connaît pas un amour ! Ils ne sont pas purs…

… Madame Lafarge comprenait bien ce monde occulte des religieux : « Là (dans les couvents), écrivait-elle, ce qui attire le monde, on le fuit ; ce qu’il chante, on le pleure ; ce que le 358 monde cherche, on l’évite ; ce qu’il sait, on l’oublie ; ce qu’il oublie, on s’en souvient. »

Oh pour une femme très femme, ce devait être un épouvantable supplice de subir le contact de celles qui ne le sont pas du tout, de n’entendre qu’elles, de ne recevoir personne qu’en leur présence, d’être sursaturée de l’odeur nauséeuse qu’elles traînent à leur suite, de sentir pénétrer dans le vif de son âme leurs allusions déchirantes, leurs sarcasmes sanglants et leurs froides censures ; de leur entendre parler de sacrifice et d’amour, en tournant les sacrés feuillets de leurs missels crasseux ! Et il en est des milliers, dans les prisons, de femmes frêles et sensibles qui souffrent ce qu’a souffert Marie Capelle !

Rutilant Avenir ! roule, emporte, dévore dans tes vagues de feu le vieux Catholicisme, ses prêtres, ses religieuses, ses moines ; les papistes, les papefigues, les papimanes, les papirusses : les gras et les maigres, les cagots et les immondes, les barbus et les tondus, les calottés et les déchaussés ; tous ceux qu’ils font vivre, tous ceux qu’ils font mourir ! — Hallali ! !


L’Avenir portera la hache et la torche jusque dans les fondements des prisons ! — Ces oubliettes de la loi, ces cellules-tombes où les hommes enfouissent, vivants, les hommes leurs semblables !

Là, tout est solitude, silence, frayeur et froid. Ou si l’on entend des voix, ce sont celles de l’inquisiteur et de sa victime qui s’élèvent, tourmentées toutes deux, vers l’éternel tribunal du temps. Ainsi la flamme qui dévore et la cendre qu’elle emporte dans sa robe écarlate !

Le prisonnier est la chose de la loi, le jouet de la police ; aux mains du directeur et du geôlier, il est comme la souris entre les griffes du chat vorace !

Là, le plus libre heurte son front à quatre murs de pierre ; le plus aimant est séparé de tout ami ; le plus actif, retranché de la vie comme un membre inutile. Là, le plus robuste manque d’air, d’espace et de pain ; la vue des eaux, des cieux, des plaines et des montagnes y est interdite au poète. Là, le plus grand doit courber sa taille sous la porte d’entrée ; là, le plus noble voit son flanc saigner sous des piqûres d’épingle… Jamais Prométhée n’a tant souffert !

Là, tout est interprété, mouchardé, surpris, incriminé : les pas, les soupirs, la toux, le regard, le geste, la parole, le sommeil, 359 le délire et le rêve. Les larmes brûlantes mouillent la poussière, oxydent les verroux, tombent sur la pierre et la réchauffent encore ; mais jamais elles ne ramollirent le cœur calleux d’un guichetier.

C’est là qu’on est à double vue gardé, renfermé sous triple serrure, rivé à quadruple chaîne, à quintuple grille isolé. C’est là qu’on décachette vos lettres, qu’on fouille vos amis, votre femme ; qu’on analyse les aliments, l’eau, la potion qui doit vous guérir, la plume et le papier qui traduisent vos pensées.

C’est là qu’on insulte, qu’on trahit, qu’on vend et revend le malheur ; là qu’on fait saigner sans merci toutes les cicatrices. C’est là qu’il faut respirer le même air que les plus ignobles de la police ; là que le premier élu parmi les ignorants et les lâches a le pouvoir d’interroger, de réprimander, de punir les plus intelligents et les plus fiers des hommes.

L’autorité sait bien choisir les tortureurs des prisons. Elle les prend au milieu des renégats politiques et des forçats libérés. Elle ne cherche pas à tenter ceux qu’elle sait capables de revendications courageuses, mais elle entoure les mauvais larrons dont elle a pesé les haines, mesuré les crocs, goûté la bile amère. Elle ne tend pas ses pièges sur le passage des loups qui veulent rester maigres, mais sur celui des molosses qui demandent à prendre du ventre et flairent un maître en aboyant.

Ceux qui ont gagné leurs éperons dans l’accomplissement des œuvres les plus basses, ceux qui ont ramassé dans le fumier les décorations que le pouvoir y sème, ceux dont le front ne rougit plus, ceux qui ont traîné tous les oripeaux de l’infamie, ceux dont l’âme est morte jurant, conjurant, parjurant, suppliant, trahissant… tous ceux-là sont les très moraux anges gardiens des prisons !

Variées à l’infini sont les tortures des damnés dans les fosses communes que leur creusent les griffes de la Justice. Oh que tout le monde gouvernemental a bien plus d’imagination que Dante quand il s’agit de faire souffrir !

… Le premier supplice dont on essaie, c’est la dégradante promiscuité de la chambrée. Là sont entassés dix ou quinze hommes dont les haleines se raréfient, dont les mouvements se gênent, dont les caractères, les opinions et les tendances se déchirent constamment. Tout est bien calculé pour diviser les âmes en comprimant les corps.

Afin que le très moral et très paternel pouvoir puisse dire aux 360 bourgeois imbéciles : « Voyez comme ils s’aiment ! Ce sont eux cependant qui vous prêchent la science sociale et la fraternité ! Que feraient-ils si nous les laissions déchaînés au milieu des sociétés paisibles ? » Et les bourgeois s’épanouissent d’allégresse, comme des potirons au soleil : « Vive la République ! Vivent les frères et amis ! » crient-ils en se frottant les mains.

— Ah misérables, ignorants et lâches, dont la pensée ne s’arrêta jamais sur une question d’honneur, de dignité, de conscience, de liberté, d’histoire, d’harmonie, d’avenir ! Vous ne savez donc pas que l’Idée progesse en déchirant le sein de qui la porte ? Vous ignorez donc que les apôtres de toute révélation ne furent jamais d’accord ? Ne pourrez-vous enfin comprendre que s’ils se fussent montrés satisfaits, unanimes, comme vous l’êtes toujours, leur pensée serait morte sur leurs lèvres florissantes ?

Vous vous étonnez qu’une société de prisonniers ou de proscrits, restreinte de nombre, monotone d’aspirations, privée d’occupations actives, décimée par la misère et les peines, soit forcément divisée ! Vous êtes surpris que des hommes qui ne sont plus libres que de leurs âmes, s’obstinent dans la religion de leurs âmes ! Ils y tiennent, eux, comme vous tenez à vos épargnes ; car leurs idées sont les semences qu’ils jettent aux vents de l’avenir, et vos épargnes sont les produits que vous ravissez à l’humanité dans les siècles des siècles.

Je voudrais voir un peu comment vous seriez d’accord en prison, vous qui cependant n’avez rien à nier dans le passé, rien à détruire dans le présent, rien, absolument rien à désirer dans l’avenir ; vous qui vivez, tranquilles, sur le respectable code de l’angélique Abel, le premier des curés, la souche féconde des propriétaires. Beau livre par ma foi, doré sur tranche, fermé d’argent, enrichi par Justinien et Napoléon-le-Corse, deux despotes glorieux pour quelque temps encore !

Mais que vais-je chercher midi à quatorze heures ? Je n’ai pas besoin de vous observer à Clichy pour me faire une idée de votre concorde, ô Civilisés très honnêtes ! Il est sur la terre qui le porte à regret, un édifice bien plus sombre, bien plus immoral, bien plus encombré que les prisons de criminels et de receleurs ; c’est la Bourse où l’on vous laisse libres, comme larrons en foire, pratiquant, trafiquant, tirant le plan des vols que protége la Loi. Oh qu’elles sont touchantes en vérité la probité-modèle, la douce aménité, la tout aimable association des frères et amis de l’Agio !… 361 J’en pleure, mais c’est de rage. Et mon cœur se gonfle et pousse des flots de sang à mon cerveau ! —

… Quand les prisonniers résistent à cette première épreuve, épouvantable spécimen de communisme gouvernemental et moralisateur, on les verrouille hermétiquement dans une cellule où la Solitude est leur compagne, et le Cauchemar, leur camarade de nuit !

… Et quand ils résistent encore, on leur ravit la vue du nuage qui passe, la fraîche brise des matins et des soirs, la visite de l’oiseau chanteur, celle de la souris et de l’araignée qui consolaient les captifs de Plessis-les-Tours, de Chillon et de la Bastille. On envie les tristes lauriers d’Olivier-le-Daim d’exécrable mémoire, et du compère Tristan ! On est plus chacal, mais pas aussi renard que Louis XI, le vieux goutteux qui prenait du tabac !

… Et quand toutes ces tortures ne suffisent plus, on plonge les prisonniers dans des souterrains étroits, dans des boîtes de pierre, la tête dans les miasmes infects, les pieds dans leurs propres souillures, sans autre distraction que le bruit de leur cœur. — Ô Vengeance, Vengeance ! que je t’aime éveillée, rugissante, altérée, tout le long étendue, battant de ta queue tigrée les dalles des cachots ! !

… Et quand leur cœur parle encore, on les prive de nourriture, d’eau, de sommeil bienfaisant. On cherche à les dompter par les mêmes procédés qu’emploient contre les rois des déserts, devenus leurs esclaves, les misérables bateleurs de ménagerie. C’est alors que les gardiens se mettent en grand nombre pour les réduire ; il les saisissent au cou, serrent le nœud de leurs cravates, les étranglent, les frappent du pied et du poing, les étouffent sous leur poids de reptiles, ou les empoisonnent avec leur dard d’insectes venimeux. — Quand un homme libre a été froissé, mutilé de la sorte, dans sa personne et dans son honneur, il ne peut plus vivre que pour t’aimer. Vengeance la Belle, qui guéris les plaies des âmes mordues !

En prison, la plus grosse chaîne revient au plus indépendant ; la cellule, au plus sociable ; au plus méditateur, la promiscuité ; au plus studieux on défend le travail ; au plus aimant on interdit les visites de sa femme et de ses enfants.

Au contraire, pour les idiots, les traîtres et les lâches il y a de la viande, des vins et des liqueurs à gorger tous les soudards de France. La prison n’est indulgente qu’à celui qui marche sur sa dignité ; elle n’est favorable qu’à l’être qui devient sourd au cri 362 de sa conscience, elle traite comme des animaux tous ceux qui se souviennent de leur dignité d’hommes.

— Et si je demandais à la société des premiers occupants au nom de quel droit irrévocable, incontestable, absolu, sacré, elle condamne, déshonore, flétrit, torture, enferme et raccourcit les hommes qui, privés de tous moyens d’existence, revendiquent sans cesse contre leurs spoliateurs : si je lui demandais… Elle balbutierait, se troublerait, ragerait, et sur ses places publiques, au soleil meurtrier, rangerait ses canons sonores !

Mais qu’elle tempête, délire, écume et exécute tant qu’elle le pourra encore, force n’est pas raison, et jamais personne ne réfutera les principes du Droit de vivre tels que je les ai posés dans l’apothéose du glorieux Montcharmont. Hæret lateri lethalis arundo ! Tant qu’il y aura dans le monde un seul déshérité, un seul captif, une seule exécution à mort, les sociétés chancelleront sur des abîmes recouverts à peine par les feuillets des codes, et rendus glissants par tout le sang versé ! —

… Et qu’on souffre bien davantage encore dans la détention perpétuelle, « cette prison qui n’a pour seuil qu’une tombe ! » Cette nuit éternelle peuplée de spectres et de terreurs, dans laquelle gémissait la pauvre morte, s’écriant : « Terre qui pleures ton soleil, regarde-moi ; je pleure ma vie, et je n’ai pas l’espoir d’un lendemain ! »

La détention perpétuelle ! ténèbres sans aurore, hiver sans printemps, pluie noire sans arc-en-ciel, rocher sans sources, pierre tumulaire recouvrant une âme que tous renient pour la sœur de leur âme ! — Couche en tessons de bouteilles où se plaindrait Montézuma ! — Souricière à jour, pratiquée pour l’œil de la police, dans laquelle Blanqui perd patience ! — Mort chronique qui fait désirer la mort aigüe par la potence, et qui inspire ces suprêmes pensées :

« C’est une douce chose que le sommeil qui nous repose de la vie sans nous faire cesser de vivre ; c’est une divine chose que la mort qui nous repose de la vie sans nous faire cesser d’être. »

« Souffre-t-on beaucoup pour mourir ? Moins, j’en suis sûre, qu’on ne souffre pour vivre. Autrefois j’avais peur de la Mort et je la traitais en ennemie ; aujourd’hui je la rêve souriante et douce, et je la nomme tout bas la Libératrice. Je sens que son éternité ne brise que nos chaînes ; je sens que son froid baiser endort plus de douleurs qu’il n’éteint de joies. »

« De mes visions fantastiques, il en est une seule que j’aime, 363 et celle-là je veux la dire : Ma cellule prend l’aspect d’une tombe, et tout à coup la tombe s’illumine sous la forme radieuse d’un berceau. Que cette image est douce ! Chaque fois qu’elle m’apparaît, je voudrais la retenir ; mais à peine m’a-t-elle souri qu’elle s’évanouit comme un songe, emportant avec elle l’emblême touchant d’une sublime vérité. »

… Plus noire est l’âme des geôliers que ces sombres abîmes où jamais ne pénètrent le rayon de soleil ni la goutte d’eau saturée du parfum des fleurs. Ils ne se contentent pas, les chats sauvages, d’ensevelir l’âme d’une femme dans le sépulcre des géhennes ; ils l’espionnent encore dans tous les actes de sa vie, l’accusent chaque jour de crimes imaginaires : de séduction et d’embauchage, de tentatives d’évasion et de meurtre, d’intrigues d’amour à distance. Que de fois madame Lafarge fut victime de leurs dénonciations intéressées !

On dirait à ces gens-là : « Prenez une lancette ébréchée ; vous irez toutes les nuits saigner aux quatre veines une pauvre femme qui se meurt. Et vous avancerez en grade, et vous vous grandirez, et vous vous engraisserez avec son sang »… Ils le feraient, ils iraient, croyez-le, sans plus hésiter que des docteurs en médecine !

… Et l’on dirait aux journalistes, les pires des bourreaux : « voici de l’encre rouge et une plume de fer. Allez ; vous trouverez dans un cachot sans jour et sans feu une femme qui se tord dans les angoisses. Vous graverez sur la peau de son front un article d’injures ; vous demanderez sa mort, ou tout au moins le redoublement de ses tortures. Ainsi vous vous ferez connaître au peuple pour de bons citoyens, défenseurs de la saine morale et de la sacro-sainte famille. Et le peuple se souviendra de vous quand il aura des représentants à nommer »… Ils le feraient, ils iraient, croyez-le, si cette pauvre femme n’avait pour la protéger contre eux ni parti, ni fortune.

Je ne connais rien de plus prostitué qu’un journaliste, rien de plus insolent avec les petits, de plus chien-couchant avec les grands, de plus hypocrite dans ses paroles, de plus mendiant dans ses actes, de plus policier dans le regard. J’entrerais encore dans les palais ou dans les maisons à enseignes vivantes ; mais dans la boutique d’un journal quelconque, pour y faire quoi que ce fût… jamais !

Les avocats du faible, les défenseurs-nés de la veuve et de l’orphelin — les rédacteurs du National et de la Réforme… quoi ! 364 — eurent cependant la lâcheté de reprocher au gouvernement de Louis-Philippe les attentions exceptionnelles dont il entourait la détenue de Montpellier !

Et quand ils possédèrent les clefs des casemates et les ancres des pontons, en 1848, ils nous montrèrent quels perfectionnements ils étaient capables d’introduire dans le traitement des maladies morales. — Ô victimes inapaisées de nos journées sanglantes, souvenez-vous, souvenez-vous, au jour de délivrance, d’enfouir la Presse vivante sous un mont de pavés !

Rutilant Avenir ! roule, emporte, dévore dans tes vagues de feu prisons, bagnes, pontons, geôliers, bourreaux, mouchards et journalistes, noirs, blancs, rouges et tricolores, masqués et pékins ! Et peut-être, une bonne fois, le bal infâme de la corruption finira-t-il faute de sauteurs. — Hallali ! Hallali ! !


IV


Quand elle était jeune fille, insouciante et belle, elle aimait le printemps, la prairie verdoyante, les libres fleurs des champs, les troupes d’oiseaux joyeux, l’image rouge du soleil dans les ruisseaux grondeurs. Elle écoutait le bûcheron sous la futaie, le marinier sur sa barque, le chasseur à la voix sonore, le cavalier au galop, et dans les bruyères, les troupes errantes de bohémiens. — Elle aimait tout ce qui parlait, respirait Liberté !

Et cependant la prison l’attendait, la prison triste et sombre où l’on ne voit plus ni ciel bleu, ni verdure, ni face humaine, ni beauté de physionomie, ni franchise de cœur, la prison où la Tyrannie et la Souffrance surveillent réciproquement leur maigreur.

… Ainsi joue le Destin, le destin homicide ! La Liberté n’est chantée que dans les fers !


Elle s’approchait de ceux que le monde repousse, elle se penchait vers ceux qu’il abaisse, et de ses deux mains s’efforçait de les relever. Elle aimait le pauvre qui fait rougir le riche ; le mendiant que la misère rend oisif comme d’autres l’opulence ; le vieux 365 domestique qui baise avec respect la main qui le déprime ; l’exilé, citoyen du monde ; les orphelins, les ignorants, les travailleurs : tous ceux qui comprennent le droit langage de la Justice.

Et cependant les jugeurs l’attendaient, les jugeurs sourds, entêtés et barbares que les sociétés paient pour conserver aux riches l’héritage de la force, le butin de la guerre, le prix du sang et des sueurs de tous !

… Ainsi joue le Destin, le destin homicide ! Les défenseurs du Droit, ce sont les criminels !


Quand elle fut mariée, mécontente de sa situation, sans espoir sur la terre, dans une ferme isolée, près d’un homme d’affaires, elle regarda par-dessus les murailles du présent avec les grands yeux de son esprit ; elle domina l’ensemble des sociétés, des temps et des espaces. Elle aima les grands, les bons et beaux livres, l’histoire qui chante le passé, la contemplation qui guette l’avenir ; elle fut poète, philosophe et prophétesse ; elle révéla tout ce qu’elle rêvait. Elle sut concentrer pour quelque temps l’admiration du grand monde, la banalité de ses éloges et l’hypocrisie de ses caresses félines.

Et cependant l’Opprobre l’attendait, et le Dédain qui siffle, et l’Isolement qui s’appuie sur ses coudes ankylosés, et le Mépris qui toise ses victimes des pieds jusqu’à la tête ! Elle était sensible et délicate ; il fallait qu’elle fût mille fois blessée, mille fois meurtrie pour savoir la valeur des amitiés faciles.

… Ainsi joue le Destin, le destin homicide ! La Franchise pousse ses racines dans le sol même des sociétés fangeuses. La Vérité est chauve par derrière ; il faut la saisir aux cheveux de devant. Ceux-là restent toujours aveugles qui ne raisonnent que sur le présent et sur le passé. L’homme voit clair seulement dans l’avenir. Les prophètes seuls disent vrai. L’intérêt éborgne les autres.


Quand elle fut en prison, elle y répandit une sueur de sang, y trempa sa plume et écrivit ce livre sublime, Heures de prison, qui ne sera pas compris de nos jours. Elle aima tant qu’elle sut pardonner à ses accusateurs, à ses parents, à ses juges, à ses gendarmes, à ses guichetiers, aux préfets, aux médecins, aux tourmenteurs, qui de temps à autre venaient la voir pour l’achever, à la féroce multitude enfin qui demandait sa mort !

Et cependant ses bourreaux l’achevèrent, ils la tuèrent jour 366 par jour, la brisèrent par morceaux, l’usèrent par ce mal chronique qui dissout l’être, le consume sans le refaire jamais, et s’appelle la Douleur, la Douleur !

… Ainsi joue le Destin, le destin homicide ! La Souffrance absout la Cruauté, le chien lèche le bras qui le frappe, le Martyr pardonne à la Persécution. Les justes sont assez forts pour se montrer indulgents !


« L’opprimé peut pardonner à l’oppresseur. L’oppresseur, lui, ne pardonne jamais à l’opprimé. C’est son remords vivant ; c’est le cri qui l’accuse ; c’est plus encore, c’est le pardon qui l’écrase sous son aumône de pitié. »

Ainsi disait celle qui sut pardonner à la meute aboyeuse qui la mordait au cœur !

Vains bruits du monde, opinion cancanière, gouvernements inquisiteurs, ah vous ne pouvez rien sur l’être supérieur qui vous accable de ses dédains ! Et qui, retranché dans son âme fière, vous regarde tourmenter son corps comme s’il en était absent !

… Ainsi joue le Destin, le destin homicide ! Le véritable torturé, c’est celui qui torture !


Quand on lui faisait revêtir la triste livrée des prisonnières à vie ; quand on murait la fenêtre de sa cellule ; quand on faisait autour d’elle la tombe et le néant ; quand elle sentait la main de la mort craquer sur ses épaules maigres ; quand elle avait peur de l’hypochondrie, de la folie furieuse, de la démence hébétée, du monstrueux idiotisme, des mille défaillances des grandes âmes…

Alors, elle se réfugiait en pleurant dans les souvenirs de sa jeunesse heureuse, dans des aspirations infinies vers des mondes meilleurs !…

Alors, elle aimait tout ce qui lui rappelait le mouvement des êtres, joyeux de se conserver. Quand la sœur de son âme entrait dans la prison, elle buvait son haleine parfumée par la brise ; elle cherchait sur ses joues les froids baisers de l’hiver ou les ardentes caresses du soleil printanier…

Alors, elle aimait davantage encore la nature, l’avenir, la vie, la liberté, les beaux jours d’automne, les nuits pâles, l’étang ridé par la tempête, la forêt murmurante ;

Le chant de la fauvette à la fleur d’aubépine, le vol de l’hirondelle sur les vagues blanchissantes, les pleurs de la rosée dans 367 la corolle des lys, le lierre des croix des morts, la cloche de l’église, la trompe du pâtre, l’aboiement des chiens, le bruit des rames dans l’onde, et sur les monts lointains, la détonation de l’arme du chasseur.

Alors, elle aimait la terre et la mer, le sable et la vague se disputant en des années une ligne de rivage, les nénuphars d’argent et d’or, les vertes aiguilles des joncs, la Bretagne, l’Alsace, « sa chère et robuste Picardie qui, la tête couronnée de chênes, laisse flotter aux vents son manteau d’épis aux grains d’or. »

Alors, elle s’écriait : « J’aime les bruits décroissants du travail et les douces harmonies du repos ; j’aime les cris des enfants s’égrenant deux à deux au retour de l’école ; j’aime le chant de l’ouvrier sortant, joyeux, de sa fabrique, et le sifflet du vigneron nonchalamment assis, comme un roi d’Yvetot, sur la croupe de son âne ; j’aime enfin les pas cadencés de nos braves mineurs regagnant par bandes joyeuses le quartier des casernes. »

… Ainsi joue le Destin, le destin homicide ! Jamais rude laboureur ne trouva pour chanter la nature les sublimes accents du poète captif. Jamais la vie ne nous paraît plus souriante, plus fraîche de couleur et de santé que sur le bord des tombes. L’homme n’est heureux et grand qu’en aspirations. Les cieux sont sur sa tête ; et sous ses pieds les ronces, les cailloux du chemin. À chacun de ses pas, il se heurte au fonctionnaire, au soldat arrogants, au prêtre qui traîne son propre deuil, à l’esclave imbécile, aux juifs couchés dans la poussière, aux rois, ces chiffonniers besoigneux, qui crochètent des couronnes d’occasion dans des pactoles de sang !

Ô terre, ô corps d’argile, ô ma prison étroite, tu dévores mon âme comme la tunique du centaure que l’amour rendait fou ! Le siècle qui vient m’attire comme l’aimant ; le siècle présent me retient comme un étau de platine. L’explosion de mon cœur fait éclater mes côtes ainsi que la poudre enflammée qui disperse dans l’air les grilles des arsenaux.

… Ainsi joue le Destin, le destin homicide !


V


368 Je retourne sur mes pas dans la longue route de la vie. À cinq ans de distance, je rencontre un corps baigné dans des larmes de sang : c’est le cadavre de Marie Capelle !

Cette femme ne s’est pas éteinte, elle a été violemment détruite : sa mort est œuvre humaine.

Le meurtre est incontestable, incontesté. Qui l’a commis ? Elle ou les autres ? Est-elle meurtrière ou victime ? Faut-il la condamner ou la plaindre ? — J’informe……


Devant moi comparaissent deux femmes :

L’une chargée d’ans et de crimes, labourée de cicatrices et de rides : horrible à voir ; impudente, impunie cependant, vénérée pour ses honneurs et ses titres, resplendissante d’acier et d’or, entourée de prétoriens, de défenseurs puissants. — C’est la Société.

L’autre jeune, belle, fraîche d’illusions et d’amour, drapée de noir, courbée sous la prévention d’un crime épouvantable, insultée, foulée aux pieds, accablée sous le nombre, harcelée par de riches accusateurs et des juges sans responsabilité. — C’est madame Lafarge.

De ces deux femmes, l’une est coupable. Je veux savoir laquelle…


Au xviie siècle, dans la riche Angleterre, une créature impitoyable, la plus chanceuse des reines, sacrifia lâchement à sa jalousie froide, une autre femme, une autre reine dont le grand cœur avait connu l’amour, l’infortunée Marie Stuart !

Toutes les dignités, toutes les richesses, toutes les conquêtes, qui devinrent le partage de l’ambitieuse Elisabeth furent impuissantes à apaiser sa conscience, à réhabiliter sa mémoire. Elle mourut de tristesse et de remords. Et maintenant son nom veut dire haine, insensibilité !

Et cependant pas une voix ne s’éleva contre sa sentence 369 suprême, quand elle étendit sur le papier la fatale goutte d’encre qui devait faire répandre de purs flots de sang.

Que ceux qui ont du jugement comparent ! Que ceux qui ont du cœur plaignent les jeunes victimes et maudissent les vieilles assassines ! Que ceux qui ont des oreilles les prêtent à mes paroles.

Car je viens recueillir les restes des tortureurs. Je veux les ensevelir en paix ; je veux faire cesser les cris de rage que n’étouffa même pas la pierre d’oubli qu’on scelle sur les fosses.

Je porte sur mon bras le blanc linceul du pardon, mais je n’y coucherai pas Marie Capelle sans donner une réponse à son âme gémissante qui demande justice et réparation !


A-t-elle empoisonné son mari, cette femme ?

Je ne le sais pas, je ne puis le savoir, je n’en ai pas besoin. Il est ici-bas des mystères si formidables que nul regard ne peut en pénétrer tout d’abord les ténèbres.

À son lever, le Soleil n’éclaire que la cime des monts. La Mort, qui découvre tout, est bien lente à détruire les vêtements et les tissus qui cachent notre cœur. Le Temps est bien las, bien pesant à la course. La Vérité se voile la face, par pudeur, devant les iniquités civilisées.

Qu’on médite sur tout cela ; qu’on songe aux misérables erreurs des mortels les plus sages ! Et qu’il se lève, celui qui oserait affirmer qu’à l’instant où j’écris, l’innocence de Marie Capelle ne brûle pas la conscience du véritable empoisonneur de M. Lafarge !


Du jugement d’une poignée de bourgeois censitaires j’en appelle au tribunal de l’Avenir. Et j’ai la certitude qu’il déposera sur cette tête sacrifiée la double et radieuse couronne de gloire et d’amour.

J’ai déjà prouvé quelque part que les hommes n’avaient pas le droit de se ravir l’existence ou la liberté[2]. Je n’y reviendrai plus. Je veux seulement demander aux juges de madame Lafarge s’ils pourraient établir sa culpabilité sur d’incontestables preuves ? Et s’ils ne le peuvent pas, je leur crie par la voix de l’éternelle justice : Pourquoi donc l’avez-vous condamnée ? Dans quel enfer 370 êtes-vous aujourd’hui ? Qui vous tirera du pétrin de sang caillé, de l’abîme de soufre et de charbon ? Qu’avez-vous fait d’une âme de femme ? Et comment rachèterez-vous de ce verdict vos mémoires détestées ?…


À tout crime il faut des mobiles assez impérieux pour l’emporter, dans l’esprit du coupable, sur la crainte de la loi, sur l’horreur que lui inspirent ses propres desseins. — Or quels motifs tellement puissants, tellement inexorables pouvait avoir madame Lafarge d’empoisonner ce brave limousin qui lui servait d’époux et qui ne demandait qu’à vivre ? Mais un cuisinier souffre à saigner un poulet ; et cette femme n’eût pas tremblé, n’eût pas reculé d’effroi devant la mort d’un homme ! Elle l’eût refroidi de gaîté de cœur ; elle eût fait de l’art pour l’art ! — Je le nie.

Vous dites qu’elle convoitait la fortune de son mari, qu’elle était fatiguée de sa cohabitation, qu’elle en aimait un autre. Et ce sont des juges, des gens du grand monde, qui réclament une tête sur de pareilles preuves morales !

Cependant il ne vous est pas permis d’ignorer, MM. du Parquet, beaux histrions des planches, que si le mariage n’existait pas, les dames galantes l’inventeraient afin d’être plus libres dans leurs amours. Et la rouée, l’impudente, la dénaturée, l’hypocrite par excellence, madame Lafarge, aurait été assez simple pour brûler par l’estomac son commode paravent de mari, quand il est si naturel et si bien reçu de se divertir du déshonneur des hommes ! — Je le nie.

Vous savez aussi, et par expérience, combien facilement les femmes se dérobent à la fréquentation des hommes qu’elles abhorrent. Avec six nuits d’indisposition et six jours de dédain, les voilà quittes ; elles n’ont qu’à prendre la peine de froncer la lèvre et de tourner le dos. Ah s’il leur était indispensable de recourir à l’arsenic pour balancer le joug conjugal, je te bénirais, ô divine substance ! Car prompte et sévère justice serait faite à la fin de tous les assassins légaux qui se marient et fatiguent de tendres femmes des remords de leurs nuits !

Vous savez enfin, toujours par expérience, comment les femmes profitent de la tendresse des riches, des plus avares surtout, pour leur soutirer tout ce qu’elles désirent. Vivant, M. Lafarge était la vache à lait de Marie Capelle ; mort de poison, il devenait la poule aux œufs d’or des juges, médecins, chimistes, geôliers, préfets et autres fossoyeurs.

371 Autour de ces deux époux qui pouvaient se tolérer tant bien que mal, n’avez-vous pas vu, dites-moi, toute cette famille de loups-cerviers dont le moins rapace tondrait facilement dix moutons de la laine du bonhomme aux expériences ? N’avez-vous pas entendu comme ils aiguisaient leurs crocs sur les vieux bancs de vos prétoires ? Ne savez-vous pas que la Cupidité est fille de la Faim, et plus mauvaise conseillère encore, et mère du Crime, le louveteau teigneux ? Ne le savez-vous pas, vous juges qu’elle talonne et cloue pour la vie sur des fauteuils rembourrés de crânes humains ?

Oh les magistrats sont bien faits à l’image des sociétés qu’ils servent ! Quand il y a, d’un côté, beaucoup d’hommes, grand bruit de voix, respectable total de fortunes, majorité formidable de préjugés et d’intérêts ; — quand il y a, de l’autre, une pauvre réprouvée, qui tout d’abord ne rencontre que les sympathies professionnelles des avocats ; le choix des magistrats est bientôt fait. Qui l’ignore ? Quel cœur droit n’a pas saigné sous leurs ongles crochus ?


Tenez, juges, jurés, jurisconsultes, jurisprudents, juristroquants, juriscroquants et jugeurs, si vous aviez été bien en règle avec vos consciences et bien sûrs de ce que vous faisiez, vous n’eussiez admis en faveur de Marie Capelle aucune circonstance atténuante.

Avec vos idées sur l’autorité et la justice, vous ne le pouviez pas, vous ne le deviez pas ; il fallait l’acquitter ou la frapper impitoyablement de mort. M. Lafarge, lui, n’était pas mort à demi ; et selon vous, une tête en vaut une autre.

En la condamnant à la détention perpétuelle, vous avez commis déni de justice envers elle, ce qui ne vous importe guère, ou envers la société, ce qui vous cuirait davantage.

Vous avez été coupables envers la société, si croyant madame Lafarge empoisonneuse, vous ne l’avez pas mise dans l’impossibilité de renouveler ses attaques homicides ; et cela de la manière la plus expéditive, la plus définitive, la plus éradicative possible. Vous avez été coupables envers madame Lafarge, si la croyant innocente, vous l’avez immolée sans scrupule, sans courage, aux aveugles exigences de l’opinion.

L’hésitation n’était pas permise à des juges intègres comme vous l’êtes tous, honorables inamovibles ! L’avocat-général vous suppliait de trancher la question, le bourreau se roulait à vos 372 genoux et vous conjurait de lui laisser cette tête à tondre ; vous connaissiez le procédé : chaque fois que la machine reluisante achève l’horrible besogne que vous lui mâchez, vous allez voir comme elle travaille, ô vampires altérés !

Vous avez douté cependant, douté sur une alternative de vie ou de mort ! Vous avez fait comme les lâches, vous avez reculé pour mieux sauter un jour ; la peur du danger présent vous a rejetés dans l’effroi du péril à venir. Vous avez remis l’acquittement de votre dette, la dette du sang, à la plus longue échéance que vous puissiez entrevoir. À votre aise ! vous avez le choix… L’homme n’est qu’un fétu dans le mouvement des mondes ; ce qui lui paraît un siècle n’est pas même une seconde dans le temps éternel. Mais l’heure des vengeances sonne toujours ! Et c’est le doigt de la Révolution, fatal, inflexible, infaillible, qui pousse l’aiguille d’or sur le cadran d’airain que fixent les regards des damnés de ce monde !

D’une façon comme de l’autre, vous êtes condamnables et pendables en raison de ce jugement rendu. Avec le crime toute indulgence est de la complicité ; et la Civilisation peut réclamer vos têtes à défaut de celle que vous dérobez à sa vengeance. Avec l’innocence, d’autre part, toute flétrissure imméritée laisse dans l’âme un remords qui ne s’éteint plus ; et ce remords réclame le cœur noir du juge à défaut du cœur pur de sa victime.

Vous vous êtes engagés dans l’impasse étroite d’une inquisition sans fin, sans miséricorde. Sur vos têtes brillent des glaives étincelants, des flammes de pourpre, des pinces et des limes nouvellement affilées, des cordes vernies de vieux sang. Vous vous êtes perdus ; vous serez grillés, déchirés, écartelés, rôtis dans les siècles des siècles ! !


Il n’était pas question de parler de pitié, de vous laver les mains, d’éternuer, de larmoyer, de geindre, de pousser des soupirs comme des vaches en couches, de vous livrer enfin à mille exercices de sensibilité plus ridicules encore. Il s’agissait de porter un jugement sans appel, et d’en assumer la responsabilité, dès à présent et dans l’avenir, devant les hommes et vos consciences.

C’est que, voyez-vous, la conscience est entière et ne s’accommode pas de termes dilatoires. Pilate, qui n’était que faible, ne trouva de repos hélas ! que dans la tombe. Au moins, c’est ce 373 que dit le monde. Quant à moi je ne le crois pas même en paix sous la terre verdoyante, car je l’ai reconnu bien souvent, à sa mine piteuse, sous la toge cramoisie des juges criminels !


Je viens de plaider la cause de Marie Capelle ainsi qu’aurait pu le faire un avocat sans fierté devant des juges sans conscience. Assurément cette défense est indigne d’elle et de moi : c’est à la société que je la jette en passant. Aux chiens les os ;

« Ah ! fiera compagnia ! Ma nella chiesa
Co’ santi, e in taverna co’ ghiottoni.
 »

Dante.

Mais quand même je comprendrais le droit comme un civilisé peut le comprendre, quand même je reconnaîtrais aux lois un caractère sacré, je n’aurais pas condamné Marie Capelle. Avant de rendre un pareil jugement contre une pareille femme, j’aurais écouté l’accent de sa parole, le timbre de sa voix ; j’eusse tenté de pénétrer dans sa pensée, de transfuser dans mes veines tout le sang de son cœur. Car il est des natures dont nous ne pouvons soupçonner l’essence divine qu’en nous inoculant la fièvre. Oh ! que penser d’un siècle qui livre Marie Capelle à une collection choisie de bourgeois de province, à des jurés dont l’intelligence, le sens moral et l’affectivité sont cotés moins de cent francs !

Moi, je ne me serais pas défendu de ses séductions. Je ne reconnais pas la stupide nécessité de me défier des plus incompressibles entraînements, de me raidir contre eux, d’aiguiser en regrets poignants mes impressions les plus douces. Et je jure que si madame Lafarge m’avait inspiré de l’amour, j’aurais pu l’acquitter sans mentir à la justice. Et je jure que si sa tête en pleurs m’avait fait frémir, j’aurais tout fait pour sauver sa tête. Car amour, c’est justice ; charme, c’est sympathie ; beauté de physionomie[3], c’est 274 bonté de cœur. Oh que les peuples artistes, les beaux méridionaux, les Romains, les Grecs, et tes fils bronzés, ardente Espagne, sont plus grands que nous, eux qui comprennent que les traits sont le miroir de l’âme et reflètent, dans leur expression rapide, les bons et les mauvais instincts qui nous agitent !

Les épiciers de mon village diront qu’ils m’ont vu très enfant, que je ne puis connaître la femme, que je sors du collège et qu’il faudrait me renvoyer à l’école. Mais honnêtes traitants, où donc l’avez-vous connue, la femme ? Par devant M. le Curé sans doute, la fille aux beaux écus sonnants, aux bons biens qui reluisent sous le soleil. Moi, j’appelle cette femme-là une affaire que vous avez faite. Et quels vertueux sentiments substituez-vous donc au divin amour ? Apparemment ceux dont les autorités vous permettent la manifestation publique et très morale et très démonstrative… Oh misère !

Moi je n’ai besoin pour me prononcer sur pareilles matières ni des articles du code, ni des jérémiades des avocats, ni de leurs dossiers poudreux ; il ne me faut qu’une ligne du livre de Marie Capelle pour la glorifier. Car je ne veux juger que par les lois d’amour !

Rie de moi qui voudra…


VI


Je suppose un instant que je sois juré et que je me reconnaisse la faculté de condamner ou d’absoudre quelqu’un[4].

375 Je suppose de plus qu’il me soit prouvé d’une manière irréfutable que madame Lafarge ait empoisonné son mari !

… Que vais-je faire ?

Je me prononce et dis : j’acquitte cette femme ; elle n’est pas coupable ; elle a frappé suivant son droit ; elle a bien fait, elle a courageusement fait. Car je ne reconnais qu’un droit, celui de vivre. Et Marie Capelle ne l’avait pas.

Qu’on ne vienne pas me dire qu’on lui donnait à boire et à manger à discrétion, chevaux et voitures, colifichets, toilettes et bonbons. Et son âme de feu, répondrais-je, se repaissait-elle de tout cela. Quel confident, quel ami, quel amant lui restaient, à sa pauvre âme ? Pouvait-elle étreindre la Loi, l’embrasser, lui sourire, s’épancher en elle, lui murmurer d’amour, répéter ses soupirs, boire ses pleurs ?[5]

Ah je comprends que les dames comme il faut, c’est-à-dire sans cœur, sans intelligence, sans tendresse, puissent tenir dans la prison du mariage d’intérêt ! Mais une femme qui, d’un seul baiser, d’un regard, d’une parole, pouvait dévorer l’âme d’un homme, une femme qui n’était que par le cœur, une pareille femme, je le soutiens, était privée de son droit de vivre par son accolement à M. Lafarge.


Qu’on ne vienne pas me chanter la défaite ordinaire du laissez-faire, laissez-marier : « au bout du compte, personne ne la forçait d’épouser M. Lafarge, et dès qu’elle l’avait pris, il fallait le garder. »

Car je répondrais : tout le monde la contraignait à cette alliance. La Civilisation est coupable au premier chef des unions disproportionnées que forcent ses intérêts iniques ; elle en est promotrice. Les parents ne sont que ses complices ou ses entremetteurs, les roues obéissantes d’un engrenage infâme. C’est à la société du Monopole que revient la responsabilité des divisions, déchirements, adultères, duels, empoisonnements, assassinats et crimes 376 de toute sorte qui résultent du mariage-spéculation. Et sept fois plus lâche que coupable se montre-t-elle encore quand elle rejette tout l’odieux de ses trafics sur de pauvres jeunes filles que leur familles traînent, moitié par force et moitié par ruse, sur la place où se marchandent, sous étiquettes menteuses, toutes les cupidités du siècle !

Quant à l’épousailleur qui, sans jeunesse, sans beauté, sans talent, pousse au marché et se fait sans crainte exécuteur du complot, c’est à ses risques et périls. Qui casse les verres, les paie : cette maxime et trop strictement juste pour être consolante aux hommes d’aujourd’hui. — Ah ! tripoteurs d’affaires, vous voulez des fiancées jeunes, jolies et intelligentes à l’avenant ! Et vous croyez leur faire beaucoup d’honneur en les admettant à partager votre couche aux rideaux jaunes ! Et vous ne doutez pas de vous ! Et vous ne sauriez imaginer qu’une femme pût être malheureuse avec des rentes !… Oh mais, c’est pain béni que de vous empoisonner l’estomac et le cœur ! Et j’en rirai longtemps, je vous jure, à gorge déployée !


Je dis encore : lâche est la victime qui demeure dans de pareils liens, qui consent à vivre tous les jours de sa vie, malheureuse, hypocrite, mendiante, trompeuse, prostituée publiquement, légalement, à perpétuité. Quand une femme de cœur s’est dit une bonne fois : « je ne puis plus exister ainsi ; ma situation torture horriblement mon esprit et mon âme ; »… quand elle s’est dit cela — et combien l’ont dit plus souvent que madame Lafarge ! — … quand elle s’est dit cela, elle s’est irrévocablement placée entre le Suicide et l’Homicide. — Mourir ou faire mourir. — To be or not to be — That is the question !

That is the question ! — Car la loi, la société ne veulent rien faire pour l’épouse contre son maître. Et si elle leur demande satisfaction, elle n’aboutira qu’au dégradant scandale, aux sifflets, aux huées. — Car les femmes ne sont rien en civilisation que les souffre-douleurs du premier rustre venu. Et il n’est pas dans le caractère de toutes femmes de se résigner, tant qu’il plaît à ce rustre de vivre en les faisant mourir. Et si elle vient à désirer, à rêver la mort de ce rustre, nulle femme ne peut répondre qu’un beau jour, à bout de patience, repoussée de toutes parts, après quelque scène de désespoir, elle ne se fera pas justice de ses propres mains !

Moi, je soutiens que celle qui tue son mari est mille fois plus 377 brave, franche, estimable, honnête et digne que celle qui le déshonore. Je soutiens qu’en enchaînant pour la vie deux êtres antipathiques, la loi ne leur permet d’échapper que par la mort à son joug hébétant. Le sanglant dilemme reste toujours posé : to be or not to be : — mourir ou faire mourir : — that is the question !

That is the question ! Vous ne pouvez y échapper, civilisés ! Et maintenant, qui de vous, plats-gueux, placé dans cette alternative cannibalesque, épargnerait les jours de son prochain bien-aimé ? Qui les épargnerait surtout quand ce prochain est laid, sale et bête, comme l’était M. Lafarge ? Pas un, je l’affirme, ne se suiciderait pour le sauver !


Ah ! Société civilisée ! Messaline obèse dont l’estomac et les sens ne s’éveillent plus, ne se lassent plus ! C’est toi, la garçonnière, qui rapetisse la femme, la rends coquette, jalouse, haineuse, vaniteuse, griffeuse comme la chatte domestique et l’esclave de couleur. Et quand une nature privilégiée se dresse contre tes rigueurs et se fait justice comme elle peut, c’est toi, la vraie coupable, qui la poursuis, l’insultes, la pends, la décapites et flétris sa mémoire. Ah ! les juges qui ont condamné madame Lafarge, les chicquanous ! je ne voudrais pas être dans leurs fourrures d’hermine !

Ah Société lâche, impunie, voleuse, tu veux maintenir tes droits d’aubaine et toutes les unions cimentées avec la fange de tes contrats, tu veux les maintenir quand même ?… Eh bien donc tu courras tous les risques de révoltes ; depuis l’émeute qui chante innocemment, jusqu’à l’assassinat qui frappe sans parler !


Il y avait beaucoup de femmes qui priaient leur bon Dieu de rappeler Marie Capelle à sa gauche. C’étaient ces femelles-mômies, aux paroles mielleuses, aux lèvres pincées, qui jamais n’ont pleuré de leurs yeux, qui jamais n’ont aimé de leur âme, qui ne sentent rien, dont le cœur bat aussi pauvrement de nuit que de jour. C’étaient ces vertueuses pucelles qui se seraient faites religieuses si leurs mères l’eussent exigé, qui se sont mariées pour satisfaire leurs pères, qui font des enfants pour plaire à leurs maris, guenons qui se donnent de faux airs de femmes. De ces monstres-là je ne donnerais pas un baiser à la douzaine !

Ces salopes sans entrailles s’imaginent pourtant qu’il faut bien du courage pour laisser prendre à leurs maris ce qu’elles peuvent 378 encore avoir, pour donner le sein à leurs enfants, pour raccommoder à peu près tout leur monde, étaler sur l’oreiller le bonnet de coton conjugal et n’avoir, en moyenne, que deux querelles par jour. D’après elles, tous les devoirs d’une bonne ménagère sont renfermés dans le programme de ces occupations variées et attrayantes. Et l’idéal de la femme ne doit pas s’élever au-dessus des devoirs de la bonne ménagère !

Aussi faut-il voir comme ces balais en jupons déchirent la créature exceptionnelle qui leur tombe entre les griffes ! C’est une criminelle, parce qu’elle a passé dans le prétoire des juges ; — une impudente, parce qu’elle s’est défendue ; — un bas-bleu, parce qu’elle a du génie ; — une lâche, parce qu’elle a la force de vivre pour décrire ses souffrances, sa fièvre et ses extases ; — une coureuse, parce qu’elle conserve de la reconnaissance à ceux qui la défendent, et qu’elle n’est défendue que par des hommes ; — une éhontée, parce qu’elle se met avec goût ; — une pas grand’chose, parce qu’elle a le bon sens de les mépriser !


Et voilà ce que nos conventions et nos mœurs ont fait de la femme : une pisseuse ! Elles l’ont dénaturée, ravalée. Elles lui ont défendu toute occupation sérieuse, toute question générale, tout grand mobile, tout souvenir, toute aspiration, tout enthousiasme. Elles lui ont interdit sociétés, spectacles, amitiés, préférences, tout jusqu’aux livres que désapprouve la censure de famille. C’est alors que la femme malheureuse est tombée de sa hauteur dans le pot-au-feu, le chiffon, la lessive, les cancans, commérages et intrigues de quartier. Et maintenant elle est si profondément, si constitutionnellement déprimée, qu’elle se montre fière de son brillant empire, et que la majorité de nos femmes ne se délivrerait certainement pas si vite que la majorité des brebis. La Civilisation n’en fait pas d’autres ; elle siffle les femmes de progrès, les ridiculise, les exile et les emprisonne : tout ce qui est pur, noble, élevé, elle le souille, le dégrade et le rapetisse… Pitié !


VII


379 La mythologie raconte qu’il existait dans l’île de Crête, un monstre moitié taureau, moitié homme, auquel les mères devaient conduire chaque année les plus belles de leurs filles, parées de voiles blancs. — Ceci n’est qu’une fable.

L’histoire rapporte qu’il fut un temps où les rois Maures de Toledo prélevaient un tribut annuel de cent jeunes filles sur l’Espagne restée libre. — Cette époque est passée.

Savez-vous où l’histoire, l’histoire moderne, se passe en réalité ? Chez les civilisés qui reculent d’horreur au récit des cruautés des temps héroïques, et qui traînent chaque jour au pied des autels leurs pauvres filles couronnées d’oranger ! Et qui paient tribut au Minotaure-Mariage qui déflore et dévore les vierges tremblantes !


Il est long, le martyrologe des femmes ! Leur faiblesse a tenté l’homme despote ; elles n’ont pas écrasé la tête du serpent de la concupiscence qui se dressait contre elles. Le monstre s’est tordu sur lui-même, il a sifflé d’aise en les mordant au sein. Et voilà pourquoi la femme enfante dans la douleur !

Votre véritable péché d’origine, filles d’Ève, c’est l’aveugle obéissance au sexe fort. Vous ne la devez pas. Quand la refuserez-vous ?…


Moi qui n’ai connu le monde que de loin, en passant mon chemin à travers les sociétés pressées, en me hâtant vers le but que désirait mon cœur… hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes femmes !

— Non pas d’excès de danse, pour une intrigue dévoilée, pour un bouquet perdu ; non pas dans les salons dorés, sous les lustres des bals où viennent les recueillir des poètes indulgents aux vanités du jour ; non pas ensevelies dans une robe de lumière et de gloire ! Mais seules, désespérées, étouffées, sanglotantes dans les ténèbres de l’alcôve conjugale ! —

380 Combien vendues à des vieillards, à des épileptiques, à des crétins, à des rois ; à pires encore !

Combien enchaînées à des avares, à des coureurs de filles, à des ivrognes que la colère emporte et qui les martyrisent chaque soir pour leur témoigner leur attachement !

Combien livrées à des centaures qui leur répugnent et brisent leurs âmes délicates sous de grossiers transports !

Combien forcées par des maris infâmes de se vendre au plus offrant !

… Ainsi frappe l’injustice des hommes !


Que d’autres privées, par intérêt sordide, d’argent, de nourriture, de sommeil, des plus simples vêtements que la pudeur réclame !

Que d’autres dont on détruit la santé pour recueillir plus tôt l’héritage !

Que d’autres mises à la tâche, contraintes de nourrir des hommes qui ne savent faire pour elles que des enfants !

Que d’autres humiliées, dévorant leurs sanglots, réduites au rôle de première domestique dans leur maison !

… Ainsi frappe l’injustice des hommes !


Il en est auxquelles on interdit la fréquentation de leur famille et des personnes de leur choix, les intimes épanchements, les occupations attrayantes, la lecture et la correspondance !

Il en est qu’on surveille, qu’on enferme, qu’on traîne par les cheveux sur leurs pleurs !

Il en est, des femmes d’une intelligence divine, dont les lettres et les secrets sont violés, commentés par des maris stupides !

Il en est, des femmes d’une affection excessive, auxquelles on défend d’aimer leurs mères… ou leurs sœurs !

Il en est qui se consolaient de toutes leurs peines en adorant leurs enfants : on ravit leurs enfants à leur tendresse ; on apprend à mépriser leurs mères !

… Ainsi frappe l’injustice des hommes !


Aux unes on refuse l’intelligence ; aux autres le cœur. À celles-ci l’on défend le prêtre : on l’impose à celles-là. Aux femmes les plus supérieures est déniée toute liberté de conscience, de religion et de sympathies !

S’il en est une brave, tout ce monde petit et jaloux se ligue 381 contre elle pour la courber et la flétrir. Elle ne s’appartient pas, la malheureuse femme !

… Ainsi frappe l’injustice des hommes !


On prend une femme avec une étude de notaire, une clientèle de médecin, un carré de trèfle ou de luzerne, un commerce de drogues ou de calicots. Le fond de boutique est exploité, choyé, soigné, conservé comme la prunelle de l’œil ; quant aux formes de la femme, elles sont froissées, foulées d’abord, et puis délaissées, dépréciées, outragées, oubliées à jamais !

Tout sentiment s’est caché dans les comptoirs des Paul de Kock, Dumas père et fils, et autres fabricants de romans. L’amour est un trafic ; l’innocence un mythe ; la tendresse, la beauté, la grâce et l’intelligence, autant de monnaies de billon ; l’homme est un courtier sans cœur, et la pauvre femme, une tare dans la balance de cuisine des intérêts les plus grossiers : on la nomme un boulet !

… Ainsi frappe l’injustice des hommes !


J’ai connu bien des maris dont la laideur et la bêtise faisaient rougir leurs femmes !

De complaisants, j’en connais par milliers !

J’en ai connu beaucoup d’autres qui donnaient à entendre à de pauvres créatures qu’ils ne les avaient prises que par spéculation !

J’en ai connu plus encore qui leur reprochaient l’aisance échangée contre leur pauvreté !

J’en sais qui conjurent contre elles les haines et les cupidités de deux familles !

J’en sais qui les menacent des peines de l’Enfer !

J’en sais qui persécutent, sans rougir, les enfants de la femme prise en secondes noces !

J’en sais, oui j’en sais, qui vendent leurs femmes à la police ! ! !

… Ainsi frappe l’injustice des hommes !


C’en est trop : je m’arrête. Lecteur, qui que tu sois, même un de ces hommes qui détruisent les femmes… Oh, n’est-ce pas, que personne n’aurait la force d’aller plus loin ? !

Et cependant il est des mystères bien plus hideux, il est des cœurs de femme bien plus saignants encore dans le monde où nous sommes !

382 Et celles-là se résigneraient ?… Allons donc ! Elles protestent comme elles peuvent, n’importe où, n’importe quand… Tout se paie, tout se règle : les abus de la force sont compensés par les protestations de la ruse.

… Ainsi frappe la justice des femmes !


Descellez, brisez les tombes de la loi ! n’y mourez plus vivantes ! soulevez-vous, mes sœurs ! parlez haut et ferme ! Dressez vos têtes mignonnes, drapez vos divins charmes dans vos robes blanches ; serrez leurs plis flottants à vos tailles flexibles ! Soyez fières, agaçantes, dédaigneuses, intraitables ! Repoussez les misérables hommages de l’intérêt, de la banalité ! Jetez des fleurs aux brises qui soupirent, des baisers à la source qui tremble, au cheval hennissant ! N’en donnez pas aux hommes ; ils sont trop sensuels pour les refuser, trop affairés pour les rendre ! Qu’ils tempêtent et souffrent, qu’ils supplient ou menacent, qu’ils rient ou qu’ils pleurent… tenez bon !

Dans le domaine de l’affection, de la perspicacité, de la délicatesse, la femme est la véritable maîtresse ici-bas. Les hommes le disent dans leur langage hypocrite : que les femmes le leur fassent prouver par des actes.

… Puisse frapper enfin la justice des femmes !


VIII


Chante, ô mon âme, le vivifiant soleil, le ciel bleu, l’air des monts, le lac d’Annecy et ses eaux d’émeraude, le Matin qui se frotte les yeux, les rêves des êtres qui ronflent encore, les vertes campagnes, la rosée qui scintille, les poissons frétillants, les oiseaux bavards et les fleurs parfumées. Chante, chante le réveil de la Nature, les Résurrections et l’Avenir drapé dans un voile de flammes. — Chante la glorification des victimes des hommes !


Les juges ne savent pas combien d’enthousiasmes et de revendications implacables germent dans le sang d’une femme injustement versé.

383 Calomnions, disent-ils, calomnions avant la mort, calomnions après, calomnions lâchement, calomnions toujours : il en restera quelque chose.

Et moi je dis : oui, quelque chose en reste ; pour les bourreaux, la honte ; la gloire pour les victimes !

Calomniez encore, calomniez vite, juges de la terre ! — Le Temps va faire justice.


Il n’est plus possible de jeter sur sa mémoire le linceul de mensonge et d’oubli. Les toiles se déchirent, les trônes craquent, les tombes s’entr’ouvrent. Et les ombres des morts passent à travers les ténèbres, grandes, vengeresses, réclamant et criant :

« Rédemption ! Rédemption ! — Nous avons pour nous le Temps, la vieille lime sur laquelle la Calomnie laisse sa langue de vipère. Nous avons la Mémoire, l’auguste Vestale accroupie sur des cendres qu’elle rallume toujours. Nous avons le fier cri du coq qui réveille le Remords dans les âmes coupables ; les notes perçantes du Martinet qui raconte partout, à la terre, dans les cieux, les crimes de la nuit. Nous avons enfin la jeune voix des poètes qui ne sont pas vendus ! — Rédemption ! Rédemption ! »


La tempête s’endort. La bise rageuse se cache dans les gorges des monts. Le soleil irise les gouttes de pluie qui tremblent sur les herbes. La fauvette chante dans la haie fleurie.

… Le jour de colère est passé !


Sèche les pleurs de tes pauvres yeux, ma grande amie ! Parfume tes cheveux que détressa la haine, laisse au bonheur tes joues pâlies ! Et baise-moi, baise-moi des baisers de ta bouche !

Te voilà belle ainsi, de cette beauté suprême qui n’est pas de la terre ! Monte, monte dans les sphères étoilées ; tu seras portée sur les nuages d’azur ; les petits oiseaux, les papillons de pourpre, les perles du myosotis et mon âme haletante s’envoleront avec toi !

Et les hommes qui te méprisaient seront embrasés de ton divin amour !

… Le jour de colère est passé !


Tu revivras, ô femme ! parce que tu as beaucoup aimé, beaucoup souffert ; parce que tu n’as pas désespéré de la Justice ; parce que tu ne t’es pas abandonnée quand tous doutaient de toi !

384 Tu revivras parce que tu as brûlé, meurtri ton corps pour rafraîchir ton âme, pour sauver ta pensée ; parce que tu as sacrifié le Présent à l’Avenir, la Santé à la Gloire !

Tu revivras. Tu auras des ailes de saphir, une haleine embaumée. Et je te verrai, le matin, raser de ton vol les prés humides et te pencher, le soir, sur l’arête des flots. Et je trouverai le repos dans l’herbe et dans les ondes frémissantes encore du frôlement de ton ombre !

… Le jour de colère est passé !


Dans le grand calice de tes douleurs, humanité ! toute larme est recueillie : celle de la prisonnière et celle de l’exilé. Et les siècles, en passant, confondent toutes les vagues écumantes du Lac Maudit !

J’ai voulu reconnaître à Marie Capelle la dette sacrée de l’exil ; je me suis rappelé les paroles d’amour qu’elle laissa tomber dans le cœur d’un martyr polonais.

Si l’on me demande qu’elle était son opinion politique… je répondrai : qu’en sais-je ? En laissez-vous aux femmes ? Et que m’importent les paroles prononcées par les lèvres ? Je n’ai plus foi qu’aux actes.

Vous qui, depuis six ans, courez tous les pays ; vous qui, mille fois, avez passé sous les fenêtres de jeunes femmes grandies sous d’autres cieux que votre ciel natal… dites, proscrits mes frères, sont-elles nombreuses, les jeunes filles qui se passionnent pour le malheur ?

Vous qu’irrite l’injustice et qu’aigrit la souffrance, vous qui vous enfoncez dans la solitude de votre douleur, pour ne point prendre part à celle des autres… dites, proscrits mes frères, sont-elles nombreuses, les condamnées qui se passionnent pour le malheur ?

Et cependant, la plus gracieuse et la plus infortunée des femmes lui montra ses dents perlées, sa petite main et sa taille frêle à travers les barreaux de la prison ; elle lui fit voir le ciel dans un de ses regards ; elle oublia des peines cuisantes pour compatir aux siennes. « Aimons-nous, lui dit-elle, sur le bord de la tombe !

… « Le jour de colère est passé ! »


Les battements du cœur brisent la pierre des sépulcres. L’Amour aux yeux brillants défie la Mort aux creux orbites.

385 … Le jour de colère est passé !


J’ai vu la fraîche Aurore s’éveiller sur les monts. J’ai vu le suaire de Marie Capelle emporté par morceaux dans les vents hurleurs, et son âme immortelle attirée vers les cieux ! Et je me suis écrié par deux fois : « Au revoir ! Au revoir !

… » Le jour de colère est passé ! »


IX


Femmes d’Europe, ô mes sœurs bien-aimées ! versez, versez sur Marie Capelle les plus pures de vos larmes !

Pour elle j’invoque ta fierté dédaigneuse, Espagnole brune ; les plus secrets soupirs de ton âme, enfant de l’Helvétie ; tes généreux caprices, ô blanche d’Angleterre ; tes sanglots déchirants, Italienne ardente ; et ta passion que rien n’arrête, femme artiste de Paris !

Vous, jeunes filles, méditez sur son mariage, son procès, sa prison et sa mort. Et restez maîtresses des baisers de vos lèvres, des jours de votre vie. Cela n’appartient pas à vos parents ; ils ne peuvent connaître votre cœur, ils n’ont aucun droit sur ses passions, ils ne doivent jamais disposer de votre main. Ils ont quarante ans ; c’est l’âge de la prudence, de l’ambition, de la sagesse, du calcul, du sommeil et de la digestion : l’âge lourd du boa. Vous, vous avez seize ans ; vous êtes incomprises, mystérieuses ; vous aimez le demi jour, les rideaux roses, les promenades sur l’eau, les frais sentiers des bois, les longs serrements de mains, la rêverie qui mire ses yeux bleus dans les ruisseaux limpides, le regard aux rapides paroles, le silence et les soupirs ! Ah ! ne vous laissez pas conduire à l’époux par vos mères, car votre pudeur en rougirait pour elles ! — La noce en famille, c’est la bacchanale de Mylitta moins l’entrain, la magnificence et la volupté !


Vous, jeunes femmes qui portez de beaux enfants sur vos bras, vous qui sentez vos mamelles se gonfler et frémir sous la pression de leurs bouches, vous heureuses et fécondes, soyez sympathiques 386 et bonnes à toutes les infortunes. Une douce parole, une larme sur la tombe de celle qui mourut sans connaître les joies de la maternité tant désirée, tant admirée par elle. — C’est si vrai, si chaud, si bienfaisant, une larme !


Et vous, pauvres femmes, qui vous débattez dans des unions maudites, vous qui vous regardez tous les matins pour voir vos yeux battus par l’insomnie, et vos rides précoces, vous qui ramassez par poignées vos cheveux tombants, vous dont les nerfs tremblent et l’âme s’égare, vous désespérées, frémissantes, muettes, quand vous entendez les pas du tyran du foyer !… Ne pâlissez plus sous la menace, ne vous courbez plus devant le poing levé, ne cédez plus, ne pleurez plus ! Mais raidissez-vous, criez, sautez aux yeux, arrachez les cheveux, mordez jusqu’au sang, faites tout et n’importe quoi !

… C’est pour vous que j’écris ces pages, c’est à vous que je recommande de lire Marie Capelle. Pensez-y dans la nuit. Réveillez-vous, regardez vos enfants, pleurez ; lisez et relisez encore. Alors, peut-être frapperez-vous du pied, grincerez-vous des dents, vous laisserez-vous croître cheveux et ongles pour en user au besoin ; alors, vous dressant de votre hauteur, vous jurerez sans doute de ne plus laisser humilier en vous la dignité des femmes ! — Heureux moi, s’il en est ainsi !

Que craignez-vous de la vulgaire brutalité de certains hommes ? N’êtes-vous pas les gracieuses, les voluptueuses, les danseuses, les mignonnes, les fées qui voltigent sur les rêves des nuits ? N’êtes-vous pas les reines des fêtes, les sœurs des oiseaux à la gorge sonore, les patronnes des fleurs, les dames invoquées par les guerriers et les hommes de mer, les fiancées des Dieux, les anges qui gardez le poète, le malade et le pauvre ? N’êtes-vous pas agaçantes, ravissantes, délirantes, vestales de la Passion, messagères de l’Amour, tout-puissantes par un baiser ? !

N’ayez peur. Trop maigre, trop ridée, trop avare est la Loi pour l’emporter jamais sur la fraîcheur de vos charmes, sur vos jeunes ardeurs et la prodigalité des vos caresses. Les maîtres d’école, les curés, les juges et les vertueux hypocrites de la Démocratie ne sont pas plus de bois que le commun des mortels. Une femme les mènerait à Santiago comme à la Mecque par le paillard pan de leurs chemises…


  1. J’aurais à signaler bien d’autres abus aussi barbares qui se commettent dans les hôpitaux de Paris, et que pas un médecin n’ose révéler. J’espère pouvoir le faire quand je serai plus de loisir.

    Sois béni, Christ ! qui m’as permis de voir comment étaient torturés tes bien-aimés. Car je ne suis chargé ni d’honneurs ni de richesses, comme le sont les princes de la science ; j’aurai donc la main et la langue moins enchaînées qu’eux.

    Et je ferai rougir le riche de l’hypocrisie de ses aumônes, et le pauvre de la profondeur de son humiliation !

    Et j’espère en la Justice que je finirai par émouvoir l’opinion de ceux qui viendront après nous et qui vaudront mieux !

  2. Jours d’Exil, première partie, article Montcharmont.
  3. Je dis beauté de physionomie et non pas de visage. À mon sens, la beauté et la laideur n’existent pas d’une manière absolue, constante, incontestable ; elles ne tiennent pas à la régularité des traits, elles se modifient aussi souvent que notre physionomie change, et notre physionomie est aussi variable que les mille émotions qui nous animent. Le plus beau des hommes devient hideux sous l’influence de certaines passions, et le plus laid s’illumine d’une céleste beauté sous l’impression de certaines autres. Selon les affinités des âmes ou leurs antipathies, tel visage plaît à l’un qui déplairait à tous les autres. Moi, je ne trouve d’absolument beau que le fat, d’absolument laid que le crétin. L’un vaut l’autre : tous deux me font horreur. Je comprends à la rigueur que Pygmalion s’extasie devant sa maîtresse d’albâtre ; du moins elle ne le fatigue pas de ses réflexions. Mais s’éprendre de la beauté des journaux de mode, du portrait vivant, marchant et de couleur fixe, c’est une déplorable infirmité. La beauté régulière, couperosée de santé, bouffie d’embonpoint, c’est l’impassibilité, la glace, la statue, la véritable laideur. — J’aime mieux un singe : chacun ses goûts !
  4. En ce qui me touche, cette supposition est entièrement gratuite. Je n’ai pas besoin de dire que je nie ce droit à qui que ce soit, et dans tous les cas ; — que, suivant moi, ceux qui l’exercent se rendent complices de la violence des majorités ; — qu’ils le font à leurs risques et périls ; et qu’un jour ou l’autre terrible justice sera faite de tous les hommes atteints de la monomanie de juger les autres, — Je développerai ce paradoxe en son lieu.
  5. La société a remplacé par la Loi la passion, le caprice, l’amour, la vie ! Elle en a fait un être animé et sensible. Ce n’est pas ma faute s’il me faut parler le langage des civilisés.