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Jours d’Exil, tome III/Une feuille de mon dossier

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Jours d’Exil, tome III
Une feuille de mon dossier détachée des archives de la police


UNE FEUILLE DE MON DOSSIER


DÉTACHÉE DES ARCHIVES DE LA POLICE.




« Homo homini lupus. »
Hobbes.

« Track’d like wild beasts, like them they sought the wild,
As to a mother’s bosom flies the child ;
But vainly wolves and lions seek their den,
And still more vainly men escape from men. »
Byron.


546 Ainsi volaient mes pensées à travers cette immense nature, comme des oiseaux voyageurs qui s’appellent, se rassemblent et passent sur nos têtes, insoucieux des fatigues et de la longueur des routes. Ainsi j’écrivais d’amour et de haine, de misère et de joie. Ainsi je revenais insensiblement à la plénitude de l’existence. Ainsi passaient mes jours comme des nuits rêveuses…

Mais que prévoir de la ruse ? Que faire contre la force ? Comment se préserver du grossier contact des gens de police et de leur souffle infect ? Je sais bien un moyen : tendre le dos au bâton et la gorge au collier, traîner fièrement la chaîne du maître, s’appeler chien, bourgeois, contribuable ou valet. J’aime mieux la liberté quand même, l’air des monts, le châlet perdu dans les sapins, la canne de voyage et les rêves vagabonds des enfants de Bohême !

547 Ce n’est pas que la police soit fine, elle est bête comme bonnetier ; — ce n’est pas qu’elle soit bien informée, elle ne se doute jamais que des bruits qui courent les rues depuis plusieurs semaines : à l’heure qu’il est elle cherche encore Mazzini en Suisse ; — ce n’est pas qu’elle soit considérée, personne ne peut parler de ses rapports avec elle sous peine de déshonneur ; — ce n’est pas qu’elle soit propre, ses agents n’ont pas seulement de quoi s’acheter des gants de gendarme ou du saindoux à la rose ; — ce n’est pas que son personnel soit inconnu, le mouchard est toisé dès le premier examen que fait de lui quelqu’honnête homme : il ne soutient pas le regard ; — ce n’est pas qu’elle soit intelligente et polie, elle se recrute parmi les plus ignorants et les plus grossiers des hommes ; — ce n’est pas qu’elle soit habile, elle n’est que brutale ; — ce n’est pas qu’elle soit active, ses domestiques passent leurs journées aux dominos et leurs nuits chez les filles, se soûlant et mangeant comme pourceaux à l’engrais : le reste de leur temps est à leur ambassade.

Mais elle est la police, le palladium des sociétés, l’administration préférée ; elle a beaucoup d’employés, pas mal d’argent, quelque peu d’or ; elle est le miroir autour duquel planent les milliers d’ailes de la Convoitise ; elle est la maîtresse courtisane dont chacun recherche les faveurs et les écus ; elle est le grand fumier cher aux mouches ! Officiellement ou officieusement l’immense majorité de mes contemporains se fait entretenir ; pour les femmes c’est très bien, elles le doivent à leur beauté ; mais les hommes sont impardonnables, c’est leur laideur qu’ils vendent. — De sorte que de raccroc en raccroc, de canard en canard, de bric ou de brac, la police finit, après bien du papier noirci, bien des sueurs répandues, par rencontrer votre piste… quand vous ne vous donnez pas la peine de la cacher.

Tout ceci pour te raconter, lecteur, qu’un jour où je pensais à te servir quelque méchant morceau de ma façon, le 22 juillet, je reçus de je ne sais quel manant de l’intendance d’Annecy l’aimable invitation de me présenter le lendemain devant son maître.

Cultive qui voudra la connaissance de Mgr le proconsul piémontais, je n’y vois aucun obstacle si ceux qui le font sont en règle avec leur dignité ; moi je m’en priverai le plus longtemps possible. Restez en pour vos frais de port, ô très illustre fonctionnaire, mais ne comptez pas sur l’honneur de ma visite. Je vous tire ma révérence avec les quatre doigts, le pouce et la 548 pointe du nez et vous prie d’agréer l’assurance de ma haute considération.


J’en souris encore de dégoût, comme un flâneur qui se rappelle le contact d’un crapaud dans quelque beau gazon vert où il comptait rêver, comme un gourmand qui s’apprête à savourer une pêche soyeuse et mord dans… un asticot ! J’en sourirai longtemps, si longtemps que mon rire fera soulever ta perruque, ô Pipelet qui gardes les clefs et les mœurs de la bonne ville d’Annecy en Genevois !

En dix, en cent, au plus perspicace de ceux qui m’ont lu, je donne à deviner pourquoi je me trouvai, par un beau matin d’été, banni de la Savoie que dorait le soleil ? Et je fais suivre la proposition de cette énigme d’autant de points d’interrogation et d’admiration qu’il y a de vallées et de pics sur le nez pittoresque du vénérable président Dupin : ?!?!?!?!?!?!?!?!?! etc., etc, etc.

Quel tort faisais-je donc à la pauvre Savoie ? — Oh que les gouvernants sardes, que les grands propriétaires et industriels indigènes, que les banqueroutiers frauduleux qui y vivent à l’aise, que les endormeurs officiels de la Démocrrratie frrrançaise ne lui en fassent jamais plus que moi ! — Qui se plaignait de mon séjour sur les bords du lac enchanté ? Je me livre rétrospectivement au plus sévère des examens de conscience. Et je ne me rappelle pas avoir une seul fois regardé, sans le respect qu’on doit à cette institution, le flamboyant panache de MM. les carabiniers du roi. Je suis bien sûr de n’avoir pas émis une idée qui fût de nature à subvertir l’esprit du plus éveillé des Annecyquois. Je ne puis m’accuser, en conscience, d’avoir jamais marché sur les oignons d’aucun dignitaire de l’endroit. Mon propriétaire, que j’avais payé d’avance, n’est certainement pas plus content qu’il ne faut des mesures dictatoriales déployées contre moi ; non plus que la servante du logis, bonne femme qui mouilla plusieurs mouchoirs le jour de mon départ. Je me suis scrupuleusement gardé de la moindre appréciation irrévérencieuse sur MM. les réfugiés, parfaitement bleus et frrrançais, tolérés et estimés dans les Royaux-États. Les bons paysans, les beaux petits enfants et les chiens de chasse du voisinage étaient de mes amis. Je suis trop rêveur, trop ami de mon repos et de mon travail pour sortir des intimes jouissances du foyer et passer au café une seconde de mon temps ; je me respecte trop pour m’occuper de politique et de police, pour voir tout le monde ; je ne parle beaucoup qu’à 549 deux ou trois amis. Un homme de mon espèce est le cauchemar de l’autorité ; elle n’en peut tirer ni un renseignement, ni une injure, ni un oui, ni un non, pas même un point à mettre sur un i. Quel prétexte les plus zélés pouvaient-ils donc trouver pour me bannir des tranquilles domaines de S. M. chrétienne ?… En mille, en dix mille, lecteur, je te le laisse encore…

Je veux t’aider un peu. — Si la police a résolu de te jouer quelque mauvais tour, ce sont les bonnes raisons qui lui manqueront le moins, quand même tu ne lui en fournirais pas plus que M. Bonaparte ne donne de bonheur à la France pour tout son argent, son honneur et son sang. Puisse-tu ne jamais t’en convaincre par expérience propre, ô lecteur mon ami ! En vérité je te le dis, il faut que la police trouve des prétextes ; et celui qu’elle déterra contre moi… en cent mille, en millions, je te le donne encore !

Tu ne devines pas, tu jettes ta langue aux chiens : je m’y attendais. C’est qu’en effet, intelligent comme tu dois l’être, tu ne saurais jamais imaginer pauvreté pareille dans l’esprit de gens qui ont tout à leur disposition, jusqu’aux académiciens, jusqu’aux forçats libérés, jusqu’à M. Gisquet, jusqu’à M. Vidocq, jusqu’au crime… Je vais donc te le dire : les mouchards des brigades européennes de sûreté m’accusèrent de folie ! Oui, relis cette phrase, ouvre bien grand les yeux et les conduits auditifs, lecteur ; les mouchards m’ont décrété, moi, de folie ! !


Au diable le ton sérieux quand je parle de canailles de ce genre. Donne-toi carrière, ma bonne plume d’acier : sus à la Rousse, écorche-la !

Ah ! maîtres estaffiers, seigneurs porte-tripailles, beaux valets de bourreaux, rustres mal sifflés et mal léchés, chiens galeux de préfecture… c’est vous, vous les infâmes, les méprisés, les ignares, les fainéants, vous qui m’accusez de folie ? ! Mais entendez donc les rieurs, et voyez s’ils sont pour vous !

Ah ! misérables sacs à vin, vous étiez pleins jusqu’à la gorge, vous étiez bus quand vous avez inventé celle-là. Et ce n’était pas du bon encore, car l’inspiration n’est pas heureuse.

Mais d’abord apprenez donc à mettre l’orthographe sur les torchons d’avis que vous envoyez aux gens. Puis faites-vous apporter un miroir quand vous êtes attablés dans quelque cabaret borgne, au milieu de vos très-moraux compagnons de ribotte. Et puis vous me direz, vous-mêmes, s’il est possible que des 550 pensées ayant un sens quelconque sortent des têtes d’ânes que vous portez ? !


En vérité, je serais curieux de connaître la forte tête de votre bande à qui revient l’honneur d’une si forte découverte !

Ah pardieu ! ce doit être un crâne modèle, celui qui peut contenir une cervelle aussi remarquable ! Si vous entouriez ses tempes du laurier d’Apollon ou du chêne d’Hercule ? Si vous l’envoyiez à M. Lélut de l’Institut, ou à M. Trélat ancien ministre, qui ont fait tant d’études consciencieuses sur les frontaux des crétins, des idiots, des fous et des philosophes ? Si vous faisiez empailler l’homme, et couler du plomb dans la boîte de son malicieux intellect ? Si vous le décrétiez immortel ? Ne le trouvez-vous pas trop ingénieux pour un homme seul ? Si vous lui donniez en mariage quelque princesse de placement difficile, afin de relever, s’il est possible, la moyenne intellectuelle des races royales ? Si vous lui faisiez élever un Panthéon rien que pour lui ? Si vous suppliiez N. S. Pie IX de le canoniser ? Si vous le nommiez votre plénipotentiaire à Monaco ? Si vous le mettiez à la poursuite du citoyen Soulé, le grand serpent de la mer des Antilles ? Si vous l’envoyiez à quelque exposition zoologique pour la prime de perspicacité ? Si vous le faisiez voir pour un sou ? Si vous le décoriez ? !…

— Car je ne sais, sur ma parole, comment vous pourriez récompenser assez dignement un si précieux sujet, un fonctionnaire qui a sauvé la Savoie du plus incorrigible des anarchistes ! —


Si tu me croyais fou, race vendue, tu serais heureuse de m’entendre agiter mes grelots sur les masses et demander au bon sens public la justice qui m’est due. Non, tu ne poursuis pas les fous avec cet acharnement ; non, tu ne les fais pas expulser de tous les pays d’Occident. Si tu ne le craignais, tu n’entourerais pas de tes attentions spéciales celui qui n’a que sa pensée pour force. Tu serais prise de vergogne et ne voudrais pas l’apercevoir davantage qu’il ne t’aperçoit, lui. Non, tu n’entretiendrais pas à Turin, Berne, Genève, Lausanne et Londres quelques mouchards de plus en son honneur. Et tu ne le ferais pas accoster dans les rues par tes agents méprisables, tarés, taxés, connus par tous, et que lui ne veut pas connaître.

Dites donc, dites donc, Grandgousiers magnifiques, que vous êtes plus empêtrés que gouvernants ne furent oncques ; avouez 551 qu’une parole de franchise vous fait trembler comme une assemblées de mouches ; — que mes prédictions vous ont donné la chair de poule ; — que vous craignez de ne pouvoir toujours étouffer ma pensée. Non, vous n’y réussirez point, je le jure, et le jour est proche où elle sera entendue, comprise, même dans les villes et les campagnes de la France asservie. Avouez donc que la Vérité est forte comme l’Amour, et la Conviction plus puissante que la Force, l’imbécile traîneuse de sabre. Dites donc qu’il suffit d’un homme libre pour faire frémir tout un royaume d’esclaves. Dites que vous n’avez jamais entendu voix comme la mienne, une voix qui va chercher au fond des entrailles les fibres les plus irritables de la vie, pour les faire frissonner.


Et quand je serais fou !… De bon compte, n’y aurait-il pas de quoi le devenir quand on observe votre ignoble société tourbillonnant sur l’abîme des décadences ? N’y aurait-il pas de quoi le devenir quand on travaille dix heures par jour, et cela depuis quinze années ?

Qu’il se lève donc le plus distingué d’entre vous ! Qu’il mène deux ans seulement, à mes côtés, la vie de luttes, de déceptions, de privations, et d’ostracisme que vous m’avez faite ! Qu’il ait le courage de rester libre et honnête malgré tout, envers tous !… Et nous verrons ce que vous en retrouverez au bout de ce temps-là !

Ah ! si je perdais la raison en combattant pour l’humanité… si je souffrais le mal dont Socrate, Pascal, Rousseau, Christ, Salomon de Caus, Saint-Simon, Hennequin et tant d’autres grands ont plus ou moins souffert… j’en serai fier et je le dirais à qui voudrait m’entendre. Comme le guerrier, je montrerais avec orgueil les blessures reçues dans les combats. Et quand vous passeriez à ma portée, je vous crierais : vous n’avez jamais éprouvé quels affreux vertiges donnent les inspirations les plus sublimes. Vous êtes trop bêtes pour jamais devenir fous, vous êtes trop calculateurs pour soigner et honorer, comme font les Turcs, ceux qui le deviennent à force de travail. — Chacun chez soi, chacun pour soi ! Les sociétés actuelles ne savent rien faire autre chose que d’achever leurs malades !


Ce n’est pas l’embarras. Il y a par le monde tant de bourgeois qui croient parole de police comme article d’Évangile ! Puis, cette nôtre époque est tellement gonflée d’insipides bavardages, la 552 grande diplomatie est devenue quelque chose de si parfaitement identique aux commérages des portières du Marais !

… Que plus est invraisemblable et stupide un bruit répandu, plus vite il fait son chemin à travers tout ce monde cancanier !

… À tel point que bon nombre de gens honnêtes et modérés comme gardes nationaux, mais bornés comme esturgeons, qui jamais ne m’ont vu ni entendu, vous affirment très sérieusement et d’après les renseignements les plus positifs que j’ai la barbe rouge, des griffes au bout des ongles, la malheureuse passion de dévorer les petits enfants, et que je suis fou à lier !

Qu’y faire ! Fumer, cracher et les laisser dire ; me renfermer dans la persévérance que donnent d’inébranlables convictions, et travailler sans relâche à faire accabler tout ce monde-là par la postérité !

Allons, ô plats sujets du Pape et de l’Empereur, Français nés malins qui faites la risée de l’Europe : voilà ma tête ! Coiffez-la, si vous l’osez, du bonnet de Momus ; attachez-y pour grelots tous les diadèmes de vos rois. Et je vous réponds d’avoir assez de force dans la nuque pour leur faire sonner un carillon comme on n’en entendit jamais du temps que ces joyaux étaient portés par leurs altesses sourdes et muettes.


Car c’est moi, moi le fou, qui, depuis tantôt quatre ans, vous annonce la Guerre et l’Invasion maintenant à vos portes ; c’est moi, le fou, qui ai prédit la chute de la Démocratie hurleuse et de l’Empire flegmatique, les trahisons, disettes, fléaux, pestes et tremblements de terre ; — c’est moi, moi le fou, que les événements justifient de tout point et dont ils semblent attendre la parole pour se dérouler comme autant de serpents ; — c’est moi, le fou, qui n’avance rien sans preuves, qui mets en défauts tous vos sages, et qui, malgré vous, remplirai la mission prophétique que je me suis donnée !


Lecteur, je te suppose nerveux et ami du beau. — Incline-toi pour le compliment, et continuons s’il te plaît. — Je me persuade que tu ne peux pas voir une mouche dans du lait, un noir sur le sein d’une femme, un hibou parmi les petits oiseaux, un chien de berger dans le milieu des agneaux qu’il mord, non plus qu’une araignée sur des roses ou un épicier dans un bal, sans sentir se soulever ton cœur.

553 Combien ton dégoût serait plus invincible encore si, voyageant dans les plus beaux pays du monde, sur les fleuves les plus torrentueux et les lacs les plus purs, sous le bleu ciel de l’Italie, tu te heurtais à chacun de tes pas au douanier, au gendarme enragés jusqu’aux dents, aux impériaux mouchards de France et d’Autriche qui s’excitent au travail ! Que deviendraient ton enthousiasme, ton extase, tout le prestige du charme, dis, lecteur, si tu te sentais, pour une cause ou pour une autre, ressortissant du paternel poignet de tous ces braves coquins de hart et de potence qui font tache sur la nature dont ils se sacrent rois ?


C’est là que j’en suis, depuis sept ans, pour avoir osé commettre, dans ce monde de dons Juans de boutique, une indiscrétion que ne pardonnent pas ceux qui vendent leurs maîtresses, pour avoir osé dire que j’étais épris de la Liberté. Et pour avoir fait l’aveu de ce saint amour, me voilà justiciable des derniers limiers de la basse police, de ces mouchards honteux que les gouvernements recrutent parmi les sergents croqueurs de grenouilles, les banqueroutiers frauduleux, les transfuges des sociétés secrètes, les culotteurs de pipes en disponibilité, les éponges à bière, les entonnoirs à petits verres, les culottes de peau qui vieillissent dans les bureaux et les casernes, les réchappés de bagnes, les revenants de potence, les ramassés d’égoûts : délicieuse société dont les plus avisés sont choisis pour former le bureau des mœurs.


Oui, j’en suis là. Et si le représentant du pouvoir sarde en Genevois avait pu se passer la satisfaction de me faire la morale, il m’eût bien certainement reproché mes opinions folles, mes écrits incendiaires qu’il n’a pas daigné lire, et la misanthropie qui me rend insupportable à la partie bien pensante de l’émigration.

Oh pitié ! doux Jésus. Cela parle d’idées, de doctrines, de droit et de devoir ! Et toute leur religion est dans leur estomac, toute leur conscience dans leurs bourses ! Et on les conduirait jusqu’à Saint-Pétersbourg avec un plat écu ! Ils serviraient n’importe qui, ils écriraient n’importe quoi, ils vendraient père et mère, ils mangeraient de leur frère, ils mèneraient violer leur sœur… pourvu qu’on les remplît ! — Cela parle d’honneur, de justice et de liberté !

J’ai vu de riches gourmands nourrir, dans des viviers, des murènes voraces. Ils leur jetaient de la chair humaine meurtrie, 554 verdie qu’elles déchiraient avidement. Mais pour gras que fussent les éleveurs, pour goulus que fussent les poissons qui faisaient ainsi ventrée, les uns et les autres n’offraient pas un spectacle d’ensemble aussi hideux que celui du gouvernement gonflant ses fonctionnaires avec les impôts et les souffrances de l’humanité !


Mon juste courroux m’a déjà fourni bien des expressions dédaigneuses, bien des termes triviaux et des comparaisons flétrissantes pour stigmatiser de pareils êtres ; cependant je ne suis pas satisfait encore. Oh que le dictionnaire français est pauvre !

Que je les appelle crapauds, je mentirai : car le crapaud a la pudeur de ne pas se montrer au jour ; — que je les appelle porcs, je mentirai : car si le porc est sale, du moins il n’est pas traître et sert à quelque chose après sa mort ; — que je les appelle vipères, je mentirai encore : car la vipère est gracieuse ; — que je les appelle hyènes, je mentirai toujours : car la hyène ne s’acharne que sur les cadavres.

Que je les nomme infâmes, ils hausseront les épaules comme des gentilshommes ; — que je les nomme assassins, ils se prétendront mouchards ; — que je les nomme mouchards, ils se diront voleurs ; — que je les nomme souteneurs de filles, ils se proclameront amis du ministre ou de l’ambassadeur. — Je renonce à les qualifier ; sur leurs échines ma plume s’ébrécherait sans que j’y parvinsse. Involontairement, quand j’en parle, la main me démange, le crachat me vient à la bouche, et la rage à la dent.

Que je les chasse par la porte, ils rentreront par la fenêtre ; — que je les menace, ils iront me dénoncer ; — que je leur crache à la face, ils s’essuieront d’un mouchoir volé chez quelque pauvre fille ; — que je leur jette des pierres, ils feront gros dos ; — que je cherche à les noyer, ils sont si pleins de vin et de santé qu’ils surnageront toujours ; — que je veuille les marquer au fer rouge, leur graisse rance les préservera. — Je vous le dis, jamais on ne peut se débarrasser d’un mouchard qui vous piste ; c’est plus tenace que la poix, plus plat que la punaise, plus répugnant que l’araignée, mille fois moins fier qu’un pou !

Souvent je me suis demandé si ces malheureux avaient encore des mères, comment ils pourraient supporter leurs regards, et ce qu’ils leur répondraient, aux pauvres femmes, quand elles viendraient leur demander compte de l’honneur de leurs noms ? Je me suis demandé s’ils tenaient à la vie de celles qui leur ont 555 donné le jour et s’ils avaient oublié qu’on meurt de honte ! Et j’ai espéré pour eux qu’ils n’avaient plus de mères !


Je sais qu’à la rigueur on peut être préfet et ne pas se croire voleur ; six mille ans d’injustice ont tellement faussé la notion naturelle du droit qu’il suffit maintenant d’un uniforme pour couvrir et justifier les actes les plus coupables. Quand les hommes voient passer le plus épais des rustres revêtu d’une livrée gouvernementale quelconque, ne fut-ce que d’une plume au derrière, ils saluent en s’inclinant jusqu’au sol, se sauvent à toutes jambes et recommandent leurs âmes à Dieu.

Quant à moi, je proclame le civilisé de beaucoup supérieur au singe en ce qu’il a la parole pour dissimuler sa pensée, la loi pour protéger ses rapines, le toupet pour ombrager son front chauve, et l’uniforme pour cacher sa laideur.


Le gendarme et l’assommeur sont les maîtres du monde ; pour les autres hommes, ils le sont de leur pipe quand ils l’ont fumée. La nature, l’air, les cieux, les eaux, la terre, les vallées et les montagnes se prosternent devant la Bureaucratie.

Qu’un employé de la sûreté publique vous voie battre son chien, qu’un recors vous surprenne en conversation avec sa femme, que le mode de fonctionner de votre cerveau ne soit pas du goût de M. le commissaire, que l’angle de votre nez avec l’horizon déplaise au plus petit barbouilleur de papier du consulat, faites peur en éternuant à la progéniture de quelque rat-de-cave : c’est bien assez, c’est beaucoup trop. Vous voilà, ipso facto, renvoyé du pays que vous aimiez, de ses îles et dépendances ; votre maison, vos lettres, vos secrets, votre repos sont à la disposition d’un fouilleur de justice ; il peut vous mettre la main sur le collet au milieu d’une fête, à table, au lit, aux côtés de votre femme, de jour et de nuit. Estimez-vous bien heureux encore que le gouvernement longanime ne vous autopsie pas vivant pour s’assurer que vos entrailles ne renferment pas quelque ordre du jour révolutionnaire, et votre cerveau quelque opinion subversive.

Sois fière, ô noble France ! Ta police est la première du monde ; tu tiens en Occident le sceptre de la Délation et du Parjure ; tu n’enfantes plus d’autres héros que des mouchards ; ton nom veut dire insulte à la liberté ! Car partout on sait comment tes agents gagnent leur misérable existence, et quiconque se promène avec la croix d’honneur devient suspect d’espionnage ou d’escroquerie. 556 Et non contente de ton opprobre, tu contrains les faibles gouvernements qui t’entourent à te suivre, du plus loin qu’ils peuvent, dans la voie du déshonneur.

Sois fière, tu es dignement représentée dans tous les estaminets et lieux sans nom des capitales. C’est là qu’on chante tes victoires entre deux parties de piquet, avec l’enthousiasme que donnent l’absinthe et le trois-six. C’est là qu’on apprécie la tête d’un proscrit, le courage d’un capitaine, la conscience d’un ministre, la portée d’une révolution, la conduite d’une guerre ou la solidité d’un trône.

Et vivent les grosses panses et les trognes vermeilles ! Vivent les Johns Falstaffs et autres Macaires et Mercadets du glorieux pays où j’ai reçu le jour !


Donc vous m’avez traqué de buisson en buisson, de frontière en frontière comme un oiseau blessé. Donc vous m’avez fait expulser, sous prétexte d’aliénation mentale, de tous les états du roi de Piémont, y compris Chypre et Jérusalem. Donc vous m’avez défendu la Suisse, la Belgique et la République de Saint-Marin. Parbleu, ce sont de bien grands exploits, et vous me croyez certainement fort embarrassé, fort mal à l’aise où je suis.

Oh que sots vous êtes ! Et qu’est-ce que cela peut me faire que vous m’interdisiez tout l’Occident, et tout l’Orient encore ? Il vous en restera la honte : voilà tout. Est-ce que l’air n’est pas le même sous tous les cieux ? Est-ce que le monde ne s’étend pas devant moi tout de long et de large, avec ses villes grandes et ses hameaux paisibles ? Est-ce que je ne suis pas toujours là même où vous voudriez le moins que je fusse ? Est-ce que je n’ai pas tous les noms imaginables à ma disposition ? Est-ce que vos passeports sont faits pour des Iroquois ? Est-ce qu’il ne faut pas que je vive quelque part, au bout du compte ? Est-ce qu’on ne trouve pas partout des caractères d’imprimerie ? Et si vous me poussiez ainsi jusqu’aux rivages des Océans, est-ce que l’Amérique n’est pas à douze jours de l’Europe, l’Amérique plus libre que ce vieux continent qui se fendille sous mes pieds ?

Si j’étais obligé de traîner un parti après moi, si je me tenais à l’affût de je ne sais quelle réputation bâtarde, si je ressemblais à tous ces imbéciles qui ne savent rien faire par eux-mêmes, je vous comprendrais encore. Mais comment voulez-vous m’empêcher de manifester mon opinion sur vous et vos pareils, sur les gouvernements et les oppositions, sur Napoléon et Robespierre, 557 d’Orléans et Plon-Plomb, Dieu et Diable, Pape et Enfer ? Dites un peu, comment l’empêcherez-vous ?…


Elle est bien utile en vérité, la mesure de vigueur que vous avez prise contre moi ! C’était réellement bien la peine de décacheter des lettres qui sont mon secret, de saisir des livres qui sont ma propriété, de vous exposer une fois de plus à mes pamphlets sanglants, de cracher en l’air pour que cela vous retombât sur le nez ! Vos épaules de pygmées n’ont-elles point une assez lourde charge, pauvres gens auxquels tout un monde qui croule confie la rude tâche de le soutenir ?

Mais mesurez donc la longueur de vos bras, allez essayer la force de vos poings sur les machines des Champs-Élysées, considérez de sang-froid ce que vous pesez dans les destins de l’Europe, et voyez si c’est trop de toutes vos ressources et de toute votre énergie pour faire face quelque mois au colosse du Nord !

Voilà comment ils gaspillent tes finances et tes souscriptions patriotiques, ô bon peuple de France ! Ils font la chasse à de pauvres diables de proscrits et à leurs œuvres, ils payent à boire à des mouchards, à dîner à des reines, à souper à des courtisanes, à téter à des principicules ! Sont-ce là tes intentions, ô peuple, excellent peuple, dont le nom et les votes sanctifient tout ? !


Sachez-le donc, ô vous de la censure ! Celui qui peut concevoir des pensées les publie malgré tout ; ce sont les moyens de vulgarisation qui manquent le moins. S’il me plaît, par exemple, de faire paraître un livre qui vous déplaise, je suis certain de l’avoir imprimé, répandu, fait connaître avant que le plus vigilant de vos argousins ait seulement frotté ses yeux pour s’éveiller. Car je travaille pour moi, tandis qu’eux, les mendiants, festoient à vos dépens.

Sachez-le ! Il y a dans la volonté et la discrétion une puissance invincible. Vous avez soldats et fonctionnaires de toutes bouches, fonds publics et fonds cachés. Eh bien ! je suis plus fort et plus riche que vous. J’ai pour moi la Franchise et l’Idée. Et ces deux auxiliaires ne se paient ni à prix d’or, ni à prix d’infamie, de déshonneur, du mépris de soi-même et de la malédiction des autres. Je n’ai pas besoin de tremper le bec de ma plume dans le sang, comme vous y trempez la pointe de vos sabres. Je n’ai 558 pas besoin de me retrancher derrière une garde de prétoriens, de vicieux et manants personnages. Je dépends moins du public que vous.

Sachez-le ! Vous n’achetez jamais que des services à vendre, vous ne pénétrez jamais qu’en des consciences violées, vous ne pouvez séduire avec l’argent que des intelligences de seconde main. Vous ne ferez croire à personne qu’un homme qui sent sa valeur vende sa conscience et son esprit pour un morceau de pain souillé.

Sachez-le ! Ceux qui sont inscrits sur les cadres de vos ambassades, Alexandre de Russie, Constantin, M. de Rothschild, M. Jeanne ou M. Domange, le mobilisateur, peuvent vous les soulever sans se donner grand mal. Car c’est viande à enchères que la viande de mouchards ! Je parie qu’en France, Soulouque en trouve tant qu’il désire, et des meilleurs, s’il veut seulement leur promettre une pelure un peu moins légère que le caleçon national de Haïti.